La philosophie. L’aventure de penser

Mon projet est de vous montrer que la philosophie est l’aventure de pensée, alors que toute pensée n’est pas une aventure. En art, par exemple, la pensée est actée, si l’on peut dire, alors qu’en philosophie le travail du concept à partir de l’épreuve d’avoir pensé va constituer un discours qui sera finalement toujours pensable comme une aventure. Autrement dit mon idée est de vous monter que la philosophie trouve sa spécificité relativement aux autres formes de la pensée en ceci qu’elle est l’unité opérée par la réflexion de l’épreuve d’avoir pensé et de la nécessité de dire cette épreuve, en tant que telle indicible (non pas au sens où elle serait ineffable, mais au sens où il n’y a personne pur revenir d’une épreuve). La philosophie dit l’indicible d’une certaine manière, notamment en développant des concepts dont la production est à chaque fois une épreuve dont personne ne peut revenir, et elle opère une sorte de ravaudage quand elle présente la continuité des concepts à travers des idées.

Si on demande à un artiste de rendre compte de sa pensée, il ne le peut pas, bien qu’il puisse ” par ailleurs ” avoir des aptitudes critiques et parler de son œuvre comme un spectateur privilégié pourrait le faire. Un philosophe, c’est presque le contraire : sa question est de raconter ce qui s’est passé, quand il a pensé, c’est-à-dire quand il a traversé l’épreuve de penser dont il n’est pas revenu (de sorte que c’est toujours son absence qu’il dit). On peut exprimer cela autrement en disant que les artistes, qui sont des penseurs, n’ont pas à savoir ce qu’il en est de l’épreuve de leur pensée. Non pas parce que cette épreuve leur demeurerait cachée, ou devrait le demeurer, mais tout simplement parce que ce n’est pas leur travail. C’est le travail des philosophes, précisément. Je vous ai dit qu’il y avait potentiellement une philosophie de tout, et bien sûr c’est vrai de manière éminente pour les œuvres. Le propre d’une œuvre est justement de contenir une philosophie dont je dirais qu’elle est impliquée, au sens où sa rencontre par un philosophe se traduira nécessairement par un discours dont les enjeux seront la vérité et l’existence. Eh bien les philosophes aussi, ils pensent, mais à la différence des artistes leur acte (leur écriture) se confond avec la mise en mot de leur épreuve. Mise en mots et non pas en acte, et c’est la mise en mots de l’épreuve de penser qui est l’acte même.

Il faut bien se rendre compte de la complexité de ce nouage, et toujours le rapporter à la différence de ce qui compte et de ce qui importe. La réflexion importe, mais elle ne compte pas : en philosophie comme ailleurs, c’est la pensée qui compte. Je dis bien comme ailleurs. C’est flagrant en art : prenez la Symphonie inachevée de Schubert. Vous allez me dire, une symphonie inachevée, c’est plutôt gênant, quand on est compositeur. Je vous l’accorde, et je ne nierai pas qu’il soit très important de terminer ce qu’on est en train de faire. Du point de vue de la réflexion c’est donc un malheur que Schubert n’ait pas eu le temps de la terminer. Mais du point de vue de la pensée ? Non : cela ne compte absolument pas. Moi, dans les musées, je suis toujours frappé par l’état d’inachèvement au sens de manque de fini d’un grand nombre de tableaux. Beaucoup semblent même bâclés, dans leur facture matérielle (et même dans leur encadrement : on attendrait un cadre somptueux de dorure, et on n’a souvent, comme dans l’exemple d’un Picasso que j’ai vu à Villeneuve d’Ascq, qu’une misérable baguette de bois qu’on trouve presque pour rien dans n’importe quel magasin de bricolage). Eh bien cela ne compte pas ; et le fait que cela ne compte pas, c’est le fait qu’il s’agit de génie et non pas de talent, de pensée et non pas de réflexion. Pour la philosophie, c’est pareil à ceci près que la réflexion lui appartient intrinsèquement, puisqu’elle est la tension même entre la pensée (le génie qui ne se comprend pas) et la réflexion (ce que n’importe qui doit dire). Autrement dit la différence de ce qui compte et de ce qui importe, qui est exclusivité dans les autres domaines de la pensée, est posée comme une dans la philosophie. Voilà ce qu’est la philosophie, concrètement : l’unité de cette tension où l’ordre des importances (la vie comme horizon de compréhension) détermine nécessairement la seule chose qui compte (la localité de la mort c’est-à-dire la pensée).

