La sensibilité comme produite (mort locale), par opposition à la sensibilité transcendantale (bêtise)

La sensibilité n’est jamais quelque chose de donné : ce n’est pas une nature dont on devrait supposer la présence et qui serait ensuite informée dans une synthèse subjective liée à la recognition. Il n’y a en effet de sensibilité qu’à ce qu’on ait été, comme on dit aujourd’hui ” sensibilisé “. Nous avions pris l’exemple des manifestations : s’il s’agit à chaque fois de ” sensibiliser ” l’opinion aux problèmes de telle ou telle catégorie sociale, c’est parce que l’opinion n’était pas sensible à ces problèmes qui existaient pourtant. Ainsi quelque chose peut exister sans qu’on y soit sensible, et on peut ensuite devenir sensible à cette chose : c’est qu’elle existe. Ensuite, une fois qu’on aura reconnu cette existence, on peut examiner les questions, les étudier et le savoir qu’on aura acquis pourra à son tour nous rendre sensible à la déterminité, à ce qu’est la chose à laquelle on aura été rendu sensible. La sensibilité c’est d’abord la sensibilité à l’existence, et ensuite le savoir rend sensible aux déterminations. Cette différence est absolument capitale.

Nous avons dit que pour qu’une manifestation ” sensibilise ” l’opinion, il fallait qu’elle soit ” marquante “. Si elle ne l’est pas, l’opinion pourra être informée des problèmes de telle ou telle catégorie sociale, elle n’y sera pas sensible. Ne confondez donc surtout pas être informé d’une chose et y être sensible. Vous me direz que l’information permet d’être sensible. Pas exactement : elle permet d’être sensible à la déterminité, non à l’existence. Ainsi peut-on savoir que telle catégorie travaille dans des conditions particulièrement difficiles, et pouvoir entendre les informations qui nous serons données par la presse, et qui compléteront ce savoir. Notre savoir nous rend donc réceptif à de nouvelles informations ; nous comprendrons les problèmes mais nous n’y serons toujours pas sensible. Par exemple on se fera cette réflexion : cela fait partie de la vie, et chacun a ses difficultés. Par contre, une manifestation ” marquante ” nous rendra sensibles à des problèmes dont nous pouvions ” par ailleurs ” avoir connaissance et, sans rien nous apprendre, pourra nous les faire ressentir brusquement comme intolérables.

Là vous voyez bien une différence radicale, qui permet de reconnaître que la question de la sensibilité est la question de l’extériorité au savoir. On savait mais on n’était pas sensible. Une fois marqué, on ne sait absolument rien de plus, et pourtant on est sensible éventuellement, au point de ne plus pouvoir tolérer que la réalité qui avait duré pendant des dizaines d’années dure un seul jour de plus.

Depuis cette opposition, vous comprenez le rapport de la marque et de la sensibilité. La marque est le lieu où la sensibilité est littéralement produite. Et sans la marque, il n’y a tout simplement pas de sensibilité.

Comme la sensibilité n’est pas une chose qu’on pourrait concevoir en termes de causalité, qui renvoie toujours à une idée de transcendance (c’est la définition même de la cause qu’elle transcende les effets, et l’indication d’un effet comme tel est pour cette raison ” transcendantale “), on ne peut pas dire que la marque est la cause de la sensibilité, à strictement parler. Non : il faudrait dire à propos de la marque, et pour la sensibilité, qu’il n’y a pas de différence entre la cause et le lieu. D’avoir été marqué m’a rendu sensible, et ma sensibilité n’est rien d’autre que le lieu marqué de ma personne, comme capacité locale d’être affecté.

Question : vous aviez dit que le savoir donnait aussi une sorte de sensibilité. La marque s’oppose pourtant au savoir…

