Une question naïve : la vie a-t-elle un sens ?

Plus une question est naïve, plus elle est philosophique. Pour les réponses, c’est l’inverse.

Si la vie n’a pas de sens, à quoi bon vivre c’est-à-dire faire les efforts parfois extrêmes qu’elle nécessite ? à quoi bon aussi la donner ? comment même expliquer que des criminels la prennent, puisque le mal qui est d’abolir le sens ne saurait s’attaquer à ce qui n’en a pas ? Or nous vivons, nous faisons des efforts et le mal existe. Chacun pense donc que la vie ” vaut la peine ” d’être vécue, comme si elle se trouvait depuis toujours estimée par cette équivalence qui marquerait sa justification, interdisant qu’on la réduise à la contingence d’exister. Cela ne va pas toujours de soi : la possibilité reste ouverte qu’un jour, les conditions étant alors ce qu’elles seront (maladie atrocement invalidante, diminution drastique des facultés intellectuelles, perte d’êtres chers, déshonneur…), il nous apparaisse que ” vivre, ce n’est pas cela “. Ce jour-là nous saurons sans erreur possible que nous aurions tort de poursuivre parce que la vie n’aura plus de sens. Et personne ne veut d’une vie qui n’ait pas de sens.

Nous ne possédons aucun savoir sur le ” sens de la vie ” ; en posséderions-nous un – doctrine métaphysique, révélation religieuse – qu’il serait forcément lettre morte, puisqu’on pourrait aussi bien s’y soumettre ou s’en indigner qu’y rester indifférent : son sens viendrait de notre attitude dès lors forcément arbitraire. Cependant nous ne sommes pas sans savoir que, dans les conditions qui nous sont actuellement faites, si absurde qu’elle puisse apparaître aux yeux des autres et parfois de nous-mêmes, la vie que nous menons a encore un sens… Autrement dit nous vivons comme si nous étions les détenteurs d’un savoir sur la vie qui nous la fait reconnaître comme encore valable, mais un savoir seulement susceptible d’être appréhendé de manière négative, à travers l’impossibilité d’aller au-delà d’une certaine limite, de payer pour la garder plus qu’un certain prix. Car pour chacun, et sans qu’il sache d’avance laquelle, il y a une limite au-delà de quoi la vie n’aurait plus de possibilité d’être vraiment la vie : elle le serait toujours en réalité, mais plus en vérité. Aucun être humain ne veut d’une vie qu’il n’ait pas d’une manière ou d’une autre raison de mener.

Ainsi chacun vit-il pour lui-même d’un vivre ordonné moins à la réalité qu’à la vérité manquante de sa propre compréhension, une vérité singulière plus radicale que la vie parce qu’elle en est la décision, tache à jamais aveugle d’une existence par elle seulement humaine et personnelle. La question du sens de la vie est celle de cette tache aveugle.

L’hypothèse de l’ ” éthique ” et de la ” vie bonne ”

 

Une première réflexion semble indiquer la nature de cette ” tache aveugle ” : n’est-il pas évident que nous agissons à chaque fois ” pour le mieux “, même si nous ne sommes pas toujours capables de discerner réellement notre bien ? En d’autres termes, ne sommes-nous pas guidés par une certaine idée de la vie ” accomplie “, dont nous n’avons le plus souvent qu’une conscience obscure mais qui agirait en nous à la façon d’une boussole pour maintenir le cap dans la multitude contradictoire des nécessités quotidiennes ? Dans ce cas, l’idée de la limite s’éclairerait : il peut arriver que des événements nous affectent d’une manière telle que l’accomplissement de notre vie devienne définitivement impossible. Nous choisirions alors d’y mettre un terme, en toute conscience, afin de conserver un minimum d’estime de soi. On parlerait donc d’une éthique (par opposition à la morale qui renvoie au respect de soi et concerne la légitimité universelle de nos actions, quelles que soient par ailleurs nos fins ultimes) pour désigner cette poursuite de la ” vie bonne “, dans la diversité concrète et souvent aporétique des situations (1).

