Cours du 6 décembre 2002

 

Une sensibilité philosophique (6) : littérature et vérité, fin

 

La philosophie n’intéresse que dans sa distinction d’avec la métaphysique, laquelle distinction doit s’entendre comme son caractère littéraire. La question de la vérité philosophique est donc celle de sa ” littérarité ” mais, comme il n’y a de philosophique que réflexive – puisque philosopher consiste à ” fabriquer des concepts ” – la question se pose d’un certain contenu irréductiblement littéraire de la littérature dont la philosophie se constituera comme telle (c’est-à-dire dans sa distinction d’avec la métaphysique) d’assurer la reprise réflexive.

 

La philosophie est vraie d’être littéraire

Les questions philosophiques relèvent d’une sensibilité littéraire, en ce qu’elles renvoient non à l’expérience des choses mais à leur épreuve, et en ce que ce renvoi trouve lui-même son sens en référence à un statut d’impossibilité pour le nom propre, la pensée étant l’actualité même de cette impossibilité. Les deux nécessités sont bien sûr corrélatives, si l’on n’est capable de vérité que là où l’on est marqué d’une part, et s’il n’y a de vérité qu’en première personne c’est-à-dire qu’en impossibilité du nom d’autre part.

 

La littérature est la vérité, puisque c’est elle qui distingue la philosophie de la métaphysique : un philosophe n’est un théoricien qu’à être d’abord un écrivain – par quoi il reste, alors qu’il appartient au théoricien d’être toujours déjà oublié dès lors qu’une théorie, à l’instant de sa parution, est déjà supplantée par la suivante. C’est le même d’identifier la vérité à la littérature et d’exclure qu’il y ait jamais de vérité en science, mais seulement de l’exactitude : rien ne s’y dit jamais en première personne c’est-à-dire en impossibilité du mot qui dirait enfin la nature de ce dont on parle, et l’idée qu’une théorie soit définitivement arrêtée par la mort de son auteur est tout simplement absurde (si elle est réfutée, on l’abandonne ; si elle est féconde, un autre en poursuit l’élaboration) ; en philosophie, tout le monde a toujours su que c’était le contraire : on ne philosophe jamais qu’à dire sa pensée autrement dit sa propre impossibilité, et le fait d’avoir été posée par un auteur suffit à assurer une vérité que dès lors nul autre ne saurait reprendre (continue-t-on Spinoza ? ). Voilà donc en quoi il faut parler de littérature : c’est d’une pensée singulière qu’il s’agit toujours en philosophie, et jamais d’un savoir potentiellement commun. Ce que je peux encore traduire en disant que le propre d’une philosophie est toujours de ne rien signifier, puisque son accomplissement est la propriété du nom et que la définition même du nom propre est de ne rien vouloir dire, de ne rien apporter comme signification.

On n’est philosophe que selon ce rien qui barre le savoir et le libère du délire d’avoir toujours à nouveau à savoir. C’est toujours le rien qui compte, celui-là même dont l’indication, dans ” la question originelle de la métaphysique “, en fait bien une question philosophique.

Le nom est ce qui reste de quelqu’un quand, de lui, il ne reste rien. Ne reste notamment pas la capacité de signifier : là où le sujet est marqué, en ce point de mort où il écrit, rien n’est ” communiqué ” puisque la pure aberration de la métaphore, délivrée de ce qu’elle indique ” par ailleurs “, n’est comme telle plus signification de rien. La métaphore, autrement dit le littéraire, se situe exactement au lieu du nom propre et donc au lieu du reste impossible, et il faut penser l’indifférence (littéraire) du savoir à la vérité à partir de ce truisme qu’un nom propre (par exemple ” kantien ” à propos de la morale comme fin mot de son exposition), ne veut rien dire, n’apprend rien. L’indifférence du savoir à la littérature est par conséquent constitutive de la philosophie et c’est à y être sensible qu’on peut reconnaître subjectivement une question comme philosophique.

La littérature ne ” veut ” rien dire et c’est en cela qu’elle est littérature, c’est-à-dire résistance au savoir qui serait toujours savoir de quelque chose. Elle ne veut rien dire parce que le nom propre ne veut rien dire et qu’en elle il s’agit seulement, même pour le lecteur avons-nous appris la semaine dernière, de ce vrai nom.

