La sensibilité aux questions philosophiques est exclusivement européenne.

Nous allons examiner la question des conditions subjectives de la philosophie, entendue non plus comme activité (c’est toute la question de la pensée dont nous avons parlé au premier trimestre) mais du point de vue de la sensibilité : à certains, les questions philosophiques ne disent absolument rien, alors que d’autres y reconnaissent, diversement articulée dans les nécessités réflexives, la question qu’ils sont pour eux-mêmes.

Les questions philosophiques renvoient-elles à une sensibilité particulière ? Telle est donc la question à laquelle nous allons essayer de répondre aujourd’hui et dans les séances suivantes.

Avant d’engager la réflexion sur ce sujet, je voudrais poser un principe extrêmement banal, bien qu’on puisse le trouver chez des penseurs comme Heidegger : c’est qu’il n’y a de philosophie non seulement qu’occidentale, mais encore qu’européenne. Disant cela j’ai conscience de choquer non seulement les tenants de la political correctness dont j’ai déjà parlé à propos de la question de l’origine, mais encore ceux d’entre nous qui, divisés entre leurs racines non européennes et leur culture européenne, essaient de retrouver dans les premières tous les traits qui justifient à leur propres yeux (et aux miens) leur adoption de la seconde. Je sais que toutes les cultures font œuvre de pensée, et qu’aucune d’entre elles n’est exempte de la capacité réflexive et conceptuelle qu’on voit à l’œuvre dans les livres de philosophie. Mais, pour autant que je puisse me prononcer à partir d’une culture forcément limitée et très lacunaire (de toute façon il ne peut s’agir d’une enquête empirique et la question des connaissances de fait est seulement anecdotique), je n’ai jamais rencontré de textes qui soient philosophiques au sens exact que nous donnons à ce terme en Europe. Dans les pays anglo-saxons, le sens est dévié puisque ce que nous appelons ici simplement philosophie est déterminé là-bas comme ” philosophique continentale ” (par opposition à la ” philosophy ” qui est principalement consacrée à la logique et aux implications des sciences du langage). Et d’ailleurs les philosophes français qui enseignent aux Etats-Unis le font presque tous dans des instituts d’études littéraires et plus précisément, pour certains parmi les plus célèbres et jouissant de la plus grande considération publique (Académie Française, rosette à la boutonnière, commandes officielles, etc.), dans des instituts de littérature française – à destination d’étudiants d’abord désireux de se familiariser avec notre langue et notre culture.

A l’intérieur même de l’Occident, nous devons donc reconnaître une spécificité européenne de la philosophie – si nous décidons de respecter l’usage bimillénaire de ce terme.

En ce qui concerne les cultures non occidentales, si l’on peut trouver partout des notions qu’une réflexion philosophique peut reprendre (on pourrait citer de multiples emprunts et influences, depuis Pyrrhon et les penseurs indiens jusqu’à Schopenhauer et le bouddhisme), il ne semble pas qu’on rencontre la position purement théorétique et athée qui définit le philosophe, même quand les auteurs prennent la position du maître c’est-à-dire de celui qui prétend apprendre à vivre aux autres, et même quand leur œuvre comprend de fortes références à telle ou telle dogmatique. Certes, la majorité des auteurs de notre tradition, à cause de cette position du maître dans laquelle tombe presque inévitablement le producteur de savoir, présente leur doctrine comme une argumentation pour changer notre vie (la formule ” l’homme doit “, tellement répandue dans les copies des élèves les plus conformistes, apparaît hélas dans un nombre non négligeable de textes canoniques) ; mais pour pratiques qu’ils soient, ces enseignements ont pour réalité de s’installer dans une position analogue à celle de la connaissance. Le plus flagrant des exemples, Spinoza qui nous montre dans son livre principal le chemin de la béatitude, est un exemple d’ontologie. Car si nous lisons Spinoza et le faisons lire, ce n’est certes pas pour devenir sages et faire de lui un maître (on trouve à chaque coin de rue des gens qui se mettent en tête de nous apprendre à vivre, de sorte que le désir d’obéissance et de conformité peut se satisfaire à frais infiniment moindres que dans la lecture d’un auteur aussi difficile), mais bien pour penser avec lui ce que Heidegger nomme ” l’être de l’étant “. Je le dis autrement : comme la science, et à l’encontre de la religion qui suppose révélations ou initiations, la philosophie se reconnaît d’abord à son caractère objectivement transmissible (une démonstration est intellectuellement contraignante pour tout être capable de réfléchir). Là où il faut autre chose que l’étude (rites, exercices corporels ou mentaux, etc. mais aussi des dogmes ou des croyances préalables), on est absolument certain d’être en dehors de la philosophie. Ce qui ne signifie pas du tout qu’on dévalorise les traditions ainsi écartées : il s’agit simplement de classification, et le refus d’appeler ” philosophie ” une pensée qui ne soit pas théorétique dans sa visée et athée dans son principe (même quand il s’agit éventuellement d’élaborer des preuves de l’existence de Dieu et de ramener toute réalité à la réalité divin) n’est pas plus méprisante pour ladite pensée que ne l’est pour son auteur l’impossibilité de ranger une statue parmi les œuvres de peinture.

