Leçon 5

 

L’expérience atroce de la séduction

La séduction est un déchirement et par conséquent une souffrance : alors qu’on menait la vie qu’on avait raison de mener, celle que n’importe qui eût menée s’il se fût trouvé à  notre place, quelque chose a surgi qui nous est apparu comme l’éventualité d’une vie dont nous réalisons alors qu’elle était depuis toujours celle dont nous étions pour nous-mêmes la promesse…

L’épreuve de récuser le monde

Tout ce qui séduit donne l’idée d’une vie qui soit enfin celle que nous nous devions depuis toujours de mener. Rien n’est séduisant ou séducteur qu’il ne soit constitué par la promesse que nous soyons le sujet d’une telle vie, que par là même nous disons vraie, et que nous distinguons d’une autre, celle que nous étions jusque là destinés à mener, et que nous disons seulement réelle.

Séduire est une joie et être séduit est un bonheur, mais la séduction est aussi une souffrance : celle qu’on éprouve à ce déchirement de la conscience réflexive qu’on est forcément et qui, comme réflexive, est tout entière constituée par la confusion des ordres dont la séduction montre l’exclusivité : celui du bien qu’on a forcément raison de désirer et celui du vrai que, justement par opposition, on n’a jamais raison, ni d’ailleurs tort, de désirer. Et certes, quand je réfléchis, il est impossible que je ne pose pas l’idée d’un critère extérieur à ma réflexion que par là même j’appellerai « vrai » (il est extérieur, et il décide de ma subjectivité), en même temps qu’il est impossible que  cet agir ne soit pas pensé en termes de légitimité ou d’illégitimité c’est-à-dire en termes de bien et de mal.

La séduction est ainsi l’épreuve que nous faisons de la disjonction du vrai dans sa nécessité éthique (on n’a pas le droit de renoncer à la vraie vie) et du réel dans sa nécessité objective et réflexive (il y a toutes sortes de difficultés mais surtout on n’a pas le droit de ne pas remplir les obligations inhérentes à la réalité qui est la nôtre).

La conscience réflexive est la métaphysique en nous ou, si l’on préfère, la métaphysique n’est rien d’autre que la projection de la conscience réflexive. Toute conscience est conscience de quelque chose, bien sûr, mais de quelque chose dont j’ai conscience et que j’ai par là même rangé d’avance sous la catégorie universelle du représentable – du moins si je ne déconstruis pas cette évidence comme, entre autres, une philosophie de la séduction permet de le faire. Cette notion de métaphysique ne désigne ainsi rien d’autre que la nécessité pour ce que je me représente de correspondre à la nécessité que je suis pour moi-même, et qui estindistinctement théorique et pratique puisque l’énoncé dit quelque chose et que l’énonciation est un acte. L’indistinction du vrai et du bien n’a pas d’autre source que la nécessité pour toute représentation d’être en même temps la reconnaissance d’un « contenu » et la position de ce « contenu » – pour toute parole, la nécessité de dire quelque chose et d’être une parole. Ce qu’on dit, on le comprend, et la métaphysique est d’une manière générale le domaine du compréhensible. C’est pourquoi la métaphysique est la vérité du monde, puisque le monde est l’horizon de ce qui est compréhensible en général, de ce qu’on peut se représenter. Si la métaphysique peut être récusée, comme notre thèse ici est qu’elle l’est par la séduction, c’est forcément qu’une certaine réalité – ce qui séduit, ici – est non mondaine, c’est-à-dire présente depuis l’impossibilité qu’elle ait été d’abord possible. La rencontre, à cause de la contingence qui la définit, est le moment où la métaphysique révèle sa fausseté essentielle, le moment où l’on reconnaître que ce n’est pas dans le monde qu’on existe mais qu’il est au contraire l’horizon même du renoncement, alors même qu’il est par définition le champ que la vie est pour elle-même.