En excluant que la littérature (et donc la philosophie) ait en fin de compte quelque chose à enseigner ou à communiquer, je ne veux pas mettre l’accent sur on ne sait quel autotélisme de textes qui ne renverraient qu’à eux-mêmes. En fait, je dis exactement le contraire, en posant que la littérature nous dit non pas l’expérience, mais l’épreuve des chosesmais je le fais en rappelant que d’une épreuve, on ne revient pas. Il n’y a en somme pas de différence entre définir la littérature par sa résistance au savoir et la définir par l’épreuve des choses, en tant que l’épreuve n’est surtout pas l’expérience : dans l’épreuve c’est la chose qui compte et par conséquent qui marque, alors que c’est le savoir dans l’expérience. On peut aussi bien définir la littérature comme l’ordre de discours où les choses comptent, ou comme le discours de ceux qui sont marqués et par là même localement capables de vérité – cela revient identiquement à dire qu’aucun savoir ne peut être reçu de la littérature (ni donc de la philosophie) qui n’est pas un moyen de connaissance, pas un médium de représentation du monde comme la science, où c’est toujours en troisième personne qu’on parle, l’est forcément. L’impossibilité que la littérature et la philosophie aient finalement rien à dire, c’est simplement l’impossibilité que la réalité compte : si elle comptait, la littérature et la philosophie en parleraient et seraient toujours déjà effacées devant elles ; or la littérature (et réflexivement la philosophie) c’est au contraire le discours qui compte !

Le discours qui compte n’importe pas : on n’a pas besoin de littérature. Quand on le pose réflexivement et qu’on en fait un savoir, on désigne la philosophie (le savoir qui compte), laquelle n’importe dès lors pas : on n’a pas plus besoin de philosophie que de littérature, et c’est seulement à avoir cédé sur la vérité propre de l’une et de l’autre qu’on peut vanter leur utilité voire leur nécessité comme moyens inessentiels au service d’une connaissance dont la notion même signifie l’obsolescence, ou d’une sagesse dont la notion signifie le mensonge pour soi (car un sujet divisé ne saurait être sage) et l’imposture pour les autres.

Le noyau littéraire du savoir distingue la philosophie (en fait le savoir ” distingué “) , qu’il faut donc entendre comme radicalement littéraire et donc folle, puisqu’en elle la question de la vérité est toujours celle de l’épreuve qui marque et jamais celle de l’expérience qui enrichit. Ce qui revient à dire que la philosophie est le savoir qu’on produit là où l’on est capable de vérité – au lieu de la marque, là où l’on est vraiment soi, quand la connaissance suppose au contraire qu’on soit n’importe qui. Et puis quel rapport avons-nous aux textes philosophiques dont nous sommes les héritiers et dont on pourrait imaginer qu’ils nous ont apporté des connaissances sur le monde, sinon celui d’avoir été marqués par eux ?

En quoi c’est bien de sensibilité toujours littéraire qu’il s’agit, et donc de notre propre capacité de vérité c’est-à-dire d’écriture (laquelle est dès lors un impératif catégorique).

 

Etre marqué par le manque du savoir impliqué sur vérité / existence.

Il n’y a de philosophie que là où sont mises en cause l’existence et la vérité. Toute question est par définition une demande de savoir. Y être sensible est par conséquent être sensible au savoir de l’existence et de la vérité comme manquant, et non pas au savoir dont la réalité est la garantie en quelque sorte objective (s’il y a un objet, il y a au moins potentiellement un savoir le concernant).

S’intéresser à la philosophie suppose forcément que l’on souffre du manque d’un certain savoir, le savoir que la réalité ne saurait garantir, et dont la nature est par là même de manquer. Impossible, en d’autres termes, de s’intéresser à la philosophie autrement qu’à avoir reconnu l’impossibilité de l’autorité, dont la vérité procède forcément – dès lors qu’on appelle vrai cela qu’un auteur (= un sujet en première personne) a posé.

L’impossibilité que le vrai savoir, qu’il faut définir comme le savoir autorisé sur l’existence et la vérité, soit jamais garanti réellement mais qu’il doive exclusivement l’être personnellement (la signature est la preuve absolue), c’est ce que la pensée représentative devra identifier à l’impossibilité du dernier mot. Et certes, en termes de savoir, s’il y avait un point ultime, il ne concernerait jamais que l’un d’existence et de vérité que, pour ma part, j’appelle le vrai (ou l’œuvre). On imagine qu’il manque une compréhension alors que c’est toujours de la nécessité d’interpréter (le vrai) qu’il s’agit. Nécessité indéfinie, on le sait, précisément de ce que le vrai se distingue du réel dont on pourrait concevoir – si justement la précompréhension de la vérité et de l’existence n’en conditionnaient toujours l’approche – qu’ils soit exhaustivement compris.

