Cours du 24 janvier 03

 

Apprendre à vivre (3) : des leçons de vérité

 

Personne ne peut nous apprendre à vivre et ceux qui prétendraient le faire sont des imposteurs : d’une part l’idée de sagesse est contradictoire parce qu’elle ne permet pas de répondre à la question de savoir s’il est fou ou bien sage d’être sage, et d’autre part elle est inséparable de la nécessité d’un sujet anonyme (elle doit valoir pour quiconque) convoitant une place de maître (le sage, maître de lui, peut constituer un modèle pour les autres) – ce qui est très exactement la définition de l’esclave.

Si l’idée d’un savoir de la vie est une imposture, il n’en reste pas moins qu’on peut distinguer entre la vie réelle et la vraie vie – entre la vie qu’on mène et celle qu’on a (ou qu’on aurait) raison de mener. Cette distinction a deux conséquences, que nous allons examiner aujourd’hui.

Je commencerai par réfléchir sur la manière dont peut être produite ladite distinction, autrement dit comment on peut comprendre qu’il n’y a pas que la vie réelle, bien que par définition il n’y en existe pas d’autre, et je verrai ensuite sous quelle forme on peut penser ce qui, à l’encontre d’un savoir dont la supposition en autrui est une simple illusion, peut se donner à penser comme leçons de vie. Car enfin, si nul ne peut à bon droit être supposé savoir ce qu’il en est de la vraie vie, il n’en reste pas moins que certaines personnes nous donnent le sentiment d’une parfaite insignifiance, pour ne pas parler de ceux qui nous semblent fous ou criminels (les deux vies qu’on peut avoir tort de mener), alors que d’autres nous laissent entrevoir au contraire qu’ils ont raison de vivre comme ils vivent. Ce sentiment, dans sa dimension nécessairement réflexive, est celui d’une leçon que, sans l’avoir voulu ni même l’avoir su, ces personnes nous ont donnée. Il n’y a pas de savoir de la vie, mais il y a des leçons de vie – et c’est l’opposition formelle de ces notions que nous verrons en second lieu.

 

La distinction de la vraie vie : le travail de la vérité

Ce n’est pas le même, avons-nous appris la semaine dernière, d’être réellement sujet et de l’être vraiment. On peut présenter cette opposition en disant qu’on est vraiment sujet quand on l’est en première personne c’est-à-dire en impossibilité à soi – l’être réellement consistant au contraire à l’être en nécessité à soi (en tout ce que je pense et en tout ce que je fais, il s’agit nécessairement de moi). La question de la vraie vie pourrait être posée comme celle des conditions d’un être en première personne. Nous l’avons longuement traitée l’année dernière, puisque la question d’être vraiment sujet est tout simplement la question de l’autorité (comme quoi on parle toujours des mêmes choses). Aujourd’hui je voudrais réfléchir sur la production de la distinction entre la vie réelle et la vraie vie, prenant la notion de distinction en son sens verbal – bref, la considérant comme un effet.

 

La distinction, c’est par définition un effet de vérité, par opposition à la différence qui est un effet de savoir. Car le vrai ne peut apparaître comme tel, lui qui ne diffère pas du réel, qu’à un sujet par là même distingué – la distinction étant précisément la qualité de celui qui fait des distinctions là où les autres constatent qu’il n’y a pas de différences. Si donc on considère que la vraie vie est toujours celle d’un sujet distingué, on se trouve contraint de reconnaître dans sa notion celle d’un effet dont l’actualité peut être nommé ” travail de la vérité “.

