La vérité et sa notion

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Première partie

LE VRAI ET LA VÉRITÉ

Une distinction s’impose d’abord : le vrai, c’est ce qu’il en est ; la vérité, par contre, c’est qu’il en soit comme il en est. Ce qu’il en est de la neige, par exemple, est facile à indiquer : elle est blanche. Par contre, la vérité à son propos, c’est qu’elle soit blanche. On a donc une seule notion mais distinguée d’elle-même selon qu’elle s’entend comme en soi (le vrai) ou au contraire comme pour et selon nous (la vérité).

Par ailleurs le vrai n’a rien d’ineffable ou d’indicible. Tout au contraire : il est essentiellement dicible, puisqu’il est ce qu’on dit : on le fait à propos de la neige en affirmant qu’elle est blanche ; à propos de la somme des angles d’un triangle plan en affirmant qu’elle est égale à deux droits, etc. Et c’est justement en le disant que notre langue avère cette opposition du vrai et de la vérité non pas par des termes, comme elle le ferait à propos de réalités différentes, mais par des modes : nous disons le vrai à l’indicatif (ce qu’il en est) tandis que nous disons la vérité au subjonctif (qu’il en soit comme il en est).

L’indicatif est le mode du dit de la réalité comme telle. Est ainsi indiqué que nous sommes innocents du vrai : que la neige soit blanche, ou que la somme des angles du triangle plan soit égale à deux droits, nous n’y sommes absolument pour rien. Et c’est précisément parce que nous n’y sommes pour rien que c’est vrai :  y serions-nous pour quelque chose que, dans cette mesure exacte, ce ne serait pas vrai. Le propre du vrai est de ne pas relever de nous.

La vérité, au contraire, s’énonce au subjonctif, mode de l’implication subjective au sens d’être sujet de ce qu’il en soit comme il en est. Le montre son utilisation quand on exprime le souhait, la crainte, le doute, etc., qui sont des responsabilités qu’on prend d’être sujet d’une certaine façon de ce qu’il en est (le souhaiter, le craindre, en douter, etc.) – ce qui revient bien à déterminer non pas ce qu’il en est, qui ne change pas, mais qu’il en soit comme il en est

Telle que notre langue la figure au moyen du passage de l’indicatif au subjonctif, et donc telle qu’il est impossible que nous ne la pensions pas, l’énigme de la vérité est ainsi que nous soyons sujets de ce qu’il en soit comme il en est, alors même que nous sommes innocents de ce qu’il en est.

Est-il vrai qu’il y a le vrai ?

Pour éviter tout risque de dogmatisme à propos du vrai, et notamment le péremptoire de son affirmation, partons de l’alternative qu’il y ait du vrai ou qu’il n’y en ait pas. Or nous le demandons : cette alternative, comme telle, peut-elle être fausse ? Non puisqu’elle est l’énoncé même de la situation d’être confronté à des affirmations contradictoires. Est-elle vraie, alors ? Forcément, puisque c’est dans cette situation même qu’on se trouve et qu’en disant cela on en prend acte. Dès lors la cause est entendue : l’alternative qu’il y ait du vrai ou qu’il n’y en ait pas est comme telle forcément vraie.

Quant au scepticisme auquel conduit cette alternative quand on ne la réfléchit pas, il est en lui-même contradictoire puisqu’il pose qu’il est vrai qu’il n’y a pas de vrai, ou qu’on sait qu’on ne peut rien savoir de vrai. Or tenir un discours contradictoire n’est pas seulement se tromper : c’est mentir – ici en déniant qu’on ne peut dénoncer l’affirmation du vrai qu’en la mettant expressément en œuvre (le vrai serait ceci : « qu’il n’y a pas de vrai »). Donc il y a le vrai, que nous l’assumions ou pas.

Écartons une objection inutile. Personne ne songerait à nier qu’un énoncé vrai dans un contexte puisse être faux dans un autre, y compris pour la simple perception (la blancheur de la neige renvoie à cette région très étroite et très localisée du spectre électromagnétique à quoi les organes de notre espèce particulière sont sensibles). Mais cela même vérifie que pour un contexte donné la distinction du vrai et du faux est irréductible : si les propositions de la géométrie euclidienne ne peuvent valoir qu’à propos d’un espace dont la courbure soit nulle, cela ne signifie pas seulement qu’elles ne seraient pas légitimes en cas de courbure positive (espace sphérique) ou négative (espace hyperbolique), mais cela signifie que dans ces deux cas, en les énonçant, c’est bien le faux qu’on dirait ! L’évidente relativité du sens, qu’on énonce en disant que ce qui a un sens dans un certain contexte n’en a pas dans un autre, est une tout autre question que celle de la vérité qui, en quelque cadre qu’on la pose, ne peut pas ne pas être celle de son universalité et de son absoluité.

