Cours du 30 janvier 04

 

Enigme et mystère (1)

Les énigmes nous parlent et par là nous distinguent du sujet indifférent que nous sommes par ailleurs. Par les énigmes, nous accédons alors à notre vérité, si l’on nomme ainsi la capacité de vérité dont, marqués par elles, nous sommes désormais capables. Mais la distinction de soi est aussi distinction d’avec les autres, puisque chacun est par ailleurs n’importe qui – n’étant dès lors sujet qu’à ne pas être n’importe qui. On opposerait donc d’une part ceux que les énigmes a marqués de l’indéfinie multiplicité des autres, capables de savoir mais non de vérité. Or cette présentation est fausse, puisqu’elle méconnaît le statut originel de l’épreuve et donc de la constitution singulière de chaque sujet : chacun de nous est au moins marqué par l’épreuve du langage, dont il n’est assurément pas revenu. La confusion du savoir et de la vérité n’est donc pas une ” inauthenticité ” première dont nous aurions à être sauvés, mais c’est une désinvolture, et donc une responsabilité radicale.

Quand la réflexion reprend la distinction originellement propre à chacun pour en faire une différence, elle oppose donc non pas une petite élite éclairée à une masse ignorante, mais ceux qui assument la responsabilité d’être soi à ceux qui ont décidé de vivre comme s’il était possible de vivre autrement dit comme si la question du sujet n’était pas celle de sa propre impossibilité. Par là même ils ont décidé d’en rester au paradigme de la compréhension des choses, par opposition à une vérité qui, pour être précisément celle des choses, ne s’entend jamais qu’en distinction du savoir qui les comprendrait.

L’opposition de la désinvolture et de la responsabilité est donc pour les choses celle de leur compréhension et de leur vérité. Il y a des gens qui ont originellement décidé que la vérité ne compterait pas et qui ne voient donc rien d’autre que des réalités plus ou moins compréhensibles et puis d’autres qui ne comptent pas pour eux-mêmes et par qui il est alors pensable que de la vérité advienne.

Mais cette opposition entre ceux qui sont capables de vérité et par qui de la vérité est susceptible d’advenir (ce que signifie globalement le terme de pensée) et les autres, comment ne pas en faire une opposition entre des initiés à ce qu’on nommerait alors la Vérité, avec l’habituelle imposture des majuscules, et les autres qui devraient se contenter du savoir ?

Or cette opposition, difficile à éviter dès lors qu’on réfléchit la distinction de soi pour en faire une différence avec les autres, elle ne concerne plus l’énigme mais le mystère ! C’est en effet le propre du mystère de distinguer entre ceux qui sont initiés et les profanes. Si nous voulons poursuivre notre pensée de l’énigme, dont l’envers est la déconstruction des nécessités réflexives, il faut donc que nous barrions d’avance toute possibilité de confusion entre l’énigme et le mystère. Ainsi vais-je répondre à la demande de plusieurs correspondants qui suivent attentivement cette question de l’énigme et qui s’étonnaient que je ne l’aie pas encore distinguée du mystère. En quoi c’est d’un nouvel aspect de l’opposition de la vérité au savoir qu’il va forcément s’agir.

 

L’énigme : les choses qui parlent ont toujours déjà distingué le sujet comme capable de vérité

L’énigme nous parle, et c’est ce qui la caractérise en premier. La réciproque est vraie : si une réalité nous parle, alors elle est énigmatique. Les choses compréhensibles sont muettes en elles-mêmes, puisque leur sens est identique à la potentialité de notre savoir : à leur propos, nous avons depuis toujours pris la parole. De l’énigme au contraire nous la recevons : il y a du sens, mais il ne s’accomplit pas en savoir ; et c’est de cette différence du sens irrécusable et du savoir qui viendrait le réifier en un dernier et stupide ” c’est ainsi ” que nous recevons notre place de sujet. Ce qui veut dire tout simplement qu’il est impossible au sujet d’être originellement trivial, puisque c’est précisément de ne pas pouvoir être trivial que le sens suspendu s’impose comme l’exigence d’une parole. On appelle sujet ce vivant auquel la trivialité est originellement interdite – ce vivant qui a donc à être vraiment sujet. Pas de différence, par conséquent, entre cette nécessité simplement inhérente à l’idée de sujet (être sujet, c’est avoir à être vraiment sujet) et la reconnaissance d’une primauté originelle des énigmes. Par exemple : il faut mourir. Celui qui fait de cette nécessité une parole qui l’assume à la hauteur où elle se tient, on dira qu’il est un vrai sujet. Les autres, ils restent dans la désinvolture d’avoir depuis toujours bouché avec du savoir ou avec des opinions le gouffre ouvert par l’irrécusable en tant qu’interpellation (on peut citer, et sans aller jusqu’à mentionner la grossièreté des consolations religieuses : des théories biologiques sur le vieillissement cellulaire, des théories sociologiques sur le renouvellement des générations, ou des ” philosophies ” qui incitent à la ” sagesse ” ou à la ” lucidité “).

