Cours du 19 octobre 2001
L’auteur et la vérité
Comme je vous l’ai annoncé, je vais reprendre la question de l’auteur d’une nouvelle manière qui, je l’espère, viendra compléter nos acquis de l’année dernière. L’idée générale est d’interroger cette notion selon une opposition qu’on peut radicaliser, à partir du domaine qui nous est le plus familier, en faisant remarquer qu’il comprend d’une part des textes de savoir et d’autre part des textes de vérité. Les seconds sont ceux qui comptent, mais ils n’importent pas parce qu’il n’y a pas de savoir philosophique portant sur des réalités qui seraient de mieux en mieux connues : il n’y a pas de progrès en philosophie – ce qui revient à dire que le modèle de la science ne vaut pas, en ce qui la concerne. Les » natures » dont chaque philosophe fait la théorie (par exemple Hegel fait la théorie de l’histoire, et ainsi de suite) ne sont pas la Nature dont la science assure une connaissance de plus en plus fine, puisque c’est le nom propre de l’auteur qui définit son objet (par exemple : l’histoire comme devenir soi de l’Esprit est de » nature » hégélienne) – de sorte que, sans le savoir (en quoi il s’agit bien de philosophie et non pas de métaphysique, bien que par ailleurs tout philosophe soit un métaphysicien) il n’y a que le nom qui compte.
Des scripteurs distingués
Il est évident, sans même qu’on ait encore posé la question du nom de l’auteur (par exemple c’est la » nature » hégélienne de l’histoire qui fait de Hegel un auteur), qu’on doit nommer ainsi la personne qui produit quelque chose qui compte.
Ce qui compte, c’est toujours un événement et quand l’événement s’impose dans l’ordre humain, on l’appelle une œuvre. Les notions d’auteur et d’œuvre forment un cercle que personne ne méconnaît, et dont nous pouvons espérer briser cette année le caractère répétitif – car à définir l’auteur comme celui qui a produit une œuvre et l’œuvre comme ce que rassemble le nom d’un auteur, on n’avance guère (sauf d’une manière négative, puisque cette idée interdit par exemple de s’embarrasser d’aucune considération psychologique et exclut philosophiquement qu’on ait jamais recours à la notion d’expression – car c’est le propre de n’importe qui de s’exprimer en faisant n’importe quoi).
Que personne ne méconnaisse cette corrélation, c’est ce que montre socialement l’institution universitaire, tout entière identifiée à l’habitude de parler des » auteurs » en un sens absolu (par exemple on peut demander quels auteurs figurent au programme des concours cette année), et par là de considérer qu’il y a des textes distingués relativement à quoi les autres, paradigmatiquement les siens propres, ne comptent pas.
L’injonction universitaire est celle de revenir au texte lui-même ; elle constitue une thèse implicite et toujours réitérée sur la distinction des auteurs. Cette injonction n’a en effet de sens qu’à reconnaître une valeur d’origine à ce à quoi il faut faire retour – et nous savons désormais qu’il n’y a pas de différence entre présentifier l’origine et être » distingué « . Cette reconnaissance de la distinction propre à certains textes, et donc à certains noms qui les identifient, donne lieu à l’institution de ce qu’on appelle le » canon « . Au sens strict, l’expression d’auteur canonique est un pléonasme, et on pourrait poser la question de l’auteur en prenant comme point de départ la nécessité d’une telle injonction.
Puisque la distinction est toujours distinction du vrai (souvenez-vous de l’exemple sartrien du » bourgeois distingué » qui est un » vrai » bourgeois), c’est la distinction du savoir et de la vérité qui est en cause. Car le canon n’est précisément rien d’autre que cet ensemble de texte dont on ne se demande pas s’ils ont ou non raison de dire ce qu’ils disent puisque c’est en eux-mêmes qu’ils sont vrais ! On appelle » auteur « , par opposition au tout venant des scripteurs et autres fabricants de biens culturels, celui qui produit du vrai. Les autres ne produisent que des réalités.
Ce qui revient à dire tout simplement que, comme savoir, les textes canoniques ne comptent pas : les » auteurs « , on les cite mais il n’est pas question de les contredire. Autrement dit, ce que dit le texte peut importer plus ou moins mais cela ne compte jamais, car la seul chose qui compte est le nom de son auteur.
