Résumé réécrit et complété de la conférence de Narbonne du 14 mai 2022.  (version PDF : cliquez ici)

Annonce :

“Il y a des gens pour qui vivre n’a plus de sens alors qu’ils ont, comme on dit, tout pour être heureux. Il y en a d’autres qui s’accrochent à une vie à laquelle il nous semble que la mort serait préférable, mais qui a encore un sens pour eux – sans qu’ils puissent dire lequel. En dehors de sa conscience, donc de toute croyance ou conviction, il y a pour chacun un sens par quoi se décide qu’il désire encore vivre. Ou pas.”

Introduction

Il n’est nul besoin de savoir ce qu’il est du « sens de la vie » pour vivre, parce que vivre consiste au moins à faire ce qu’il faut pour vivre encore, et qu’il est impossible de ne pas supposer que cela a un sens. Du moins pour nous et jusqu’à présent. Car l’humain ne vit jamais à n’importe quel prix : contrairement aux autres vivants qui font toujours tout leur possible pour vivre encore, il est hanté par l’idée qu’un jour peut- être, et les choses étant alors ce qu’elles seront, vivre n’aura plus de sens pour lui. Que nous vivions prouve l’efficience de cette supposition d’un « sens » qu’on ait encore à assumer, et dont il n’importe dès lors pas qu’elle soit exacte ou erronée, autrement dit dont il n’importe pas que nous possédions le savoir.

Mais alors, si nous n’avons pas existentiellement besoin d’en avoir la réponse, comment expliquer que la question du « sens de la vie » ne cesse d’interpeller ceux qui redoublent leur vie d’une réflexion sur cette vie ?

Elle le fait d’abord depuis un sentiment très particulier : celui que nous avons du caractère scandaleux de la mort des jeunes et plus précisément des enfants. Il nous semble qu’ils ont été privés du temps nécessaire pour commencer à comprendre la vie – ce qui revient à dire qu’il ne leur a pas été accordé d’avoir avec son éventuel « sens » un rapport de responsabilité.

D’où la pensée purement subjective que mourir trop tôt serait de notre part une sorte conduite irresponsable. Se trouve en nous l’idée ou le sentiment qu’il faudrait avoir acquis assez de maturité ou de sagesse pour être sujet de mourir comme on est sujet de vivre : qu’on ne soit pas simplement fauchés de l’extérieur par une maladie ou un accident mais qu’on puisse en quelque sorte, le jour venu, s’autoriser soi- même à mourir, et ainsi qu’en notre mort il s’agisse encore de nous. Tel est le sens du récit que Platon nous fait de la mort de Socrate dans le Phédon : mourir, pour cet homme-là, n’a pas été quelque chose d’extérieur et d’irresponsable, et sa mort a bien été la sienne. En méditant sur cette vérité, nous nous disons qu’il a su reconnaître et assumer le « sens de la vie », et que c’est très exactement pour cette raison qu’il a pu faire de sa mort sa propre affaire, au lieu qu’elle soit l’effet déplorable du cours des choses (de sa condamnation par le tribunal, de l’action du poison sur son organisme…).

Motivé à l’origine par le scandale de la mort des enfants et par une méditation sur la mort dont celle de Socrate est le modèle, notre intérêt pour la question du « sens de la vie » est en somme une sorte de souci à propos de nous-même : qu’on puisse, le jour venu, s’autoriser à mourir. Qui nierait que ce soit le signe d’avoir bien vécu ?

Première partie : LA VIE RELÈVE DE LA VÉRITÉ, D’OÙ L’IDÉE DE SON « SENS »