La notion de travail de la vérité peut paraître paradoxale : nous sommes plutôt habitués à parler d’un travail de pensée, puisque les notions de vérité et de pensée sont corrélatives l’une de l’autre (il n’y a de pensée qu’en première personne et le vrai est précisément ce qui est posé en première personne). Mais je la maintiens pour tenir compte de ce qu’il y a du vrai naturel – la nature étant de toute façon un sujet en infinité et donc en impossibilité à soi, puisqu’il est naturel qu’il y ait la nature et que c’est depuis cette identité de l’abyssal et de la positivité que n’importe quoi peut être reconnu comme naturel. Par ce terme de vrai naturel, je désigne des choses dont l’originelle impossibilité à soi de la nature soit le principe de position (le ” donné “) et dont il est par là même légitime de parler en termes de vérité. Ce sont des réalités qui ont donc pour effet de nous faire parler ou agir en première personne c’est-à-dire vraiment – et certes, il n’y a que le vrai qui puisse produire un effet de vérité. Si donc on accorde qu’un tel effet de subjectivation est envisageable corrélativement à l’impossibilité que la nature est pour elle-même, alors on accorde qu’il y a du vrai naturel, et que la notion de vérité n’est pas étroitement corrélée à celle du génie simplement humain (lequel n’est rien d’autre que l’agir ou le penser en première personne).

Quelque chose s’impose devant quoi nous ayons à nous incliner. Voilà le vrai – qu’il procède de l’esprit ou de la nature. S’incliner, cela signifie reconnaître l’autorité. Et donc, savons-nous désormais, la position en première personne.

Il y a des choses qui font autorité : les œuvres, bien sûr, mais aussi les événements, par exemples l’apparition d’un arc-en-ciel ou, plus simplement encore, un paysage où la nature, adoptant pour ainsi dire d’elle-même la forme représentative, n’est pas sans laisser croire qu’elle donne quelque chose à penser. Et puis bien sûr l’immense domaine des comportements humains, de ce qu’ils supposent et de ce qu’ils impliquent comme rapport à ce qu’il est impossible de ne pas nommer une vérité préalable – celle qui les rend humainement possible, si l’on pose en principe que rien d’humain ne se fait que dans l’horizon qu’on ait eu raison de le faire. Bref, tout ce qui ouvre à la méditation fait autorité, imposant à l’esprit qu’il s’incline devant ce que, dès lors, il est nécessaire d’appeler le vrai.

Le vrai s’impose, il commande sa reconnaissance et l’on peut dire que ce commandement est un travail parce qu’il produit un effet. Nous avons étudié cet effet de subjectivation : on l’appelle respect. Et ce sentiment a bien un pouvoir de distinction entre les sujets, puisqu’il y a ceux qui sont capables de respect et ceux qui ne le sont pas – les premiers étant du côté de l’épreuve tandis que les seconds sont du côté de l’expérience. La distinction qui se fait entre les sujets, et qui est donc aussi bien celle de l’épreuve et de l’expérience, on la traduit en disant d’une part qu’il y a des gens distingués et des gens du commun, et en disant d’autre part qu’il y a ceux qui sont marqués et qu’il y a tous les autres.

La distinction, nous le savons aussi depuis longtemps, présente cette particularité étonnante d’être une relation valant de manière absolue (ce paradoxe est celui de la marque) : il y a des gens distingués, ces gens qui inspirent le respect et dont la rencontre est toujours marquante, mais il y a aussi des choses distinguées. Le modèle en est bien sûr l’œuvre mais, je viens de le dire, la nature en est relativement prodigue. Comment par exemple ne pas être étonné de la distinction du cheval de haute école, qu’on n’oppose pas simplement au cheval de trait ou même de course, mais surtout à sa propre réalité ? Est-ce que l’identité de la liberté et du savoir, dans l’existence animale où ni liberté ni savoir ne se donnent spontanément à reconnaître, ne produit pas un effet qui soit, précisément de l’avoir reconnu, un effet de respect et par là de distinction ? Non pas seulement au sens où il y aurait des amateurs éclairés capables d’apprécier des subtilités de figures invisibles aux béotiens, mais au sens où ces amateurs, de respecter un animal identifiant son existence à l’acceptation de la forme spirituelle, franchissent en quelque sorte le cap de la distinction en apercevant non pas ce que tout le monde aperçoit, mais ce qu’ils ont raison d’apercevoir ?