Vous me direz pourtant que la plupart des œuvres de la philosophie commencent par des réfutations. Mais justement : un auteur, qu’on le réfute ou pas, c’est ce qui revient exactement au même Lui, il sera toujours là, parce que la réfutation n’aura jamais porté que sur le savoir qu’on trouvait dans ses textes, lesquels ne sont pas des textes de savoir mais des textes de vérité. En science c’est le contraire : une théorie réfutée est par là même anéantie. Cette évidence revient à dire qu’en science, il ne saurait aucunement (à une réserve près dont je vais parler tout de suite) s’agir de vérité. La vérité, ce n’est jamais le savoir légitime – pour lequel les noms propres sont anecdotiques.
M’appuyant sur la distinction originelle des textes de savoir et des textes de vérité, je veux comprendre en posant la question de l’auteur ce que c’est qu’avoir produit un texte de vérité quand on voulait seulement produire un texte de savoir.
Car il est bien évident qu’un auteur ne travaille jamais que sur un objet qu’il suppose réel : c’est l’histoire elle-même et non pas une objectivation de sa pensée, une projection dont il aurait dû, et donc pu, surmonter la méconnaissance, que Hegel entend rendre intelligible. Mais nous avons cette supériorité (lilliputienne) sur lui que nous savons ce qu’il en est vraiment de cette histoire, et que nous savons pourquoi c’était bien comme réelle et non pas comme spéculaire qu’elle lui apparaissait : nous pouvons dire que l’histoire dont il traite est de » nature » hégélienne, alors que lui (en quoi il est bien un auteur) ne le pouvait pas. L’année dernière j’ai défini l’auteur par cette impossibilité, laquelle impossibilité détermine donc cet effet de réel à quoi je viens de faire allusion.
Je peux préciser en disant que j’appelle auteur celui qui ne cède pas devant l’impossibilité du nom propre. Mais cette définition, suffisante à mes yeux, ne permet cependant pas de comprendre la notion du canon et plus précisément la distinction des textes de savoir et des textes de vérité. Or cette distinction, dont on peut nommer » Université » l’effectuation institutionnelle, c’est la définition même de l’auteur comme origine (sens de l’injonction de revenir au texte lui-même, mais aussi au sens de la » distinction » que nous donne l’exemple sartrien), dont je voudrais comprendre comment elle peut concerner quelqu’un et pas seulement une instance disons littéraire. C’est pourquoi je ne vais pas poser la question de l’auteur, terme de la théorie littéraire désignant une certaine fonction textuelle, mais bien celle de ce que c’est qu’être un auteur. Ce n’est pas du tout la même chose. Comment peut-on être Platon ou Kant, par exemples ? Voilà ce que je veux comprendre. En quoi forcément nous récuserons la position universitaire que nous aurons adoptée le temps de reconnaître la distinction des auteurs relativement à n’importe quel scripteur, puisque cette position consiste à dire que la pensée est toujours l’affaire des autres, ces » auteurs » que nous aurions à charge de commenter et de faire connaître et dont il serait proprement délirant d’imaginer faire partie. Et ça, pas question de l’accepter : la dignité de l’être humain est de penser, a dit quelqu’un ; il n’a pas dit que c’était d’en tenir à la reconnaissance que les autres avaient pensé. C’est cette dignité que je veux penser, après ce que nous avons du respect appris l’année dernière.
Inhérence de l’auteur à la vérité
Le point de départ de notre réflexion est l’opposition des textes de savoir et des textes de vérité, et la question de l’auteur se confond avec la distinction de ceux-ci relativement à ceux-là. Ce que dit l’auteur ne compte pas : le sujet s’entend-il comme monade ? personne ne songerait à le prétendre. Ce qui compte est l’auteur lui-même : il faut lire les textes de Leibniz, pour la raison paradoxalement suffisante qu’ils sont de Leibniz – et c’est du paradoxe de cette suffisance que je m’autorise programmatiquement pour opposer les textes de savoir aux textes de vérité.