En effet. J’ai dit que le savoir nous rendait sensible à la détermination des choses en ce qu’il nous permettait de les comprendre. J’avais pris l’autre jour l’exemple de la visite d’une usine. Si vous n’êtes pas ingénieur, et si je vous demande de me décrire les machines que vous aurez aperçues, vous en serez à peu près incapables (pas totalement, puisque vous avez un minimum de savoir : vous ne confondrez pas une machine rectangulaire avec une machine ronde, par exemple). L’ingénieur, lui, aura perçu – je parle bien de la simple perception – une foule de choses dont, si nous y retournez munis du savoir qu’il vous aura communiqué, vous ne pourrez pas comprendre comment vous avez fait pour ne pas les voir. Donc, c’est vrai, le savoir est la condition de la sensibilité. Mais en quel sens ? Eh bien tout simplement parce que la réalité du savoir ne fait qu’un avec la subjectivité qu’on peut pour cette raison dire intrinsèquement ” savante “. J’ai déjà pris l’exemple du médecin, qui est particulièrement évident. Le médecin voit littéralement ce que le profane ne peut pas voir, il est donc sensible à des choses auxquelles nous sommes insensibles, et c’est forcément son savoir qui en est la cause. Or le médecin en tant que tel n’est rien d’autre que la réalité effective de la médecine (c’est ce qui lui donne le droit de prescrire les traitements : que sa parole soit l’actualisation de la médecine de son époque, et non pas sa parole individuelle). De sorte que sa subjectivité n’est rien d’autre que l’effectuation d’un savoir préalable : c’est une reconnaissance de ce qu’il savait déjà, qu’il retrouve dans la réalité. Certes, le médecin est sensible à des choses auxquelles nous sommes insensibles, mais cette sensibilité n’est rien d’autre que le fait qu’il reconnaît par exemple dans la manière de se présenter d’un patient, un symptôme décrit dans un traité médical. C’est bien une sensibilité, sans aucun doute. Mais en même temps ce n’est pas une sensibilité, puisqu’il n’y a rien de nouveau : il y a seulement une rencontre de la forme objective du savoir par sa forme subjective (laquelle forme n’est rien d’autre que la subjectivité du médecin en tant que tel). Plus simplement : le savoir nous rend sensible à ce que nous savions déjà, et ce type très particulier de sensibilité, on peut l’appeler recognition, après Kant.

Mais je dis que ce n’est pas ” vraiment ” une sensibilité parce qu’il n’y a pas de surprise, pas d’étonnement, pas de rencontre, en un mot pas d’événement. Après sa journée de travail, le médecin n’a rien appris, puisqu’il a seulement reconnu dans la réalité ce qu’il avait appris dans les cours qui lui avaient été dispensés. Et s’il ne reconnaît jamais que des choses qu’il connaissait, alors je dirai malgré tout qu’il est insensible. La sensibilité, en tant qu’elle n’est pas produite mais qu’elle est toujours déjà là dès lors qu’on se définit forcément par tel ou tel savoir qui nous autorise à dire ” moi “, bref en tant qu’elle est fonction transcendantale (effectuation de la subjectivité en tant que telle), je l’appelle insensibilité. Je vous ai promis un exposé sur la sensibilité chez Kant, dont j’ai besoin pour vous faire comprendre cela. Eh bien vous verrez à chaque fois que ce que Kant appelle sensibilité, nous pouvons très rigoureusement le nommer insensibilité.

Je vous donne juste un exemple de cette désignation dont j’assume le caractère paradoxal. Si j’éprouve un sentiment de respect en apercevant ” un humble artisan ” dans la rue, dit à peu près Kant, c’est que je reconnais en lui la présence de la loi morale, qui assure la dignité de la personne humaine. Un sentiment causé par le fait d’apercevoir quelqu’un, on ne peut pas nier qu’il s’agisse là de la sensibilité, vous me direz. Eh bien si : car, ce sentiment, de quelle sensibilité est-il la réflexion ? Kant le dit expressément : je suis sensible à la présence de la loi morale en lui. Mais la loi morale, son principal caractère est que je la trouve déjà au fond de moi, exactement comme je trouve le ciel étoilé au dessus de ma tête : c’est mon humanité (et notamment l’explication du fait que j’ai des devoirs envers moi-même). Alors je le demande : est-ce que j’ai été sensible à l’individu lui-même ? Non : seulement à quelque chose qui était en lui et qui, d’avoir été également en moi d’une manière préalable, n’a donc été que reconnu, et nullement rencontré… Voilà la sensibilité, dans cet exemple : l’individu que je rencontre ne compte absolument pas, et tout ce qui compte c’est ce qui était déjà en moi et même ce qui me constitue éminemment comme étant légitimement moi. Eh bien j’appelle cela insensibilité radicale. Kant, philosophe de la sensibilité, est le penseur de l’insensibilité, je crois – précisément parce que c’est toujours l’homme qui réfléchit qui est en cause chez lui (et chez nous quand nous réfléchissons sans réfléchir sur le fait que nous réfléchissons), ce n’est jamais l’homme qui pense (voyez ce qu’il dit du génie : un don naturel !) ni même de l’homme vivant, engagé corporellement dans le monde des choses et des êtres qui lui sont toujours antérieurs. De sorte que la critique que je ferai de la sensibilité chez Kant ce sera à nouveau la critique de la réflexion non réfléchie comme telle.