Telle est en effet la décision distinctive de ce qu’on pourrait nommer le travail de la vérité. Un artiste, par exemple, ne peint pas les choses telles qu’elles sont mais telles qu’elles ont raison d’être (ce sont de vraies pommes et non pas des pommes réelles qu’on découvre dans Cézanne), nous invitant par là même à les reconnaître non pas comme nous les apercevons habituellement mais comme nous aurions raison de les apercevoir si, dans la vie quotidienne, nous n’étions pas précisément ces sujets anonymes pour lesquels on a fabriqué la notion de sagesse.

Je ne parle pas du tout d’une compétence, comme telle à disposition de n’importe qui (pour devenir compétent, il suffit d’étudier), mais bien au contraire d’une aptitude à reconnaître le vrai là où n’importe qui n’aurait jamais vu que ce qu’il y a, à savoir le réel. Cette aptitude, proprement spirituelle (car la notion de vérité est expressément spirituelle) et dont le sentiment de respect est la réflexion, c’est elle que j’ai objectivée la semaine dernière à travers la notion de ” savoir-passe “.

Car enfin, qu’est-ce que le respect, sinon la conscience qu’on a d’être en train de passer là où pourtant il n’y a rien ni à constater ni à savoir ? Est-ce que dans le respect, le vieil homme n’est pas dépouillé quand nous accédons à une dimension qui n’en est surtout pas une, là où il n’y a rien à apprendre mais où nous sommes certains qu’une leçon définitive nous a été donnée ?

Eh bien, je dis que le respect a finalement pour sens qu’on rende grâce, sans le savoir, de cette leçon qui nous a été donnée. Le respect en nous atteste d’un travail non pas du vrai mais bien de la vérité (puisque, comme sentiment, c’est une réflexion) dont je dirai qu’il est action de grâce.

Respectons à notre tour l’ambiguïté de la formue et reconnaissons, comme le sens de ce que nous éprouvons en respectant, que la grâce agit en nous (la vérité) et que nous rendons grâce au sujet de cette action (le vrai) de nous avoir par là même distingués – nous qui, désormais, ne pourrons plus être celui qu’un autre aurait été à notre place, c’est-à-dire tout bonnement n’importe qui.

Le vrai s’oppose au réel, en ce qu’il est un réel dont la réalité ne compte pas : ce qui compte en lui, c’est la marque (par exemple la signature d’un certain peintre au bas du tableau – lequel perdra tout intérêt si d’aventure elle se révèle avoir été usurpée). Et la marque, justement, c’est non pas une réalité inédite, mais uniquement ceci que la réalité ne compte pas !

Etablir cette impossibilité que la réalité compte, autrement dit marquer comme le cheval de haute école l’a été par l’esprit au point de n’être plus que cette marque de l’esprit en lui, c’est une action dont il est impossible de méconnaître le caractère gracieux, dès lors qu’on n’a pas oublié la définition de la grâce qui est tout simplement que la réalité ne compte pas ! Tous les exemples qu’on peut prendre le montrent à l’évidence : j’avais cité la démarche gracieuse d’une jeune fille où le poids et la gravitation gardent toute leur importance mais ne comptent absolument plus, ou encore la grâce accordée par un chef d’Etat, qui ne conteste nullement l’importance de l’institution judiciaire mais fait qu’elle cesse de compter.

 

Le travail de la vérité, donc, cela s’appelle la grâce. Et que fait la grâce ? Une seule réponse possible : elle distingue, d’une manière que la réflexion où se déterminent le pour et le contre et où les meilleures raisons l’emportent contre les moins bonnes, doit nécessairementtrouver scandaleuse.