Dès lors est-il impossible de ne pas admettre qu’il y a déjà le vrai : ce qu’il en est, c’est ce qu’il en était. S’il est vrai que la neige est blanche ou que la sommes des angles du triangle plan est égale à deux droits, c’est bien parce que ce l’était déjà quand je ne le savais pas, et même quand personne ne le savait. La réalité du vrai réside ainsi dans son antériorité.  Qu’on la nie en réduisant le vrai au su, et c’est la notion même de vérité qu’on abolit, en plus de celle du savoir qui ne le serait alors de plus rien – ce qui est énonciativement contradictoire.

Le vrai est qu’il n’y a pas le vrai

Le vrai est irrécusable, et prétendre le contraire est une contradiction. A son propos la formule « il y a » n’est cependant pas légitime parce qu’elle concerne par définition ce qui est (l’étant, en langage technique) et donc la chose au sens large où être, c’est toujours être quelque chose. Le vrai est-il donc quelque chose ? Non, parce que c’est précisément à propos de quelque chose (par exemple la neige ou la somme des angles du triangle) qu’il y a le vrai. Le vrai à propos d’une chose n’est pas une nouvelle chose qui viendrait s’ajouter à elle. Et ce qui n’est pas quelque chose, forcément, ce n’est rien.

Est ainsi marqué que le vrai soit à la fois irrécusable et impossible. Il l’est non pas dans sa détermination (on ne dit pas qu’il est impossible que la neige soit blanche) mais dans la réalité qu’on pourrait être tenté de lui reconnaître : ce qu’il en est de la neige n’est pas quelque chose de plus que la neige, hors de laquelle il n’y a donc rien. L’argument est simple, en effet : la vérité n’est pas la réalité, alors qu’il n’y a par définition rien d’autre que celle-ci (s’il y avait autre chose, ce serait encore la réalité). A fortiori n’est-elle pas un élément de la réalité[1].

En langage technique, on dira ainsi que la vérité ne relève pas de l’ontologie, à nommer ainsi le savoir de « ce qui est en tant qu’il est »[2]. Ainsi la question de la vérité n’est pas une dérivée de la « question de l’être ». C’est l’inverse qui est vrai, puisque l’ontologie (et donc la « question de l’être ») doit forcément elle-même relever de la vérité, comme on le voit de ce que la proposition « il y a en général quelque chose et non pas rien » soit forcément vraie (elle relève donc du vrai). Bref, ce n’est pas la vérité qui relève de l’être mais au contraire l’être qui relève de la vérité. D’où l’impossibilité de poser un être du vrai : à strictement parler, la vérité, c’est qu’il soit faux qu’il y ait le vrai.

Ainsi l’exclusivité de la vérité à la question de l’être n’est pas une thèse nihiliste ou sceptique (donc contradictoire d’elle-même) : c’est la prise en compte que la vérité soit un a priori irréductible comme tel – comme on pourrait en somme le signifier en disant qu’il ne peut pas y avoir la vérité, puisqu’on est de toute façon déjà dans la vérité qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas la vérité.

La réponse qu’on devra apporter à la question de savoir en quoi exactement cela consiste d’être vrai aura donc pour critère la résolution de ce paradoxe. Qu’est-ce qui est absolument irrécusable, contre quoi on peut buter, à quoi on ne peut rien, et qui n’est cependant pas quelque chose ? Telle est l’énigme dont la pensée du vrai doit donner le mot.

Donc la vérité est notre responsabilité

Remarquer l’exclusivité de la vérité à la question de l’être est d’une grande portée. Car si la vérité ne relève pas de ce qu’il y a, au sens où il y aurait la vérité, et si l’identification mystique de la vérité à l’être lui-même est absurde puisque l’être doit déjà relever de la vérité, ne reste qu’une possibilité : celle qu’on a vue d’emblée, à savoir que la vérité relève de nous les êtres parlants.