On peut aussi définir la métaphysique en disant qu’elle est l’ordonnancement de l’existence au savoir – en ce sens qu’elle consiste à poser que tout ce qui est n’est qu’à avoir des raisons d’être dont il ait l’expression pour être (ce qui est, comme étant, n’est rien d’autre que l’expressions des raisons de son être), de sorte qu’il revient au même, sous le nom habituel de « compréhension » de dire que les choses sont intelligibles et de dire qu’elles sont bonnes (pas forcément pour nous), puisque leur être et leur justification sont le même. Le monde est l’horizon de ce qui est justifié en tant que tel et il est structurellement impossible qu’une réalité soit en même temps mondaine et injustifiée. Les réalités qui échappent au savoir, et dont la métaphysique ne serait par conséquent pas la vérité, il appartient structurellement à la compréhension mondaine de les vouloir encore justifiée et c’est de sa limite qu’elle fait l’expérience en disant que, dans le monde, il y a des réalités énigmatiques ou mystérieuses. La séduction relève de ces catégories : celui qui est séduisant est toujours énigmatique, ce qui est séducteur est toujours mystérieux. En quoi on pressent dans le monde lui-même qu’il y a des sorties du monde et que la vérité des choses n’est pas leur « compréhensibilité » ni donc la réciprocité de leur dimension de vérité avec leur participation au bien.

Le crime qu’on a eu pour vie

La séduction est l’épreuve que nous faisons du mensonge de cette réciprocité dans laquelle il est impossible que nous n’ayons pas vécu depuis toujours, puisqu’elle est la structure même du monde (la « mondanéité » de l’étant en général). Ce qui nous séduit nous fait reconnaître que le vrai est tout autre chose que le bien, puisque nous savons que c’est là qu’il faut être sujet pour exister vraiment et en même temps que nous allons ainsi au-devant de toutes sortes de malheurs (et certes ne pas tenir compte des nécessités du monde donne rarement des résultats heureux) mais surtout de torts. Il appartient à la structure du monde, autrement dit à la métaphysique, qu’on ait tort de suivre ce qui nous séduit. De sorte qu’on récuse aussi la métaphysique en distinguant la séduction, à laquelle on se doit depuis toujours d’adhérer, de la tentation à laquelle c’est toujours une défaite de céder. Inversement, c’est le propre de la logique mondaine de récuser cette distinction : la séduction est toujours une folie quand on se place du point de vue de la vérité, et un crime quand on se place du point de vue du bien, la « diabolicité » du séduisant ou du séducteur assurant bien sûr la confusion des deux.

En tant que sujets mondains (et où vivre, sinon dans le monde ?!), il est donc impossible que la séduction ne soit pas un moment de souffrance radicale. Hector Bianciotti parle quelque part, à propos de personnes inconnues croisées dans la rue, d’une « atroce promesse de bonheur ». Laissons de côté la question de savoir si c’est bien de bonheur qu’une rencontre peut être la promesse (à moins de convenir d’appeler « bonheur » une vie qui serait enfin vraie et donc délivrée de la question des biens dont le bonheur est l’indication formelle), et retenons l’adjectif, en effet essentiel quand on parle de séduction. Avoir devant soi la vraie vie qui est là est en effet une expérience atroce, celle d’un arrachement à tout ce qui nous permet de nous reconnaître comme étant celui qu’on est, à tout ce que l’habitude de celui qu’on est a constitué comme familiarité.

On s’était habitué à soi, de sorte qu’on s’était pris dans la question de son propre bien… Tel est le crime qu’on découvre avoir commis, à l’instant de la séduction, puisqu’il est celui d’une récusation des produits de cette habitude dans l’injonction à être en quelque sorte à sa propre hauteur, une hauteur dont nous ignorions jusqu’à l’éventualité. « Décide toi !» A quoi ? A être enfin ce sujet non mondain, à jamais étranger à lui-même puisque l’existence mondaine consiste précisément à s’habituer à être soi. Quel sujet non mondain ? Celui qui n’est pas concerné par le service des biens, puisque telle est la réalité subjective du monde, ce sujet en nécessité d’existence et non pas d’accomplissement pour lui-même et qu’on peut en ce sens nommer le sujet de l’éthique, c’est celui qu’on réalise à l’instant de la séduction (« advienne ce qui pourra »…) avoir eu à être depuis toujours…

La séduction est une expérience atroce parce qu’en elle c’est le monde même, et donc aussi la légitimité de l’habitude d’être soi, qu’on perd.