C’est par le langage que nous sommes des sujets. Est en effet sujet l’être qui répond, et qui répond de répondre : non seulement de ce qui lui est imputable, mais encore de ce qu’il soit bien sujet en général, et en particulier celui qui devait répondre et comme il le devait – selon une injonction qui dans les faits est presque toujours diffuse et implicite. Le langage est expression et communication, et de ce point de vue c’est un instrument vital, l’expression et la communication étant le propre de tout vivant. Sauf qu’en plus, il produit le nouage de la vérité de ce qu’on dit et de la responsabilité de le dire ! Il le fait, alors même que ni la vérité ni la responsabilité n’ont de sens dans la vie où la question est seulement celle du bon et du mauvais (telle plante est un aliment, telle autre est toxique), et où l’innocence est le statut originel des êtres que rien ne met à distance d’eux-mêmes. Désormais la vie, qui était son propre sens (on vit afin de vivre encore) et n’en avait donc pas (si on ne vit que pour vivre, c’est que vivre n’a pas de sens), a un Autre, le vrai, à quoi il est désormais impossible qu’elle ne soit pas rapportée par le sujet langagier dont elle est l’affaire. On l’indique ainsi : pour nous qui avons pour affaire d’être les vivants que nous nous trouvons être (et que nous ne sommes donc pas), la question implicite n’est pas d’abord de vivre comme elle l’est pour le vivant en général, mais elle est d’avoir raison et non pas tort de vivre, la vie étant sur le moment ce qu’elle est. C’est de cette impossibilité pour la vie de l’être parlant de ne pas relever de la vérité (autrement dit d’être seulement la vie) qu’il est question quand on parle du « sens de la vie ».

De fait nous accordons tous qu’une vie dans laquelle il n’y a plus rien de vrai n’a plus de sens, même si nous sommes habituellement incapables de définir ces termes. Or nous le demandons : si nous ne vivons que dans le sentiment d’avoir (encore) raison et non pas tort de vivre et si ce sentiment est aussi bien celui d’une limite qu’il serait de notre part irresponsable de dépasser, est-ce que cela ne revient pas à faire de la vérité notre cause et donc à nous désigner nous-mêmes à la fois comme ses effets et comme ses garants ?

Il faut préciser cette cause. On le fera en indiquant que la vérité n’est pas application du savoir mais au contraire sa chute, laquelle est subjectivement identique à responsabilité qu’un sujet prend de lui-même quant à être sujet.

Le premier point est évident, et n’importe quel exemple le fait reconnaître. Si le vrai est par exemple que la somme des angles du triangle soit égale à deux droits, c’est bien parce que ce ne l’eût pas moins été si Euclide n’était jamais venu au monde ni si personne n’avait inventé la géométrie – le nier revenant à nier que celle-ci soit savoir de quelque chose. L’épistémologue rappellera que cette proposition (qu’il en soit ainsi de cette somme d’angles) n’est rien d’autre qu’un énoncé de géométrie euclidienne, et que dire cela en dehors d’elle n’a aucun sens. En effet, et c’est pourquoi il faut dire que cette science, comme telle faite de pensée humaine, ne compte pas quand on veut considérer ce dont elle est le savoir – puisque savoir autre chose que le vrai, c’est tout simplement ne pas savoir et que le vrai ne l’est qu’à ce qu’il ne dépende pas de nous qu’il le soit. C’est donc le savoir lui-même comme savoir de quelque chose et non pas de rien (savoir du vrai, et non pas objectivation autiste d’une épistémologie particulière) qui impose de définir opératoirement la vérité comme l’impossibilité que le savoir compte.

D’où le second point : si le savoir ne compte pas, on n’a plus pour reconnaître le vrai l’excuse des raisons qui contraignent de le faire. Il faut donc se décider : prendre sur soi que le vrai soi vrai, alors qu’auparavant on en restait à l’autorité du savoir et qu’on avait seulement affaire au su, dont on était innocent de l’évidence (quand la démonstration a été correctement menée, l’évidence de la conclusion s’impose). Disons la même chose autrement : quand on considère la vérité des choses, c’est bien la leur (par exemple celle de cette somme d’angles) qu’on prend personnellement la responsabilité de reconnaître, puisque le savoir ne fait plus autorité. D’où cette identité à peine paradoxale : pour les parlants qui sont donc faits de vérité et de responsabilité avant d’être faits de vie (puisqu’on ne vit qu’à n’avoir pas tort de vivre c’est-à- dire qu’à ce que ce ne soit pas pour nous quelque chose d’irresponsable), c’est la même chose de faire advenir le vrai (contre le su) et d’advenir à soi en assumant son autorité de sujet (contre celle du savoir). Voilà pourquoi la vérité des choses et l’autorité personnelle d’être sujet sont en réciprocité.

