Cours du 25 octobre 2002

 

Une sensibilité philosophique ? (1)

Les premières de nos séances seront consacrées à un thème que j’avais effleuré quand je réfléchissais sur la sincérité, mais auquel je souhaite aujourd’hui apporter un développement nouveau, plus concret et plus précis. C’est celui d’une ” sensibilité ” qui serait spécifiquement philosophique et dont la philosophie serait en quelque sorte la mise en œuvre – mais aussi une sensibilité qui définirait le lecteur de philosophie, celui qui, sans être lui-même l’auteur d’une œuvre philosophique, reconnaît dans les questions que (se) posent les philosophes quelque chose de sa propre vérité.

 

La sensibilité du lecteur de philosophie

Quoi qu’on s’imagine, on ne lit pas les philosophe parce que le sujet qu’ils traitent nous intéresse au sens où l’on souhaiterait posséder des connaissances sur tel ou tel domaine de la réalité que, comme n’importe quel spécialiste, ils auraient pris le temps d’étudier et de formaliser.

En quoi on tomberait dans l’illusion de faire de la philosophie une sorte de science c’est-à-dire de confondre les choses dont nous parlent les philosophes et qui sont celles qui comptent, avec celles dont nous parlent toutes les autres instances de savoir de la société et qui sont celles qui importent.

Le plus néophyte des lycéens sait que la philosophie n’est pas cumulative, et par conséquent qu’il n’y a pas de connaissance philosophique : il est impossible de trouver dans tout le corpus des œuvres dont nous sommes les héritiers une seule proposition qui fasse accord entre les philosophes et qui ne soit pas triviale. Et s’il y a un savoir philosophique, il présente le paradoxe de n’être pas n’est pas lui-même de nature philosophique mais uniquement de nature historique : si j’expose ce que Kant dit avoir découvert de la morale, je ne parlerai pas de la réalité de la morale mais j’aurai fait un cours d’histoire de la philosophie, un cours sur Kant.

Par contre si je parle de la morale, je pourrai montrer, en développant la position subjective qu’elle suppose (le sujet du devoir est celui de la réflexion et les questions morales se posent à l’encontre de la problématique de l’éthique), quelle est de nature kantienne. En quoi je tiendrai un discours véritablement philosophique, parce qu’il ne concernera pas la réalité de son objet mais sa vérité. Et certes, la morale est un objet dont Kant a osé traiter en première personne : nous savons désormais (c’est un avantage que nous avons sur lui) que la morale avait pour vérité d’être kantienne et qu’à y réfléchir à partir de son enseignement, c’est bien d’une épreuve de vérité et non pas d’une acquisition de connaissances qu’il s’agira pour nous.

Bref, même si l’on laisse de côté la question du statut d’énonciation – à quoi tout se ramène, puisque l’histoire de la philosophie, contrairement à celle de la science qui peut être idéalement présentée comme une progression dans la découverte, n’est qu’une successions de noms propres – on doit convenir qu’en philosophie la réalité des choses n’intéresse personne mais que chacun y cherche (et y trouve !) leur vérité.

On n’apprend jamais rien en philosophie parce qu’on n’est philosophe qu’à ce que la réalité ne compte pas, mais on n’est aussi philosophe qu’à ce que rien ne compte que la vérité.

 

Le lecteur de textes philosophiques est avant tout celui qui a été sensibilisé à la distinction originelle de la vérité et de la réalité.

Ceux pour qui cette distinction n’a aucun sens (la plupart des hommes, semble-t-il, encore qu’on puisse argumenter contre ce jugement) verront la philosophie au mieux comme une activité réflexive sur n’importe quoi ou comme un discours cantonné aussi sérieusement que possible dans les généralités. Ceux là ne liront jamais de philosophie où, s’il leur arrive malgré tout d’en lire au nom d’une curiosité triviale (acquérir des informations sur telle ou telle question dont un philosophe serait réputé spécialiste), il le regretteront rapidement, puisqu’il se trouvera toujours une bonne âme pour leur expliquer à bon droit que de toute façon ” les philosophes ne sont pas d’accord entre eux ” et que le prochain qui parlera réfutera sûrement celui qu’ils viennent de lire.