La philosophie n’est pas le travail d’un théoricien mais l’œuvre d’un penseur. Parce que la mort n’est rien, on peut dire que la pensée n’a pas de but, elle n’est pas finalisée, tandis que la réflexion a un but qui est la certitude, à travers la position d’éléments du monde comme signifiants. La pensée est extérieure au savoir, alors que la réflexion s’accomplit dans un savoir. La pensée est inhumaine, contrairement à nous qui pouvons avoir conscience que nous venons de penser, mais pas que nous pensons : la pensée ne nous appartient pas. Ce qu’on peut traduire d’une autre manière en disant que la philosophie est une entreprise de piété envers la pensée, alors que les autres domaines de la pensée sont la pensée elle-même. La philosophie, c’est la vie comme piété envers la pensée c’est-à-dire la mort – point parfaitement précis (la marque) où tout est en question, alors que la vie est par principe la compréhension de tout. En philosophie, il s’agit toujours de tout.

La vie qui est toujours finalisée est, en un certain lieu (en une marque), piété envers la mort locale, qui est la pensée proprement dite. La mort est la pensée en tant qu’elle est non pas l’abolition pure et simple de la vie mais un lieu avec lequel la vie doit toujours faire, pour se poursuivre elle-même ” par ailleurs “. Si donc on essaie de penser cette tension entre la pensée et la réflexion, il faut le faire en intégrant le moment de mort (la marque) dans ce qui est le premier trait de la vie, à savoir la finalité. La vie va toujours quelque part, puisqu’elle est pro-jet : elle va là où elle se retrouve elle-même, et son chemin est un chemin d’assurance de soi (par exemple l’animal cherche sa nourriture). La différence interne à la philosophie entre la pensée et la réflexion se retrouve comme celle d’un parcours. Une philosophie est toujours un parcours : si vous prenez les premières œuvres d’un auteur jusqu’à ses dernières, vous voyez un parcours, un chemin tracé, qui était celui de la pensée. Une pensée, c’est un chemin. Les gens qui ne pensent pas n’ont pas de chemin (il n’y a que des changements de place à l’intérieur de la même répétition : par exemple on était lycéen, puis on devient étudiant), et par conséquent leur existence ne peut pas être racontée : c’est seulement leur vie qui peut l’être (et je vous rappelle que la vie se définit avant tout par son anonymat, puisqu’elle est aveuglément sa propre nécessité, celle que tout suppose toujours). Quand il s’agit de pensée, on peut suivre le parcours, exactement comme on peut suivre sur une carte les aventures d’un héros, selon un chemin qu’il a tracé sans le savoir et qui, rétrospectivement, apparaît comme celui de son destin. C’est le même de ne pas penser et n’avoir pas de chemin mais seulement une succession de places, de n’avoir pas de destin mais seulement une destinée – c’est-à-dire d’être à chaque fois ce que n’importe qui serait à notre place. Et certes, il est impossible de raconter l’histoire de ” n’importe qui “, sauf, précisément, à établir qu’il était vraiment n’importe qui (je fais bien entendu allusion à la fin des Mots où Sartre, penseur de la représentation, se représente lui-même comme s’il avait été n’importe qui alors que tout le monde sait bien qu’il était Sartre – un homme qui a marqué l’humanité et c’est-à-dire, d’après ce que nous savons désormais de la marque, qu’il a installé en elle des lieux de vérité).

Eh bien telle est la première raison qui nous force à recourir à la notion d’aventure pour essayer de définir la philosophie, une fois reconnue la tension qui la constitue entre la pensée et la réflexion : cette tension se fait comme un mouvement lent, dont le penseur n’a conscience que rétrospectivement, mais qui en fin de compte va nous dire qui il est, exactement comme nous savons enfin qui est Tintin, d’avoir lu ses aventures. Le côté rétrospectif de cette évidence du ” parcours philosophique ” est très important : sur le moment, l’auteur est seulement enfermé dans la nécessité d’écrire et il prend conscience de ses idées à l’instant de son écriture ; mais au bout d’un certain nombre de livres, il peut déjà mesurer le chemin parcouru. C’est très évident pour Sartre, de ce point de vue, quand on lit les interviews qu’il a données au long de sa vie : comment il est passé de l’idéalisme au matérialisme, par exemple, quel choc a été pour lui la rencontre du marxisme, et ainsi de suite. Tout cela constitue autant d’étapes sur un chemin qu’il ne connaissait pas à l’avance, et qui est désormais le sien, pour toujours : son destin. Une suite d’épreuves. C’est pourquoi je dis que la philosophie est une aventure.