Alors, pour en revenir à la question du savoir qui rend sensible, vous voyez que le schéma est exactement le même. Ce soi-disant respect dont nous parle Kant, ce n’est rien d’autre qu’une réflexion : je vois en l’autre ce qui me constitue comme sujet moral, et le sentiment de respect s’adresse en réalité à cette cause, la raison, dont je suis fait, que j’ai la joie intellectuelle de retrouver. C’est de cette retrouvaille qu’il parle, en s’imaginant parler d’une rencontre. Mais rencontrer, c’est exactement le contraire de retrouver : les gens qu’on connaît, on ne peut pas les rencontrer, mais seulement les retrouver. Et si un jour, on les rencontre, ce sera pour réaliser aussitôt qu’on ne les connaissait absolument pas, même s’il s’agit de la personne avec qui l’on vit depuis 30 ans ! Alors quand votre savoir vous rend sensible à quelque chose, c’est simplement une retrouvaille formelle. C’est exactement cela que j’appelle insensibilité. Ainsi le fonctionnaire inhumain est-il satisfait de voir des dossiers remplis réglementairement, lui qui fait revenir un administré 10 fois de suite pour une broutille purement formelle. S’il est content, on dira qu’il est sensible à la manière dont le dossier est rempli. D’accord. Mais sensible à quoi, sinon à sa propre mentalité de bureaucrate dont il verra en quelque sorte la réalisation sous la forme d’un dossier impeccable ? Vous voyez donc bien que quand on parle de sensibilité en se plaçant du point de vue du savoir – et j’accorde qu’il faut le faire, puisque je l’ai fait moi-même en commençant et que la définition de la sensibilité comme capacité d’être affecté là s’applique sans conteste – eh bien vous pouvez en même temps dire que c’est pure insensibilité.

Question : Quelle différence entre cette sensibilité qui est de l’insensibilité, et la sensibilité proprement dite, alors ?

Celle-ci que la première est toujours-déjà active puisqu’elle se confond avec la réalité même de la subjectivité, alors que la seconde advient à un instant donné, qui s’appelle justement l’instant de la sensibilisation. J’appelle cela, au sens verbal que j’ai déjà indiqué, la marque. Le savoir est déjà sensibilité réflexive, puisqu’il est forcément savoir de quelque chose ; et c’est de cela qu’il sera question quand nous parlerons de Kant (il s’en tient à la forme pure du savoir, c’est-à-dire à la nécessité transcendantale, et c’est pourquoi sa position est paradigmatique en ce qui concerne notre questionnement), et la sensibilité réflexive n’est rien d’autre que l’insensibilité. Par contre la sensibilité proprement dite est toujours étrangère au savoir. Ce qui nous marque, je vous le rappelle, on ne le comprend pas. Ce n’est jamais quelque chose dont on a l’expérience (n’oubliez pas qu’une expérience est une mobilisation de savoir qui s’accomplit dans un surcroît de savoir), mais c’est quelque chose qui nous a éprouvés, c’est-à-dire une rencontre dont on n’est pas revenu. C’est toujours la problématique de l’épreuve dans sa différence avec l’expérience qui sert de cadre à notre travail de cette année, parce qu’elle renvoie à une exclusivité à la subjectivité, que j’appelle la marque, et dont je veux vous montrer aujourd’hui qu’elle a la sensibilité pour enjeu. Donc ce qui nous a éprouvé, quelque chose dont on n’est pas revenu, a installé dans notre vie un lieu, qui s’appelle sensibilité.

La sensibilité est donc produite dans et par l’épreuve, à l’encontre de l’insensibilité qui est la nécessité pour le savoir de retrouver sensiblement ce dont il est le savoir. Or vous allez découvrir une conséquence décisive de cette opposition.

