Définition de la tragédieles ratés de l’aventure, la narration comme constitution subjectivel’humanisation comme aventure.

Nous allons poursuivre notre étude de la notion d’aventure, maintenant que tout le monde est convaincu que la philosophie est une aventure, celle de penser (mais j’ai indiqué qu’il y avait bien d’autres aventures, et d’autre part que la pensée n’est en rien réductible à la philosophie, les artistes n’étant pas de moins grands penseurs que les philosophes).

Avant d’aborder l’exposé proprement dit de cette notion, c’est-à-dire l’indication du problème qu’elle contient et, j’espère, sa résolution, je voudrais rappeler quelques évidences.

La première est que l’aventure renvoie toujours d’une manière ou d’une autre au tragique. Plus exactement, on ne peut parler d’aventure qu’en deçà du tragique, qui en forme par conséquent la limite externe. Quand tout s’abîme dans la mort, par exemple, on ne peut plus parler d’aventure. Inversement, l’aventure se situe forcément au-delà de son autre limite externe qui serait le jeu, l’amusement, la bagatelle. Le tragique et le jeu sont également exclus, en même temps qu’ils sont forcément compris en elle, puisqu’un champ est intrinsèquement constitué de ses limites. Il y a donc toujours quelque chose de ludique dans l’aventure, et aussi quelque chose de tragique. Les éléments que je vous ai donnés permettent de les repérer.

J’ai dit en effet que l’aventure était la conjonction de l’épreuve et de la narration ; de sorte que vous saisissez immédiatement que l’épreuve renvoie au tragique et que la narration renvoie au jeu, au rien, bref à l’anecdote. Plutôt que du jeu, c’est de l’anecdote qu’il faudrait parler pour penser la limite inférieure de l’aventure, puisque cette notion contient à la fois l’indication d’une réalité spécifique (l’anecdotique) et l’indication de la narration. L’anecdotique, c’est un rien, une bagatelle, qui comprend la nécessité de sa narration et n’existe même que par elle.

D’autre part, vous voyez que l’épreuve comprend forcément en elle une dimension de tragédie. Je propose la définition suivante : il y a tragédie quand le savoir fait défaut, c’est-à-dire que la tragédie est le manque du savoir en tant que tel quand il est articulé, porté à la parole. Ainsi, une maladie qu’on ne sait pas guérir est tragique, et cesse de l’être à l’instant même où l’on découvre le remède. Ainsi la solitude est-elle toujours tragique (je ne parle pas du fait d’être en compagnie de soi-même, mais bien de la solitude qui consiste à être sans soi et sans le savoir – ce dernier point apparaissant dans l’exemple de celui qui, à côté d’une personne frappée d’un infarctus, ne sait pas quoi faire pour l’aider). Ainsi la vie d’Œdipe est-elle tragique parce qu’il ne savait pas que l’homme qu’il rencontrait sur la route était son père, ni que la femme qu’il allait épouser après avoir vaincu le sphinx était sa mère. On pourrait multiplier les exemples (ma définition est très simple, mais je n’ai jamais rencontré d’occurrence qui l’ait prise en défaut). Qu’il suffise en tout cas de reconnaître qu’il n’y a pas d’épreuve sans une dimension de tragédie, puisque la notion de l’épreuve, tout entière constituée de son opposition à celle de l’expérience (qui est mobilisation de savoir en vue de produire encore plus de savoir), n’a précisément de sens qu’à l’encontre de l’éventualité du savoir (on n’éprouve que parce qu’on ne sait pas, même quand on prend le mot en son sens technologique). Donc l’aventure, comme unité de l’épreuve et de la narration, est aussi bien faite de ces moments tragiques que seraient les épreuves si elles n’étaient pas racontées, que de ces moments anecdotiques que seraient ses péripéties en dehors de toute réalité potentiellement tragique.