Outre sa générosité peu réaliste, cette position est aujourd’hui intenable parce qu’elle méconnaît l’enseignement essentiel de la psychanalyse, qui est non seulement que nous sommes divisés, mais que nous sommes littéralement faits de notre division. S’en trouve totalement ruinée l’hypothèse d’une finalité intérieure dont l’agir humain serait habité, même si on la conçoit comme un va et vient de détermination réciproque entre un idéal (d’ailleurs injustifiable : pourquoi telle idée de la ” vie bonne ” plutôt qu’une autre ? par simple contingence culturelle et psychologique ?) et les principales décisions que nous sommes amenés à prendre au cours de notre vie. Non seulement nous sommes divisés entre ce que nous voulons et ce que nous désirons (ainsi tout élève veut réussir à l’école ; mais le comportement de beaucoup montre qu’ils ne le désirent pas) et par conséquent entre la poursuite consciente de notre bien dont la notion se rassemble dans l’idée générale de bonheur et la recherche réelle d’autre chose qui n’est pas notre bien, mais encore nous sommes divisés entre ce que nous représentons à nous-mêmes et aux autres et ce que ces autres entendent et voient légitimement de nous. De sorte que nous ne savons absolument pas qui nous sommes : nous en avons seulement une imagination de type romanesque (nous sommes le personnage principal de notre vie), par ailleurs en permanente reconstruction (on ne raconte pas du tout la même enfance à 20 ans et à 50). Cette imagination nécessaire n’est certes pas sans intérêt pour la réflexion, mais il faudrait la qualifier de mensonge si nous prétendions la substituer à la reconnaissance de l’aberration que nous sommes réellement pour nous-mêmes, nous qui n’avons pas voulu être ce que nous sommes (qui aurait choisi d’être lâche ou paresseux ?) et qui ne nous comprenons pas. Et puis les grandes épreuves que nous devons parfois traverser, celles qui subvertissent notre conscience de nous-mêmes, nous laissent parfois sidérés de nous être aperçus tels que nous n’aurions jamais pu concevoir que nous étions… Dans ces conditions, la question pour chacun du ” sens ” de sa vie ne peut pas être celle de son rapport à un idéal, même confus et constamment redéfini. Par ” éthique ” il faut donc entendre tout autre chose que ce qu’indique la tradition aristotélicienne : ce n’est pas d’une ” vie bonne ” ni par conséquent du service des biens qu’il s’y agit, mais d’une sorte de butée à tout ce que nous pouvons accepter – une butée aussi absurde que le fait d’exister, aussi injustifiable que le fait d’être soi et non pas quelqu’un d’autre (2). Nous ne refuserons jamais la vie, si contraire qu’elle puisse être aux représentations normatives que nous nous en faisons (peut-être accepterons nous avec reconnaissance une opération nous assurant une vie que nous estimons aujourd’hui affreuse ou indigne) ; mais il se peut qu’un jour nous constations, comme on constate la présence d’un caillou au fond d’une rivière sans qu’il y ait le moins du monde à en délibérer, qu’elle n’est plus acceptable – alors même qu’elle pourra correspondre encore à la représentation normative que nous en avons. La question du ” sens de la vie ” est de penser cette éventualité, qui n’est jamais celle d’une estimation volontaire et consciente.

Notre vie comme métaphore légitime

Tout le monde sait qu’il y a une limite, et chacun le dit. Il faut écouter cette parole : personne ne veut d’une vie qui ne représente plus rien, qui soit sans signification, qui ne soit plus vraiment la sienne. La question du ” sens ” de la vie renverrait donc à la nécessité qu’elle soit une représentation, et que cette représentation soit elle-même originale et singulière puisqu’une vie où s’effectuerait une nécessité transcendante, si sublime qu’on puisse l’imaginer, l’aurait pour vérité et ne serait pas vraiment propre à son sujet. On récusera donc aussi l’idée, inhérente à la réflexion universalisante, que le ” sens de la vie ” soit finalement moral. Car si ” Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple ” (3), cette personne ne compte pas puisqu’elle sera d’autant plus accomplie qu’elle aura moins différé de la nécessité morale, par définition unique et universelle. Or nul ne veut d’une vie qui ne soit pas vraiment la sienne. On objectera qu’une majorité d’humains ont choisi le conformisme et la soumission comme existence personnelle. Mais précisément : ils les ont choisis, ils ont décidé de se mentir (la ” mauvaise foi ” sartrienne) en faisant semblant de croire qu’il suffit qu’une habitude, un savoir ou une révélation soient donnés (ce qui n’est d’ailleurs jamais le cas puisqu’on peut toujours réexaminer ce qui a été fait et dit) pour être valables. Identique à son propre déni, la trahison de soi reste un acte, une décision singulière, donc encore une option personnelle sur le ” sens de la vie “. Autrement dit personne n’est vraiment n’importe qui, à commencer par celui qui enferme sa vie dans la passion rageuse d’être réellementn’importe qui. Bref, on ne peut parler d’un ” sens de la vie “, même dans cette éventualité paradoxale, qu’à le supposer propre, donc singulier et inouï.