Mais que toute philosophie soit un parcours semé d’épreuves, c’est-à-dire littéralement une aventure de la pensée, n’est pas la raison la plus essentielle. C’est dans le travail même de la pensée que réside cette raison, à mon avis.

Philosopher, c’est écrire, et uniquement cela (il peut bien nous venir des idées en parlant, mais c’est que nous adoptons alors une ” position subjective ” qui reste celle de l’écriture : parler sans savoir c’est-à-dire être surpris par ce qu’on dit – ce qui suppose donc que la parole compte en tant que telle et non pas ce qu’on aurait eu à dire, alors que quand on parle on veut habituellement communiquer un contenu de pensée, un signifié). Le paradoxe de l’écriture est qu’on ne sache pas sur le moment ce qu’on est en train d’écrire, ou plus précisément qu’il n’y ait pas de distance temporelle entre le fait de l’écrire et le fait d’en prendre conscience. Je vous ai déjà indiqué cela en parlant d’un nœud temporel propre à l’écriture : on n’écrit que ce qu’on vient de penser à l’instant, alors même qu’à l’instant d’avant on était seulement occupé à être conscient de ce qu’on avait pensé à l’instant d’avant. On n’a jamais cessé d’être attentif et pourtant, à un moment donné, on constate qu’une idée nous vient, c’est-à-dire qu’elle a été pensée en nous, et sans nous. Le temps de la pensée est tangent au temps du monde. Et l’acte de philosopher consiste à s’installer en ce point de tangence. Dans la philosophie, la conscience est toujours trop tardive d’un instant, et nous apprenons ainsi que la différence entre la pensée et la réflexion est de nature temporelle. Cela est certes vrai dans tous les domaines de la pensée, sauf qu’en philosophie l’accent est mis expressément sur la représentation et sur ses caractères propres (par exemple que notre discours soit intelligible pour tel type de lecteurs, que nos idées ne se contredisent pas immédiatement entre elles, que le plan de notre livre soit clair…). La pensée n’a jamais été présente : penser, c’est reconnaître qu’on a pensé. On constate qu’on vient de penser, sans avoir été là pour le penser. D’où cette nécessité où apparaît enfin le recours à la notion d’aventure que je vous propose : la philosophie est le récit de ce qu’on vient de penser et dont, d’une certaine manière, on ne s’est pas remis, puisqu’on n’est pas le même sujet que celui qui a pensé, mais le sujet qui a seulement conscience de l’idée qui a été pensée.

Insistons sur la distance temporelle de la pensée et de la réflexion, qui permettra de poser la question de l’aventure qui est aussi celle d’une distance intrinsèquement temporelle. Quand on fait de la philosophie, on n’arrête jamais d’être attentif, or si l’on est attentif, on ne peut pas penser. Essayez : si vous êtes attentif à votre pensée, vous ne trouverez jamais rien d’autre que la réflexion de cette attitude (je suis attentif au fait d’être attentif), laquelle réflexion est un tourniquet indéfini. Mais quand vous aurez une idée, vous verrez qu’elle vient toujours de derrière votre esprit, qu’elle s’est produite dans un moment d’inattention alors que vous n’avez jamais cessé d’être attentifs. C’est pourquoi on peut dire que les philosophes sont comme les animaux aux aguets (Deleuze dit cela quelque part, à propos des devenirs, et je reprends l’idée dans un autre contexte). Un animal sauvage, il ne sait jamais ce qui va lui tomber dessus. Alors quoi qu’il fasse, il guette toujours ce qui risque de survenir derrière lui. Eh bien je le demande : qu’est-ce qui risque de survenir derrière lui ? Une seule réponse, toujours la même : sa mort. On appelle philosophe quelqu’un qui est constamment aux aguets pour ce qui est de la survenue de sa pensée c’est-à-dire de sa mort. Sauf que cette mort a déjà eu lieu, et depuis toujours. C’est de son retour qu’il s’agit dans la pensée (et le retour de la mort, c’est la mort). Originellement, cette mort est l’épreuve du langage – et par conséquent la définition de l’humanité comme une certaine manière d’être mort. Etre philosophe n’est rien d’autre que le fait de rester aux aguets de sa propre mort en tant qu’elle a toujours déjà eu lieu et en tant qu’il n’y a de mort que locale, c’est-à-dire que sertie de vie. C’est exactement cela, philosopher.