Dans la nature en effet l’idée qu’il y aurait du vrai n’a aucun sens : il y a seulement le réel. Dans la vie non plus : pour l’être vivant, il y a seulement le bon et le mauvais au sens de l’agréable et du pénible, de l’utile et du nuisible.

Cependant il y a parfois du faux : il peut être utile de se tapir, de se camoufler, de sembler autre chose que ce qu’on est (par exemple le phasme, qui semble identique à la brindille qui le soutient), voire de faire apparaître autre chose que ce qu’il y a (les ocelles de certains papillons sont comme des yeux qui effraient leurs prédateurs) et même de tromper (certains singes trompent leurs congénères à propos de nourritures qu’ils veulent garder pour eux seuls). Mais justement : pour les vivants concernés c’est utile – comme pour nous il peut être utile de dissimuler, de faire semblant, de cacher, de mentir. Le faux de ce point de vue est un élément du service des biens : un moyen pour la vie de continuer à être la vie.

Mais le vrai ? L’idée qu’il soit utile n’a aucun sens quand on ne confond pas sa notion avec d’autres qui lui sont proches : la vérité n’est ni l’exactitude ni la justesse. Ainsi l’automobiliste se moque bien de savoir si les calculs des ingénieurs dont il utilise le travail sont vrais ou faux : il uniquement a besoin qu’ils soient exacts c’est-à-dire qu’aucun reste n’ait caractérisé une adéquation entre, disons, le repérage chiffré d’un ensemble de contraintes et la forme et l’agencement des pièces du moteur. Le même argument vaut pour la justesse d’une estimation comme celle de la distance qu’un fauve franchira d’un seul bond. Rien là qui puisse être rapporté à de la vérité, dont la notion est avant tout celle du désintéressement puisque le vrai est ce qu’il en serait de toute façon, que cela nous plaise ou non, que cela nous soit utile ou non.

Ainsi l’exclusivité de la vérité à la question de l’être ne fait qu’un avec l’impossibilité exhaustive de ne pas nous l’imputer : la vérité n’est la vérité qu’à être notre affaire. D’où ce premier acquis, dont la suite de l’enquête développera les implications : la vérité n’est absolument rien d’autre que la responsabilité qu’on en prend.

La reconnaissance

Nous sommes donc responsables du vrai, non pas quant à ce qu’il soit ce qu’il est, puisqu’on ne parlera de vérité qu’à la condition expresse que ce soit sans nous qu’il en soit comme il en est, mais quant à ce qu’il soit le vrai : dans la responsabilité qu’on prend qu’il en soit comme il en est. En quoi nous venons d’opposer deux termes : constater et reconnaître. On constate ce dont on est innocent (je n’y suis pour rien, s’il pleut en ce moment) mais ce qu’on reconnaît, on en fait son affaire, on le prend sur soi, on en contresigne en quelque sorte l’indication.

Pour indiquer concrètement comment le vrai est quelque chose qu’on reconnaît, nous présenterons un fragment de dialogue. Soit donc le suivant : « Sur la foi du bulletin météo je croyais qu’il faisait beau mais toi, qui n’écoutes pas la radio, tu soutenais qu’il pleuvait ; après avoir regardé par la fenêtre, je reconnais que tu avais raison, et que le vrai, c’est qu’il pleut ». La distinction est nette : ce qu’il en est, on le constate, mais le vrai – dont la question est expressément celle de la vérité et non plus de la réalité – on le reconnait.

Il y a une notion où s’indique très clairement, mais a contrario, que la vérité soit affaire de responsabilité. C’est le déni, où le refus de reconnaître ne fait qu’un avec le refus d’assumer ce qu’il en est : on ne le nie pas, mais on refuse de reconnaître qu’il en soit comme il en est parce que ce serait le prendre sur soi, l’avoir pour affaire propre. Autrement dit le déni est le refus de reconnaître et non pas de constater (cela, c’est la dénégation). L’adolescence est le moment privilégié pour les individus et la politique pour les sociétés : tel adolescent dénie le besoin qu’il a de ses parents, chez qui il vit ; tel gouvernement dénie que sa politique mette le commun au service des plus fortunés, dont les mesures qu’il a prises ont fortement augmenté les revenus en même temps qu’elles faisaient s’effondrer le budget des services publics. Celui qui est dans le déni, tout occupé à se protéger de la responsabilité d’être le sujet qu’on lui impute d’être, semble donc tenir ce discours : « Je ne nie pas que ce soit la réalité, mais il n’est pas question que ce soit la vérité !».