Une telle représentation, opposée à une objectivité que chacun effectuerait semblablement, c’est une métaphore. Impossible autrement de répondre aux exigences rappelées : la métaphore représente quelque chose, et elle le fait d’une manière non seulement juste mais propre et singulière c’est-à-dire inouïe – puisque toutes ne conviennent pas et qu’elle est forcément une invention (on ne peut pas apprendre à en faire). Si donc nous admettons l’idée d’un sens de la vie, nous posons par là même pour chacun que la réalité normative de sa vie est son statut de métaphore. Mais métaphore de quoi ?

Il suffit de poser la question pour avoir la réponse, dès lors qu’on l’entend à travers la nécessité d’avoir toujours raison de vivre : c’est la vérité qui est en cause. En cause, précisément : une vie qui n’aurait plus de sens, c’est une vie qui ne représenterait plus la vérité, qui n’aurait plus la vérité pour cause représentative. Penser cette tache aveugle du rapport singulier à la vérité impliqué dans l’idée de vie acceptable, c’est d’abord élucider le rapport de représentation que la vie entretient avec la vérité.

La métaphore vitale

Qu’est-ce donc que cette ” vérité ” que notre vie représenterait toujours déjà et qui, dès lors, la causerait comme valable et pas simplement réelle ? Pour répondre, le plus simple est de considérer l’idée de la vie en général à la lumière de la nécessité métaphorique, et ensuite de rapporter ce que nous aurons découvert à la nécessité, pour nous, de ne jamais mener qu’une vie qui soit encore acceptable.

La vie, quand on ne la confond pas avec le biologique, est la compréhension de ce qui est dans l’horizon d’un monde, lequel est toujours celui qu’un vivant spécifique (la mouche, l’éléphant…) ouvre pour lui-même. Pour le vivant, ce qui est n’est pas compris comme étant mais comme valant. Par exemple, la gazelle est une proie pour le lion : son être propre (elle existe singulièrement) est toujours déjà converti en une valeur (” proie “) dont on peut dire indifféremment qu’elle est sa réalité dans le monde du lion autrement dit la compréhension qu’il en a, et la forclusion de son être (dans le monde du lion, la gazelle n’a jamais été qu’une proie – en quoi son être propre ne consiste assurément pas). Toujours compréhension, la vie est donc représentation originelle de l’être – ou plus précisément de l’existence, si l’on définit par ce terme l’être d’un étant dans l’intransitivité de sa position – par la valeur, et cette représentation de l’existence ne diffère pas du fait de l’avoir exclue depuis toujours. Or ce phénomène d’existence toujours déjà perdue dans la valeur qui la représente, comment le nommer, sinon métaphore vitale ? ” Proie ” est en effet la compréhension métaphorique de l’existence de la gazelle par le lion, parce qu’il est un lion et non pas, disons, un éléphant. D’où cette définition de la vie : la métaphorisation qui a toujours déjà eu lieu de l’existence en valeur.

L’institution réflexive de l’existence en vérité

Quand il s’agit d’un lion, tout en reste là parce que la question d’avoir raison ou tort ne se pose pas (le lion n’a pas tort de voir une proie dans la gazelle : c’est un lion, et voilà tout). Mais nous qui réfléchissons pouvons considérer qu’un lion est par nature incapable d’apercevoir la vérité de la gazelle. De sorte que la réflexion que nous opérons en définissant ainsi la vie constitue l’existence comme la vérité dont chaque valeur, précisément d’en être la représentation, sera originellement sanctionnée : c’est le représenté qui sanctionne le représentant comme légitime, et ” proie ” représente l’existence de la gazelle dans une compréhension que nous dirions donc illégitime si elle n’était pas celle d’un lion. Il n’est pas capable de vérité envers la gazelle mais l’homme, par ailleurs lui aussi prédateur, n’est pas sans avoir cette capacité, dont témoignent notamment certaines sculptures africaines. Et certes l’art, la philosophie et la science, où il s’agit à chaque fois de penser la vérité de ce qui est, sont pour nous des éventualités constituantes.

Ainsi l’homme, dont la vie doit être valable avant d’être réelle c’est-à-dire est toujours déjà en question pour elle-même, est son propre rapport avec l’existence pourtant perdue depuis toujours, puisqu’elle seule peut légitimer sa compréhension qui est la vie, et que personne ne veut d’une vie qui ne soit pas valable d’une manière ou d’une autre. En toute chose que nous appréhendons (valablement), c’est de l’existence perdue depuis toujours qu’il s’agit à chaque fois. Bref, si toute chose n’apparaît au vivant qu’en fonction des a priori spécifiques dont son monde se structure, c’est l’existence – que dès lors elle frappe d’impossibilité en la métaphorisant depuis toujours en valeur – que la vie en question pour elle-même désigne à nos yeux comme ” vérité “, donc comme son critère.