Tout le monde connaît cette citation d’Aristote, dans la Métaphysique, qui décide expressément ce qu’il en est et ce qu’il en sera de la philosophie : ” Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire “. Est philosophe celui qui reste fidèle à cette décision.

Cependant la visée théorétique et l’athéisme de principe peuvent encore se trouver dans des pensées étrangères à la tradition européenne. Il ne semble pas pour autant qu’on puisse dire que ces pensées sont des ” philosophie “, car leur manque non plus l’attitude mais l’objet de ce que nous appelons habituellement ainsi.

Je prendrai comme seul exemple la pensée chinoise, telle qu’on la trouve présentée dans les ouvrages et exposés divers de François Jullien. Je vous renvoie aux travaux de cet auteur, auquel j’emprunte juste quelques citations, propres à mettre en évidence l’incompatibilité de contenu entre ce que nous appelons philosophe et la pensée chinoise telle qu’il la présente. Or vous imaginez bien que le contenu est inséparable de la ” position subjective “. Par exemple, il va de soi que si la distinction d’un sujet connaissant et représentatif d’une part et d’un monde connu et auquel on impose pratiquement la représentation d’autre part, n’a pas cours dans la pensée chinoise, non seulement elle ne se posera pas les problèmes qui sont pour nous absolument évidents et comme constitutifs de la philosophie elle-même (la question de l’être, la question de la vérité, celle de la responsabilité, celle du statut de la représentation, etc) mais encore elle ne pourra pas relever, dans ses développements, du même type d’attitude mentale que la nôtre. De sorte que ce qui n’était qu’une différence de contenu devient en réalité une différence pour ainsi dire existentielle.

Voici quelques citations qui me semblent impliquer un tel jugement ; je les emprunte à une interview de cet auteur, que vous pouvez lire dans son intégralité à l’adresse suivante : http://www.twics.com/~berlol/foire/fle98ju.htm