On advient à soi-même en ne se défilant pas devant sa propre exigence telle qu’on l’a reçue de l’énigme, c’est-à-dire en reconnaissant dans le non-sens du sens la vérité elle-même comme garantie de l’énoncé par l’énonciation. En effet, avoir raison, ce n’est pas tenir un discours exact, représentatif d’une réalité à laquelle notre vérité serait de se soumettre au moins intellectuellement, mais c’est poser valablement une parole que par là même on dira vraie. En quoi on a donc désigné un statut d’énonciation dont il faut nommer ” énigme ” la pro-vocation.

Toute parole, évidemment, dit quelque chose, profère un savoir. Celui qui n’a pas fait semblant de ne pas voir les énigmes et dont la parole est par là même valable puisqu’il répond exactement là où il a été interpellé, il produit aussi un savoir. Non pas un savoir vrai mais un vrai savoir. Cela dit, un vrai savoir est encore un savoir et même, si l’on peut dire, un savoir supérieur puisqu’il porte sur la vérité de son objet quand le tout venant des savoir ne porte que sur la réalité des leurs. Le parangon du savoir distingué est la philosophie puisqu’il n’y a de philosophie que d’un auteur et que par philosophie c’est toujours la vérité des choses qu’on entend, contre leur réalité dont s’occupe la science.

L’auteur dit la vérité de son objet, par opposition au savant qui en dit la réalité (la vérité de la morale est d’être kantienne, et par ailleurs elle est une production sociale et individuelle dont on peut exhiber le mécanisme), instaurant par là même un objet en lui-même déjà distingué (si on parle de la morale, on ne parle pas de ce que les sociologues et les psychologues baptisent de ce terme, bien qu’on ne parle évidemment pas d’autre chose). En quoi il répond à l’énigme. Sous le nom d’autorité du discours, on mentionne donc cette nécessité qu’il soit distingué par la prise de responsabilité de l’énigmatique, avec sa conséquence qui est de dire la vérité de son objet ; on l’oppose à la validité du discours commun seulement susceptible d’en dire la réalité. Il y a donc d’une part un discours de quelques-un, ceux qu’on appelle les auteurs, adressé à quelques-uns, ceux qui seront à leur tour à la hauteur de ce qui leur aura été dit (en l’occurrence l’œuvre, dans sa réalité irréductiblement énigmatique), et qui dit la vérité ; et d’autre part il y a un discours rédigé par n’importe qui (la compétence suffit) à destination de tous, et dont, corrélativement, la mission est de donner la réalité de son objet.

Je reprends ma question : comment ne pas confondre cela avec l’opposition de l’initié et du profane – par quoi nous ne parlerions pas de l’énigme mais du mystère ? Car enfin, réfléchir la distinction, qui est toujours celle de la vérité et de la réalité, en différence qu’on subjectivera, c’est bien opposer d’une part ceux qui ont fait de la vérité leur affaire (les auteurs et ceux que leurs œuvres – précisément comme énigmes – vouent eux-mêmes à la vérité) et d’autre part ceux qui n’ont même pas idée de cette distinction et qui en restent à la réalité (en quoi ils ont bien raison, puisqu’il n’y a rien d’autre !).

 