L’existence identique à sa perte originelle ne concerne que nous, puisque le vivant naturel est étranger à la nécessité que sa vie soit valable. Il ne faut donc pas naïvement considérer l’existence en soi comme le critère universel de la valeur, en disant par exemple que l’éléphant serait susceptible de plus de vérité sur la gazelle que le lion parce qu’il n’y voit pas une proie. Autrement dit : la ” vérité ” est l’existence, non pas en soi (la limite du pur être-là dont il n’y a rien à dire) mais en tant que la vie, toujours déjà réfléchie par nous qui n’acceptons qu’une vie valable, se constitue ainsi d’en être la perte. Le vivant malade de lui-même ne peut pas ne pas avoir institué l’existence manquante en vérité dont il s’autorise depuis toujours.

Pour nous qui ne maintenons jamais qu’une vie légitime (même si nous acceptons parfois des conditions que nous imaginions inacceptables), la question n’est donc pas celle de la valeur toujours déjà effective (la vie), mais celle de la valeur des valeurs (la vie encore valable). Telle est la nécessité réflexive : l’homme est l’animal qui évalue les valeurs, pour parler comme Nietzsche, et il ne peut le faire qu’en instituant comme vérité ce dont l’ordre axiologique (autrement dit la vie) est à chaque instant la compréhension métaphorique – à savoir l’existence dès lors identifiée à son propre manque. Les valeurs ne sont donc pas simplement réelles mais, comme être des choses pour nous, elles sont valables – du moins jusqu’à présent. Des valeurs valables, ce sont des valeurs vraies, comme l’indique d’ailleurs la figure idéale du sage qui n’est pas celui qui connaît les choses (ce n’est pas le savant), ni celui détermine leur valeur (ce n’est pas l’expert), ni même celui qui effectue les valeurs (ce n’est pas le saint) mais celui qui estime justement les valeurs. Nous n’acceptons jamais qu’une vie qui soit ” vraie ” (ce qui peut se traduire paradoxalement par l’illégitimité d’une vie qui ne serait pas mensongère), c’est-à-dire dans laquelle cette causation métaphorique de la valeur par une existence dès lors identifiée à la vérité se laisse encore reconnaître. Bref, aucune vie humaine n’est seulement mondaine, c’est-à-dire dénuée de sens.

D’où l’on conclut que la vie personnelle n’est possible en vérité qu’à ” être ” (métaphoriquement, donc) une existence. L’échec en serait alors notifié par cette formule, dont le comique tient justement à l’indication comme telle de la métaphore, dite par Louis Jouvet dans Hôtel du Nord : ” Ma vie n’est pas une existence “…

La métaphore comme distinction : vérité qui compte et réalité qui importe

La question du sens est d’abord celle du critère, à laquelle on vient de répondre : la définition de la vie comme métaphore de l’existence et l’institution corrélative de cette dernière en ” vérité ” rendent compte de l’impossibilité d’accepter une vie qui ne soit plus valable c’est-à-dire qui ne représente plus rien. Reste à penser la portée singulière impliquée dans l’idée d’un ” sens de la vie ” : personne ne veut d’une vie qui ne soit pas vraiment la sienne c’est-à-dire qui n’ait pas, dans l’inouï qui définit la métaphore, une signification où s’identifieront le personnel et l’original. Comment cette nécessité permet-elle de comprendre qu’on accepte encore de vivre ?

On vient de le dire : il s’agit toujours que notre vie conserve son statut de métaphore légitime pour l’existence. Ce statut, la métaphore en général en fait une identité : par exemple le chevalier Bayard était un lion (conservons ce registre d’images), et il s’agit que notre vie reste une existence. L’invention que toute métaphore doit être – puisqu’on la pense à l’encontre du concept qui est rassemblement nécessaire, donc impersonnel, de ce qui est dans une subjectivité par là même transcendantale – sera d’abord une aberration, une folie : notre vie n’est pas plus ” une existence ” que le dernier chevalier français n’était un félin africain ! Pourtant l’invention métaphorique est de le poser, contre toute réalité… La métaphore, c’est donc que la réalité ne compte pas (je sais bien que c’était un homme, mais je dis quand même que c’était un lion) et par conséquent de la faire disparaître (je ne dis pas que cet homme était fort et courageux mais que c’était un lion). Pourtant la métaphore doit être comprise puisqu’elle est une manière de signifier : une réalité extérieure (ici la force et le courage) doit être représentativement importée dans le savoir de quelqu’un. Dans la métaphore, la réalité ne compte donc pas, mais bien sûr elle importe : impossible de dire que Bayard était une belette, par exemple. Alors ou bien on nie la métaphore en faisant comme si elle était un concept raté (certaines personnes ne pourraient penser que par images – à moins qu’il y ait des réalités trop subtiles pour être dites normalement), auquel cas on s’en tient à ce qu’elle donne à comprendre, ou bien on la respecte en y reconnaissant une invention et on pose que tout cela, qui continue bien sûr d’importer, ne compte pas ! Disons le autrement : la métaphore s’oppose au concept en ce qu’en elle la question de la représentation se soumet à celle de l’originalité jusqu’à y être barrée. Bref, la métaphore opère la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, et institue son sens propre en faisant que ce qui importe ne compte pas.

