Cours du 28 novembre 03

 

L’énigmatique nous donne à penser, et c’est selon cette donation qu’il faut entendre sa reconnaissance comme celle d’une dette.

Puisqu’on ne pense qu’au bord de son propre gouffre, c’est-à-dire que sans y être, autrement dit encore parce qu’il n’y a pas de différence entre penser et inventer, l’énigmatique s’entend comme ce qui suscite l’invention. L’acte subjectif absolu étant l’invention qui a lieu très précisément là où le savoir manque, il faut reconnaître que nous ne sommes pas seulement redevables à l’énigmatique de penser mais encore d’être nous-mêmes – ou plus exactement de l’être vraiment car si l’on est soi-même en toute occurrence même la plus convenue, on n’est vraiment soi qu’en sa propre absence, que là où la signature qui ne veut rien dire aura attesté de l’impossibilité radicale au monde qui conditionne la vérité. Car tel est le paradoxe de la vérité qu’elle soit toujours étrangère, exclusive de l’éventualité qu’on s’y reconnaisse ; de sorte que l’énigme doit s’entendre dans le paradoxe de nous donner une étrangeté à soi dont le monde, où les choses correspondent à la nécessité formelle que nous sommes pour nous-mêmes, est la forclusion c’est-à-dire l’impossibilité de principe. Penser (donc inventer) c’est sans le savoir avoir fait son lieu propre de cette impossibilité. L’énigmatique en est la cause.

Contrairement à ce qui vaut pour l’ordre mondain, c’est le reconnu qui cause sa reconnaissance : elle est son effet, en tant qu’il est d’institution subjective. Pour les choses ordinaires, en effet, il faut déjà être soi-même pour les reconnaître. L’énigmatique, c’est le contraire : qu’il impose sa reconnaissance et il nous donne à nous-même, dans une donation dont on peut aussi bien dire qu’elle est son effet de vérité. Ainsi avancerai-je que la reconnaissance de l’énigme est déjà le passage de l’être soi à l’être vraiment soi, un passage dont il faut nommer responsabilité personnelle le principe, à l’encontre de la désinvolture commune (position subjective corrélative de la mondanéité comme existential), pour laquelle il n’y a tout au plus que de l’aporétique ou du mystérieux.

C’est à l’énigme que nous devons de n’être pas seulement faits de la désinvolture commune, parce que l’effet de vérité, comme effet de constitution subjective, est forcément un effet de responsabilité.

En toute énigme dont j’assume la reconnaissance, il s’agit donc, en distinction du désinvolture que je suis par ailleurs en étant celui que n’importe qui aurait été à ma place, de l’indistinction de ma propre étrangeté et de ma propre vérité. Disons-le autrement : c’est le même d’avoir reconnu l’énigme et de se trouver au pied de son propre mur. La question qu’elle me pose est donc ma question. Par là on désigne celle dont j’ai à produire sans le savoir et la formulation et la réponse, dès lors en paiement de la dette dont la reconnaissance des énigmes a été à chaque fois la reconnaissance.

D’où cette implication qu’il n’y a pas de différence entre reconnaître l’énigme qui donne à penser et se reconnaître soi-même dans l’énigme d’exister et d’être soi, en tant que cela constitue une dette radicale – puisque le sujet se définit de la responsabilité et que le propre de l’énigme est d’appeler à répondre, hors d’un savoir dont l’énigme est précisément qu’il soit en même temps exigé et qu’il ne compte pas.

Etre sa propre énigme

Ma vie, parce qu’elle est celle dont je suis le sujet, atteste de moi comme sujet. Elle est pourtant constituée pour l’essentiel de hasards, de circonstances en elles-mêmes déjà plus ou moins déterminantes, de la force des choses sur lesquelles je n’ai eu, à la réflexion, que très peu de prise. Et quand il m’est arrivé de me croire positivement sujet en luttant contre l’adversité pour imposer à l’inertie des choses et à l’indifférence des autres des fins dans lesquelles je me retrouvais, c’était dans des situations qui avaient déjà en elle-même pour signification la nécessité d’un tel effort. Qu’est-ce que préparer activement un examen, par exemple, sinon assumer dans la plus parfaite normalité son statut d’étudiant ?