Le manque du vrai savoir, quand on en fait une réalité positive, on peut dire que c’est l’interprétation (qui concerne le vrai par opposition à la compréhension qui concerne le réel), et c’est de la nécessité d’interpréter que procède par conséquent l’intérêt pour la philosophie, qui se constitue justement comme le savoir de ce vrai ! Au lieu de l’interprétation un savoir est proposé qui soit, comme toute interprétation, personnel mais qui soit – de ne pouvoir dire la vérité de son objet parce que cette vérité est sa ” nature ” – enté sur le modèle de la compréhension. Bref, on peut appeler philosophie la démarche qui consiste non pas à faire comme si le vrai pouvait être compris (c’est seulement dans l’ordre représentatif que le philosophe peut être dupe, mais il parle tout de suite de ” sa ” philosophie) mais bien à le comprendre d’une manière dès lors forcément distinguée. Une compréhension distinguée, c’est une compréhension philosophique, par opposition à une compréhension forcément commune et par là même étrangère à toute éventualité de jamais concerner le vrai. La distinction de la compréhension l’ouvre au vrai et la ferme au réel : il faut être commun d’esprit pour s’intéresser à ce qui est communément donné, c’est-à-dire à ce qui n’est pas personnellement donné, à ce qui ne renvoie pas de notre part à une réponse personnelle.

On s’intéresse donc à la philosophie parce que manque un savoir sur l’existence et sur la vérité, certes, mais ce manque lui-même, nous reconnaissons qu’il se confond avec le caractère personnel de la donation, au double sens de ce génitif. Celui qui s’intéresse à la philosophie, c’est parce que l’être lui a été donné personnellement et qu’à donation personnelle ne peut répondre qu’une décision personnelle… On est philosophe à ne pas s’être remis de cette corrélation, et aucunement pour connaître métaphysiquement la réalité ou pour vivre ” bien ” c’est-à-dire dans la soumission à un idéal.

S’il y a de la vérité dans la philosophie, autrement dit si l’on ne philosophe jamais qu’en première personne, elle ne saurait être au service de la vie, ni positivement pour l’accomplir ni négativement pour la réparer ou la rendre supportable. Pour la même raison, rien n’est plus étranger à la pensée que l’idéal servile de la ” lucidité “, où il s’agit de prendre acte de ce qui est, alors que penser est toujours l’aberration d’une invention dont on soit la dupe – même si la réflexion interdit qu’on soit la dupe de ce qui est inventé, puisque le propre de la métaphore (l’invention, subjectivement parlant) est qu’elle soit aberrante, qu’elle n’ait finalement rien à dire, qu’elle n’offre rien à la créance. Autrement dit on ne pense pas plus pour ” connaître ” que pour se consoler (ce qui renverrait de toute façon à l’infini la question de la légitimité d’une telle démarche), mais seulement parce qu’on est un sujet – un sujet pour lequel ne pas penser (par exemple en devenant sujet de savoir, un ” en tant que “) est dès lors une trahison, ainsi que l’aveu implicite en est partout. Seulement, être vraiment un sujet renvoie à une impossibilité originelle, celle que constitue positivement le caractère personnel de la réponse – ce que l’on a pu désigner, à travers la problématique des ” natures “, comme la propriété du nom. Et certes identifier les natures, c’est répondre personnellement. Le faire depuis l’interrogation personnelle première ( Che vuoi ?) sur laquelle on n’aura pas cédé – et à quoi l’intérêt pour la philosophie en général montre qu’on n’a pas cessé d’être sensible – c’est philosopher. Ne pas penser (autrement dit se conduire à chaque fois ” en tant que “), c’est avoir cédé sur le caractère personnel de l’énigme, qui ne désigne jamais le sujet dont elle pointe l’absence que dans son unicité (c’est Œdipe lui-même, et non pas le visiteur quelconque que par ailleurs il était, qui se découvrira avoir été depuis toujours désigné par l’énigme du sphyinx).

 

L’énigme : la question de l’absence propre et du fin mot

Si la question du sujet se pose pour lui comme celle de son absence, autrement dit si c’est d’être absent à soi qu’on peut seulement penser et donc s’installer dans sa propre impossibilité (alors que l’” en tant que ” s’installe dans sa nécessité), on peut dire que la littérature qui ” véri-fiera ” la philosophie à l’encontre de la métaphysique, autrement dit qui en fera le savoir distingué, est le discours du sujet absent.

Or quel est ce discours, originellement, sinon la réponse à l’énigme de l’interrogation personnelle première ? Là où le sujet est expressément désigné comme manquant est l’énigme ; de sorte que l’énigme est en propre l’affaire de la pensée et qu’il n’y a jamais de pensée que de l’énigme. Son dit est évidemment la littérature.