” La pensée chinoise est passée à côté de la notion d’être, de l’ontologie, alors que la notion d’être est au départ de la philosophie chez nous (…) ; la pensée chinoise est passée à côté de Dieu…, enfin des grands objets de la philosophie “. La question de l’étant, au sens de l’ousia, est également ignorée : la notion de ” chose ” ou de ” cause ” qui renvoie pour nous à une positivité, ne donne lieu, si l’on veut la traduire, qu’à un discours de relation : ” qu’est-ce que cette chose ? ” devient ” qu’est-ce que c’est cet est-ouest “. Il poursuit : ” Il y a des systématisations extrêmement fines et rigoureuses, complexes. Mais c’est vrai qu’elle est passée à côté de la métaphysique “. Il nous présente une pensée ” qui ne passe pas par la grande rupture métaphysique “. Or qu’est-ce que la philosophie pour nous, justement, sinon d’abord cette rupture comme distinction du vrai en soi et non mondain, et du donné pour nous et mondain, et d’autre part la question de la métaphysique c’est-à-dire l’horizon premier du questionnement, qui en conditionne encore la déconstruction ? Même pour la critiquer comme le fait Deleuze avec sa problématique du ” plan d’immanence “, même pour la déconstruire à la manière de Derrida avec sa problématique du logocentrisme et ses interrogations sur l’écriture, il faut partir de la transcendance d’extériorité qui renvoie aussi bien au vrai qu’à la liberté d’un sujet ainsi différé du monde. Or on ne trouve pas dans cette tradition de pensée de la vérité comme telle (à quoi ne correspondrait qu’une problématique que nous dirions de la justesse ou de l’authenticité) ; – absence dont Jullien dit qu’elle est fort préjudiciable à la question des droits et de la contestation du pouvoir, telle que nous sommes habitués à la penser depuis le dix-huitième siècle avec la posture de l’intellectuel, qui est forcément une posture de transcendance (en Chine ancienne, on n’a pas d’intellectuels mais des ” lettrés ” qui sont toujours en position d’allégeance envers le pouvoir, lequel ne peut donc jamais être critiqué comme tel). Et puis surtout il présente cette thèse qui me semble suffire à trancher la difficulté : ” un sage est sans idées, parce qu’une idée est un parti pris. Avancer une idée, c’est privilégier un aspect au détriment des autres. C’est donc laisser tomber de la réalité. C’est donc privilégier. C’est donc une partialité. Qu’est-ce que la sagesse en Chine ? c’est de ne pas basculer d’un côté “. Il est donc impossible de séparer cette pensée traditionnelle de l’idéal de la sagesse auquel, nous qui philosophons, sommes désormais parfaitement indifférents, et dès lors il est impossible de parler de telle ou telle philosophie, si l’on accorde cette évidence qu’une personne qui n’a pas d’idée est tout ce qu’on voudra, sauf un philosophe ! (imaginez que Kant n’ait pas eu d’idées sur la connaissance, sur la morale, sur la finalité…). Je sais bien que chez nous une multitude de gens se disent ” philosophes ” alors qu’ils n’ont jamais inventé un seul concept de toute leur vie ; leur imposture ne contredit pas mais accentue au contraire la nécessité nommer philosophe celui-là seul qui produit une philosophie (ce qui ne signifie pas forcément un système) et à poser qu’il n’y a pas de philosophie sans idée (une idée n’est certes pas un concept, mais la distinction ne semble pas pertinente pour cette citation).

Donc en résumé de ces citations, à propos de la pensée chinoise : pas d’ontologie, pas de coupure métaphysique, donc pas de problématique de la vérité ni de la liberté, pas de pensée du pouvoir, prégnance de l’idéal de la sagesse auquel appartient normativement le fait d’être ” sans idée “… S’il reste après cela le moindre élément de ce que nous appelons philosophie, c’est donc seulement à la condition d’accorder à ce terme une compréhension telle que la distinction entre pensée, sagesse, réflexion, savoir et connaissance perde toute consistance.