La contradiction et de l’éthique et du service des bien est donc le premier enseignement de la séduction, quand on ne la confond plus avec la tentation : ce n’est absolument pas mon bien d’être celui que je réalise que j’ai à être depuis toujours (ce n’est pas non plus le bien au sens moral, comme chacun sait). Etre vraiment soi, ce n’est surtout pas être bien soi – ni moins encore être authentiquement soi – puisque la notion d’authenticité est à chaque fois la nécessité d’écarter ce qui est en question (par exemple si je suis soucieux de l’authenticité d’un meuble que je viens d’acheter, cela signifie qu’il ne m’intéresse absolument pas – à preuve : je le jetterai si j’apprends qu’il n’est pas de telle provenance, laquelle est donc seule à m’intéresser), alors que la séduction est au contraire celle de la nécessité de se décider enfin à n’avoir pas pour nécessité celle de la structure mondaine, autrement dit le bien que n’importe qui aurait, à la même place, raison de poursuivre.

L’idée de la séduction, extrême de la méconnaissance

La disjonction du vrai et du bien dont la séduction consiste à faire l’épreuve, elle a une certaine structure pour agent, que le romancier nous a indiquée : la promesse. Rien n’est séduisant ou séducteur qu’il ne soit prometteur de ce que, encore mondains mais déjà arrachés au crime d’être ordinaire, nous appelons la « vraie » vie.

La vraie vie, nous la pensons donc forcément à l’encontre des identifications, dont la notion est celle de l’habitude qu’on a de soi. Par là même sa notion est-elle paradoxalement celle d’une possibilité de séduction – d’une représentation possible non pas de ce qui nous séduit et qui reste inconnu c’est-à-dire contingent, mais de ce qui pourrait nous séduire. D’où ce paradoxe qu’on pourrait avoir une idée de la séduction mais qui comme telle est forcément fausse. Il suffit de nommer son regret essentiel (qui est donc le plus extrême de sa méconnaissance).

La littérature offre énormément d’exemples de cette possibilité. J’en donne juste un, quasiment au hasard, pris dans le dernier roman de Philip Roth que j’ai sur ma table.

« La plupart des gens l’auraient sans doute jugé conformiste, se disait-il. Jeune homme, il se trouvait lui-même conformiste ; si conventionnel, si peu aventureux qu’après les Beau-Arts il n’avait pas osé se lancer dans la peinture en vivant au jour le jour de petits boulots, ce qui était son ambition secrète ; pour satisfaire les attentes de ses parents plus que le siennes propres, en bon fils qu’il était, il s’était marié, il avait eu des enfants, et était entré dans la publicité pour avoir des revenus stables. » (Un homme, Gallimard 2007, p. 36) Ce texte semble dire clairement la trahison de soi et l’indication du crime d’avoir cédé sur sa propre singularité semble pouvoir se réfléchir en ceci que le personnage pourra être séduit par l’idée de la vraie vie qui consisterait à peindre tous les jours. Il se figure en effet que c’est ce qui le séduit dans la retraite et, délivré des soucis professionnels, il peint tous les jours. Jusqu’à ce qu’il réalise, bien sûr, qu’il n’est pas un peintre et qu’il n’en a jamais été un – vraie raison pour quoi il est entré dans la publicité, ce qui n’était donc pas une trahison. Pure illusion, donc, quand il trouvait séduisante l’idée d’être en retraite : l’illusion d’être séduit par une « vraie » qui serait celle d’un peintre. La promesse que la retraite en était doit donc être reconnue comme mensongère.

La fausseté de soi, c’est le mensonge de la promesse. Et comme c’est la séduction qui apporte la vérité qu’on est sans le savoir, la question de la séduction sera celle de promesses qui n’aient à être ni véraces ni mensongères – vraies promesses, donc. Ce qui signifie que ce n’est pas à l’autre d’une réalité objective (un bien qui arrivera ou non) ou subjective (par exemple que le publicitaire aurait toujours caché un peintre) que la promesse doit être appréciée, cette promesse d’être vraiment sujet à quoi toute séduction se réduit toujours.