Rien là qui puisse nous surprendre, puisque c’est la même chose pour le parlant d’être responsable de la vérité de ce qu’il dit parce que c’est autorisé du vrai lui-même (par exemple que cette somme d’angles soit bien égale à deux droits) et de la légitimité de le dire, laquelle est celle d’être sujet de répondre.

Marquons-le par cette prosopopée où s’énonce la vérité comme chute du savoir : « Ma parole, ce que je savais, c’est vrai ! ». Ainsi le jeune écolier, après avoir écouté la démonstration du théorème et admis comme tout le monde l’évidence de sa conclusion, réalise soudain, tout étonné, qu’en effet la somme des angles du triangle est effectivement égale à deux droits, quelles que soient les raisons qu’on ait eues jusqu’ici de le penser !

Le point décisif ici est que celui qui a reconnu cette vérité, et par là même avéré que les raisons ne comptaient pas, cesse d’être l’écolier qu’il était (par définition un sujet de savoir) pour apparaître enfin comme celui qui avait jusque-là pour affaire d’être cet écolier. Dans cet étonnement qu’il en soit effectivement comme il savait par ailleurs qu’il en était, il naît donc personnellement à lui-même – ce qu’on

traduira en opposant l’écolier qui est causé comme tel par le savoir, à celui dont c’était l’affaire d’être cet écolier, et qui est donc causé comme tel par la vérité. Avoir la vérité (qui décide du savoir) pour affaire, et avoir pour affaire sa propre responsabilité d’être sujet, c’est donc la même chose… (Cette identité est l’un des secrets impliqués dans la notion de vérité.)

La question du « sens de la vie » est ainsi celle de la responsabilité qu’en notre vie, ce soit de la vérité qu’il aille, parce que si c’est de la vérité qu’il va, c’est bien de nous qu’elle est la vie – alors même que chacun est celui que n’importe qui d’autre aurait été à la même place (si vous étiez à ma place vous seriez moi, tout comme je serais vous si j’étais à la vôtre). En quoi nous retrouvons la méditation que la mort de Socrate ne peut pas ne pas nous inspirer – et la raison pour laquelle nous nous posons la question du sens de la vie alors qu’elle ne se pose pas : la responsabilité de la vérité dans son irréductibilité au savoir ne fait qu’un avec la responsabilité d’être soi dans son irréductibilité à ce qu’on est.

Pour notre question, la conséquence de la définition opératoire de la vérité par la chute du savoir est très concrète, surtout si on la retourne c’est-à-dire si on fait de la souveraineté du savoir l’impossibilité de la vérité, et donc du caractère irréductiblement imputable de la vie. Car c’est bien cela, une vie qui n’a plus de sens : qu’il revienne au même de n’y reconnaître que l’autorité du savoir et d’avérer qu’elle est celle d’un sujet indifférent, puisque les sujets ne se distinguent les uns des autres que par les places qu’ils occupent. On se le représente facilement à travers l’exemple d’une personne en qui ce ne serait plus que de l’autorité de la médecine qu’il irait : elle n’aurait plus la possibilité d’être autre chose qu’un objet de soin – comme dans le roman et le film de Dalton Trumbo Johnny s’en va-t-en guerre qui racontent le combat désespéré d’un poly-mutilé de la guerre pour mettre fin à l’irresponsabilité de vivre à quoi le contraint l’impossibilité de parler.

Toutes sortes d’autres savoirs peuvent être mentionnés, pour exemplifier qu’une vie n’ait plus de sens, c’est-à-dire que l’autorité des raisons ait frappé d’inanité l’autorité d’être soi : celui du vieillard qui sait qu’il n’a plus la possibilité d’être autre chose qu’une charge pour la société, celui de la vedette qui sait qu’elle n’a plus la possibilité d’être autre chose que ce que le public adule, celui de l’enfant qui sait qu’il n’a plus la possibilité d’être autre chose qu’un enjeu de conflit pour ses parents, et ainsi de suite. Même si c’est moins évident parce qu’il est plus rare qu’on en reste là quand on a plus enviable des vies que quand c’est la pire, aucune vie n’échappe à l’éventualité de n’être un jour que ce (qu’on sait) qu’elle est, et par là de n’avoir plus de sens – c’est-à-dire de n’être plus assumable.