On est attentif à ce qu’on écrit, à l’idée dont on prend conscience en l’écrivant (et non pas avant de l’écrire), mais c’est une attention qui n’est pas portée à l’écriture elle-même (ne pas faire de fautes de frappe, etc.) ni même aux idées qu’on est en train d’écrire. Car les idées, c’est au moment de la relecture qu’on les prendra en considération, qu’on les jugera, qu’on les conservera ou au contraire qu’on les supprimera selon une économie de la représentation (on les considérera du point de vue du lecteur). Non : l’attention aux idée présentes consiste paradoxalement à guetter la surface du psychisme pour ne pas rater une idée qui va émerger et qui peut disparaître tout aussitôt. Seulement ce guet, qu’on pourrait encore dire analogue à celui de l’ours quand il pèche et qui saisit le poisson à l’instant où il était déjà en train de disparaître, c’est aussi celui de l’animal que hante la peur du prédateur et qui peut, comme le cheval dessiné par Delacroix, avoir un tigre sur son dos qui sera en même temps son mouvement et sa mort. C’est pourquoi le guet est en même temps tourné vers ce qui apparaît (l’idée qui est un éclair, exactement comme une truite est un éclair qui jaillit un instant hors de la surface), et vers ce qui est là depuis toujours puisqu’être humain c’est ne pas pouvoir vivre – ou plus exactement c’est la nécessité de ne pouvoir vivre qu’au prix du mensonge et de la trahison, bref qu’au prix de la médiocrité). Là c’est de derrière l’esprit que cela viendra. Ce qui surgit à la surface est donc le retour de ce qui est révolu et oublié depuis toujours, la mort (l’épreuve du langage, au moins). Et c’est ce mouvement de retour de l’immémorial qui est la pensée elle-même. La pensée est une hantise, celle de l’identité de son propre mouvement et de sa propre mort, laquelle identité est proprement le retour qu’il s’agit de saisir au passage.

