Etre sujet de l’impossible

Le critère de la séduction est sans équivoque : on est séduit quand on a accepté l’éventualité du pire. Cela signifie qu’on est séduit quand est enfin avéré en nous que notre question, à quoi l’objet promet d’être la réponse, n’est pas celle de notre bien. Cela signifie que dans la séduction le sujet est ailleurs, dans un lieu où sa question n’est plus celle de se justifier. Par là même, elle n’est plus celle de ce que les autres pourraient se représenter : l’injustifiable, on ne le comprend pas, on ne se représente pas que quelqu’un l’ait fait. Laisser en arrière la vie commune qui est celle de la compréhension par le semblable (comprendre quelqu’un, c’est se représenter qu’on aurait fait la même chose à sa place) et donc aussi par soi-même, c’est donc entrer dans le domaine, représentativement parlant, de l’impossible. Le sujet de la représentation est le sujet du possible ; en étant séduit, il devient celui de l’impossible. Les raisons décident de tout, et rendent compréhensibles les choix les plus paradoxaux : la vie représentative est celle du possible. L’injonction se de « se décider », d’« arrêter de se justifier », de « prendre ses responsabilités » qu’on reçoit de l’objet est par conséquent celle de laisser en arrière les possibles, la vie commune et la compréhension de soi par soi. Solitude et incompréhension restent donc inévitables dans la séduction c’est-à-dire dans le consentement à être séduit, (même si l’on est séduit à l’idée d’être intégré dans quelque groupe ou compris par quelque psychologue). L’acceptation de l’éventualité du pire, qui est le critère même de la séduction, marque ainsi que le sujet advient à lui-même là, et là seulement, où il ne se comprend pas, à savoir dans l’objet. Avec celui-ci on touche en quelque sorte du doigt son propre impossible, et la question de la vraie vie est celle d’avoir sa propre impossibilité pour existence, telle que la reconnaissance de l’objet avère qu’elle a déjà commencé.

Sommer d’être sujet de l’impossible

Quand on est séduit, c’est-à-dire qu’on a consenti à être détourné de la voie commune qui est indistinctement celle du bien et des raisons (voie dont la métaphysique donne l’idée) on reconnaît que le pire peut bien nous arriver mais que cela ne nous concerne pas : le sujet s’oppose à lui-même comme le vrai s’oppose au bien. Notre affaire n’est plus la vie bonne que tout le monde a raison de désirer, mais la vraie vie : celle qu’on peut nous jalouser mais en tout cas pas nous envier, celle qu’on ne peut souhaiter ni pour soi ni a fortiori pour ceux qu’on aime – celle qui n’est pas notre possibilité alors qu’elle est notre nécessité. Notons ainsi qu’on envie la possibilité d’un autre (par exemple sa possibilité de partir en vacances) parce qu’elle concerne l’identification de sa question à celle son bien, mais qu’on jalouse sa nécessité (par exemples sa moralité, son style) parce que s’y joue qu’il soit sujet de lui-même, sujet d’être un sujet et donc vraiment sujet. C’est toujours par ce dont on peut être jaloux en eux que les autres sont séduisants, forcément, puisqu’y apparaît expressément que la question d’être sujet est la question du sujet, et que c’est l’effectivité de cette nécessité qu’on appelle séduction.

Du sujet en effet la question est toujours d’être sujet quand on est un sujet (un représentant de la catégorie des sujets comme il y a celle des objets), autrement dit d’être vraiment sujet : faire de la « subjectité » son affaire et pas simplement sa nature, en indifférence à une réponse qui serait apportée à la question de savoir ce que c’est qu’un sujet (l’éthique, assurément, ce n’est pas l’anthropologie !). Or ce que c’est qu’être sujet, c’est une question qui ne peut être celle d’un sujet qu’à la condition qu’il soit délivré du savoir d’être un sujet par quelque chose qui n’ait pas le savoir pour vérité – ce qu’est précisément l’objet, dans le domaine de la séduction : contingent dans son existence, énigmatique dans la réflexion qu’on en peut faire. Cela signifie très concrètement que le sujet n’a pas sa vérité pas en lui-même mais dans l’objet contingent et énigmatique : sa nécessité propre est dans la contingence de l’objet et la réponse à sa question dans le caractère énigmatique de cet objet, ainsi que le montre parfaitement l’exemple d’Œdipe dont on peut dire qu’il a été séduit par la sphinge qui l’a sommé de prendre sa responsabilité. Hors de la séduction, c’est-à-dire de l’épreuve qu’on fait de la contingence et du caractère énigmatique de l’objet et donc pour soi de la nécessité de prendre sa responsabilité d’être sujet, la question de la vérité personnelle n’a aucun sens : celle-ci ne serait vérité de rien. Et on peut concevoir que ce soit du même mouvement que la métaphysique se constitue elle-même comme une machine de guerre contre tout ce qui pourrait séduire, et enferme la question de chacun dans celle de son salut, qui est celle du bien suprême quand on est un sujet.