La réalité potentiellement tragique des péripéties, c’est le risque. Je définirai le risque comme ” la différance du semblant ” (indistinctement : faire semblant et être le semblable de ses semblables). Autrement dit la réalité du risque est que le semblant ne soit plus valable que ” par ailleurs ” (et cet ailleurs, vous savez que c’est ce qui relève indistinctement de la subjectivité et du savoir). Donc la vie peut être dérisoire ” par ailleurs “, elle ne l’est pas dans le moment de l’aventure parce que la réalité du risque lui donne une gravité sans commune mesure avec la possibilité d’être raconté qui définirait alors un simple moment anecdotique. Si l’on reprend la philosophie exemple d’aventure, on pourrait d’une certaine manière considérer qu’elle consiste à parler pour ne rien dire puisqu’il n’y a pas de connaissances philosophiques dont un autre philosophe n’accomplisse potentiellement la réfutation (nous avons réglé cette difficulté en réfléchissant sur ce paradoxe de la réfutation philosophique) ; mais son ” réel “, sa gravité, bref le risque qui la constitue et permet par ailleurs de la reconnaître, est de côtoyer la folie, c’est-à-dire d’aller à la limite même de l’esprit… L’aventure de penser, en tant qu’aventure, est une expérience des limites (ne pas confondre l’expérience des limites et l’épreuve de l’extrême). Mais tout le monde l’a toujours su.

Une fois définies les limites externes de l’aventure, vous voyez qu’elle a plusieurs manières de ne pas avoir lieu. D’abord elle peut ou bien en rester à une simple bagatelle, ou bien virer au désastre. C’est par conséquent le risque double vers l’insignifiant ou vers la tragédie qui fait l’aventure. On n’est ni dans l’un ni dans l’autre, et c’est de mettre en marche cette exclusivité qui va faire l’aventure. Mais il faut ajouter à ces deux manières évidentes la bêtise habituelle, qui est l’ordre évident du monde où toute singularité trouve toujours une place, une explication et une justification ” normales “, et que pourrait illustrer l’exemple trivial de l’homme qui finit par épouser sa maîtresse ou celui des amants qui se marièrent et eurent beaucoup d’enfants (l’ordre commun reprend le dessus après avoir été perturbé quelques temps par des singularités). Il y a encore une quatrième éventualité qui renverrait à quelque chose comme l’installation dans l’épreuve, dont le renouvellement narrative constituait l’aventure. Pour prendre un exemple de ce dernier point, je me référerai à la philosophie de Heidegger qui tend à devenir pensée pure, c’est-à-dire parole poétique et non plus conceptuelle. Cela dit, il considérerait sûrement, en mettant l’accent sur la nécessité de la narration et par conséquent d’un sujet de l’énonciation, que l’aventure de penser appartient encore à la métaphysique – la pensée elle-même au sens d’un dire quasi poétique en étant alors le dépassement.

Cela, c’est pour considérer l’aventure de l’extérieur. Mais on peut aussi la considérer du point de vue du sujet qu’elle institue (on avait pris l’exemple de Tintin, ou de l’héroïne de Titanic, la dernière fois) et indiquer qu’elle est dès lors appropriation par ce sujet d’une vie qui ne pourra être la sienne que depuis sa constitution narrative. Une autre acception du terme nous l’indique : ” dire la bonne aventure ” n’est pas simplement prédire, car c’est une parole adressée à une personne qui est le sujet de ce qui va lui arriver. Et si nous reprenons notre notion au sens habituel, vous voyez bien que les albums d’Hergé présentent des péripéties qui arrivent proprement à Tintin et non pas à n’importe qui, qui ne pourraient pas arriver à un autre qu’à Tintin, par là même sujet d’un destin, c’est-à-dire d’une vie qui est vraiment la sienne (par opposition à celle que mènerait n’importe quelle personne si elle se trouvait à sa place). Toute aventure a donc une dimension d’appropriation. C’est pour cette raison que seule la philosophie autorise à employer une expression comme ” ma pensée “. Non pas que seuls les philosophes pensent (j’ai même insisté pour dire que tout le monde pensait, puisque tout le monde rêve – et je rappelle que les artistes sont des penseurs), mais en ce sens que l’appropriation de la pensée n’est possible qu’à ce que celle-ci soit une aventure, ce qui est proprement la description de l’activité philosophique. D’ailleurs tout le monde sait cela également : si je parle, même en dehors du cours de philosophie, de la pensée de Un tel, tout le monde comprendra qu’il s’agit d’un philosophe et non pas d’un artiste (par exemple si je parle de la pensée de Proust, vous en déduirez forcément que ce romancier était aussi un philosophe). Retenez bien ce point important : si le savoir est la constitution subjective (je rappelle que la subjectivité est l’espace où l’on est autorisé à dire ” moi “), l’aventure est le facteur d’appropriation de la vie.