L’immémorial, c’est la mort et d’abord la mort que nous avons dû accepter pour vivre dans le langage. Mais c’est aussi une rencontre. Plus exactement : c’est une rencontre par quoi la mort originelle est devenue après coup la vraie mort. La rencontre est une butée contre l’impossible, au sens où l’impossible s’oppose au possible (et non pas au réel). Ce qu’on a rencontré, ce n’était pas possible. Toute rencontre est donc épreuve de l’existence, puisque l’existence s’oppose au savoir et que le savoir est toujours position de la possibilité. Mais pour qu’on puisse parler de rencontre et pas simplement d’épreuve, il faut qu’il y ait quelque chose de personnel, si la notion de la personne renvoie, comme celle de la vérité, à l’irréductibilité du droit. Autrement dit il faut qu’on ait été affecté non pas simplement par quelque chose qui nous a marqué et qui aurait installé en nous un ordre de sensibilité particulière (une problématique, donc), mais bien par quelqu’un. Quelqu’un selon l’existence, c’est la seconde personne (par opposition à quelqu’un selon l’être qui est la première, et quelqu’un selon la représentation qui est la troisième). La mort nous a donc été originellement donnée, si l’on admet que nous sommes originellement des êtres parlants, par quelqu’un qui a constitué notre entrée dans le langage comme étant vraiment la mort. Sans l’après-coup de la rencontre, l’entrée dans le langage n’est la mort que pour le philosophe, qui reconnaît un moment où il a bien fallu cesser d’être ce vivant que nous étions pour devenir cet humain que nous sommes désormais. Donc la réalité de la mort dont il s’agit toujours en philosophie, c’est celle d’une rencontre qui a mis tout en question. En termes philosophiques : qui a posé le problème de l’être – notre problème, si la première personne est précisément celle qu’on est. Bon, vous avez compris où je voulais en venir : la philosophie n’est rien d’autre que la pensée de cette rencontre, en tant qu’elle est personnelle c’est-à-dire installée dans la conjonction de l’existence et de la vérité. Cette conjonction définit exactement la seconde personne, celle qui a nécessairement raison (sinon ce ne serait pas une personne mais un simple sujet et l’on ne pourrait jamais comprendre la primauté éthique de la seconde personne sur la première dont elle serait au contraire dérivée) et qui est la personne qui existe. Quand je vous ai dit d’emblée qu’on reconnaissait un problème philosophique à ce enjeu double (existence-vérité) c’était déjà pour dire qu’il n’y avait jamais de philosophie que de la deuxième personne, celle qu’on a toujours-déjà reconnue avoir raison avant tout savoir et avant toute réflexion. La pensée d’un philosophe, pour aller vraiment à l’essentiel, c’est une interrogation sur la rencontre qui a constitué après coup l’entrée dans le langage, c’est-à-dire l’institution de l’humain, comme mort. On dit toujours que les philosophes s’interrogent. Eh bien je crois que c’est vrai à un premier niveau : ils se demandent comment ils ont bien pu reconnaître la seconde personne en tant que telle. Et toutes les questions philosophiques, en tant qu’elles sont à chaque fois conjonction de la question de la vérité et de celle de l’existence, se ramène à celle-ci : qu’est-ce que j’ai compris au lieu même de la personne rencontrée, pour avoir eu raison de la reconnaître – et donc pour avoir raison d’être cette personne (celle qui a raison de reconnaître) que je suis. Là vous voyez bien pourquoi la philosophie est réflexion, pourquoi elle consiste à s’interroger – et donc d’une certaine manière pourquoi elle consiste toujours à se supposer à soi-même du savoir (je ne puis interroger quelqu’un qu’à supposer qu’il détient la réponse à ma question, forcément). S’interroger renverrait donc à quelque chose comme une maïeutique en première personne, dès lors qu’on a reconnu que la première personne est littéralement faite de la légitimité de sa reconnaissance de la deuxième. Et si vraiment on veut poursuivre sur ce chemin, il faudra dire que ce qui nous a marqué, originellement, c’était quelque chose dont la seconde devait forcément s’autoriser pour être une personne et pas simplement un sujet. Quelque chose, c’est un morceau de vérité, sur lequel un philosophe, dès lors, ne cessera pas de revenir. Le retour sur ce morceau de vérité, je l’appelle concept – au sens où la philosophie est production de concepts. Et la narration de cette rencontre qui a produit après coup la mort originelle qui définit l’humain, je l’appelle idée.

Vous savez que Deleuze définit la philosophie par la production de concepts, et bien entendu vous avez là le critère strict de la philosophie (celui qui ne produit pas de concepts inouïs n’a aucun rapport avec la philosophie, même s’il est diplômé de toutes les universités du monde). Mais je préfère mettre l’accent sur l’idée, qui présente ce paradoxe étonnant d’être à la fois une finalité et une non finalité, une anticipation et un retour de ce qui était originellement exclu de toute possibilité d’advenue. Si vous réfléchissez une seconde, vous verrez qu’une idée est l’anticipation d’une solution (même dans la vie courante, c’est en ce sens qu’on emploie ce terme : ” avez vous une idée de ce qu’il faut faire ? “) ; mais tout le monde voit bien que cette anticipation est en réalité un retour : le retour de quelque chose qui ne pouvait advenir à l’esprit qu’à la condition que cette structure temporelle ait en quelque sorte été préparée par la position d’un problème qu’elle rassemblera d’un seul coup. Mais est-ce que la position d’un problème, en philosophie, n’est pas toujours l’exposition d’une certaine impossibilité de vivre ? Prenez n’importe quel exemple : à chaque fois, il n’y a pas de différence entre poser un problème et dire que, quand ce qui compte est vraiment en jeu, eh bien on est coincé. D’ailleurs, à un niveau modeste, c’est ce qu’il faut faire dans l’introduction d’une dissertation : montrer au lecteur qu’on est coincé non pas sur des choses qui importent et auxquelles on peut substituer d’autres choses qui seraient également ou plus importantes, mais pour ce qui compte – ce sur quoi on ne cédera jamais (mais on peut céder sur tout ce qui importe plus ou moins, la trahison consistant précisément à traiter sur ce point ce qui compte comme ce qui importe). L’idée qui va résoudre le problème rassemble l’aporie et la transpose au niveau de la représentation. Comme anticipation elle est représentation (celle-ci, à ordonner le monde, obéit à sa première structure qui est la finalité), mais comme idée, elle est quelque chose que personne ne pouvait avoir, c’est-à-dire qui est exclu de la possibilité et donc du monde. C’est de cette exclusion qu’il s’agit paradoxalement dans la forme même de la finalité !