On a compris l’enjeu de cette discussion : si la vie, telle qu’elle se réfléchit en n’étant réelle qu’à être valable, est bien métaphore de l’existence, alors cette existence importe assurément pour la comprendre, mais c’est la vie elle-même qui compte ! Telle est la question de l’originalité c’est-à-dire de la singularité de chaque vie, qu’on manquerait en y voyant la représentation forcément indifférente d’une même existence (quand il s’agit de représenter, la représentation elle-même ne compte pas). Mais attention : cette vie propre qui compte par opposition à l’existence qui importe à sa représentation, il s’agit qu’elle soit valable c’est-à-dire sanctionnée par la vérité. Cela ne revient-il pas à dire que c’est la vérité et non la vie qui compte ? Et de fait : si la vie comptait vraiment la question de son sens ne se poserait jamais (on vivrait toujours à n’importe quel prix)… Donc ou bien c’est la vie qui compte et alors la vérité n’est que plus ou moins importante (elle importerait de la légitimité), ce qui revient à en faire une sorte de réalité ; ou bien c’est la vérité qui compte et la vie, à en être l’instrument normativement anonyme et impersonnel, ne compterait pas. N’est-ce pas l’alternative qui s’impose ? Comment sortir de la difficulté ?

En n’oubliant pas ce que nous avons appris en réfléchissant sur la métaphorisation particulière de l’existence dans la vie qui est en question pour elle-même !

Car nous avons appris que celle-ci produit celle-là comme vérité puisque c’est seulement le manque qui définira toujours l’existence pour nous et que la vérité n’est que sa distinction d’avec la réalité – laquelle distinction en acte est la métaphore elle-même... De sorte que la vérité n’est pas la cause de la métaphore mais bien au contraire son résultat et même sa réalité (4) ! Pour la réfléchir on dira que, produite par la métaphore qui reste par ailleurs une manière de représenter ce qui importe en sanctionnant, la vérité est la nécessité de substituer la justesse à l’exactitude. Que Bayard ait été fort est courageux est exact, qu’il ait été un lion est vrai. Il y a seulement la métaphore qui vaut en elle-même (elle compte : c’est une invention inouïe née entre les mots) – dès lors qu’elle est légitime (importance de ce qu’on a compris).

La question du ” sens de la vie “, pour nous qui ne vivons jamais à n’importe quel prix, est donc qu’il y ait encore de la justesse dans le fait de vivre.

La vérité et sa rencontre

 

Dans la métaphore qui est par ailleurs une manière de faire comprendre, autrement dit qui se distingue par son aberration littérale de la représentation qu’elle reste par ailleurs, c’est le représenté qui importe (le courage et la force de Bayard font de la mention du lion une indication valable de sa réalité). Par conséquent on ne peut conserver la définition de la vie comme métaphore de l’existence qu’à supposer que nul n’est sans savoir en quoi l’existence consiste, puisque l’éventualité que chacun en vienne un jour à constater que sa vie ” n’est pas une existence ” est constitutive de l’humain. Il y aurait donc une instance privilégiée d’où nous tiendrions cette définition sans par ailleurs en avoir conscience ? Il est en effet nécessaire que nous ne soyons pas sans savoir ce qu’il en est de l’existence – alors même qu’une réponse dogmatique à cette question (métaphysique, religieuse) est discréditée d’avance – pour que la nécessité d’avoir raison de vivre se réalise dans la vie singulière de chacun.

Alors y a-t-il des sujets pour l’existence, que nous aurions toujours déjà rencontrés et desquels nous tiendrions, sans le savoir, une telle intuition ?

La question indique où les chercher : du côté de la suspension de la vie – qu’on peut formellement nommer ” gratuité “. Disons-le d’emblée : ce sont les personnes et les œuvres, parce que pour elles seules l’existence compte – alors qu’elle importe dans tous les autres cas (par exemple pour manger, il importe que l’aliment ne soit pas qu’une idée ; or ce qui compte, ce n’est pas que l’aliment existe mais qu’on mange). Dire que leur existence compte, c’est dire que leur rencontre est forcément un suspens de notre compréhension, de notre emprise transcendantale, bref une déchirure du monde.