Le mystère déborde le savoir alors que l’énigme l’assume

On qualifie une chose de mystérieuse quand elle nous dépasse, quand elle excède nos capacités de sujets du savoir. J’annonce par conséquent d’emblée que la question du sujet pour la vérité (le sujet qui est en impossibilité à lui-même autrement dit qui pense) n’a aucun sens à propos du mystère, lequel concerne ce qui dépasse le savoir, alors que la question de la vérité n’est en rien celle de la nécessité d’un surplus de savoir. Tout le savoir du monde n’aboutit pas à une seule vérité, et il n’y a de vérité que de sa propre autorité (elle s’impose), c’est-à-dire sans le savoir. Cependant, si tous les savants du monde ne suffisent pas à faire un auteur, il n’en reste pas moins qu’on reconnaît à la science une autorité qui fait d’un énoncé répondant à ses exigences (notamment quant à la détermination de la preuve) un savoir par là même légitime et donc, pour la représentation, vrai. Cela revient simplement à dire que le vrai sujet est le sujet de la science : non pas surtout le sujet cogitant mais ce supersujet, si l’on peut dire, dont la science est comme le symptôme. En quoi j’ai nommé l’Occident. Et là, on peut parler de vérité, parce qu’alors, ne différant pas de la marque de cet Auteur (je ne sors pas de la formule cartésienne), la science est vraie mais comme un texte de Platon ou un tableau de Picasso sont vrais (elle est le génie occidental). Nous nous éloignons un peu de notre question, mais je voulais préciser par là que l’opposition de la vérité et du savoir n’est pas bêtement celle de l’art et de la philosophie d’un côté et de la science de l’autre, et qu’on peut parler des réalités dévoilées par la science comme d’une énigme, dès lors que la science elle-même et reconnue dans sa vérité et non pas platement identifiée au savoir. Cela dit, quand on considère la scientificité comme allant réflexivement de soi, c’est-à-dire comme excluant d’avance pour le sujet qu’il soit confronté à sa propre question, il faut dire que le domaine de la science est celui des mystères. Par exemple celui de l’origine de l’univers, qui n’est pas du tout une énigme (l’énigme, c’est qu’en général il y ait de l’être et donc de l’existence) au sens où le savoir scientifique l’approche constamment sans le réduire. Qu’il le réduise un jour et le mystère n’en sera que différé d’un cran (on passera de la question de notre univers à celle de la réalité des univers).

Le mystère renvoie à l’idée que notre connaissance est limitée, qu’il y a des choses qui la surpassent et qu’on peut seulement progresser en direction de ces choses, mais jamais les atteindre. L’idée de progression est essentielle à l’idée de mystère, et par conséquent aussi l’idée d’un dépassement de la réalité qui est actuellement la nôtre : progresser vers le mystère, c’est être en train de devenir plus soi-même comme sujet du savoir (par exemple plus cosmologiste quand on approche le ” temps de Planck “). Il appartient au mystère d’être déjà l’engagement sur un chemin – faute de quoi on n’aurait même pas aperçu qu’il y avait du mystère, mais en même temps de n’être rien d’autre que cet engagement : le rapport au mystère n’est pas de possession mais de cheminement, d’approche.

Contrairement au problème dont le manque de solution tient à notre incapacité ou à notre ignorance, le mystère ne renvoie donc pas à un savoir qui le comblerait, parce qu’il s’entend de ce que le savoir soit de toute manière toujours insuffisant. Dans le mystère, contrairement à ce qui vaut pour l’énigme, le savoir compte et il s’entend depuis la nécessité que tout savoir est d’encore plus de savoir. Sauf que cette nécessité pose une limite, laquelle est le mystère lui-même au sens strict (par exemple un instant zéro, dont on s’approcherait de plus en plus et de plus en plus difficilement). Ce qu’on peut encore présenter en disant qu’une progression dans le savoir, et par conséquent dans le mystère qui serait ainsi approché, loin de le supprimer, le ferait encore mieux apparaître comme mystère. On peut imaginer que les personnes les plus savantes soient les mieux à même d’apercevoir les mystères de la nature, par exemple, alors que pour les ignorants, toutes les vaches de la nuit sont pareillement noires.

L’adoption de l’attitude réflexive nous fait ainsi reconnaître l’inhérence réciproque du mystère et du savoir : celui-ci n’atteint jamais celui-là, mais, justement de toujours se poursuivre (chaque découverte pose de nouveaux problèmes), celui-ci est constitutivement orienté vers celui-là. On peut certes concevoir une prolifération buissonnante du savoir (ce qui est le cas le plus fréquent, en fait), mais il appartient à sa notion, parce qu’elle est celle d’une intentionnalité, de viser un objet et par là même d’en maintenir la transcendance – quel qu’il soit par ailleurs.

J’insiste sur cette première possibilité de présenter le mystère comme une fonction du savoir – ou plus exactement comme la conséquence de son intentionnalité : tout savoir est savoir de quelque chose dont c’est la réalité même du savoir que cette chose échappe au savoir. S’engager dans le savoir et le reconnaître comme originellement fait de sa propre intentionnalité, c’est la même chose, faute de quoi il n’aurait pas d’objet.

Il appartient donc à tout savoir dans lequel on s’engage qu’il ouvre à un mystère qu’on cernera peut-être de mieux en mieux mais dont il est d’avance exclut qu’on l’épuise, parce qu’alors il ne resterait plus que le savoir, qui ne serait plus ni le savoir d’un sujet ni celui d’un objet : personne ne saurait et il n’y aurait finalement rien à savoir. N’importe quel exemple met en évidence cette nécessité. Celui qui s’engage dans des études de biologie ne peut pas ne pas s’ouvrir par là même au mystère de la vie, si positive que soit par ailleurs sa mentalité, exactement comme celui qui devient sociologue s’ouvre au mystère de la constitution du singulier par le général, et ainsi de suite. Même les savoirs les plus triviaux, voire les plus sordides, impliquent cela : les études de marketing où il s’agit de savoir conditionner la ménagère à acheter le bon paquet de lessive ouvrent comme à leur horizon constitutif sur ce mystère qu’on appelle la ” décision d’achat “, et qu’on peut seulement approcher.