C’est pourquoi je crois qu’on ne peut pas se contenter de définir la philosophie comme la fabrication des concepts, mais qu’il faut encore assumer l’unité de la pensée et de la réflexion (de la mort locale et de la vie totale) en disant qu’on n’est philosophe qu’à produire des idées. Et une idée philosophique, c’est toujours une indication : celle d’un destin. Par exemple la définition de la conscience par le néant donc du subjectif par la ” néantisation “, c’est un idée de Sartre ; et vous ne pouvez pas dire que ce n’est pas l’indication de son destin. Et le destin, c’est la vie de celui qui sait que vivre est impossible, par opposition à la destinée qui est la vie de celui qui croit que vivre est possible. (Croire que oui, c’est toujours savoir que non, comme dans l’exemple du miroir : je crois que je suis dans la glace et je ne peux pas ne pas le croire, mais je sais que je suis dans la salle de bains et je ne peux pas ne pas le savoir).Nous aurons peut-être l’occasion de reparler de cette question des idées en tant qu’elles sont inséparables du destin c’est-à-dire en tant qu’elles sont, sur le mode de la finalité, la répétition de l’origine comme mort. Pour l’instant, je voulais juste insister sur le paradoxe de cette production philosophique qui est qu’une idée, on la raconte (alors qu’un concept, on l’expose).

Je reviens à l’opposition de la pensée et de la réflexion en rappelant que le sujet de l’écriture, qui est celui de la réflexion puisqu’on a forcément conscience de ce qu’on est en train d’écrire, diffère temporellement du sujet de la pensée alors même qu’il n’a jamais cessé d’être présent à lui-même. Cette présence, si c’est bien une conscience des idées qui la caractérise, elle est d’une certaine manière narrative. Eh bien c’est justement cela, qui nous force à poser la question de l’aventure pour essayer de penser le travail philosophique.

Le sujet de l’aventure n’est pas le simple sujet pris dans telle ou telle épreuve : c’est le sujet de la suite des épreuves. Vous allez me dire que les épreuves ne peuvent jamais constituer une suite, puisque cela supposerait qu’on reste le même d’une épreuve à l’autre, et par conséquent qu’il se soit agi non pas d’épreuves mais d’expériences. Absolument, et c’est bien là le centre du problème. Car l’idée d’aventure contient celle de la suite des épreuves, et par conséquent celle d’une totalisation qui ne peut pas, par définition, avoir été le fait du sujet pris dans chaque épreuve – puisque précisément il n’en est jamais revenu (le propre d’une épreuve, c’est qu’on n’en revienne pas : qu’elle soit localement la mort de celui qui l’a traversée). Dans l’aventure, il y a donc forcément quelque chose comme un sujet de la réflexion qui se trouve à côté du sujet perdu de l’épreuve et de manière constante. Autrement dit le propre de l’aventure est de produire un sujet de représentation qui va en quelque sorte ravauder la perte de soi qu’est chaque épreuve, un sujet qui soit toujours le même, et qui sera à proprement parler le sujet maintenu de l’aventure – par opposition au sujet perdu de l’épreuve. Le sujet totalement vivant de la narration s’oppose au sujet partiellement mort de l’épreuve, et produit dans son dire un personnage, le même sujet des aventures c’est-à-dire des épreuves mises en suite. Ainsi le sujet raconté se sort à chaque fois des épreuves alors que le sujet de l’épreuve y reste à chaque fois. L’aventure s’entend donc comme un travail de substitution du personnage constant à un sujet mort à chaque fois. Le travail du narrateur est précisément de produire cette substitution. Il rétablir dans la figure du personnage la continuité d’un sujet que nous voulons retrouver à l’issue de l’épreuve.