L’épreuve, je vous le rappelle, s’oppose à l’expérience en ceci que cette dernière est toujours expérience du même sujet (c’est toujours moi, mais enrichi d’un nouveau savoir) alors que l’épreuve est toujours celle d’un autre sujet (” je suis désormais quelqu’un d’autre “). La question de la sensibilité doit donc s’entendre selon que son sujet est le même ou un autre.

Le même sujet, c’est le même savoir. Par exemple, si je suis malade aujourd’hui je vais aller consulter mon médecin, et je reconnaîtrai que c’est déjà lui que j’avais consulté l’année dernière. Imaginons qu’il ait abandonné la médecine et qu’il exerce une tout autre profession. Si je le rencontre dans l’exercice de sa nouvelle profession, il est possible que je ne le reconnaisse pas. Ou alors si je le reconnais, ce sera parce que la réalité superpose forcément les savoirs et que je le reconnaîtrai depuis un savoir dont je n’avais pas clairement conscience jusque là (par exemple mon médecin habite mon quartier, de sorte que c’est ce voisin, dont je sais par ailleurs qu’il est médecin, que je reconnaîtrai dans son nouvel emploi). La reconnaissance de quelqu’un n’est possible que selon le savoir qui le constitue comme le même. Ceci pour autrui (vous avez bien compris que je parle de reconnaissance, et surtout pas de rencontre). Maintenant pour moi-même. Si je viens dans cette salle, et si je suis le même que celui qui est déjà venu la semaine dernière, c’est bien parce que je sais que je suis professeur. Imaginez que je sois frappé d’amnésie partielle, comme cela arrive en début d’Alzheimer : je me souviendrais de tout, mais pas de mon emploi dans l’éducation nationale. On me conduirait dans cette salle et vous me reconnaîtriez. Mais moi, est-ce que je me reconnaîtrais ? Vous voyez bien que non. Par contre, dans ma maison, je me reconnaîtrai sans problème (jusqu’à la prochaine étape de la maladie, du moins), et je saurai parfaitement qui je suis. Vous constatez par conséquent que l’identité subjective ne fait qu’un avec l’identité du savoir. Supprimez le savoir de quelqu’un, vous en faites une chose (l’expression consacrée est non pas chose mais légume, comme vous savez…) : il n’y a littéralement plus personne. Donc si vous m’accordez ainsi que la réalité du sujet n’est absolument rien d’autre que la réalité du savoir, autrement dit si vous m’accordez qu’il n’y a pas de différence entre un savoir augmenté et un sujet enrichi, alors vous comprenez que le sujet en tant que tel est insensible, puisqu’il n’y a tout simplement pas de sujet pour être sensible mais seulement un savoir qui se réalise sensiblement dans la reconnaissance de ses objets. Cette idée est capitale pour la suite de notre travail.

Maintenant considérons le sujet intrinsèquement autre (c’est cet oxymore qui constitue toute la difficulté à penser l’épreuve), ce sujet qui n’est ” plus le même “, qui est ” désormais quelqu’un d’autre “. Le sujet ” autre “, vous savez qu’il est le même ” par ailleurs “, c’est-à-dire dans la réflexion qui va me permettre de dire que je suis éprouvé, moi qui ne suis plus celui que j’étais avant l’épreuve. Donc du point de vue de la réflexion, on se retrouve dans le premier cas de figure. Alors vous me direz qu’on ne peut plus avancer, puisque le sujet éprouvé, s’il est éprouvé, il n’est plus là et qu’il n’y a dès lors plus de question. Certes, mais n’oubliez pas que le sujet éprouvé, c’est le sujet de l’expérience : le sujet ” par ailleurs ” qui retotalise non seulement ce qu’il sait (toute sa vie c’est-à-dire l’ensemble de son expérience) mais encore l’absence qu’il constate là où, auparavant, il se reconnaissait aisément. Si je pense à telle des épreuves que j’ai traversées, j’en fais donc une expérience (c’est moi qui vous parle qui l’ai traversée), mais puisque ce sont des épreuves, cette expérience qui conditionne ma réflexion est barrée précisément au niveau de cette réflexion, de la constante représentation que je puis garder de moi-même. Je dirai ainsi que je me reconnais en tous les domaines de ma vie, sauf là où, désormais, je suis quelqu’un d’autre. Dans mon cogito, qui est en même temps la légitimité inconditionnelle de dire que je suis moi, il y a des brèches. Les marques.