Il n’en reste pas moins que cette vie conforme et anonyme est la mienne – à moi qui ne suis pas n’importe qui pour moi-même. Une disjonction apparaît ainsi entre une évidence commune dans laquelle je me reconnais parfaitement (n’importe qui, à ma place, aurait fait ce que j’ai fait) et un surcroît que dès lors il faut dire de non sens et dont le paradoxe est qu’il soit le pointage que je dois faire de mon irréductibilité et l’impossibilité que je m’y reconnaisse. Car si je ne suis pas n’importe qui pour moi-même, je ne puis me reconnaître en un sujet quelconque (autrui) qu’à la condition expresse qu’il soit n’importe qui – puisque ce terme désigne expressément l’universelle nécessité des reconnaissances, autrement dit la nécessité transcendantale pour chacun d’être le semblable de ses semblables.

Cette corrélation entre l’impossibilité de reconnaître la première personne, telle qu’elle s’avère dans l’irréductibilité de celle-ci à la personne qu’on se représente être, et l’impossibilité que le savoir idéalement suffisant des reconnaissances puisse jamais compter, on dit qu’elle pose la question de la vérité : ce n’est pas le même d’être soi et d’être vraiment soi. Différence énigmatique, assurément : celui qui la reconnaît est déjà éthiquement arraché à sa propre reconnaissance, puisqu’il s’aperçoit là où le savoir des reconnaissances manque, là où par conséquent il n’aura jamais la satisfaction d’être vraiment lui-même. L’énigme, comme exigence d’une réponse qui ne compte pourtant pas, exclut par conséquent que la distinction impliquée dans l’idée d’avoir à être vraiment soi réponde jamais à l’exigence qui l’a instituée. L’idée de ” réussir sa vie ” est grotesque en première personne, où il peut seulement s’agit de ne pas céder à la désinvolture commune qui constitue par ailleurs notre réalité. La distinction que l’énigme est pour elle-même, en tant qu’elle est l’identité du sens et du non sens, impose proprement cette évidence. L’énigme n’est donc pas la promesse d’un bonheur de second degré qui serait celui d’avoir mené une vie distinguée !

Ma propre vie, d’être à la réflexion l’identité du sens (elle est celle que n’importe qui eût menée à ma place) et du non sens (je ne puis reconnaître que la vie de n’importe qui, or pour moi je ne suis pas n’importe qui), a statut d’énigme. Dans l’énigme en effet le sens et le non sens se donnent uniment et en même temps distinctement – dans la distinction parce que dans l’unité (la distinction n’étant pas une différence). J’appréhende vaguement une irréductibilité de ma vie au savoir que l’on pourrait en produire, mais une irréductibilité inconsistante, sans contenu, de pur surcroît – comme si ma vie était pour moi-même porteuse d’une signification à la fois dense et parfaitement ineffable. En quoi il s’agit seulement de l’impossibilité que je sois pour moi-même n’importe qui, bien qu’il s’agisse par ailleurs là d’une nécessité exhaustive. Et certes ma propre vie est distinguée de toute autre, justement d’être semblable à n’importe quelle autre. Etre soi, ou être une énigme pour soi, c’est la même chose. Tout se joue sur le surcroît qui ne consiste en rien mais qu’on peut figurer en disant ou bien qu’on a à devenir soi-même ou bien qu’on n’est (vraiment) soi qu’au bord de son propre gouffre, c’est-à-dire sans le savoir de soi qui caractérise notre subjectivité.

Si je me demande ainsi ce que c’est pour moi qu’être moi, je suis forcé de situer ma question au niveau du surcroît inconsistant qui me distingue de celui qu’un sujet quelconque aurait été à ma place. Je suis ce sujet quelconque, mais être moi, c’est que cela ne compte pas, l’éthique s’instituant d’être l’effet de cette vérité qui ne représente rien. L’éthique est ainsi reçue d’un surcroît originel dont l’énigme est le principe, elle qui est exigence d’un sens dont par ailleurs on sait qu’il ne comptera pas – le non sens étant non pas une absurdité positive qui viendrait s’ajouter à la bonne réponse mais le fait que cette réponse, soit la bonne mais pas la vraie. Pure distinction par conséquent, parce que la vérité n’est pas une qualité supplémentaire dont certaines réponses manqueraient : une distinction dont l’effet de subjectivité est l’éthique elle-même. La notion d’un être-soi renvoie au pur surcroît de l’énigme comme à l’impossibilité, elle-même inconsistante, que le savoir s’identifie jamais à la vérité.