D’ailleurs cette différence entre l’épreuve et l’expérience, dont je pars souvent, a ici une conséquence essentielle pour nous faire comprendre ce qu’est une aventure : c’est qu’on n’y apprend jamais rien. Et pourquoi? Parce que toute aventure est une errance, et que celui qui n’errent plus devient, comme disait Lacan, la dupe d’un savoir qui le fixe et dont je dirais qu’il est toujours d’une manière ou d’une autre celui de l’origine – et plus précisément celui de la promesse qu’on était. Nous reviendrons longuement sur cette question de l’errance et de l’origine, qui est centrale pour penser la notion d’aventure. Mais pour le moment, je veux juste indiquer qu’une aventure en tant que telle n’apprend jamais rien, à cause de la différence de l’épreuve et de l’expérience, à cause de l’impossibilité inhérente à celle-ci qu’on en ramène quoi que ce soit. Pour appuyer mon idée de l’aventure, je rappellerai Deleuze qui cite Leibniz, lequel disait à peu près : je croyais toucher le port, quand une question philosophique (l’âme et le corps) m’a rejeté au large ! C’est ce qu’on voit dans l’éventualité, pour les aventures d’un héros quelconque qui est toujours le même (le ” par ailleurs ” de la réflexion), de ne jamais finir : à chaque fois ” notre héros repart vers de nouvelles aventures… “. Pensez aussi au coucher de soleil, à la fin des albums de Lucky Luke, ou à plein d’autres figures qui sont toujours celle de l’errance comme UNE avec la question de l’origine. La parole de Leibniz dit exactement ce qu’est la philosophie, l’aventure de penser, dont la métaphore du voyage maritime et du port me semble bien exprimer l’élément décisif. Car le port, c’est l’identité du lieu de départ et du lieu d’arrivée. Moi je dis cela autrement : c’est l’origine comme promesse. Et je précise tout le travail d’un philosophe est, à suivre cette promesse de toucher enfin à l’origine, d’accomplir la promesse de l’origine (et cette promesse, je vous ai expliqué que c’était toujours la même : marquer). Eh bien ce travail a nécessairement la forme d’une narration. Et cette nécessité, c’est l’idée : la pensée métaphorisée par le lieu subjectif. Je m’explique : l’idée, c’est ce que serait la pensée si la pensée pouvait être subjective, c’est-à-dire inhérente à la réalité du savoir – autrement dit c’est ce que serait la pensée si penser importait.

Il ne suffit pas qu’il y ait une épreuve pour qu’on puisse parler d’aventure. Une épreuve en soi n’a rien à voir avec une aventure, qui renvoie au contraire à une suite d’épreuve, et donc à la position d’un sujet qui reste toujours le même quand on passe d’une épreuve à l’autre, comme Tintin, qu’on retrouve dans chaque album.

Quand nous avons réfléchi sur la notion d’épreuve, nous avons vu qu’elle renvoyait nécessairement à un sujet non vrai, qu’on a toujours situé ” ailleurs “. Ainsi disent les survivants, ceux qui sont passés par une épreuve (et qui n’en sont donc pas revenus) : ” je suis désormais quelqu’un d’autre, mais par ailleurs c’est toujours moi “. Eh bien l’aventure se définit justement depuis cet ” ailleurs ” qui va faire que le sujet perdu de l’épreuve est, par ailleurs (un ailleurs qui permettra de totaliser les épreuves, d’admettre leur pluralité), le sujet constant de l’aventure. Alors ce sujet situé en un ailleurs et qui va permettre de considérer une suite d’épreuves pour qu’on puisse parler d’aventure, vous avez compris que c’est le sujet de la narration. L’ailleurs, c’est la narration et donc la lecture, par opposition à l’ici qui est la mort et donc la marque.

La notion d’aventure comprend deux éléments décisifs, qui sont l’épreuve et la narration. Pour qu’il y ait aventure, il est nécessaire qu’il y ait quelqu’un pour la raconter, et que ce quelqu’un soit aussi pris dans l’épreuve que la réflexion est prise dans la pensée, bien que la pensée n’ait rien de réflexif et même, avons-nous dit dans les séances précédentes, bien qu’elle n’ait pas d’objet (alors que la représentation est forcément représentation de quelque chose). L’épreuve non plus n’a pas d’objet, sinon la mort de celui qui s’y est engagé. Pour la pensée c’est pareil : dire qu’elle n’a pas d’objet, c’est aussi bien dire qu’elle a la mort pour objet, puisque la mort n’est rien. Nous reviendrons sur cette idée très importante pour nous : dans la pensée il n’est jamais question que de la mort de celui qui pense. Et c’est sa reprise réflexive, au point de tangence de la philosophie, qui va permettre d’entendre cette mort d’une façon à chaque fois déterminée. La déterminité de la mort, je dis que c’est le concept, dans sa spécificité philosophique, c’est-à-dire dans son irréductibilité aux universaux dont le langage est le fournisseur constant. Philosopher n’est rien d’autre, pour un philosophe, que dire sa mort.