Nous commençons à comprendre comment fonctionne la sensibilité, en présentant les choses de cette manière. Car d’une part je reste le sujet de l’expérience et donc de la vie (vivre, c’est maintenir son identité envers et contre tous les changements, si radicaux qu’ils soient), mais d’autre part je suis affecté d’impossibilités partielles de me reconnaître (je suis partout le même, sauf là où je ne suis plus celui que j’étais). Ces impossibilités, ce sont les marques, puisqu’elles renvoient à chaque fois à ce qui m’a marqué. ” Par ailleurs “, c’est-à-dire dans ma réflexion, j’ai donc cette sorte de sensibilité dont je vous ai montré tout à l’heure que c’était en réalité une insensibilité. Mais là où je ne me reconnais pas, c’est-à-dire en ces lieux de ma vie où je ne suis plus, vous constatez aussi que je suis sensibilisé, puisque sensibiliser est précisément l’effet de ce qui marque (c’est la même chose de vouloir sensibiliser et de vouloir marquer, comme dans l’exemple des manifestations). D’où ce paradoxe : que je ne suis sensible que là où je ne suis plus !

Voilà le secret de la sensibilité, à mon avis : qu’elle se fasse toujours sans nous. Quand elle se fait avec nous, comme dans les cas que j’ai cités, c’est ce qu’il faut au contraire appeler insensibilité. L’expérience est le domaine de l’insensibilité. Et je crois que cette définition serait suffisante, si l’on prenait soin de développer la notion d’insensibilité en indiquant bien qu’elle est une sensibilité nécessaire – dès lors qu’on est dans le domaine de l’expérience c’est-à-dire du savoir. Par contre, là où je ne suis plus, aucune reconnaissance n’est plus possible, et c’est cette impossibilité de la reconnaissance qui est à proprement parler la sensibilité, en tant qu’elle ne diffère pas de sa propre impossibilité. Que la réalité de la sensibilité soit d’être impossible (j’insiste : c’est sa réalité que je désigne ainsi et non pas le fait qu’il n’y ait pas de sensibilité – car ” impossible ” s’oppose à ” possible ” et non pas à ” réel “), autrement dit qu’il n’y ait de sensibilité que là où il ne peut pas y en avoir parce qu’il n’y a personne pour y être, voilà ce que c’est qu’une sensibilité de la rencontre ou de l’événement – moment impossible (moment de réel par conséquent) où c’est le rencontré qui compte et non plus moi. Mais attention : quand je dis qu’il n’y a personne pour être sensible, cela renvoie expressément à ces absences de moi même dans ma propre vie que j’appelle des marques. Là où je suis marqué, je ne suis plus (mais par ailleurs je suis toujours), et c’est exactement là qu’on peut parler de sensibiliser, puisqu’il n’y a pas de différence entre être marqué et être sensibilisé, c’est-à-dire rendu sensible.

L’insensibilité, c’est de rater la rencontre, de rater l’événement, parce que de toute façon on savait d’avance à quoi s’en tenir. Voilà une bonne définition de la bêtise, il me semble…

Mais alors qui a été rendu sensible, s’il n’y a plus personne au lieu de la marque, et si c’est précisément cette disparition du sujet de l’expérience qui est la ” sensibilisation ” ?