Autrement dit, les indications qui viennent de nous être données montrent que c’est seulement par un élargissement extrême de la notion de philosophie qu’on peut encore parler de philosophie chinoise (et de loin en loin, on peut qualifier de ” philosophique ” la moindre généralité ou la moindre notion, c’est-à-dire finalement n’importe quoi !). Ce qui ne signifie nullement l’infériorité de la pensée chinoise à la nôtre, ni moins encore l’impossibilité dans laquelle nous serions de nous appuyer sur elle pour penser la nôtre par décalage, comme Jullien en indique le projet. Mais ce dernier argument, qui paraîtrait justifier à nouveau qu’on parle de ” philosophie ” chinoise (on le présenterait ainsi : ” d’accord on n’y trouve rien de ce qui fait la philosophie pour nous ; mais elle doit bien être de même nature que la philosophie, puisqu’elle permet de la décentrer à ses propres yeux ! “), me semble tout au contraire renforcer l’impossibilité de considérer qu’il y ait, au sens précis du terme, une ” philosophie ” chinoise. Car c’est justement dans ce qui n’est pas du tout philosophique qu’on peut faire apparaître la philosophie en différance d’elle-même : Jean-Luc Nancy interroge par exemple la pensée du plus canoniquement philosophe de nos auteurs, Kant, à partir de son rapport à la littérature, comme Deleuze a interrogé la pensée de Bergson à partir d’une réflexion sur le cinéma.

Bref, et pour en finir avec ce développement préliminaire, je maintiens sans état d’âme cette thèse que, pour être sensible aux questions philosophiques, il faut d’abord avoir une sensibilité européenne – ce qui peut bien entendu caractériser une multitude de personnes des cinq continents (par exemple quel écrivain est plus européen que l’américain Henry James ?).

Mais de toute façon, la question n’est pas là.

Pour aller directement à mon argument, et donc d’une certaine manière dire ce qu’est la philosophie pour moi, je dirai que philosopher consiste à poser et à traiter le problème qu’on est pour soi-même en tant que première personne. Je précise bien problème et non pas simplement énigme, puisque la doctrine qu’on élabore en travaillant est la résolution progressive dudit problème. Cela dit cette résolution prend forcément la figure d’une énigme, puisque c’est forcément d’une œuvre qu’il s’agit quand on travaille et que la réalité de l’œuvre, dans quelque domaine qu’on la considère, est toujours énigmatique… Alors si vous m’accordez cette définition de la philosophie comme traitement du problème que la première personne est, en tant que telle, pour elle-même (qui correspond au moins à ma pratique), vous m’accorderez du même coup la nécessité pour la sensibilité aux questions philosophiques d’être originellement réflexive. Il faut donc appartenir, pour simplement pouvoir les entendre, à une culture qui soit originellement réflexive et qui advienne ensuite à sa propre réflexivité, selon la logique de l’après coup où l’événement ultérieure apparaît comme l’origine de l’origine. La culture originellement réflexive, c’est l’Occident, où le réel advient à lui-même seulement à partir de sa propre idéalité réflexive (par exemple on voit des ronds, lesquels sont des cercles imparfaits) ; et l’après coup qui va constituer comme vérité cette position subjective, c’est la ” voie romaine “, selon l’expression de Rémi Brague, où l’Europe se constitue de sa propre secondarité : romaine par référence et révérence à Athènes, et chrétienne au judaïsme.

La philosophie advient donc à sa réalité grecque (au lieu d’être un simple caractère de cette société) à partir de l’histoire européenne, dans laquelle on peut dire par conséquent que l’Europe conquiert sa propre origine. Ce travail de réappropriation de l’origine s’appelle destin, à mon avis. Voilà donc le véritable argument, bien au-delà de tous les examens de fait qui sont par définition abstraits et dénués de valeur positive, et qui sont toujours susceptibles de donner lieu à des revendications ” identitaires ” à chaque fois un peu pénibles à entendre par ce qu’elles contiennent d’amertume et de mauvaise conscience.

La sensibilité est la présence de l’origine : on n’est sensible qu’à ce en quoi on n’est pas sans reconnaître son propre lieu d’être, dirais-je. Effectuer sa propre sensibilité, c’est d’une certaine manière effectuer son destin – selon ce que nous avons déjà dit de cette notion et de la singularité à quoi elle renvoie.

Je joins à mon cours d’aujourd’hui un texte que j’ai rédigé pour préciser cette position. Il s’appelle ” la philosophie et le destin européen “. Je vous y renvoie expressément, car il constitue pour ainsi dire la fin de la séance d’aujourd’hui.

Je vous remercie de votre attention.