J’insiste sur la nécessité de ce dernier caractère, où se donne à reconnaître l’impossibilité des raisons. De la même manière que tout amour est scandaleux parce qu’il advient justement de ce que les raisons qu’on aurait d’aimer (ou de ne pas aimer) ne comptent pas, la grâce ne s’entend jamais qu’à l’encontre de toute éventualité qu’elle puisse être justifiée, c’est-à-dire admissible pour n’importe qui. La vraie vie est forcément scandaleuse, parce que c’est une vie de grâce. Il y a des gens qui passent leur vie à étudier et à se perfectionner, et d’autre part il y a Mozart. Il y a tous les gens de toutes les époques, et puis il y a soudain quelqu’un, par ailleurs plutôt désinvolte au quotidien d’après ce qu’on dit, qui montre à tous que la vie qu’ils mènent, si enviable qu’elle soit, n’est pas la vraie vie. Eux ils sont réels, lui il est vrai : seul il devait, seul il pouvait. Quelle leçon ! La question du travail de la vérité implique par conséquent que nous nous interrogions sur ce que c’est qu’une leçon – et plus particulièrement une leçon de vie.

 

Apprendre à vivre : l’opposition du savoir et de la leçon.

Il n’y a pas de savoir de la vraie vie, mais il y a des leçons de vie qu’il nous arrive de recueillir, des indications renvoyant à cette vraie vie par là même distinguée de la vie réelle – dont le paradoxe est qu’elle ne compte pas alors qu’elle est la seule par définition.

Rien de plus absurde en effet que d’imaginer la vraie vie comme une vie différente, celle qu’on aurait eu raison de choisir, par opposition à la vie simplement réelle, dont on aurait eu tort de se contenter – puisqu’un tel point de vue, en enfermant toute problématique dans l’horizon trivial du calcul des biens (il y aurait des biens apparents pour la multitude, et des biens réels pour quelques connaisseurs), traiterait d’un effet de savoir (la fameuse sagesse, à la limite) alors que je suis au contraire en train de parler d’un effet de vérité.

On vient de voir qu’il fallait nommer ” grâce ” l’ordre de la vraie vie. En quoi j’insiste sur la distinction de ce qui importe et qui vaut pour le commun, et de ce qui compte et qui vaut pour l’élu – puisque l’élection est toujours une grâce. En effet, élire, ce n’est pas choisir : on n’élit jamais qu’à ce que les raisons d’élire ne comptent pas, autrement dit qu’à ce que l’élection ne soit pas calculable. Cette dernière opposition entre élire et choisir renvoie à l’opposition du savoir et de la leçon, laquelle ne s’adresse précisément qu’à des élusquand bien même la leçon concernée aurait été largement diffusée (par exemple les happy few de Stendhal).

La distinction vaut dans les deux sens : il n’y a de leçon que d’un élu. Pour prendre une exemple institutionnel (et malgré la contradiction que cela peut impliquer, car institutionnellement chacun est un ” en tant que “), on dira que celui qui parle au Collège de France où les professeurs sont élus donne sa leçon, alors que l’enseignant lambda fait son cours, quelle que soit sa situation dans la hiérarchie universitaire qui n’est précisément qu’un système de places. Ce cours est suivi par des gens qui veulent du savoir et des diplômes, alors que la leçon de l’élu est écoutée par des témoins qui pourront dire, à la manière des braves dont l’Empereur par avance annonce la distinction, ” j’y étais “. Pareillement, les pianistes indiquent des filiations artistiques comme autant de distinctions (” voici Mme Unetelle, qui a été l’élève d’Yves Nat “), et aussi les psychanalystes (je connais personnellement plusieurs des très proches élèves de Lacan et je ne peux nier que ce titre, outre la valeur à chaque fois éminente des analystes concernés, suffit à m’inspirer du respect) ; personne n’aurait l’idée de poser la même chose dans l’ordre du savoir académique qui exige constitutivement que n’importe qui soit l’élève de n’importe quel enseignant, autorisé que reste celui-ci de sa place et de son savoir (et surtout pas de lui-même).

C’est que le savoir s’adresse à ce qu’il y a de commun en nous, alors que la leçon nous vise très exactement là où nous ne savons pas que nous aurons à être.