Chaque œuvre présente un intérêt culturel, historique, psychologique, etc. que nul ne songerait à nier ; mais ce qui compte, en elle, c’est finalement qu’elle existe – sinon on nie qu’elle soit une œuvre en la réduisant à la forme et au document qu’elle est par ailleurs (sa réalité, non sa vérité). De même chaque personne remplit une fonction, a tel ou tel caractère, est plus ou moins importante pour notre vie sociale et affective ; mais ce qui compte, c’est qu’elle existe. Chacun le sait : devant une œuvre dont nous sommes parvenus à reconnaître qu’elle en était une, nous nous sentons saisis de gratitude ; nous voudrions la remercier d’exister. De sorte qu’il revient au même de dire à son propos que l’existence compte et de définir l’œuvre comme quelque chose qui existe à la manière de quelqu’un. Les personnes et les œuvres, pour cette raison, on les rencontre. L’idée de ” rencontre “, c’est simplement l’idée que l’existence (comme telle c’est-à-dire en tant qu’elle compte et non pas qu’elle importe) barre la compréhension qui, comme ce mot l’indique d’ailleurs, concerne expressément ce qui importe – la réalité que dès lors seulement on oppose à la vérité.

Tout vivant susceptible de rencontrer (par opposition à apercevoir et à comprendre) recèle donc en lui un rapport originel à ce qui compte, c’est-à-dire à la vérité dont sa vie tiendra par conséquent son statut d’être valable et pas seulement réelle.

On apercevra cette nécessité en reconnaissant que la rencontre a toujours déjà eu lieu. Non pas que nous ne soyons pas susceptibles de rencontrer une œuvre ou une personne demain matin, mais nous ne le saurons qu’après coup, quand nous dirons, depuis une perte originelle de nous-mêmes où nous reconnaîtrons la puissance de la vérité : ” je suis désormais quelqu’un d’autre “. J’appelle ” humain ” tout être dont la vie est gouvernée par ce qui compte, autrement dit tout être qui n’est (désormais) lui-même que depuis l’autre côté du miroir – puisque la rencontre est un arrachement au monde et que toute aperception de soi-même a forcément lieu dans le monde (Kant), où nous sommes les semblables de nos semblables. L’idée d’extériorité radicale impliquée dans celle d’un ” sens ” de la vie acquiert ainsi son intelligibilité.

Les points de vérité dont la vie s’autorise

 

L’inquiétude qu’on traduit par la question du ” sens de la vie ” renvoie donc à la rencontre, dont on peut aussi bien dire qu’elle n’a jamais eu lieu, puisque pour nous c’est toujours de l’existence manquante qu’il s’agit en vérité. On nomme donc une déchirure du monde ayant valeur d’origine. Elle ne peut pas être dite comme telle ni par conséquent comprise, puisque dans le monde l’existence importe autant qu’on voudra (par exemple dans le besoin qu’on a d’une chose) mais elle ne compte jamais. Pour la dire, non pas comme présence évidente (je vois bien que tel objet existe) mais comme perte originelle pour une vie encore valable, il faut une parole sortie du monde : une parole qui soit littéralement folle comme l’est par exemple l’identification du dernier chevalier français à un félin africain. L’aberration métaphorique est ainsi le pendant de l’idée de ” sens de la vie “, qui signifie d’abord l’extériorité au monde. La rencontre ne pourra jamais se dire autrement que dans cette aberration. Inversement, là où il y a métaphore, il y a eu rencontre – faute de quoi le locuteur aurait parlé par concepts, où l’unité nécessaire du compris se dit anonymement.

Cependant l’intelligence positive de cette nécessité nous manque encore : comment passer de la rencontre comme suspension de la vie, donc de la métaphore comme aberration, à la signification désormais personnelle c’est-à-dire à l’impossibilité pour chaque vie humaine qu’elle ne soit pas singulièrement, et par là vraiment, celle de son sujet ? Et qu’est-ce que la rencontre, pour qu’elle installe après coup le vivant qu’elle concerne dans le statut d’être ” désormais un autre ” c’est-à-dire d’être vraiment soi – depuis l’autre côté du miroir et donc en distinction de toute ” semblance ” ?

L’extériorité impliquée dans l’idée de ” sens ” de la vie, autrement dit sa définition à partir de ce qui compte, elle qui est la compréhension de tout ce qui importe, ouvre à une notion qui désigne un moment d’arrêt de la compréhension donc un moment de vérité : celle de l’épreuve – suspension de la vie chez celui qui par ailleurs est resté vivant. La définition de l’épreuve est qu’on n’en revienne pas en vérité, bien qu’en réalité on soit à nouveau là (je pense à certaines personnes qui ne sont jamais revenues de déportation, bien qu’en fait elles aient depuis repris leur vie professionnelle et familiale) ; de sorte que dans la vie c’est l’épreuve qui accomplit la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, caractéristique de la métaphore.