La responsabilité du vrai : en être le dépositaire

L’opposition de l’innocence et de la responsabilité jure avec l’unité de la notion de vérité : l’innocence est le contraire de la responsabilité, mais il serait absurde de dire que le vrai est le contraire de la vérité. Or il y a une notion qui résout cette contradiction et qui, pour cette raison, est par excellence celle qu’il faut promouvoir pour élucider la notion de vérité : celle d’être dépositaire.

Ce dont on est dépositaire, en effet, est toujours quelque chose d’extérieur et de la réalité de quoi nous ne sommes pas responsables. Ainsi la banque est dépositaire de nos économies. Par contre, que nous en soyons dépositaires est par excellence notre affaire. Ce dont nous sommes innocents, et précisément en tant que nous en sommes innocents, c’est comme dépositaires que nous en sommes responsables. Voyons ce que cela implique.

D’abord ceci : ce dont on est dépositaire est quelque chose dont on est innocent mais de quoi on reçoit sa responsabilité d’être le sujet qu’on est. C’est par exemple des économies que les épargnants lui confient que la banque tient sa responsabilité d’être bien une banque et non pas, disons, une officine de spéculation financière. Et comme une banque est déjà une institution définie par un type de responsabilité, on reconnaîtra qu’être dépositaire des économies qu’on lui confie l’institue non plus dans la simple responsabilité qui la définissait déjà, mais dans la responsabilité de cette responsabilité : on ne confierait pas ses économies à un banquier dont on saurait qu’il exerce sa responsabilité d’une manière qui ne serait pas elle-même responsable. La notion d’être dépositaire de quelque chose est celle, de par cette chose, du redoublement de sa responsabilité.

Que nous soyons dépositaires du vrai constitue donc pour nous un redoublement en termes de vérité des responsabilités particulières que notre vie consiste à assumer, à commencer par celle de parler qui nous distingue de tous les vivants dont nous sommes par ailleurs les semblables. Car si parler, c’est s’exprimer et communiquer, ainsi qu’il appartient à tout vivant de le faire, c’est aussi porter une responsabilité absolument inouïe : que ce que nous disons soit vrai, puisque c’est ce qui est attendu de ceux qui nous écoutent, et qui ainsi valident que nous soyons des locuteurs au lieu d’être simplement expressifs de nous-mêmes et partageurs de nécessités communes. Comme tous les vivants, nous nous exprimons et nous communiquons, mais ce n’est pas notre question – laquelle est celle de la vérité de ce que nous disons, par quoi, en le faisant, ne compte plus que nous soyons les vivants que nous continuons d’être. L’être parlant, parce que c’est forcément des autres, par la confiance qu’ils lui accordent d’avance, qu’il tient d’avoir non seulement à parler (si personne ne m’écoute, je me tais), mais à dire le vrai est ainsi le vivant dont la question ne soit pas d’abord celle de vivre.

Cela signifie que donner la parole, c’est donner la responsabilité du vrai, autrement dit donner d’en être dépositaire – et par là conférer à la vie le caractère d’être à jamais secondaire relativement à la vérité, ainsi qu’on le signifie en disant qu’un être parlant ne vit jamais qu’à ce qu’il y ait encore de la vérité à ce qu’il vive.

De cette secondarité essentielle de notre vie relativement à la vérité dont nous sommes les dépositaires (ce n’est pas une conséquence mais cela ne fait qu’un) témoigne clairement que pour certains d’entre nous il n’y ait plus de vérité à vivre encore, alors que leur vie reste très bonne, parfois même aussi bonne qu’une vie peut l’être ; d’autres au contraire préservent leur vie, si mauvaise qu’elle soit y compris en termes de morale et de dignité, à telle enseigne que plus personne – même pas eux – ne peut se représenter qu’on ait raison de rester vivant en pareilles circonstances[3].