Il y a plein de choses, dans un livre de philosophie, et même dans une phrase philosophique, et c’est toujours et seulement de sa mort qu’il s’agit. La multiplicité de la mort, vous voyez bien qu’elle correspond aux marques. Et à mon avis les grands concepts que la philosophie consiste à fabriquer sont autant de réflexions de la mort, qui portent la marque de leur auteur et qui, comme pensées, n’ont pas à différer de cette même marque (imagine-t-on que le cogito ou la monade, en tant que pensées (et non pas dans leur statut réflexif de concepts) diffèrent de la marque de Descartes ou de Leibniz ? Prenez tous les concepts de l’histoire de la philosophie, et à chaque fois vous pourrez voir qu’il s’agit d’une seule et unique chose, la mort, toujours la mort, et que leur déterminité vient de la manière dont elle est réfléchie, c’est-à-dire dont est vécue l’impossibilité même de vivre. Cette manière, on peut l’appeler problème. Par exemple, et à notre petit niveau, le concept de marque sur lequel je travaille depuis deux ans dit la mort, mais dans le cadre d’un problème très précis qui est de savoir comment il peut y avoir de la vérité (en dehors de ce problème, cette notion n’a pas de sens : elle ne désigne rien, même idéalement – raison pour laquelle il est absurde de croire que nous avons des morceaux de morts fichés en nous : en fait, c’est-à-dire indépendamment de tout questionnement sur la vérité, il y a seulement des traces de traumatismes). Donc cette question théorique donne un cadre qui va produire une réflexion, mais aussi une réfraction de la mort. Les différents moments du concept de marque sont les réfractions, et le concept lui-même est la réflexion, mais toujours déterminée par ce problème.

Or dans une aventure, par exemple de Tintin, est-ce qu’à chaque fois l’épreuve n’est pas une réflexion de la mort ? Une épreuve, c’est toujours quelque chose d’articulé. Eh bien cette articulation est une réfraction de la mort, pour conserver ce langage optique dont la notion de réflexion est ici l’origine. D’ailleurs on pourrait s’amuser à prendre un album de Tintin ou une page de Cervantès, choisir au hasard une épreuve (même grotesque), et montrer comment cette épreuve est de la mort pour celui qui s’y trouve engagé, une mort que le lecteur sera seul en mesure de réfléchir en un épisode des aventures qu’il est en train de lire – un épisode de la vie du héros que la lecture seule fait exister, et qui n’est, par rapport à celui qui est pris dans l’épreuve, le même que ” par ailleurs ” (au lieu de la lecture, par opposition au lieu de l’épreuve). Donc la narration va permettre qu’il y ait un ” par ailleurs ” du sujet marqué. Et vous comprenez pourquoi il est nécessaire de mettre l’accent non seulement sur les concepts mais sur les idées, en philosophie, pour que nous puissions y reconnaître quelque chose à raconter, c’est-à-dire un lieu ” par ailleurs “, celui de la réflexion, à l’encontre de quoi la pensée est seulement possible (car elle n’est rien d’autre que l’aveuglement de la réflexion – la mort n’étant évidemment pas quelque chose).

L’aventure n’a de sens que comme la tension entre une épreuve dont personne n’est finalement le sujet puisqu’il n’y a personne pour en avoir été le sujet, et une narration qui ne concerne pas les épreuves mais uniquement le fait qu’elles ont été traversées par un même sujet dès lors constitué. Dans tout ce qui définit l’aventure se trouve cette même tension de l’épreuve et de la narration qui fait consister le travail philosophique – chacune littéralement conditionnée par l’autre, puisque l’épreuve n’a de sens qu’à ce qu’elle soit déjà matière à narration et que la narration l’est toujours d’une épreuve. Pas de concepts sans idées, en philosophie, bien qu’une idée ne soit pas une sorte de concept. Tout concept dit la mort locale, toute idée dit son impossible compréhension dans la vie qui comprend tout. Dans le concept on est mort, dans l’idée on ne peut pas vivre. Ce qui n’est pas du tout la même chose, bien que cela soit inséparable comme l’épreuve où l’on est resté est inséparable de la narration, qui en prend acte dans une vie qui continue ” par ailleurs “. Ce ” prendre acte ” est l’idée, dès lors qu’il se fait dans l’horizon subjectif.