La vie commune s’oppose à la vraie vie comme le savoir qui excuse d’avance s’oppose à la vérité, dont l’inégalité au savoir montre qu’il faut se décider, prendre sa responsabilité d’être sujet (quoi qu’on sache, il faut encore décider). Quand le savoir ne compte plus à cause de la contingence de l’objet et de son caractère énigmatique, le sujet ne saisit plus les choses dans l’horizon de leur « représentabilité », c’est-à-dire depuis l’a priori de son savoir. La vérité pour lui ne peut donc plus relever de l’expérience, puisqu’on nomme ainsi la mobilisation d’un savoir en vue d’un surcroît de savoir (un ignorant ne peut pas faire d’expérience et le but de toute expérience est qu’on soit moins ignorant). Le moment de vérité est donc pour lui la rencontre : tout le contraire d’une expérience qui met en œuvre notre capacité d’anticiper. Et que la rencontre soit un moment de vérité, c’est très exactement ce qui définit la séduction, dont on découvre par là même qu’elle est la chute, pour les choses qu’on reconnaîtra, de leur inscription a priori dans les catégories du savoir.

Bannir l’a priorité du savoir et faire de la rencontre le moment même de la vérité, cela revient à faire choir la catégorie première de la représentation qui est le possible – dont la notion est précisément celle des choses avant qu’on les rencontre c’est-à-dire en dehors du moment de vérité. Tout le monde l’a éprouvé : quand on est séduit, on n’est plus dans l’horizon du possible (la vie commune, le monde, la justification) mais dans l’horizon de l’inéluctable : on ne fera rien pour éviter le pire, puisque de toute façon la question a cessé d’être là. Tout est possible, donc, mais ça ne compte pas.

Généralisons, alors : la « vraie » vie est-elle possible ? Si vous répondez oui, c’est que vous l’inscrivez dans l’horizon de la représentation et que vous parlez en fait de la vie suprêmement préférable – d’une vie qui serait donc absolument bonne et pas simplement améliorée, en un mot que vous parlez du salut. Et certes, on ne peut pas se représenter la « vraie » vie d’une autre manière : la vie est le service des biens, et le salut est le comble du bien. Or c’est très précisément de cet horizon que la séduction consiste à nous détourner ! Cela signifie que la question de la « vraie » vie, représentativement parlant, n’a tout simplement aucun sens et qu’en ce sens la vraie vie n’est pas possible. Rien de plus absurde, par conséquent, que l’idée de vouloir vivre vraiment – d’en faire son but, son idéal, sa vocation. Traduisons : la vraie vie se trouve exactement là où notre question n’est plus de nous justifier c’est-à-dire là où elle n’est plus pour nous une raison, une possibilité qu’on aurait réalisée. La vraie vie, justement parce que la question de la vérité ne peut s’entendre qu’à partir de la chute de la question des biens (et donc la question d’être sujet qu’à partir de la chute du savoir du sujet), n’est préférable d’aucune manière. Tout choix étant par définition choix du préférable, elle est littéralement ce que nul n’a la possibilité de choisir. C’est en ce sens très précis qu’il faut la dire impossible.

L’objet aussi est impossible, qui en relève, et donc la vraie vie dans laquelle on est déjà engagé, puisqu’on a reconnu l’objet, qu’on a pris sur soi contre la réflexion de le voir contingent (elle dira que « rien n’est sans raison ») et énigmatique (dès lors qu’il ne peut pas être sans raisons, il n’est pas sans signification). De sorte que l’injonction de l’objet, dont sans le savoir on a pris la responsabilité, peut aussi bien entendre ainsi : « Arrête de te limiter à ce qui est possible ! ». De fait la distinction de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas est toujours l’argument qu’on oppose à la séduction, celui qu’on met en avant pour éluder sa propre question enfin visible dans l’objet.