Tandis que la vie des êtres non parlants relève d’elle-même parce que vivre ne fait qu’un avec le fait de vivre déjà et d’avoir encore à vivre, pour nous, elle est seconde parce qu’elle est faite de toutes sortes de nécessités d’être sujet qui ne sont possibles qu’à relever elles-mêmes d’une responsabilité antérieure dont il est impossible que le vrai ne soit pas la cause. Car exercer une responsabilité d’une manière qui soit elle-même responsable c’est l’exercer comme on a raison et non pas tort de l’exercer. Or qu’est-ce qui peut faire qu’on ait raison ou tort, en général, sinon le vrai lui-même en tant que vrai dont on soit le dépositaire ?

La parole rend en même temps sujet et dépositaire du vrai

Insistons sur la fonction de la parole, qui est d’abord de nous distinguer de la vie et par conséquent de notre propre réalité. Pour les êtres non parlants, être sujet (d’agir, de ressentir, etc.) est un statut naturel dont l’idée qu’on en soit responsable ou innocent n’a pas de sens. En plus de l’être de souffrir comme tous les vivants, le lion ou le renard sont incontestablement sujets de traquer, de ruser, de guetter, de deviner, de prévoir et de tuer, mais l’idée d’en faire leur responsabilité n’a aucun sens : un renard ou un lion, c’est un renard ou un lion, et voilà tout. Ils sont aussi innocents d’être sujet en général que d’être les sujets particuliers qu’ils sont (des carnassiers). Eh bien pour nous c’est le contraire : nos responsabilités spécifiques, qui sont non seulement vitales mais encore sociales, intellectuelles, politiques, morales, esthétiques, etc. ont elles-mêmes à relever d’une responsabilité plus originelle, celle d’être sujet en général et en particulier d’être celui qu’on se trouve être, puisqu’en ce qui concerne l’être parlant, être sujet ne consiste pas à être sujet mais à avoir pour affaire d’être sujet. Être sujet n’est pas la condition métaphysique dont nous serions innocents mais l’affaire dont nous ne cessons pas de ne pas pouvoir déposer la responsabilité.

Alors que la simple faculté de langage ne renvoie qu’à ces fonctions vitales que sont l’expression et la communication, la parole qui nous a été donnée par ceux qui attendaient qu’on leur répondre a fait de nous les dépositaires du vrai. Aussi la vie immédiate nous est désormais impossible : aux êtres de parole et contrairement à ce qu’il en est des autres vivants, il ne suffit plus de vivre pour vivre encore : il faut encore qu’on n’ait pas pour soi tort de vivre. Autrement dit il faut que ce soit en tant que dépositaires du vrai qu’on vive. Et que nous soyons les dépositaires de la vérité, cela se traduit par l’impossibilité que pour nous la vie ne relève pas d’abord de la vérité : de ce dont il serait irresponsable de notre part de ne pas la faire relever.

Ainsi s’explique cet étonnant paradoxe qu’on puisse nous reprocher non seulement ce que nous faisons ou ce que nous disons, mais encore ce que nous sommes et que nous n’avons évidemment pas choisi d’être : qu’il s’agisse de notre condition sociale (« Salauds de pauvres !», crie Jean Gabin dans La traversée de Paris), de notre âge (« Sales vieux !» crient certains jeunes, à quoi répond le « Sales jeunes !» de certains vieux), notre nationalité (« Sales Français !») ou même la couleur de notre peau – puisque le racisme, qui devrait être une compassion s’il était fondé sur l’idée d’une infériorité comme il essaie de s’en convaincre, est en réalité une haine c’est-à-dire une imputation (aux yeux du raciste, on est coupable d’être noir – ou blanc, ou asiatique, ou latino, etc. – et il faut qu’on paie pour cela). Au bon sens qui ferait remarquer qu’on n’est pas plus responsable de son âge que de la couleur de sa peau, il faudrait donc répondre qu’un sujet ainsi innocemment déterminé, c’est à chaque instant ce qu’on accepte d’être et, puisqu’accepter est une manière de décider, aussi ce qu’on prend la responsabilité de continuer d’être. Voilà pourquoi, contre tout bon sens, mais conformément aux reconnaissances mises en œuvre à chaque instant par tout le monde, ce qu’on est ne relève pas moins de l’imputation que ce qu’on fait ou ce qu’on dit. On peut en vouloir à quelqu’un de ce qu’il est, et seulement de ce qu’il est [4].

Chacun sait d’expérience qu’il en est bien ainsi puisque, dans notre vie psychologique, ce paradoxe est celui de la jalousie. Elle concerne l’être, et il ne faut pas la confondre avec l’envie, qui concerne au contraire l’avoir. Par jalousie, il faut toujours entendre la même chose : le sentiment que le vrai, c’est-à-dire celui dont la vie relève de la vérité, ce soit l’autre et non pas nous[5].