Dès lors admettrons-nous le mystère constitué d’une exténuation du savoir et par conséquent son objet d’une obscurité qu’on dira en raison inverse, c’est-à-dire progressive : le grand savant aperçoit seul à quel point la nature est mystérieuse, et la poursuite de ses recherches lui fera prendre conscience après coup que cette aperception était encore insuffisante par rapport à ce qu’il aperçoit maintenant, et ainsi de suite.

Défini par sa corrélation à la progressivité du savoir, le mystère s’entend nécessairement de ses propres degrés : il n’est pas opaque à la connaissance, il le devient, un peu à la manière d’une route dans le brouillard dont on voit les premiers mètres devant les phares de la voiture mais dont on n’aperçoit très vite plus rien. Ce qui n’est pas la même chose que ne rien apercevoir du tout. On se tromperait donc à imaginer les réalités mystérieuses comme simplement opaques ou indicibles, comme faites d’un noyau dur d’obscurité que notre savoir limité aurait cerné d’assez de lumière pour nous faire toucher leur noirceur. Non : les choses mystérieuses ne le sont qu’à l’être et en même temps qu’à le devenir depuis toujours, à mesure que s’accroît notre savoir les concernant, précisément de ce qu’il les concerne.

Il est donc faux de dire que le mystère se distingue lui-même entre du connaissable et de l’inconnaissable, entre des réalités qui seraient appropriées à nos ” facultés ” de connaissances et d’autres qui leur seraient exclusives, mais il faut dire que le mystère est ce qui est en train d’excéder notre capacité de connaître – par opposition à des réalités simplement transcendantes qui l’excèderaient en quelque sorte une fois pour toutes, et dont nous ne parlerions donc même pas. Bref, le mystérieux n’est pas le transcendant, mais c’est ce qui est en train de transcender. Ne confondons pas exclure le savoir et l’excéder. Or c’est la réalité même du savoir comme intentionnel et ” objectif ” qu’il soit en même temps la thèse de son propre excès – autrement dit du mystère !

D’un point de vue subjectif, les choses mystérieuses relèveront bien plutôt du doute ou du soupçon que de la simple alternative savoir / ignorer. On pressent quelque chose, par opposition à l’apercevoir – mais on peut apercevoir à quel point une chose est mystérieuse, ce qui est tout simplement en mesurer le savoir par la négative. Et cela, c’est la stricte corrélation de la nécessité pour le savoir d’être intentionnel, c’est-à-dire d’être le savoir déjà réel d’un objet dont on affirme par là même qu’il continue d’échapper – ce qui est donc sa transcendance comme échappement et non pas comme étrangeté. Et l’échappement au savoir, si le propre de celui-ci est d’assurer les significations, c’est ce qu’on traduit par la notion d’ambiguïté. La nature du mystère réside à la fois dans son caractère insaisissable et dans son ambiguïté, lesquels sont en réalité le même puisque notre progression dans le savoir est forcément ressentie comme un éloignement de son objet d’une part (c’est le marcheur qui voit que l’horizon s’éloigne toujours : pour le sédentaire, il est fixe) et comme la non assurance d’univocité des significations qui lui sont attachées d’autre part. Et certes, le savoir ne comprend son objet qu’à le rendre univoque – nécessité dont l’envers (éloignement constant et ambiguïté) produit donc le ” mystère “.

Il est impossible que nous ne réfléchissions pas l’ambiguïté propre au mystère à partir de l’impossibilité pour le savoir de jamais produire une signification définitive et donc de l’impossibilité qu’il ne produise pas, en quelque sorte à titre d’effet d’horizon, un télos indicible et matériellement fait d’ambiguïté.

Nous venons de penser le mystère comme l’envers nécessaire du savoir. En quoi c’est de notre réflexion qu’il s’agit forcément. Nous nous demanderons la prochaine fois si nous pouvons contourner cet apport et, au-delà de la déconstruction du mystère comme fonction du savoir, reconnaître son effet que dès lors nous opposerons à celui de l’énigme.

L’effet de l’énigme, c’est l’élection. Celui du mystère, c’est l’initiation. Voilà une distinction qui donne à penser.

Je vous remercie de votre attention.