Quand le savoir est tout, il n’y a plus de vérité ; et quand il n’y a plus de vérité, il n’y a plus d’autorité d’être soi c’est-à-dire de possibilité qu’on assume de vivre : la vie n’a plus de sens.

Il y a donc un sujet dont ce soit le même de dire qu’il a la vérité pour affaire (=que le savoir ne compte pas) et de dire qu’il est pour lui-même sa propre autorité parce que pour lui, être soi, c’est désormais relever de soi alors que par ailleurs tout relève du savoir – les choses étant idéalement ce qu’il y a à savoir qu’elles sont et par là tout ayant le savoir pour nature, comme on le voit de ce qu’un arbre soit une entité botanique, une bissectrice une entité géométrique, une étoile une entité astronomique, une maladie une entité médicale, un prix une entité économique, etc.

Qu’ainsi la vérité soit pour chacun la cause de son autorité d’être soi, c’est ce qu’on peut aussi bien retourner en disant que la vérité se trouve là, et seulement là, où c’est d’être sujet qu’un sujet assume la responsabilité – c’est-à-dire là seulement où se joue que la vie ait un « sens ». D’où cette évidence que le vrai est ce que pose le sujet quand il est non seulement responsable de ce qu’il fait, mais de le faire. N’importe quel exemple familier le fait voir : le vrai médical est ce que dit le médecin, en tant que diagnostiquer est non seulement une activité que ce professionnel exerce de manière responsable (il pourrait le faire de manière désinvolte), mais aussi en tant que celui qui est ce médecin (c’est par exemple Pierre) l’est de manière responsable (dans sa décision d’être médecin, il pourrait ne s’agir que d’argent ou de prestige social). Cela dit, cette responsabilité seconde reste indéterminée au sens où il est exclu que compte sa déterminité pour qu’on puisse continuer à parler de responsabilité. Les raisons dont on pourrait arguer sont forcément étrangères (celles d’être médecin sont aussi peu médicales que les raisons d’être géomètre ne sont géométriques), renvoyant à une responsabilité (par exemple celle d’être un bon fils en choisissant une profession que nos parents rêvaient de nous voir exercer) qui se motiverait elle-même d’une responsabilité encore plus originelle, et ainsi de suite à l’infini. En quoi il ne s’agirait plus de personne : juste du train anonyme des choses considéré dans la dimension subjective de l’individu humain.

La réponse qui s’impose maintenant à la question du « sens de la vie » est donc la suivante : le sens de la vie se confond avec son rapport au vrai, et cela revient très exactement à dire que le sens de la vie se confond avec la responsabilité de vivre de celui dont elle est la vie.

Deuxième partie : À CAUSE DE LA VÉRITÉ, NOTRE VIE N’EST PAS UN FAIT, MAIS UNE VALIDATION RECONDUITE.