Les lecteurs de philosophie, tout au contraire, savent que la question n’est jamais celle qu’on imagine c’est-à-dire celle qu’on aurait située dans l’ordre de la demande de compréhension, mais qu’elle est au contraire située en un lieu précis qu’on peut désigner en disant que la philosophie, y compris dans son propre énoncé, se trouve là où le savoir ne compte pas. Dire que la philosophie s’occupe de la vérité de ce dont elle parle, ou dire qu’elle se situe là où le savoir de ce dont elle parle ne compte pas, c’est la même chose.

Ce lieu de non savoir (qui suppose donc le savoir : tout philosophe est l’auteur d’une ” doctrine “) est dès lors pour le lecteur celui d’une épreuve singulière. Eh bien, ma thèse est de dire que cette épreuve ne trouve sa condition, qui est donc celle d’être sensible au discours philosophique, qu’à faire advenir dans une temporalité d’après-coup ce qui apparaîtra rétrospectivement avoir été une sensibilisation à la distinction de la vérité qui compte et de la réalité qui importe.

Nous sommes tous dans le monde, c’est-à-dire affairés à l’ordre des choses plus ou moins importantes qui constitue le service des biens, depuis l’oxygène et la simple nourriture matérielle jusqu’à la culture savante en passant par les relations sociales et affectives – bref, ce qu’on appelle généralement ” la vie “. La sensibilité dont la lecture des œuvres philosophiques est l’irrécusable attestation est par conséquent l’effet, après coup, d’une certaine sensibilisation à ceci que la vie ne compte pas. Non pas surtout au sens où les lecteurs de philosophie seraient des mélancoliques ou des dépressifs, ni moins encore où ils ressembleraient à ces terroristes fanatiques pour qui la mort est l’orgasme ultime d’être enfin totalement jouis par un certain ” grand Autre “, mais au sens où ils ne sont pas des esclaves, si l’on accorde à Hegel sa définition de l’esclave comme celui pour qui c’est la vie qui compte (la question de savoir s’il est possible qu’il existe des esclaves est une autre que celle de définir la notion).

Or si la vie est ce qui importe pour soi évidemment plus que tout (qui serait assez fou pour le nier, puisque le rapport à l’idéal est encore une façon de vivre ?), elle n’est pas ce qui compte pour elle-même puisqu’on ne vit jamais qu’à se supposer avoir raison et non pas tort de vivre – jusqu’à un jour peut-être où, sans pouvoir le comprendre, nous nous reconnaîtrons irrécusablement avoir raison de tout arrêter. Si donc on ne fait jamais rien, même simplement continuer de respirer (je ne trouve pas d’occupation plus immédiatement vitale), qu’à se supposer avoir raison de le faire, c’est bien que la vérité s’oppose à la vie comme qui compte s’oppose à ce qui importe, et que nul n’est sans le savoir.

Or la philosophie est la distinction de la vérité à l’encontre de la réalité, autrement dit la distinction de ce qui compte à l’encontre de ce qui importe ; elle l’est à l’intérieur d’elle-même au point de n’être rien d’autre que cet intérieur ou encore au point de n’être rien d’autre que la pureté de cette distinction, ultimement attestée par la signature qui institue tout discours philosophique en œuvre (raison pour laquelle une philosophie n’est finalement qu’un nom propre, qui ne veut rien dire et ne signifie rien – mais devenu vérité).

Ainsi reconnaît-on au lecteur de philosophie d’être en quelque sorte lui-même originellement fait de cette distinction que j’indiquais en disant que pour lui, contrairement à ce qu’il en est de l’esclave (qu’il puisse en exister ou non n’est pas la question), ce n’est pas la vie qui compte mais la vérité : c’est depuis une distinction toujours déjà opérée en nous entre ce qui compte et ce qui importe qu’on peut lire de la philosophie.