L’antériorité de la vérité sur l’être déjà mentionnée au plan logique et même métaphysique permet de comprendre qu’on puisse nous reprocher d’être ce qu’on est (français, noir, juif, etc.), y compris quand c’est ce qu’on ne voudrait pas être (vieux, pauvre, malade, etc.) : ce ne nous est pas attribuable comme ce le serait si nous étions des individus (des individus que nous ne serions donc pas !), mais ce nous est imputable parce qu’être sujet est l’affaire dont nous ne cessons d’avoir à assumer la responsabilité.

Cette distinction n’aurait aucun sens si la parole ne nous avait pas été donnée c’est-à-dire si une confiance placée d’avance en nous n’avait inscrit la moindre de nos réponses sous le signe de la responsabilité d’un dire (parler, c’est répondre au don qui nous est fait de la parole) qui soit par là même la responsabilité d’un dit (répondre au don qui nous a été fait de la parole, ça consiste d’abord à ne pas dire n’importe quoi). Le dit dont nous portons originellement la responsabilité, dont en ce sens nous sommes les dépositaires, c’est évidemment le vrai, dont on sait maintenant qu’il faudra résoudre l’énigme en interrogeant le don qui nous a été originellement fait de la parole.

La précompréhension de la vérité

Un être auquel la parole a été donnée ne parle jamais que dans l’a priori de la responsabilité de dire le vrai. Et un être parlant ne vit jamais que dans l’a priori de la responsabilité de ne pas avoir tort pour lui-même de vivre encore. Or cette secondarité de la vie a forcément une dimension subjective : ce ne peut pas être une nécessité « transcendantale » qu’on mettrait en œuvre sans le savoir, et dont nous serions innocents. D’un autre côté ce ne peut pas non plus être un savoir qu’on devrait appliquer : non seulement il faudrait s’assurer que c’est bien du vrai qu’il serait le savoir mais encore, dans cette hypothèse, il faudrait encore avoir raison et non pas tort de l’appliquer. L’être humain n’est donc jamais lui-même que sans le savoir, lui qui n’est sujet que par la vérité – attestant par là de ce que la vérité et le savoir, habituellement confondus par la réflexion, sont en réalité incommensurables.

Comme tout à l’heure avec celle d’être dépositaire, il y a une notion qui résout ce paradoxe : celle de « précompréhension », qu’on trouve chez Heidegger (L’être et le Temps) et nombre de phénoménologues.

L’être parlant, fait du vrai qu’il a à dire et de la responsabilité de n’avoir pas pour lui-même tort de vivre, a forcément une « précompréhension » de la vérité et du sens de cette notion. Par quoi on ne désigne pas une compréhension technique telle qu’il appartient au philosophe de l’élaborer mais un a priori à partir duquel on puisse tout simplement parler des choses et, d’une manière générale, être sujet. Et certes qu’être sujet soit notre affaire et non pas une condition métaphysique dont nous serions innocents suffit à justifier l’idée de « précompréhension » de la vérité, dès lors que c’est par elle qu’on est un sujet concerné par lui-même et pas seulement un individu indifférent à soi. La simple vie atteste de cette « précompréhension » : si à cet instant aucun argument ne peut me donner positivement raison de vivre (il faudrait encore que j’aie raison de m’y conformer !) si je n’en continue pas moins de faire ce que j’ai à faire dans la « précompréhension » de n’avoir pas tort d’en être le sujet. La « précompréhension » de la vérité se confond pour nous avec la réalité même de notre existence.

Le « facteur silencieux »

Comment cette précompréhension, qui n’est donc pas une compréhension, peut-elle être repérée tant dans les jugements à propos des choses, du type la neige est blanche, que pour chacun dans son rapport à lui-même, c’est-à-dire dans son irréductibilité d’être sujet au fait d’être tel ou tel individu ?