Le sujet est né d’un certain don de la parole, puisqu’il est l’être qui répond et qu’être celui qui répond, c’est être celui à qui la parole a été donnée. Le pronom « celui » ne désigne pas un sujet qu’on aurait été avant de parler : il désigne le sujet qu’anticipaient ceux qui ont donné la parole (les parents, l’entourage et plus généralement la société en un mot l’humanité), et qui n’existait donc pas mais que quelqu’un sera. Ainsi chacun est-il celui à qui ses parents pensaient avant sa naissance, parfois avant sa conception, voire même avant qu’ils ne se soient rencontrés, comme dans les familles aristocratiques où la transmission (du patrimoine, du nom, de l’idée de soi-même, des manières de vivre) est la valeur décisive. La leçon est simple :nous ne sommes-nous des parlants que parce que nous sommes des parlés, et c’est comme nous sommes parlés que nous parlons et qu’ainsi nous faisons autorité sur nous-mêmes (la vie de quelqu’un est celle qui relève de lui). Voilà pourquoi nous sommes non pas vivants mais sujets d’être vivants : distingués d’une vie dont la question est par là même qu’elle ait (encore) un sens, c’est-à-dire qu’en elle il aille encore de cette parole qui nous constitue comme sujets, puisqu’elle n’était pas seulement un discours (à propos de celui que nous serions) mais bien une adresse et donc une injonction : l’ouverture de notre singulière possibilité d’être un répondant c’est-à-dire un sujet. Car en disant qu’on nous a parlés (accusatif), on dit aussi qu’on nous a parlé (datif) et ainsi donné la liberté d’être un certain répondant : celui qu’il aurait été irresponsable que nous ne soyons pas.

Le « sens de la vie », on le comprend maintenant, c’est celui du don de la parole qui ne « nous » pas a été fait (« nous » n’existions pas) mais qui a été fait à celui (ce non-existant) qu’on (nous) a donné la responsabilité d’être. En l’étant, c’est-à-dire en assumant par la vie la responsabilité d’être ce sujet du langage qu’à l’origine personne n’était, nous validons cette donation.

Eh bien cette validation qui se fait forcément en termes de vérité et de responsabilité (puisque le langage est notre lieu), c’est cela, le sens de notre vie.

L’argument est simple : le don de la parole anticipait un sujet ; or ce sujet, différent de celui de la vie (on peut parler de sa vie comme on peut parler de sa voiture), nous le sommes. Or être un certain sujet, c’est assumer d’être ce sujet : l’avoir moins pour réalité que pour responsabilité. Et parce qu’être sujet consiste à avoir pour affaire d’être un certain sujet, il faut dire que cela consiste à valider le sens qu’avait le don de la parole qui a institué l’autorité d’être ce sujet.

L’illusion était de croire le « sens de la vie » devant nous (bonheur, salut, sagesse, etc.) : il est derrière, car on ne vit qu’à ce que la vie ait déjà un sens. A ceci près que ce sens que la vie a déjà, c’est notre affaire présente et à venir qu’il ait été valable, c’est-à-dire qu’il reste actuellement reconnaissable en termes de vérité et de responsabilité : que ce n’ait pas été quelque chose d’irresponsable. Et certes ce ne l’était pas même si ce l’était, puisqu’en parlant et en vivant nous validons d’être ce sujet que le don de la parole anticipait.

D’où la possibilité pour la réflexion d’envisager ce que « l’existence en général » devait bien être, pour qu’il ne soit pas irresponsable de donner la parole à un sujet comme celui que nous ne sommes pas (il n’existe pas) mais que nous avons la responsabilité d’être. Ainsi s’expliquent les différences de « vérités personnelles » : pour les uns la parole a été donnée dans l’amour et la générosité, pour les autres dans la haine et la brutalité, etc., de sorte que les uns ont été amoureusement donnés à eux-mêmes quand d’autres l’ont été haineusement – le sens de la vie de chacun consistant à assumer singulièrement que ce ne soit malgré tout pas là un fait d’irresponsabilité puisqu’en le validant en continuant de vivre nous en faisons quelque chose de responsable.