L’exemple des séductions publicitaires

Prenons, pour montrer concrètement ce que c’est qu’être sujet de l’impossible, le plus trivial des domaines, celui de la séduction faite industrie. Dans ce domaine prenons l’annonce d’un constructeur automobile qui promet à chacun des acheteurs potentiels de sa nouvelle gamme de faire de lui « un conquérant des grands espaces ». La promesse est pour ainsi dire matérialisée : une voiture décapotable et filmée d’hélicoptère file à toute vitesse à travers les immensités du désert australien. L’acheteur potentiel lambda, disons l’employé qui devra souscrire un lourd crédit pour devenir ce conducteur dont on aperçoit à peine la silhouette sur l’image, a reconnu dans ce spectacle la figuration de la vraie vie. Toute publicité, sans exception, fonctionne sur ce modèle : non pas nous faire apprécier un produit en nous apportant les connaissances de qualités ou de propriétés pouvant nous être utiles ou agréables (autrement dit relevant du service de notre bien) mais au contraire nous faire miroiter une vie dont il nous soit impossible de ne pas être brusquement certain qu’elle est « vraie ». Cette alternative est celle du possible et de l’impossible, autrement dit elle est la nécessité de sauter le pas, de se retrouver de l’autre côté du miroir. En effet, être « un conquérant des grands espaces », est-ce la possibilité du brave employé qu’a séduit le spot publicitaire qu’il vient de voire à la télévision ? Quant à la ménagère qui s’apprête à acheter un nouveau flacon de nettoyant pour la vaisselle parce qu’on l’a assurée que dans son foyer elle serait une « véritable fée », est-ce vers sa possibilité propre qu’elle se précipite ? La réponse est évidente : l’employé n’a pas plus la possibilité d’être un conquérant que la ménagère n’a celle d’être une fée ! En fait, c’est la même chose d’être un employé et de ne pas être un « conquérant des grands espaces », comme c’est la même chose d’être une ménagère et de ne pas être une fée. Tout le monde sait cela et d’abord eux qui peuvent être fascinés par ces éventualités qu’on pourrait dire fantasmatiques, mais qui en tout cas ne sont pas fous et n’y croient donc pas, c’est-à-dire n’y reconnaissent pas leur possibilité. Sur le principe, la raison en est claire : ces images figurent la vraie vie, et le futur acheteur ne peut atteindre que la vie bonne – une vie que la possession du nouveau véhicule ou l’usage d’un nouveau détergent rendra simplement meilleure que celle qu’il mène actuellement. Il n’y a donc jamais de publicité que pour l’impossible et c’est en cela que la promesse publicitaire n’est jamais celle d’une amélioration de notre vie (même quand elle l’est). C’est dire que toute publicité est une injonction : « saute le pas ! », « laisse en arrière le champ du possible (être un employé, une ménagère) et saute à pieds joints dans l’impossible (la conquête des grands espaces, la féérie).

Et c’est ce qui va se passer ! Car tel est le secret de la séduction, que ce soit comme un conquérant des grands espaces que l’employé reviendra de chez le concessionnaire ou comme fée que la ménagère rentrera du supermarché : sous les espèces d’un produit qui a seulement l’air d’être quelconque (c’est le vrai produit : pas n’importe lequel mais celui qu’on voit à la télévision en ce moment !) ils auront acheté quelque chose (la conquête, la magie) dont il est pourtant impossible d’être l’acheteur (on peut seulement être l’acheteur d’une voiture ou d’un flacon de détergent) ! Ils auront expressément été leur propre impossibilité, et c’est désormais depuis cette origine qu’ils habiteront le monde, trop grands pour lui.

Cela signifie concrètement que l’employé affrontera les embarras de la circulation et la ménagère sa vaisselle sale non pas comme un automobiliste ou une ménagère quelconques, mais comme un vrai automobiliste ou une vraie ménagère. Car enfin, qui niera que la conquête des grands espaces soit la vérité de l’automobiliste et que la magie soit celle de la ménagère ? Personne ! La réalité, on sait ce que c’est pour l’automobiliste (les bouchons aux heures de pointe, les risques de panne, le prix des carburants, la pollution, etc.) ; on le sait aussi pour la mère de famille (des tâches domestiques harassantes, dont la sempiternelle corvée de vaisselle). Par contre la vérité, non, on ne savait pas jusqu’ici : il a fallu ce spot à la télévision pour que l’évidence s’impose enfin de la conquête des grands espaces, ou de la magie dans le foyer. Rien n’oppose le vrai au réel, sinon la responsabilité dont, en tant que sujet, on s’en fait porteur dans l’instant où l’on reconnaît. De cet impossible du monde et de soi-même (on ne confond pas les vraies choses et les choses communes, ni soi-même avec n’importe qui), l’épreuve s’appelle distinction. Elle est très concrète : c’est la situation actuelle de l’automobiliste ou de la ménagère dont on vient de prendre les exemples : désormais ils ont reconnu que leur vérité n’était pas dans ce qu’ils ont pour réalité (des embarras de circulation et de la vaisselle sale).  Donnons le concept : la publicité ne vend jamais qu’une seule chose qui est la distinction. Dire cela, c’est définit concrètement le sujet de la séduction par l’impossibilité qu’il est pour soi.

Et bien sûr ce qui vaut dans la publicité vaut pour toute autre forme de la séduction. On connaît la formule des séducteurs, qui marche à chaque fois pourvu qu’elle soit formulée suivant la condition de celles à qui ils s’adressent : « Avec moi, tu seras une vraie femme ! ». Etre une femme aimée, chérie, désirée, choyée, etc., c’est possible. Mais être une « vraie » femme, ce ne l’est pas – absolument pas. Et d’abord parce que nul ne sait ce que cela signifie, surtout en première personne. Il n’est donc pas possible d’être une vraie femme, et cela, tout le monde le sait. C’est donc de cela et de rien d’autre que le discours du séducteur sera la promesse !

Et s’il suffit de promettre pour séduire comme chacun en a l’expérience dans une multitude de domaines, alors cela signifie qu’il appartient à la promesse d’être spécifiquement promesse de l’impossible – et qu’on se contredirait à promettre des choses qu’on aurait la possibilité de réaliser. Penser la séduction, c’est donc indistinctement penser l’impossible en en faisant une réalité qu’on appellera  l’objet, ou en en faisant une parole qu’on appellera la promesse.