 

L’énigme d’être, c’est l’énigme de s’être reçu de l’énigme, puisqu’on n’est sujet qu’à devoir l’être vraiment et qu’on désigne ainsi l’effet de vérité, la marque reçue qui nous distingue du semblable que nous sommes par ailleurs.

L’énigme, distinction actuelle de la vérité relativement au savoir, est par là même et depuis toujours un enseignement sur la vérité, sur ses impasses et sur la fonction de vérité. En parlant d’enseignement, on confère la dimension réflexive à la marque inconsistante. On ne se remet pas d’avoir rencontré une réalité énigmatique, mais par ailleurs on peut toujours produire une réflexion qui convertira cette impossibilité en nécessité : de même que toute décision apparaît comme un choix à une réflexion ultérieure, et toute épreuve pour une expérience, toute distinction apparaîtra comme une différence et sera subjectivement reprise à travers l’éventualité d’un enseignement. On n’est jamais quitte de la désinvolture réflexive.

Il m’est donc constitutivement impossible de comprendre que je sois moi, en distinction de quiconque. Cela signifie très concrètement que je suis fait, comme surcroît de la vérité sur le savoir, du manque d’un dernier terme disant enfin qui je suis et résorbant par là même cette opposition. L’effectivité de ce dernier terme, tel qu’il apparaît à la réflexion quand nous découvrons dans le texte d’un auteur la possibilité de l’interrompre par un ” enfin bref ” suivi de son nom adjectivé, c’est la mort – dont on peut dire qu’elle est sa propre impossibilité, celle-là même dont on a fait son lieu quand on pense, puisque penser consiste précisément à s’installer là où il sera loisible à tout semblable de nous interrompre d’un ” enfin bref ” avérant enfin la vérité comme savoir insignifiant.

Alors que le mystère a une clé, l’énigme a un mot – un fin mot, le mot de la fin. Pas de différence entre être une énigme pour soi, s’être reçu de l’énigme, et se trouver au bord de son propre gouffre : séparé du mot de la fin par un avant-dernier toujours reconduit.

La fin se définit expressément de sa propre impossibilité : si la fin était possible, cela signifierait qu’elle pourrait être avérée à un certain moment et par là même qu’elle serait suivie d’un moment encore plus ultime, et ainsi de suite à l’infini. Cette nécessité logique, très concrète puisqu’elle interdit qu’on soit jamais mort (il n’y aura jamais pour moi de moment où ma mort sera avérée), on peut la nommer le surcroît quand on l’entend dans la théorie de la distinction mais on pourrait aussi bien la nommer le sursis quand on l’entend dans son implication existentielle. Le terme qui dirait enfin qui je suis a donc pour nature logique d’être absolument impossible (de cette même impossibilité qui fait qu’on ne peut pas sortir du langage pour parler), et pour nature existentielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, que je sois toujours en sursis de moi-même. L’interruption de la lecture ou de l’audition par un ” enfin bref ” toujours possible en donne la forme extérieure.

Etre une énigme pour soi-même, c’est par conséquent la corrélation d’être pour soi-même évident, incompréhensible et toujours en sursis quant à son propre statut de sujet pour soi-même. Ce désemparement que je suis toujours déjà de moi-même est l’indication qu’à l’impossibilité originelle du dernier terme correspond l’impossibilité de principe que l’essentiel soit pour moi mon propre bien – celui que n’importe qui à ma place aurait raison de vouloir – y compris spirituel. La vérité ne sauve pas.

L’énigme, c’est que cette impossibilité ne cesse pas d’insister et de nous donner à nous-mêmes (l’effet de vérité) comme ayant à nous donner à nous-mêmes (être soi, c’est avoir à l’être vraiment) en ne l’accueillant pas avec désinvolture – c’est-à-dire en refusant de faire comme si les énigmes étaient réductibles soit à des ignorances, soit à des mystères.

Je vous remercie de votre attention.