La distinction des deux constitue l’humain, qu’il faut définir comme ce vivant très particulier pour lequel c’est la vérité qui compte. Tout être humain est par conséquent en affinité avec la philosophie qu’on peut, en effet, définir comme le discours de l’humanité comme telle. Car si l’humanité était une personne, et si elle parlait, son discours serait exclusivement de nature philosophique – comme d’ailleurs tout le monde le sait implicitement (par exemple Lévi-Strauss reconnaîtrait que d’éventuels habitants d’une planète lointaine sont des personnes à ceci que, au-delà de tous leurs échanges, ils parleraient de philosophie).

Mais il ne suffit pas d’être humain, c’est-à-dire d’être concerné par la philosophie, pour y être sensible : il faut encore avoir été personnellement marqué par la distinction dont par ailleurs on est fait. Telle est la différence entre être concerné et être touché, entre n’importe qui et le lecteur de philosophie – que du moins il respecte comme telle (ce qui exclut d’abord de la confondre avec à son histoire). Cela signifie qu’il est nécessaire de reconnaîtredans la distinction philosophique sa propre épreuve.

Quelle épreuve ? Simple : d’abord celle d’être humain, puisque c’est cette distinction même qui définit l’humanité. Or il ne va pas de soi d’être humain, rien n’est moins ” normal ” pour un vivant que d’être humain, de sorte que l’humanité, je le maintiens, n’est pas l’indication d’une catégorie (il n’y a pas l’espèce humaine comme il y a l’espèce bovine) mais celle d’un acte, précisément l’acte de distingue la vérité de la réalité, et par là même l’indication d’une épreuve. On peut déterminer celle-ci en disant que l’épreuve du langage est commune : en parlant on perd sa réalité de corps pour devenir un sujet, c’est-à-dire le renvoi inhumain d’un signifiant à tous les autres de la langue, de sorte qu’il appartient aussi bien à l’être parlant, c’est-à-dire à ce corps vivant dont le langage a été la perte d’être concerné par la philosophie – d’être concerné par la distinction même et de l’être réflexivement, puisqu’il appartient toujours à la vie d’être sa propre réflexion (la finalité de la vie est la vie même).

Cependant tous les humains, concernés par la philosophie, n’y sont pas sensibles. Il faut encore que l’épreuve de la distinction, et donc de perte, soit une épreuve personnelle puisqu’il n’y a jamais philosophie que personnelle, que c’est le nom propre qui compteet non pas l’étendue d’un savoir qui, de toute façon, serait obsolète à l’instant même de sa parution (pour tout savoir, on peut toujours supposer qu’un nouveau savoir vienne le supplanter).

Ici, l’épreuve qui fait que chacun, dans sa lecture, est lui-même, ne peut pas être désignée de façon générale : autant de manières de s’être perdu, autant de manières d’être sensible à la distinction et, si l’on est en plus marqué par la nécessité réflexive autrement dit si l’on a été originellement renvoyé à soi quand tous les autres étaient adressés au monde, on sera sensible à ce que disent les philosophes.

Cette sensibilité, je l’indiquerai donc en parlant de la ” vérité personnelle ” de chacun, dont on peut dire qu’elle est aussi sa distinction : il n’est pas n’importe qui.

Eh bien c’est de cela qu’il est question, pour le lecteur, quand il ouvre un livre de philosophie : il attend du philosophe, opérateur au niveau réflexif de la distinction entre la vérité et la réalité, entre ce qui compte et ce qui importe, qu’il lui permette de retrouver sa vérité. Car bien sûr, si la vérité est la distinction même et non pas ce qui resterait après que la réalité ait été perdue (par définition, une fois la réalité perdue, il ne reste rien), la vérité dont on doit forcément s’autoriser pour vivre et pour parler (ou, en majorité, pour refuser de s’autoriser), eh bien cette vérité est elle-même perdue.