Et certes, en termes subjectifs, il faut dire que ce lieu est impossible et qu’il est dès lors exclu de profiter d’une leçon comme on peut profiter d’un cours : celui-ci nous enrichit alors que celle-là, bien sûr, nous marque. L’effet du cours est de rassembler alors que l’effet de la leçon est de distinguer. Bien sûr l’élection de ceux à qui elle s’adresse n’est pas une discrimination, laquelle s’appuie encore et toujours sur un savoir (par exemple les préjugés racistes, sexistes, etc.), de sorte que c’est moins l’exclusion de gens qui ne sont pas élus qui se trouve signifiée dans l’idée de leçon que la distinction, à l’intérieur de chacun, de ce qu’il y a de commun en lui (existant en troisième personne) et de ce qu’il y a de vrai (existant en première personne). Dire que la leçon ne s’adresse qu’à des élus signifie par conséquent qu’elle ne s’adressera jamais à tout le monde mais toujours à chacun. C’est aussi un aspect de la contradiction qu’il y a entre être un enseignant (ce métier exige qu’on s’adresse à toute la classe et qu’on n’ait personnellement absolument rien à dire) et avoir un enseignement (j’avais cité les exemples de Socrate et de Lacan). Bref, la leçon, même totalement erronée, est toujours vraie, contrairement au cours qui, éventuellement bourré d’exactitudes, ne l’est jamais : il n’y a de leçon qu’en première personne, aussi bien à la donner qu’à l’avoir recueillie.

 

La nécessité que la vérité soit impliquée dans la leçon, qui sans cela déchoirait au niveau du simple cours (ce qui arrive parfois : j’ai entendu l’enregistrement d’une leçon de Barthes où il répète des notions élémentaires de linguistiques, comme n’importe quel enseignant aurait eu raison de le faire), c’est précisément ce que désigne la notion, proposée la semaine dernière, du ” savoir passe “. La leçon en est le prototype ; et s’il y a un savoir de la vie (c’est-à-dire de la vraie vie, par opposition à la vie bonne), il est bien évident qu’il ne se transmettra pas dans un cours, surtout de philosophie, mais uniquement dans des leçons, éventuellement de philosophie.

Corrélativement au statut de la leçon, parole ou écoute en première personne, la notion de ” savoir-passe ” renvoie à ce paradoxe d’un savoir de la distinction quand tout savoir l’est de la différence. Je pousse l’idée jusqu’au bout en refusant d’identifier le savoir non seulement à la représentation explicite, ce qui va de soi, mais surtout en refusant de subjectiver la première personne – qui de toute façon ne se définit que par sa propre impossibilité, pour la raison de principe qu’il n’y a de leçon qu’originale et que la volonté d’être original, outre qu’elle est grotesque en plus d’être pitoyable, est une contradiction dans les termes, on l’a déjà dit.

Cela signifie par conséquent qu’il n’est pas nécessaire que le savoir-passe soit transmis par des gens qui en auraient eu la capacité ! Car si la sagesse ne peut être dispensée que par un maître lui-même sage (en théorie un idéal, en réalité une imposture), si le cours ne peut être dispensé aux étudiants que par un professeur suffisamment compétent, des leçons de vie peuvent au contraire être données par un fou, par un animal et même par une chose – en plus évidemment de pouvoir l’être, mais à condition que ce soit sans le savoir parce qu’il ne s’agit aucunement d’expérience, par toute personne éprouvée.

Qu’il y ait une expérience pratique de la vie qui conduise à une certaine prudence et puisse parfois justifier des conseils de bon sens, personne ne le niera. On niera par contre que cela puisse jamais concerner la vraie vie, dont aucune expérience ne peut rendre compte – sauf à rabattre le vrai sur le bien c’est-à-dire à le dénier. Le sujet du savoir de la vraie vie ne peut donc pas ressembler au sujet expérimenté qui serait à même de donner des conseils. En ce sens il n’est pas impossible qu’il soit fou. Et certes, selon l’exemple des pompiers new-yorkais que je prenais l’autre jour, il faut être fou pour grimper dans un immeuble en train de s’effondrer pour la seule raison qu’on a promis de ne pas abandonner les gens qui restent en danger dans les étages supérieurs…

Ce savoir-passe dont des folies comme celle-ci constituent une leçon (car ce n’est pas simplement une leçon de courage que ces hommes nous ont donnée, mais bien une leçon de vie – de ce que c’est vraiment que vivre), des êtres sensibles en sont aussi capables précisément parce qu’ils sont sensibles et qu’il est impossible de penser la sensibilité sans en inscrire la notion dans une problématique plus générale qui est celle de la vérité.