Les auteurs, dès lors qu’il ne s’agit pas de savoir dans ce qu’ils ont produit (quand bien même, comme chez Hegel, certains de leurs ouvrages répondent expressément à une nécessité » encyclopédique « ), on ne les juge pas : on les cite, en leur accordant qu’ils sont en eux-mêmes toujours plus riches que ce qu’on lira – au point même qu’une trivialité sous leur plume est seulement l’indication d’une débilité de notre lecture. C’est que la question des auteurs n’est jamais celle du savoir. Le savoir, on se l’approprie anonymement (il suffit d’étudier pour devenir savant) et on le transmet à d’autre qui l’accueilleront d’une manière tout aussi anonyme, alors que la vérité, on l’interprète. Les auteurs suscitent indéfiniment l’interprétation, qui est une sorte de division, puisque l’interprète sait d’une part que son discours est rendu nécessaire par le statut originellement énigmatique de l’œuvre (du vrai comme tel) mais qu’il sait d’autre part que ce qu’il dit sera aussitôt balayé par l’interprète suivant qui, paradoxalement, l’effacera en l’opacifiant. Il est bien évident que la notion d’interprétation constitue pour nous un envers de celle d’auteur : là où la nécessité d’interpréter ne s’impose pas, il ne saurait être question d’un auteur. Car l’effet de vérité qui est un effet de division (ce qui ne me divise pas n’est au mieux que réel) se réfléchit en nécessité herméneutique – la question étant bien sûr celle du statut éthique de cette réflexion (qu’en est-il de celui qui tient un discours qui ne compte pas parce qu’il consiste à montrer que la vérité est la pensée d’un autre ?). En tout cas, cela revient déjà à rappeler qu’un auteur ne peut pas être le maître de son discours, et que la vérité de celui-ci ne peut pas être ce qu’il a » voulu dire « . La vérité, autrement dit l’effet de division produit chez le lecteur ou encore la marque qui aura fait de sa lecture une épreuve, restent étrangère à toute question de » volonté « . L’auteur ne » veut » rien : ce n’est donc pas un maître. Il est capital de souligner l’impossibilité de jamais considérer les auteurs comme des maîtres – lesquels sont par principe étrangers à toute problématique de la vérité, puisqu’un maître n’est rien d’autre qu’un esclave qui a réussi, et que le propre de l’esclave est de récuser d’avance qu’il puisse y avoir du vrai en axant son existence sur la nécessité de l’expérience (en quoi je ne méconnais certes pas la distinction entre magister et dominus, comme on a cru pouvoir me le reprocher).
Culture et vérité
Si l’on oppose la vérité au savoir, comme il faut le faire pour que la simple notion d’auteur (ou, donc, d’Université) soit intelligible, c’est plutôt du côté de l’opposition de la science qui progresse et de la culture qui ne progresse pas qu’il faut chercher.
Dire que la culture ne progresse pas, c’est simplement dire qu’en elle ce sont les auteurs qui comptent, alors qu’en science ils ne comptent pas. En science en effet, les auteurs sont intégrés et comme dissous dans la sédimentation du savoir général et anonyme. Ils n’existent comme auteurs qu’à la condition d’une incidence philosophique de leurs découverte. Et encore : de façon toute extérieure. Ainsi ne peut-on nier que Pasteur ou Einstein contraignent à repenser les notions d’existence et de vérité. ce n’est pas seulement un surcroît de connaissances que nous leur devons – auquel cas l’accumulation de celles-ci aurait depuis longtemps fait oublier leurs noms – mais la nécessité de réexaminer ces notions d’existence et de vérité qui sont philosophiques et non pas scientifiques. Voilà pourquoi on parle d’auteurs en science, bien que la science soit comme telle exclusive du statut d’auteurs pour ceux qui la font progresser. On ne peut pas dire que la notion de vérité telle qu’elle est originellement impliquée dans l’idée de microbe ou dans l’idée de la gravitation comme modification de la géométrie de l’espace-temps, soit un progrès par rapport aux notions d’existence et de vérité telles qu’elles étaient impliquées dans les savoirs prépastorien ou préeinsteinien. C’est en ce sens très particulier et tout extérieur qu’on doit reconnaître que la science appartient à la culture. Mais en elle-même, et justement parce qu’en elle la notion d’auteur n’a aucun sens (ce qui compte, ce n’est pas qu’un texte soit de tel ou tel auteur mais que les connaissances dont il est le support soient valides), elle n’en fait pas partie : elle ne » pense » pas, selon la formule célèbre (ou alors seulement » par ailleurs » : là où elle produit un effet de philosophie).
Disons le autrement : alors que la science est sa propre actualité c’est-à-dire son propre oubli parce qu’elle est uniquement faite de travaux plus ou moins importants, la culture est sa propre tradition c’est-à-dire la reconnaissance expresse de ceux qui ne cessent pas de compter, parce qu’elle est uniquement faite de travaux qui comptent et nullement de ceux qui importent. L’oubli de l’histoire est la négation même de la culture (ce n’est pas seulement ignorance mais barbarie que de ne pouvoir citer aucun » auteur « ), alors qu’elle est la condition constitutive de la science et de l’anonymat de son sujet. (Lacan a prophétisé les conséquences effroyables que le triomphe du discours scientifique ne manquera pas de produire).
