Visage et vérité

Gabriel Garcia Marquez dit que tout homme a trois vies : la vie publique, la vie privée et la vie secrète. Je crois que c’est vrai aussi du visage – à ceci près que le visage ” secret “, ignoré de tout le monde et bien sûr de la personne concernée, est en quelque sorte ouvert à une infinité qui le sort de lui-même. Le visage secret est celui qu’on tourne sans le savoir vers ce qui compte, quand le visage public et le visage privé restent consciemment tournés vers ce qui importe – puisqu’aussi bien il y a toutes sortes d’importances dans tous les domaines, qu’il s’agisse du monde, des autres ou de soi-même. Ce qui compte ne constitue pas un nouvel ordre plus essentiel ou plus intime que l’autre : il s’agit de choses dont on ne peut même pas affirmer la réalité puisqu’une réalité n’est finalement que ce qu’elle est, si considérable qu’elle soit par ailleurs. Les philosophes nous apprennent en effet que la vérité n’est jamais simplement la vérité parce qu’elle doit déjà et encore l’être en vérité c’est-à-dire vraiment ; de même le mal n’est pas simplement le mal, puisque c’est déjà et encore un mal qu’il y ait le mal et que c’est toujours méchamment qu’on est méchant ; de même enfin l’amour, puisque c’est déjà et encore pour l’amour qu’il y a l’amour… Nous sommes là dans l’étonnante dimension de choses qui sont à la fois évidentes à chacun dans le secret de son âme et insaisissables par l’intelligence, des choses qui ne sont que leur propre infinité et auxquelles il est dès lors impossible d’être simplement exposé. Si donc le visage est dans la personne le lieu de son exposition – aux autres et à elle-même, à l’indifférence ou à la sollicitude, à l’outrage ou à la tendresse – alors il faut aller jusqu’au bout de cette reconnaissance et admettre en tout visage une ultime dimension d’infinité, plus secrète que le visage secret parce que c’en est précisément l’infinité, et qui est l’exposition personnelle, sans défense d’aucune sorte, à cela seul qui compte. C’est de cette exposition qu’il s’agit quand on parle de la vérité d’une personne : son rapport de dénuement à ce qui compte – le mensonge consistant au contraire à s’en tenir à ce qui importe (auquel cas la vérité d’une âme perdue est d’avoir décidé que ce qui compte ne compterait pas). Et si l’on veut indiquer concrètement cette différence entre ce qui compte et ce qui importe, autrement dit faire apercevoir dans l’infini de son dénuement le visage pur dont le visage ” secret ” aura dès lors été le dernier masque, il faut parler de la peur qui écorche et extériorise pour ainsi dire l’intérieur, ou de la solitude qui prive même de soi : le visage pur, c’est le visage absolument seul de celui qui n’est ainsi plus que sa propre déréliction, un visage littéralement perdu.