Suivez bien cet argument qui est crucial, et qui donne la solution du problème. Car toute la difficulté de cette notion est de comprendre à la fois qu’elle renvoie à un sujet (s’il n’y a personne, on ne peut pas parler de sensibilité, et je ne reviens pas sur ce que j’ai dit au début) et en même temps qu’à elle a pour seule réalité objective l’abolition dudit sujet (je ne suis sensible que là où je ne suis plus, c’est-à-dire que là où je suis marqué). Le principe est la distinction du sujet de la représentation, qui est le sujet de l’expérience et de la réflexion (dans tout ce qu’il rencontre, il ne reconnaît jamais que son savoir, et c’est pourquoi je le dis insensible) avec… Avec quoi ? Avec rien ! car il ne s’agit pas de faire des distinctions entre les formes du sujet. Bien sûr, je pourrais parler du sujet de l’inconscient, qui n’a rien à voir avec le sujet de la représentation. Mais ce serait de la psychanalyse et pas de la philosophie. Je parle donc d’un sujet, celui de la représentation, c’est-à-dire de l’expérience et de la réflexion, et je dis qu’il se définit par son droit à dire ” moi “. Et d’autre part je considère que ce sujet ainsi autorisé d’un certain savoir aussi multiple qu’on voudra (et donc insensible – et d’ailleurs tout le monde sait bien qu’il n’y a pas de différence entre être insensible et être autorisé d’un savoir), eh bien il y a des moments et des lieux (ceux que j’appelle marques) où il ne se reconnaît pas parce que l’autorisation correspondante relève d’un savoir qui a donné lieu non pas à une expérience mais à une épreuve. Donc, si vous m’accordez cette définition opératoire du sujet par le droit qu’il a de dire ” moi ” – définition qui est bien utile, parce qu’elle nous évite de poser le problème de la structure du sujet et donc de verser dans l’anthropologie – vous m’accordez d’une part qu’il n’y a pas de différence entre être insensible et avoir le droit de dire ” moi “, et d’autre part que la sensibilité n’advient que là où ce droit cesse, et donc, puisque ce droit épuise le sujet, que là où il n’y a plus personne.

Je vais essayer de m’expliquer plus concrètement, au moyens d’un exemple.

Tout ce qui peut m’affecter en tant que sujet de l’expérience, c’est quelque chose qui est déjà contenu en puissance en moi. Par exemple corriger des copies, j’en ai l’expérience. Cela signifie que la correction de copies est en puissance dans le droit que j’ai, dans cette classe et sur cette estrade, de dire ” moi ” (car moi, c’est moi le professeur, ici). En tant que je suis fait de ce droit, la correction des copies renvoie à une sensibilité (je peux me fâcher si vous tardez trop à me les rendre) qui n’est rien d’autre que l’effectuation de ce droit (un professeur qui n’exigerait pas un certain nombre de dissertations par trimestre serait un mauvais professeur, c’est-à-dire quelqu’un qui n’aurait pas le droit de dire ” moi “). Vous voyez bien qu’il n’y a pas de différence entre être sensible, par exemple à la date de remise des devoirs, et être en réalité quelqu’un d’insensible : ” vous étiez malade ? je ne veux pas le savoir ! “. Voilà, j’espère, un exemple que vous allez trouver convaincant, et qui va vous prouver que j’ai bien raison de définir comme insensibilité la sensibilité du sujet de l’expérience ! Mais là où j’ai été marqué, vous voyez bien que cette insensibilité (ma sensibilité de prof) va tomber. Disons qu’un élève n’aurait pas pu rendre sa copie pour des raisons familiales que j’aurais moi-même connues, et dont je ne me serais jamais remis. Là vous voyez bien que ma bêtise habituelle, c’est-à-dire ma sensibilité liée au savoir et donc aussi mon insensibilité, tombera : au moment de ramasser la copie, je ne pourrai pas le sommer de me la rendre ou d’accepter un zéro. Parce que le prof, à cet instant, ne sera plus là. Et cette impossibilité de sommer ou de mettre zéro, vous direz que c’est de la sensibilité : j’aurai été sensible à la détresse de l’élève. Mais c’est toujours d’un élève et d’une copie à rendre qu’il s’agit : je ne cesse pas pour autant d’être prof, sauf qu’en ce lieu précis, et comme prof, je manque. Ce manque, c’est le fait de n’être pas revenu de l’épreuve en question. Et vous savez que ce fait, qui constitue la marque, il faut l’appeler aussi une mort locale, puisque la vie est l’horizon de réflexion que tout vivant est pour lui-même et que c’est précisément cette nécessité qui est récusée là où je suis marqué. Et là où je suis mort, c’est-à-dire là où la représentation cesse de valoir, alors je suis sensible. C’est le même paradoxe que celui de la pensée (ce qui n’est pas étonnant, puisqu’on ne pense qu’au lieu de la marque) : la sensibilité est identique à la mort en tant que locale, par opposition à la bêtise qui est la sensibilité en tant que coextensive à la subjectivité, puisque c’est une fonction du savoir. Si l’on reste dans le cadre de l’école, je dirai en plaisantant à moitié que le pire exemple de cette bêtise coextensive du moi serait d’être sensible aux cours qui sont scolaires ou aux qualités scolaires des cours : l’élève en tant qu’élève est (ou le futur consommateur, le futur cadre, etc.) est constitutivement insensible aux cours qui sont des événements (s’il y en a). La bêtise qui donne le sentiment d’être la plus épaisse est l’insensibilité à ce qui compte, au nom de ce qui importe d’une manière assurément très légitime (par exemple préparer le concours, acquérir des connaissances, devenir un futur consommateur, ” réussir dans la vie “). Un autre exemple : examinez la liste des ” Refusés ” des salons officiels de la fin du dix-neuvième siècle et vous y trouverez tous les peintres qui comptent de cette époque. Là vous voyez vraiment la bêtise épaisse, en ce qui concerne le jury de ces salons : contre ce qui compte, elle consiste à s’en tenir à ce qui importe (en l’occurrence le goût du public – et certes, personne ne peut nier qu’une exposition est faite pour le public).