La où il y a de la pensée, la réalité ne compte pas. Les travaux qui comptent, ceux dont on appelle » culture » la succession, on les appelle des œuvres ; et une œuvre, forcément, c’est le fait d’un auteur, au point même d’être suffisamment définie par la mention d’un seul nom propre, alors qu’on aurait imaginé qu’elle devait présenter certains traits spécifiques – par exemple la qualité littéraire ou l’originalité de la pensée, qui eussent constitué la réalité des œuvres et la justification de leur reconnaissance. Or, je le répète, la culture se définit justement de ce que tout cela ne compte pas : une platitude dans un texte canonique n’est rien d’autre que la nécessité pour nous de toujours plus sophistiquer nos interprétations. Une platitude dans un énoncé scientifique est une scorie.
En quoi c’est d’abord la circularité de ces notions de l’œuvre et de l’auteur (circularité strictement impliquée dans l’idée de culture) qu’il faut interroger, après qu’on aura indiqué en quel sens la question de l’auteur n’est pas une autre question que celle de la vérité, puisque la culture s’entend avant tout à ce que le savoir ne compte pas.
La question de la vérité, quand on la rapporte à son sujet, est celle du vrai – lequel divise et par là se donne à reconnaître. Et certes, c’est par définition que le vrai (et non pas l’homme, identifié au contraire à sa division) est sujet de la vérité. Mais le vrai, qui par là même fait événement, est impensable si on ne le rapporte pas à ce que la notion d’événement a précisément pour sens de poser.
Quand on réfléchit sur la notion d’événement, on s’aperçoit que tout événement se donne dans un premier temps comme aberrant. L’aberration, parce qu’elle récuse la compréhension de ce qui était possible (à l’encontre de quoi l’événement se fait reconnaît : on appelle ainsi ce qui arrive sans avoir été préalablement possible), on peut dire qu’elle marque, si la marque est un point d’impossibilité qui vient frapper et caractériser ce qui n’est jamais reconnu que » par ailleurs « . Là où l’on est marqué, on ne peut pas parler par concepts, précisément parce que c’est l’incompréhensible qui est marquant. Ce que pose l’événement, c’est donc toujours la littérature : tout événement est marquant, et c’est à parler par métaphore, dans une distinction de vérité et non plus de savoir (car du point de vue du savoir, une métaphore n’est qu’une sorte de concept : signifier au moyen d’une comparaison), qu’on peut le dire comme événement. La marque, vous le savez, est cette distinction.
La culture peut être identifiée au marquage – pour prendre une semi-métaphore nietzschéenne. Je traduis cela en disant qu’à la vérité le littéraire appartient nécessairement : là où il n’y a pas nécessité de littérature, il peut y avoir du savoir, de l’intelligence, de l’exactitude, et tout ce qu’on voudra, mais en tout cas pas de vérité – si vous m’accordez que la vérité se reconnaît à son effet et que cet effet, à son tour, se traduit dans cette impossibilité très particulière au concept qu’on appelle métaphore. La métaphore, c’est la même chose que le concept, mais pas vraiment. En disant cela, je signale négativement que la vérité est non pas dans un quelconque arrière-monde, mais bien en nous dans son effet – que j’ai appelé » marque » l’année dernière, quand je disais que c’était seulement là où nous étions marqués que nous étions capables de vérité. C’est sur cette distinction que je m’appuie quand je parle d’un dit qui serait celui de la vérité – par opposition à un autre qui serait celui du savoir, et dont nous ne sommes capables que » par ailleurs » c’est-à-dire là où nous ne sommes pas marqués.
En quoi nous découvrons par avance que la question de l’auteur est inséparable de celle de la distinction qui oppose le concept à la métaphore – laquelle n’apprend rien de plus. L’essence de la culture, à mon avis, réside dans cette dernière impossibilité.
Métaphore personnelle
Poser la question de la vérité non plus à propos de son » objet » et qui est en réalité son sujet (l’événementiel ou encore, pour nous, le » marquant « ) mais à propos de son » sujet » au sens subjectif du terme, c’est demander ce qui fait que la littérature est la littérature en indiquant que cette » cause » répond de la métaphore. En quoi bien sûr j’ai nommé l’auteur : celui qui est causé, par un certain » effet « , à n’être pas en vérité celui qu’il est par ailleurs (autrement dit à n’être celui qui s’exprime que » par ailleurs « ). On ne peut exclure l’expression de la problématique de l’auteur qu’à la condition de le faire dans le cadre plus vaste d’une problématique de la vérité comme identique à son propre effet. Ce qui est simplement rappeler que la notion de vérité n’est ni métaphysique ni logique, mais seulement éthique.