La vérité est évidemment impliquée à titre de prétention dans tout jugement « apophantique » du type « la neige est blanche ». Dire que la neige est blanche, c’est aussi bien dire qu’il est vrai qu’elle est blanche. Mais la vérité est impliquée dans toute performance langagière, et notamment dans celles qui ne peuvent être ni vraies ni fausses comme dans l’exemple du chef qui ne donne un ordre qu’à rappeler implicitement qu’il est vrai qu’il est le chef, qu’il est vrai que comme tel il est habilité à commander, qu’il est vrai que l’autre lui est subordonné, et qu’il est vrai qu’il est comme tel obligé d’obéir.

On voit que le syntagme « il est vrai que » est mis en facteur de toute affirmation et même de toute action langagière. Cependant il l’est silencieusement parce qu’à chaque fois ce n’est pas la question. En effet : s’il revient sur le fond au même de dire « la neige est blanche » et de dire « il est vrai que la neige est blanche », la seconde affirmation porte sur le jugement alors que la première portait sur la neige. Mais d’un autre côté, on ne peut pas dire qu’il s’agit là de deux thèmes différents, parce que ce qu’on disait de la neige constituait un jugement dont il s’agissait que nous assumions la responsabilité. Il est donc aussi impossible de mentionner le facteur « il est vrai que », qu’il est impossible de ne pas le faire. C’est pourquoi il faut dire que ce facteur est « silencieux ». Et qu’il l’est toujours à nouveau, à quelque strate de réflexion qu’on veuille le situer : si je dis qu’il est vrai que la neige est blanche, il est implicitement sous-entendu qu’il est vrai qu’il est vrai que la neige est blanche, et ainsi de suite. La référence au vrai est aussi irréductible que son antériorité.

On présente les choses en termes de subjectivité en faisant remarquer qu’en cette notion c’est du redoublement de la responsabilité qu’il va, et non pas d’une responsabilité déterminée que rien ne nous empêcherait d’énoncer, qui n’aurait donc pas à être « silencieuse ». N’importe quel exemple concret le montre. Ainsi le professeur n’est-il responsable de son enseignement qu’à d’abord être responsable d’être professeur. Or il ne peut absolument pas le dire, puisqu’il parle en tant que professeur mais que ce n’est évidemment pas en tant que professeur qu’il a pris la responsabilité de l’être (il a postulé, ou du moins accepté d’être nommé à ce poste). Le professeur qui parle assume par définition une responsabilité pédagogique, mais la responsabilité d’être professeur ne l’est pas, de sorte qu’il ne parle jamais que dans l’a priori de taire sa responsabilité originelle. On le voit : il n’y a de responsabilité qu’à ce qu’elle soit elle-même quelque chose de responsable, et cela est à la fois admis et reconnu, et toujours cantonné dans un silence préalable. Eh bien c’est de cette structure qu’il s’agit pour la vérité, si l’on nous a accordé que c’était la même chose d’être sujet de quelque chose, d’en être responsable, et de ne l’être qu’à n’avoir pour soi pas tort de l’être. Voilà pourquoi la vérité est la même chose pour nous (certes pas en soi c’est-à-dire dans les notions) que la responsabilité d’être responsable.

Conclusion : ce que nous ne sommes pas sans savoir que cela signifie

Indiquons rapidement la portée existentielle de cette distinction : elle revient à désigner comme vraie une vie dont l’affaire ne soit pas, contrairement à la vie en général, d’être la meilleure possible. A cause de la précompréhension dont on vient de parler, nul n’est sans en avoir l’idée et chacun la reconnaît notamment comme celle des héros – à nommer ainsi ceux pour qui la question de la vie n’est pas qu’elle soit bonne. On la pressent aussi dans le coup de foudre où s’éprouve l’évidence folle que tout quitter et tout perdre – y compris à la limite sa propre vie – ne soit pas un prix trop élevé pour la vérité[6]. Mais aussitôt toutes les raisons du monde se liguent en nous pour nous convaincre d’oublier ce qu’on a entrevu et qu’en réalité on savait depuis toujours ans oser en prendre conscience. Quoi ? Eh bien cette vérité originelle de l’humain : que la vie bonne n’est pas vraie et que la vraie vie n’est pas bonne. On l’a oublié, quand la vie a repris son cours, qu’on s’est accordé aux meilleures raisons et à la communauté des humains, mais on en reste marqué. Car le vrai, là où on l’a reconnu, nous a gardés à lui – bien que par ailleurs nous nous soyons rendus à nous-mêmes dans une vie qu’on avait toutes les raisons de vouloir retrouver. Le propre du vrai, en effet, c’est qu’on n’en revienne pas – et c’est d’ailleurs à cela qu’on le reconnaît.