La notion de ” marque ” dit ce paradoxe : être marqué, c’est n’être pas revenu d’une certaine épreuve, bien que ” par ailleurs ” (dans l’ordre du compréhensible, de ce qui importe) on soit encore là ; ou si l’on préfère : c’est être désormais un autre bien qu’on soit toujours le même. Car la marque, reste de l’épreuve comme le savoir est celui de l’expérience, est le fait de ce qui compte (je ne peux compter une diversité d’éléments qu’à marquer chacun d’eux) – de sorte qu’on peut aussi bien la définir pour nous comme un point d’origine : un ombilic de vérité interdisant à la vie d’être seulement la vie bien qu’elle ne soit évidemment rien d’autre (rappelons que la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité). La constatation que nous ferons peut-être un jour de ne plus pouvoir accepter la vie aura ce point pour lieu propre : le lieu où notre vie est vraiment la nôtre, alors que par ailleurs elle est celle d’un sujet quelconque (nous sommes ce que n’importe qui serait à notre place). L’extériorité impliquée dans l’idée de ” sens ” de la vie ne renvoie pas seulement à la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, donc aux deux côtés du miroir, mais elle acquiert ainsi une dimension locale : la marque, c’est l’extériorité locale de la vérité à la vie, qui la cause comme vraie et pas seulement réelle (5) c’est-à-dire qui distingue ce qui compte de la réalité, hors de quoi il n’y a par définition rien. Nous sommes marqués en beaucoup d’aspects de notre vie, qui n’est donc pas vraie d’une manière générale et une (autrement dit métaphysique) : l’autre côté du miroir est multiple en nous, corrélatif d’autant d’épreuves traversées…

Ainsi s’éclaire le statut de métaphore légitime pour notre vie. Car une métaphore n’est un type de compréhension (une comparaison implicite) que pour ce qui importe, ce qui ne marque pas et dont l’aperception n’est pas une épreuve. Si donc on produit une métaphore, ce n’est pas pour dire quelque chose qu’on aurait compris (il suffit de parler assez longtemps pour dire n’importe quoi) mais parce qu’on est marqué ! La causalité n’est plus positivement finale mais négativement efficiente puisqu’être marqué, c’est n’être pas revenu d’une épreuve bien que ” par ailleurs ” on soit là pour en avoir la représentation ; de sorte que là où nous devrions poser une compréhension il n’y a tout simplement personne pour le faire… bien que ” par ailleurs ” on soit toujours en mesure de comparer. Ceux qui ont vu combattre le dernier chevalier français sont restés marqués par ce spectacle : ” Bayard, c’était un lion ! ” Parole de fous, en effet, c’est-à-dire d’absents puisqu’ils ne sont ” pas revenus ” de ce qu’ils ont vu : dans la folie le langage parle tout seul. Pourtant ils n’étaient pas fous puisque par ailleurs ils sont restés les hommes raisonnables qu’ils étaient – et un homme raisonnable peut trouver des points de comparaison, établir des analogies. Autrement dit la métaphore n’est pas un délire : c’est une folie qui, par ailleurs (là où cela importe et ne compte pas), est une comparaison.

Ainsi notre vie, localement autorisée de ce qui compte et qui nous a définitivement marqués, n’est-elle que par ailleurs (dans sa réalité, non dans sa vérité) la compréhension de ce qui importe…

L’épreuve originelle et les marques

La métaphore, où la vérité s’institue de sa pure distinction, est toujours parole d’un éprouvé, de quelqu’un qui n’est pas revenu d’une certaine épreuve bien que par ailleurs (là où il est n’importe qui – et n’importe qui est capable de comparer) il soit toujours le même. L’originalité personnelle a donc la marque comme lieu propre : c’est le même de ne pas être n’importe qui et d’être marqué (6). Lieu de la vérité, la marque est un point d’impossibilité pour la vie, qui est toujours compréhension spécifique de l’étant – et l’on nomme alors ” vérité ” l’impossibilité distinctive de la métaphore vitale, dont le ” concept ” relève encore. C’est donc toujours ponctuellement qu’on peut dire de chacun qu’il est lui-même : par ailleurs il est n’importe qui. Mais cette vie est désormais vraie : la marque la cause comme telle. La notion de ” marque ” dit cette causation.

Or cela renvoie à une condition originelle elle-même véritative (marquante), s’il n’y a de vérité qu’en vérité et non en fait (en fait, il y a toutes sortes de réalités, dont la représentation et le savoir). Chaque métaphore doit donc s’originer comme telle dans une première épreuve dont toutes les autres seront à chaque fois la réitération rétrospectivement déterminante.