Et que reconnaît-on d’abord, dans l’énigme ? Ceci que le savoir ne compte pas ! Car ce n’est pas une réponse (un savoir) qu’elle exige, mais un mot – toujours le même, le mot manquant, le mot de l’énigme, donc : celui qui permettra de dire enfin la vérité sur les choses qui étaient énigmatiques pour nous, quand nous les auronsdéterminées dans leur ” nature” , pour les autres mais jamais pour nous-mêmes qui resterons enfermés dans cette impossibilité.

La notion de ” nature ” que j’ai proposée pour rendre compte du ” savoir ” philosophique (par exemple que la morale soit finalement de nature kantienne, la durée de nature bergsonienne, et ainsi de suite) renvoie par conséquent à une énonciation qui soit en quelque sorte sans énoncé : le philosophe ne pose de la théorie qu’à ce que le théorisé devienne, d’avoir été non pas trouvé mais posé en première personne, vrai. Le définir comme vrai, cela revient à dire que sa réalité ne compte absolument pas et qu’il est dès lors absurde de vouloir réfuter un philosophe en établissant que les choses dont il a parlé ne sont pas telles qu’il les a présentées.

Tout objet philosophique ne l’est que de son caractère énigmatique, c’est-à-dire que de la nécessité d’un ” fin mot ” – nécessité qui est la pensée ; et toute philosophie n’en est une qu’à être finalement énigmatique, entée qu’elle est dans ce fin mot qui prend rétrospectivement statut d’origine (par exemple la morale était kantienne depuis toujours, exactement comme la durée était bergsonienne), c’est-à-dire de distinction pour la vérité, relativement à une réalité dont tout le monde a toujours su (y compris les ” en tant que ” épuisant rageusement leur vie à prétendre le contraire) qu’elle ne comptait pas.

Et c’est en effet ce qui rend les énigmes frappantes : que des paroles aient indubitablement été prononcées, mais qu’on n’ait pourtant rien compris, pas même aperçu de quoi il s’agissait – dès lors qu’on peut nommer ” énigme ” la simple exigence d’un ” fin mot ” qui, comme tel, ne puisse rien signifier alors même qu’il aura constitué une réponse satisfaisante – puisqu’elle aura été la réponse donnée par celui qu’il faut dès lors nommer l’auteur à toutes les réalités qui lui ” parlaient “. Et certes, s’il y a autorité, alors il y a vérité autrement dit impossibilité pour la question de ne pas avoir reçu la réponse juste. Le travail de la pensée est l’organisation d’une telle justesse.

Cette énigme qu’on peut désigner comme celle de l’impossibilité propre (qu’en est-il vraiment de moi ?), elle se convertit réflexivement en demande de savoir sur l’existence et sur la vérité, bref en demande de métaphysique. Je le dis autrement : la réflexion cogitative n’est rien d’autre que la prise de conscience, pour un sujet, du fait qu’il ne sait pas ce que c’est que la vérité ni l’existence – de sorte que je ne vois pas de différence, pour Descartes, entre la position du cogito comme principe, et la reconnaissance de l’impossibilité (et même subjectivement de l’absurdité) d’une définition de ces notions.

Comme l’énigme est forcément réflexive, interrogeant expressément le sujet sur sa propre impossibilité, elle l’a toujours déjà installé dans l’attitude conceptuelle ; mais c’est un sujet littéraire qui se trouve ainsi concerné : un sujet dont le statut forcément transcendantal institué par la réflexion ne compte pas ! Il ” importe ” au plus haut point, puisque c’est lui qui donne le contenu (des concepts et non pas des sensations), mais il ne compte pas, parce que le théorique forcément anonyme est toujours déjà réfuté c’est-à-dire aboli, alors que la philosophie n’existe jamais que signée, que par une inscription subjective de l’objet lui-même (sa ” nature “) qui s’entende paradoxalement à l’encontre de tout savoir, alors même qu’elle en est l’accomplissement.

Si l’on nomme ” sensibilité ” l’ordre de la marque, on dira qu’il n’y a jamais de philosophie que sensible, c’est-à-dire littéraire – à nommer ainsi qu’une signification puisse se clore (car enfin n’oublions jamais qu’une philosophie est un ensemble de réponses !) non pas malgré l’impossibilité qu’elle soit totale mais, paradoxalement, comme cette impossibilité même.

Car on peut nommer littérature – ou encore liberté au sens d’être la dupe de ce à quoi on ne croit pas – cette réalité aporétique de la signification dans son rapport au ” fin mot ” : qu’elle ait sa propre impossibilité pour réalité, en ceci que la signification s’accomplisse à s’effacer (la ” nature ” c’est le nom propre comme identifiant originel, lequel n’enseigne ni ne signifie rien).

Définissons dès lors la philosophie en affectant cette formule d’un indice réflexif : que la signification s’accomplisse en réponse à s’effacer comme savoir.

 

Je vous remercie de votre attention.