Tel est le vrai, en effet, qu’il ne soit pas simplement ce dont la vie s’autorise mais aussi, parfois, ce qui la troue, ce qui fait irruption en elle, ce qui nous laisse localement absents à nous-mêmes alors que par ailleurs la légitime responsabilité de vivre au mieux a repris ses droits.

En somme, la question de la vérité est aussi celle de l’alternative du vrai qui perd et qui divise (la vraie vie, forcément singulière et qui ne va jamais sans effroi) ou du bien qui sauve et qui rassemble (la vie bonne, que tout le monde a raison désirer).

NOTES

[1]

C’est à partir de cette évidence qu’on peut saisir des cas particuliers où la vérité contribue à constituer la réalité, et semble paradoxalement en devenir un élément. Dans un passage de la Chartreuse de Parme, le comte Mosca pense qu’il est perdu si le mot « amour » surgit dans la conversation entre Fabrice et la Sanseverina. Ce mot serait la vérité de leur relation, et en même temps il la déterminerait de l’intérieur comme relation d’amour, et ainsi la causerait : la vérité de l’ensemble deviendrait un de ses éléments. Sauf qu’en étant ainsi réalisé dans la situation qui dès lors serait devenue une autre situation, ce n’en serait plus la vérité mais le savoir. Donc la vérité reste extérieure.

[2]

En grec ontos est le génitif de ôn participe présent, substantivé en to ôn comme on peut le faire en français ou en allemand, du verbe einai, être.

[3]

La réaction à propos des Sonderkommandos est toujours la même : comment peut-on accepter, juste pour rester en vie pour un temps de toute façon très limité, de se faire les complices actifs de pareilles atrocités ? Pourquoi est-ce qu’ils ne se suicidaient pas ? Nous ne le comprenons pas. Eux non plus ne le comprenaient pas. Mais la question de l’être humain n’est pas qu’il se comprenne.

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Le paradigme est évidemment l’antisémitisme. Qu’est-ce que les antisémites reprochent aux juifs ? Rien : seulement d’être juifs. C’est tellement absurde du point de vue de la représentation, et donc aux yeux des antisémites eux-mêmes, qu’il y a toujours des tentatives de rationaliser ; mais comme elles changent selon les contextes (ici les juifs sont dominateurs, là ils sont serviles ; ici les juifs sont riches donc prédateurs, là ils sont pauvres donc parasites, etc.) elles ne trompent personne et chacun sait que la question n’est pas là. La rage typique de l’antisémite ne peut s’expliquer que par sa conscience obscure de ne pouvoir justifier qu’il le soit qu’avec des raisons dont il sait qu’elles n’en sont pas. Car c’est paradoxalement cela qui cause l’antisémitisme : qu’il n’y ait qu’un mot, « juif », et que ce mot ne signifie ni ne désigne rien. Être juif en effet n’est pas une religion puisqu’être athée n’y change rien ; ce n’est pas une race puisqu’il y a parmi les juifs toutes sortes de types humains, y compris des Noirs, les Falachas ; ce n’est même pas une culture puisque tout ignorer du judaïsme ne fait pas qu’on n’est pas juif quand on l’est. Juste un mot, maintenu sans référence ni signification. Or un mot vide, c’est quoi ? c’est comme tel l’appel à d’autres mots c’est-à-dire à parler et par là même à ce qu’il y ait de l’humain. Or qu’on nous appelle à être humain quand on a décidé de s’identifier à une essence particulière qui déciderait pour nous de nous, c’est effectivement impardonnable. Tant qu’il y aura des humains pour croire qu’ils sont ce qu’ils sont, il y a aura de l’antisémitisme.

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L’antisémitisme est donc une jalousie. L’explication qu’on vient d’en donner (un mot vide, qui comme tel est appel à l’humain) rend compte de ce que, pour l’antisémite, les juifs soient les vrais humains – lui n’étant dès lors que réel. Et que l’autre soit vrai quand on n’est soi-même que réel, c’est ce qu’on ne peut pardonner. Pour l’antisémite, le juif est impardonnable (les accusations chrétiennes de déicide ne sont donc qu’une rationalisation).

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Le fait reconnaître, entre autres œuvres, le film de Joseph Losey Eva, avec Jeanne Moreau et Stanley Baker.