Une vie qui n’est pas aventureuse d’une manière ou d’une autre n’est donc la vie de personne, bien qu’elle soit évidemment celle d’un individu existant – ce qu’on peut encore indiquer en disant que la réalité de notre vie réside tout entière dans la possibilité qu’elle soit racontée. Or toute vie ne peut pas l’être : beaucoup de vies ne peuvent donner lieu qu’à une suite de pointages (né tel jour, diplômé de telle université, engagé à tel poste dans telle entreprise, marié avec telle personne, ayant eu tant d’enfants, ayant pris sa retraite dans telles conditions, étant mort tel jour de telle maladie…), parce que rien de ce qui s’y est passé qui puisse être rassemblé autrement que dans la répétition du semblant.

A moins qu’on ne pose le problème autrement. Ricœur dit une chose très intéressante, à savoir que la compréhension d’une vie est sa mise en intrigue. Cette idée me paraît très juste, au moins du point de vue de la psychanalyse : il est bien évident que le déroulement de la cure, quand on le réfléchit, est une mise en intrigue. En effet, vous avez un problème de base, qui est celui de reconnaître la différence et d’exister dans un monde forcément structuré par la différence – laquelle est avant tout différence des sexes (c’est ce problème qu’on appelle le complexe d’Œdipe). Ce que fait tout névrosé (c’est-à-dire l’immense majorité des gens) est de construire l’intrigue où cette aberration d’être le même dans un monde où tout diffère deviendra peu à peu pensable, ou du moins un peu moins impensable qu’au moment où nous n’avons été que la folie d’y être confronté, autrement dit quand nous avons été en quelque sorte mis en demeure d’être humains, nous qui n’étions que vivants. Je crois que dans la cure on apprend comment on a, sans le savoir, plus ou moins réussi à rendre pensable l’impensable de la différence des sexes, et donc comment on a plus ou moins réussi à devenir humain. Donc si vous définissez la névrose comme l’aventure de l’humanisation (un des facteurs essentiels de l’humanisation de l’espèce, à savoir la religion, est proprement ” névrose obsessionnelle de l’humanité “) et si vous lui appliquez la formule de Ricœur, cela devient clair – à condition bien sûr de faire un peu jouer cette formule. Je le ferai en disant rien n’est aussi intriguant que cette différence ; de sorte que notre vie, à nous qui sommes enfants d’un homme et d’une femme, sera dès lors le bricolage de l’intrigue où, à la manière de ce qui se passe dans les mythes selon Levi-Strauss, elle sera devenue ” bonne à penser ” (sauf qu’ici il faut ajouter : plus ou moins, car personne ne ” résout ” totalement ni parfaitement son œdipe). Si on se place de ce point de vue, on va reconnaître en effet qu’il y a bien une suite d’épreuves (le sevrage, la puberté, l’accès à l’indépendance adulte, le fait de devenir parent à son tour…) qui peut être rassemblée en tant que telle dans une narration. Toute vie est alors une aventure.

Question : vous n’avez considéré que l’exemple des névrosés… Les psychotiques et les pervers ne seraient pas humains ?