Que la vérité soit une notion exclusivement éthique, c’est ce qui interdit de la considérer dans une réalité dont on pourrait reconstruire le fondement (lequel serait donc l’auteur). On peut en effet appeler littérature un ensemble de textes, qui peuvent être à la limite parfaitement quelconques puisque c’est une question de vérité et non pas de réalité – et donc notamment pas de » qualité » – , dès lors qu’il est rassemblé comme étant les textes d’un même auteur. La question de l’auteur, parce qu’elle est celle de la vérité et que celle-ci s’entend toujours à l’encontre de sa confusion avec le savoir, n’est donc pas le fondement de son œuvre, autrement dit sa » raison » au sens du » principe de raison « .
C’est dire que la question de l’auteur est, comme celle de la vérité au sens éthique (forcément, puisque c’est la même !), faite de sa propre distinction d’avec sa portée métaphysique. Et la métaphysique, bien sûr, c’est la primauté du savoir telle que la question générale du » pourquoi » de l’étant en est logiquement l’institution. L’auteur est par conséquent le sujet qui se tient dans une position qu’on représentera en la disant non métaphysique.
Je viens de rappeler qu’un tel rassemblement de textes sous un nom propre, dont la reconnaissance s’entend à l’encontre de sa propre identification métaphysique comme » fondement « , s’appelle une œuvre (autrement dit l’œuvre se reconnaît non pas à ses conséquences mais à son effet – lequel est la marque qui divise ou » impossibilise « ). L’œuvre est par conséquent la forme nécessaire de la vérité. A la réflexion cela pas très étonnant si l’on admet le truisme qui fait de toute œuvre une production du génie, et la définition de celui-ci par la nécessité d’avoir raison non pas quant à la réalité mais bien quant à la vérité elle-même (ce qui implique notamment que le génie ne diffère pas de sa propre impossibilité).
Non pas bien sûr que toute œuvre soit de littérature : je rappelle seulement qu’il n’y a d’œuvre que marquante, et que là où l’on est marqué, on ne parle plus que par métaphore, alors même que le savoir conceptuel reste principiellement disponible et surtout satisfaisant (on peut expliquer n’importe quoi : il suffit de parler assez longtemps). Loin donc d’enfermer la question de la vérité et par conséquent celle de l’auteur dans le seul registre de la littérature, je veux indiquer qu’il appartient à la vérité qu’elle produise un effet dont on ne se remette pas – sachant qu’il faut nommer » littérature » le discours de celui qui parle précisément là où il n’est pas remis.
Tout auteur n’est pas un littérateur, mais il appartient à tout auteur de susciter la littérature – autrement dit de faire parler hors du savoir. Or je le demande : qu’est-ce que cette nécessité que je viens indiquer, sinon tout simplement la définition de la tradition, puisque celle-ci se constitue de ce que chaque moment soit la métaphore du précédent ? Il appartient par conséquent à la » nature » de la vérité qu’elle soit traditionnelle, puisqu’elle est par principe originale c’est-à-dire géniale, et que la question du génie trouve son lieu propre en cette extériorité au savoir représentatif qu’on doit dès lors appeler » métaphore personnelle « . La question de l’auteur est celle de l’instance subjective de cette nécessité. Je la présenterai donc à travers une définition programmatique pour la suite de nos travaux : j’appelle auteur celui qui se tient au lieu de sa métaphore – la sienne propre, celle dont l’originalité n’est rien d’autre que son inhérence à une tradition.
Que la question de la métaphore personnelle (par opposition au concept impersonnel) soit concrètement celle de la vérité, vous l’avez compris. Traiter de la vérité, cette année, ce sera donc pour nous essayer de penser cette notion étonnante. Je crois que c’est seulement maintenant que nous en avons les moyens – bien que j’aie proposé cette formule depuis un certain temps déjà. Bref, ce dont nous traiterons cette année, ce sera à travers la question de l’auteur qui consiste à comprendre ce que c’est que » se tenir au lieu de sa propre métaphore « , interroger ce nouage. Car la » métaphore personnelle » fait nœud, au sens où par elle tiennent plusieurs questions qui sont, à chaque fois la question de la vérité. La question de l’énigme dont j’ai parlé à la fin de l’année dernière appartient à cet ensemble, mais aussi une autre question – en plus de celle du respect sur laquelle je ne crois pas devoir revenir – qui est celle de l’admiration. Car les auteurs, si on les respecte comme » autorités « , on ne peut pas ne pas les admirer quand on les considère concrètement, c’est-à-dire comme des sujets qui n’ont pas cédé. La question de l’auteur n’est donc que la première d’une série que la » métaphore personnelle » fait tenir. Voilà vers quoi nous nous engageons.
Je vous remercie de votre attention.