En effet : tout être parlant est un survivant – il survit au langage, perte de son existence au profit de sa représentation par chaque signifiant renvoyant à tous les autres (je vous parle et vous m’écoutez en passantd’un mot à l’autre, non pas en imposant un bloc de présence qui serait moi comme identique à ma propre vie – auquel cas je serais mon corps ; or non : j’ai un corps). Métaphoriser cette existence perdue est notre destin, qui est toujours celui d’un ” marqué ” (par opposition à la destinée qui renvoie au savoir, par exemple génétique, social ou psychologique, dont n’importe qui relève à une place donnée).

Mais l’épreuve originelle n’ouvrirait à aucun destin (nous ne serions que notre perte dans le langage) si notre vie n’était lestée de ces impacts de vérité, points de butée qui la causent localement comme déterminée en vérité, et dont l’aveugle pluralité (nul transcendantal ne rassemble les marques) empêche que la limite de l’acceptable apparaisse toujours au même lieu. Car lorsque nous pensons à une raison de vivre, c’est d’une autre raison de ne pas tout accepter qu’il s’agit. Nous ne comprendrons pas la décision qu’un jour peut-être nous aurons raison de prendre.

Réponse à la question

 

Comme le sujet cartésien qui ne différerait pas de sa marque (7), nous sommes la notre puisque nous avons pour réalité de n’être pas revenus de l’épreuve du langage ; mais cette marque a été rétrospectivement instituée en vérité – seulement partielle – en chacune des rencontres que nous avons faites. De sorte que chaque moment de suspension de la vie, de ” gratuité “, apparaît à la réflexion comme le don qui nous a été fait de nous-mêmes, si terrible – voire parfois atroce – qu’il ait pu être.

A chaque fois une légitimité de vivre a été donnée, jamais la même. Les marques coexistent en s’ignorant.

Ce qui compte relève de la grâce, laquelle est simplement que la réalité – peccative, judiciaire, gravitationnelle… – importe mais ne compte pas. Dès lors le ” sens de la vie ” apparaît dans l’expression subjective de la notion : c’est la gratitude, puisque c’est seulement d’avoir été (ponctuellement) donnée comme vraie que notre vie est (encore) acceptable.

Avant d’être un sentiment, la gratitude est une nécessité inhérente à la vérité elle-même, c’est-à-dire à son institution comme telle par l’impossibilité que ce qui importe puisse jamais compter (de sorte que l’ingratitude est toujours une trahison de sa propre vérité : s’en tenir à ce qui importe (8)). On peut donc la définir comme l’impossibilité que cesse de compter ce qui nous a marqués. Sa réalité, souvent paradoxale comme dans le cas de la modernité marquée par la souveraineté subjective, est l’impossibilité que nous acceptions jamais de vivre sans y être (encore) autorisés.

Localement extérieure à elle-même, notre vie est grâce, mais à chaque fois là où nous ne savons pas c’est-à-dire à la marque – hors de toute compréhension donc en exclusivité à toute finalité et ainsi à toute éventualité de bonheur. Presque tous l’ignorent puisque la finalité est la première structure du monde ; mais personne n’est sans le savoir.

Jean-Pierre Lalloz

 

NOTES :

 

    1. Telle est notamment la position de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.

 

  1. Jamais Antigone ne délibère c’est-à-dire ne cherche à agir en vue du meilleur dans l’horizon final d’une ” vie bonne “. Elle donne d’emblée la vraie raison du refus qui causera sa perte : elle est elle et non pas quelqu’un d’autre (Pléiade, 1967, p. 568, vers 32).
  2. Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, Delagrave 1971, note p. 102
  3. Raison pour quoi la vérité ne peut pas plus être une métaphysique qu’une révélation mais seulement une création : sa notion relève du génie, non de l’intelligence ou de la croyance.
  4. L’acception commerciale de la notion en atteste : comme chaussures de sport, l’adolescent veut des vraies, c’est-à-dire des produits qui soient ” de marque ” ; leur réalité (qualité de fabrication, confort, etc.) ne compte pas pour lui.
  5. La marque commerciale est l’application aux marchandises de cette vérité. Elle est pour l’acheteur une promesse non pas de qualité pour le produit mais de distinction pour lui-même.
  6. ” Et de vrai, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage ; et il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de cet ouvrage même (…) “. Descartes, Méditation troisième, Pléiade 1970, p. 299
  7. Définition propre à penser l’arrogance barbare de l’époque, décrite par Alain Finkielkraut (L’ingratitude, Gallimard 1999).