D’ailleurs pour la notation c’est pareil : quand une disserte est correcte scolairement (analyse du sujet, plan, etc.) mais sans originalité c’est-à-dire représentative de ce que l’école attend en principe de n’importe quel élève, j’ai envie de mettre zéro, et il faut vraiment que je me force pour mettre la bonne note que le professeur que je suis ” par ailleurs ” doit impérativement mettre. Inversement, une disserte objectivement mauvaise, mais qui comprend une remarque étonnante, il faut que je me retienne pour ne pas lui mettre une très bonne note (d’ailleurs je ne me retiens pas toujours). Voilà donc une illustration de cette nécessité que j’essaie de vous décrire : là où je manque, comme prof (et certes, une administration bornée pourrait légitimement me reprocher certaines trop bonnes notes), je suis sensible. Et là où je ne manque pas, je suis insensible : la vie n’est sensible qu’au lieu exact de la mort.

Ainsi la question de la sensibilité est-elle toujours celle de l’alternative entre la bêtise, qui consiste à être sensible ” en tant que ” (par exemple en tant que prof je suis sensible à la clarté du plan des dissertations : c’est là que je retrouve mes impératifs professionnels), et la mort qui échappe forcément au ” en tant que “, puisqu’il n’y a par définition pas de savoir de la mort (ainsi une phrase perdue dans une mauvaise dissertation – à quoi le prof présent doit être négativement sensible – peut faire événement, attester d’une singularité à quoi ma joie sera d’avoir été sensible).

C’est donc toujours du même sujet qu’il s’agit : le sujet de la réflexion ou de l’expérience, selon qu’il est vivant ou qu’il est mort. Dans le premier cas sa sensibilité très réelle – c’est justement le premier trait du vivant d’être sensible – est pure insensibilité, dans le second, une béance dans la vie (un morceau de mort, ai-je déjà dit), c’est le lieu dès lors impossible où la vie est sensible, la mort, toujours locale, comme vous savez.

Et d’ailleurs cette identification de la sensibilité à l’insensibilité, vous allez tout de suite en être convaincus, quand je vous aurai fait remarquer que le vivant, qu’on définit avant tout par sa sensibilité (être mort, c’est être insensible), n’est pourtant rien d’autre que sa sensibilité. Le lion, par exemple, il est sensible à la faim ! Eh bien, est-ce que sa sensibilité à la faim (sans sensibilité de lion ” en tant que ” lion) n’est pas identique à sa parfaite insensibilité à l’égard de la gazelle ? Vous voyez bien que s’il était insensible au sens vital (il n’éprouverait pas le besoin de se jeter sur un autre animal pour le dévorer), il serait sensible enfin à ce qui est autre que lui-même : pour la première fois, il découvrirait la gazelle.

Je le dis autrement et je terminerai la séance sur cette indication : le sujet de l’expérience et de la réflexion est sensible à ce qui importe, alors que le sujet marqué est sensible à ce qui compte. Ce qui compte ne nous ” touche ” que là où nous sommes localement mort. Ce qui importe nous touche là où nous sommes vivants, c’est-à-dire bêtes. La bêtise, c’est en effet le domaine de ce qui importe. L’autre de la bêtise n’est pas l’intelligence, mais c’est la mort en tant que locale – ou, si l’on préfère désigner cette dernière par l’effet qu’elle produit, c’est la sensibilité.

Je vous remercie de votre attention.