Rien ne peut être plus bête qu’une conception objective de la sensibilité, si l’on définit la bêtise comme la confusion du singulier et de l’ordinaire (Deleuze) – ici celle d’une propriété matérielle (réagir, comme le font les sels d’argent à la lumière) et d’un procès qui est toujours de subjectivation. Car il n’y a de sensibilité qu’à ce que l’être sensible ait été constitué comme tel d’avoir été sensibilisé, et donc marqué, comme nous le sommes depuis toujours par le langage. Dès lors tout être sensible est inscrit dans l’horizon de la vérité : on n’est jamais sensible à n’importe quoi mais seulement à ce par quoi nous avons été originellement marqués (par exemple à l’infini de l’Autre, pour proposer une interprétation lévinasienne de l’idée-marque de Dieu chez Descartes). Dès lors, tout ce en quoi l’être sensible apparaît comme tel, autrement dit dans sa marque, sera potentiellement porteur d’une leçon de vérité. Par exemples l’amour de deux pigeons, le courage d’une chatte défendant ses petits, la majesté d’une silhouette de cheval, la placidité du regard d’une vache, sans parler bien sûr du regard d’un chien et a fortiori d’un singe (il y a aussi des leçons en quelque sorte négatives, comme on le voit à propos de l’absurde suffisance d’un paon faisant la roue)… Si nous n’étions pas aussi obsédés par la semblance, c’est-à-dire par la décision mensongère de n’identifier le vrai que là où nous nous retrouverons comme sujets constituants (ce qui revient concrètement à identifier l’humanité à la personnalité au sens juridique du mot), et donc si nous cession d’enfermer la question de la vérité dans celle de la spéculation, nous pourrions éprouver, en quelques moments sidérants, des vérités dont, comme à chaque fois, nous ne nous remettrions jamais.

Les choses aussi sont capables de nous donner des leçons de vérité. Je pense à une sculpture de Germaine Richier qui m’a enseigné ce que j’ignorais et qui fait désormais partie du tissu même de mon existence : que le bronze, matériau inerte s’il en est, était capable de souffrir, de crier et même de hurler son angoisse – non pas une angoisse humaine qui aurait été représentée par l’artiste au moyen du bronze, non, mais tout au contraire une angoisse qu’on pouvait identifier à la hurlante détresse d’exister, quand on est le bronze. Propos fou, je le sais, mais dont j’assume la vérité comme, je crois, pourraient le faire tous les visiteurs de l’exposition que je visitai il y a quelques années à la fondation Maeghe de Saint Paul de Vence.

Ainsi le sujet d’une leçon de vérité est-il toujours en train de répondre, sans le savoir et sans qu’aucun savoir puisse jamais se substituer à cette réponse, à la question même de la vérité. Car enfin, on peut à chaque fois se demander ce qu’il en est de la vérité pour que le comble de l’humain se laisse reconnaître dans un regard de chien, pour que la détresse d’exister apparaisse comme la matérialité même (et non pas la signification !) d’une œuvre d’art…

Une réponse est indubitablement donnée à la question de la vérité, par ces réalités qu’il est impossible de ne pas nommer des sujets – une réponse qu’on ne trouve pas dans les livres, qu’on ne peut pas apprendre pour la réutiliser plus tard mais dont il est impossible de nier qu’on l’ait reçue. Bref, il y a des leçons de vérité qui, comme telles, nous marquent alors que toute leçon devrait nous enrichir et qui sont par là même de vraies leçons.

Valent-elles pour la vie en général ? c’est ce que nous apprendrons peut-être dans les prochaines séances.

Je vous remercie de votre attention.