Du point de vue de la narration, c’est l’imaginaire qui compte. Prenez donc le fantasme du corps morcelé des psychotiques : l’intrigue suppose la continuité imaginaire dont il indique précisément l’exclusion. Le fantasme des pervers, qui est non pas de suivre ou de représenter la loi mais littéralement de l’être (leur pratique est de devenir la loi unique après avoir montré l’inconsistance de la loi commune, comme on le voit dans leur comportement concret, toujours fait de défi et de manipulation), va également dans le sens de la même impossibilité. Je ne crois donc pas que l’on puisse appliquer aux gens qui relèvent de ces deux catégories, comme je l’ai fait aux névrosés, la formule venue de Ricœur. Cela dit, je me pose là au niveau des principes. Car dans la réalité, les psychotiques et les pervers ont bien appris à parler, et ont donc d’une certaine manière assumé ce que je viens d’appeler l’aventure de l’humanisation. Mais à mon avis, si elle importe au plus haut point pour eux comme pour tout le monde, elle ne compte pas. Pour un névrosé, il n’y a que cela qui compte : la mise en intrigue de l’œdipe qui permettrait enfin qu’on puisse passer à autre chose (et autre chose, pour lui, ce serait de pouvoir enfin vivre). Or l’aventure relève de ce qui compte et nullement de ce qui importe, puisqu’elle est production d’un sujet irréductiblement singulier. Pour répondre à votre question je dirai alors que les psychotiques et les pervers sont, chacun à sa manière, des gens pour qui l’humain ne compte pas, de sorte qu’il ne me paraît pas possible de considérer leur vie comme un modèle pour l’aventure de l’humanisation. Je crois que c’est très clair : le psychotique peut se sentir regardé par la table, et s’imaginer à l’inverse que les autres sont des mannequins animés par poulies et ressorts ; quant au pervers, on voit bien que son défi consiste à en appeler à la manifestation explicite de loi dont le moment essentiel de l’œdipe est la reconnaissance implicite (le père la représente), de façon à la faire chuter en montrant sa contingence et son inconsistance, libérant ainsi une place dont il s’emparera (être la loi, pour le corps des autres).

Mais justement pour cette raison, les vies de psychotiques et de pervers peuvent être plus souvent aventureuses que les vies de névrosés, qui restent enfermés dans leur problématique œdipienne. La même aventure absurde, par exemple traverser un océan à la nage, vaudra pour le premier comme un acte qui, en l’identifiant une fois pour toutes grâce au poids que son nom en recevra (et je rappelle que tout nom est le nom d’un père), lestera l’ensemble de la réalité et lui permettra ensuite d’avoir une vie normale (on voit souvent cela en criminologie : un psychotique tue quelqu’un, et il est ensuite définitivement normal, comme si son crime, acte irrémédiable, l’avait guéri – ce qui est effectivement le cas) ; alors que pour le second il s’agira d’un défi, celui qui le posera comme le surhomme qui n’est plus concerné par ce qui fait l’humain, c’est-à-dire précisément la loi qu’il aura vaincue – ici celle de la nature, de la résistance physique, du sens commun qui est la possibilité même de la vie sociale c’est-à-dire humaine.

Donc si l’humanisation est une aventure, c’est une aventure à structure névrotique (et encore une fois : tout ce qui humanise – à commencer évidemment par les institutions – peut être lu comme symptôme névrotique). C’est souvent la seule de toute une vie. D’un côté une vie de névrosé est singulière – par exemple une belle névrose obsessionnelle est une construction riche et esthétiquement intéressante – de l’autre elle est on ne peut plus commune (c’est toujours du même problème qu’il s’agit chez tout le monde). De ce point de vue j’admets donc qu’une ” belle ” névrose obsessionnelle puisse être marquante, puisque les religions sont indubitablement des constructions marquantes de l’humanité.

Pour ma part, je m’en tiendrai au critère de la promesse, celle qu’on était et qu’on trahit ou non : même si une névrose est une construction qui force l’admiration par l’énergie qu’elle a réclamée et par l’ingéniosité dont elle témoigne, je ne dirai pas qu’un simple névrosé est quelqu’un d’intéressant parce que personne n’est venu au monde pour s’enfermer derrière une porte à dix verrous ou pour se laver les mains trente fois par jour ! Si sa névrose est comme une religion personnelle, riche et théologiquement subtile, alors on ne peut plus parler d’un ” simple ” névrosé, mais déjà d’un penseur. Mais sur le principe une inhibition névrotique, un délire psychotique, un cérémonial pervers ne sont jamais que des figures d’une humanité déjà définie. Et même si nous devons réfléchir notre reconnaissance de ces personnes dans la notion de génialité (faute de quoi nous les réduirions à des choses, comme je l’ai expliqué précédemment), cela n’a de sens que dans et pour notre réflexion : ce n’est pas d’elles qu’il s’agit dans ce jugement dont j’ai essayé de vous montrer la nécessité éthique, mais seulement de notre manière de les reconnaître, de cette obligation singulière que nous nous reconnaissons envers chacun, à l’encontre de celle que nous nous reconnaissons envers n’importe qui.

J’en reste là pour aujourd’hui. La semaine prochaine, je me forcerai à ne pas sortir de notre notion en suivant rigoureusement le plan qu’elle nécessite.