Comme l’engagement dans la lecture est un acte réflexif, la perte de la vérité se traduira par l’espoir de la retrouver là où tout le monde sait qu’elle est en jeu. Elle l’est dans la philosophie, qui ne parle que de vérité et pour qui la réalité (des mêmes choses !) ne compte pas, mais qui en parle toujours sur le mode de la distinction pure tel qu’il est attesté par l’ultime identification de la pensée au nom propre (par exemple qu’on dise la vérité de la morale en posant simplement qu’elle est kantienne).

Je le dis autrement : quand on adopte l’attitude réflexive, on fait forcément de la vérité quelque chose (dans l’ordre habituel, on en fait un savoir, qui aurait la propriété incompréhensible de ” correspondre ” ou d’être ” adéquat “), et le rapport que l’on a à soi-même comme éprouvé, c’est-à-dire comme distingué – comme étant soi et non pas n’importe qui – sera par conséquent transformé en thèse sous les espèces d’une recherche qui serait, selon la formule consacrée, celle de la vérité. Or toute recherche est recherche de quelque chose et par conséquent, pour la réflexion, la vérité doit être quelque chose. Proposition absurde bien entendu (si la vérité était quelque chose, elle serait une sorte de réalité dont la notion s’oppose expressément à celle de vérité ; et puis quelle en serait la vérité ? ) mais inhérente à l’attitude réflexive. Et c’est depuis cette inhérence qu’on va cherche quelque chose chez ceux qui sont, à bon droit pour la réflexion (c’est-à-dire à tort), supposés en être les détenteurs.

 

La vraie raison est donc qu’on lit de la philosophie parce qu’on se cherche soi-même, si c’est par la vérité, dans sa distinction éprouvante d’avec la réalité, qu’on est soi. Je le dis encore autrement : la question de savoir qui l’on est, quand celle de savoir ce que l’on est trouve toujours au moins des éléments de réponse dans l’indication d’une place, ne laisse pas d’insister.

On peut nommer ” distinction d’être ” l’ensemble de cette problématique, dès lors qu’on reconnaît l’être à la première personne (celle qu’on est, précisément) par opposition à la troisième dont on parle et qui relève de la représentation (c’est la personne qu’on se représente) et à la seconde qu’on rencontre et dont il faut dès lors parler en termes d’existence.

La fameuse ” question de l’être ” dont on peut faire aussi l’apanage de la philosophie est donc en réalité celle de la première personne dans sa distinction, une distinction à l’existence (je suis la personne qui rencontre celle qui existe) et à la représentation (c’est moi qui me représente autrui), de sorte que c’est toujours de l’étonnement d’être (la première personne) que procède cette recherche de la vérité (personnelle) qu’on appelle lecture philosophique – lecture de ces textes très particuliers qui s’accomplissent, justement comme disant la vérité et non pas la réalité de ses objets (par exemple de la morale : qu’elle soit kantienne) dans la réponse nominale (” kantienne ” : adjectif qui dit la vérité) à une question dont, à recevoir finalement un nom propre pour réponse, nous reconnaissons qu’elle est la question qui.

L’étonnement d’être soi, dont la réflexion fait l’énigme d’être soi, voilà pourquoi on lit de la philosophie, et voilà pourquoi on peut se sentir fondé à considérer cette lecture (mais pas la philosophie !) comme la ” recherche de la vérité “.

Quand ensuite on poursuit la réflexion, notamment en passant de l’étonnement d’être soi à l’étonnement d’être en général et aussi à la volonté métaphysique de savoir pourquoi en général il y a quelque chose et non pas rien, on sort de la raison de lire : il faut déjà être depuis longtemps engagé dans la lecture des philosophes pour reconnaître dans ces questions la quête de la vérité perdue mais toujours agissante dans la simple évidence d’être soi.

Il y a encore d’autres conditions dont je parlerai la prochaine fois, mais l’essentiel est dit.

Je vous remercie de votre attention.