Ajoutons pour finir qu’il y a des choses qui réitèrent ce don parce qu’elles nous donnent à nous-mêmes de la même façon ; ce sont celles dont ne compte pas le savoir (biologique, sociologique, etc.) dont elles relèvent par ailleurs car on les recueille dans la responsabilité d’être soi-même. Il peut s’agir par exemple un sourire fugitivement reçu au milieu d’une foule il y a plusieurs décennies, d’une scène dans un roman dont on a par ailleurs tout oublié, d’un certain jeu du soleil à travers les branches lors d’une promenade en forêt quand on était enfant… Que nous parvenions à dire ces choses dès lors vraies, c’est-à-dire à la fois originelles et étonnantes et par là donatrices de nous-mêmes, et nous sommes poètes. Mais il faut préciser : ces instants d’origine de soi-même peuvent se perdre, puisqu’ils ne le sont qu’à titre de réitération plus ou moins approximative du don originel qui nous a été fait de nous-mêmes et que, si son scénario est établi une fois pour toutes et par là fixé notre statut de répondant, il se réalise différemment quand le monde change autour de nous et donc aussi en nous, pouvant ainsi sembler être remplacé par un autre (une autre version du même scénario). Le « donateur » de la parole n’étant jamais quelqu’un en particulier mais l’humanité en général, dont nos parents et notre entourage n’étaient que les plus immédiats représentants ; or l’humanité dont on a compris qu’elle résultait de l’impact aberrant de la vérité sur la vie n’est jamais la même : celle d’ici n’est pas celle d’ailleurs, ni celle de maintenant celle de jadis. Et certes l’humanité dont le vieillard tient d’être un sujet en étant pour elle une certaine réponse n’est plus celle qui a interpellé le nourrisson qu’il a été – tout en l’étant quand même puisque c’est toujours de l’humanité qu’on parle et que le sujet ne change qu’à être toujours le même. C’est pourquoi, mais seulement à titre d’idée limite puisque la structure scénarisée reste la même, on peut admettre l’éventualité que quelqu’un n’ait (presque) plus rien de commun avec l’enfant qu’il était, et que les possibilités de vivre (la vie avait un sens) deviennent un jour des impossibilités (il serait irresponsable de s’entêter).

Conclusion :

La question proposée imposait d’abord de repérer une origine. C’est le langage, par lequel la vie se rend étrangère à elle-même et se trouve soumise à l’autorité d’un sujet dont elle est moins la réalité que l’affaire, et qui est aussi étranger à elle (si je parle de ma vie, c’est que je ne suis pas cette vie) qu’il l’est à lui-même (le sens du don de la parole dont je suis né m’est exclusivement antérieur, bien que j’aie pour vie de l’assumer).

Alors que la vie n’est que réalité et innocence, le langage qui n’aurait dû être que son instrument pour l’expression et la communication donne lieu à la vérité (de ce qu’on dit) et à la responsabilité (de le dire). Parce que la notion du sens est à la fois celle du rapport à l’extérieur (il y a un autre absolu de la vie : la vérité) et celle de l’imputation (il y a un sujet de la vie : le parlant qui a pour affaire de la mener), il est incontestablement légitime de parler du « sens de la vie » en général. Mais il ne faut pas le faire sans préciser que sa détermination dogmatique serait absurde puisqu’elle se réaliserait comme l’alternative d’un stupide et ultime « c’est ainsi », ou d’une sempiternelle relance de la question du sens.

C’est que pour chacun le sens de sa vie n’est pas une « essence » dont elle relèverait, mais qu’il se confond avec sa responsabilité de vivre, en tant que c’est forcément une certaine responsabilité – toujours ignorante d’elle-même parce qu’elle est pour soi responsabilité de quelque chose (par exemple d’écrire des livres ou d’élever des enfants) alors qu’elle est en soi responsabilité d’elle-même (qu’elle ne soit pas quelque chose d’irresponsable) et donc validation de sa cause oubliée (le don de la parole qui est à chaque instant originel).

Il n’y a pas de vie qui n’ait pas de sens puisque vivre est toujours l’affaire d’un sujet avant d’en être la réalité ; mais il n’y a pas non plus de vie qui ne soit depuis à jamais ignorante de son propre sens – sinon le jour venu sous l’opaque impossibilité d’accepter d’aller plus loin.

Ramassons tous ces acquis en disant que vivre consiste à être fidèle sans le savoir au don qui nous a été fait de la parole. (Définition de la fidélité : avoir pour subjectivité le sillage d’un événement.)

D’où cette ultime évidence : notre vie, bonne ou mauvaise, n’a plus de sens quand nous n’avons plus rien à quoi être fidèle ; autrement dit : quand il n’y a plus rien par quoi on puisse à nouveau être donné à soi, en réactualisation du don originel qui nous a été fait de la parole.

Jean-Pierre Lalloz