QU’EST-CE EXACTEMENT QU’UNE VALEUR ?
Université Populaire de Narbonne, le 15 octobre 2025
Texte (augmenté) de la communication
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Nous entreprenons cette année de penser la valeur.
Bien que dans tous les cas il s’agisse d’évaluation et que le noyau de sens soit commun, on ne prendra pas le terme de valeur au sens économique de la quantité de travail social moyen contenu dans un objet ou dans une capacité (une pièce ouvragée vaut plus que la même à l’état brut, l’heure de travail d’un chirurgien du cerveau vaut plus que l’heure de travail d’un manœuvre), ni au sens marchand du prix par lequel on se représente la possession d’une chose et qui conduit à parler d’« objets de valeur ». On ne le prendra pas non plus au sens linguistique ou musical où la « valeur » d’un terme est sa distinction d’avec les autres, autrement dit le fait de ne pas être ce qu’ils sont. On prendra le terme au sens où un sujet, individuel ou collectif, voire même idéal et institutionnel se définit par des « valeurs ».
La question d’être sujet
Pour mettre tout de suite les idées en place, le plus simple est de prendre en exemple la distinction de valeurs qui est peut-être la plus familière à tout le monde, celle de la droite et de la gauche en politique. On peut la présenter ainsi : la préservation de ce qu’on a et de ce qu’on est par opposition à la solidarité avec les autres, la hiérarchie par opposition à l’égalité, la nature par opposition à l’histoire, et peut-être en fin de compte l’être et l’avoir par opposition au faire et au devenir. Mais c’est bien sûr à propos des personnes que la mention des valeurs est le plus évidemment significative : ce n’est pas la même chose d’être un médecin mélomane père de famille nombreuse et votant à gauche, et d’être ou d’un géomètre sportif célibataire et votant à droite.
Significative de quoi ? Eh bien de qui est la personne dont on parle, au sens où, en indiquant ou en laissant deviner les valeurs qu’elle a pour existence de mettre en œuvre, c’est une idée de cette personne elle-même qu’on donne, et qui sera d’autant plus juste que le repérage des valeurs aura été plus fin. Ainsi, pour ce qui est de son objet, l’idée sera réelle, si l’on appelle ainsi l’indication de la catégorie, par exemple médecin ou géomètre, dont la personne sera forcément un représentant quelconque. L’idée personnelle au contraire est comprise à partir de cette évidence que ce qu’on est, quoi que ce soit, c’est personnellement qu’on l’est. Et c’est bien là que se trouve la question des valeurs, puisqu’on peut par exemple être médecin parce qu’on désire soulager la souffrance des humains, mais qu’on peut aussi l’être parce que cette profession est plus lucrative que beaucoup d’autres.
D’où cette évidence que l’idée d’une personne n’est pas celle de ce qu’elle est, une identité ou une essence dans laquelle elle serait enfermée mais, parce que c’est d’une liberté qu’on parle, celle de ce qu’elle le soit. En quoi il s’agit bien d’une idée et non pas d’un concept.
Il ne faut pas confondre les idées et les concepts, en effet. Une idée, par exemple celles de liberté ou de beauté, est une ouverture : celle d’un sens à venir pour les choses en général. Un concept, par exemple celui de stylo ou de table, est au contraire une clôture pour la réalité donnée d’une chose en particulier. À un concept toutes sortes de choses correspondent (ce stylo sur ma table, c’est bien un stylo sur une table). À une idée, rien ne correspond, et c’est précisément de ce que rien n’y corresponde que c’est une idée.
C’est aussi pour cette raison que toute idée s’offre à la méditation, alors qu’un concept s’offre à la réflexion : d’une certaine manière la méditation l’est toujours de ce « rien » que la pensée de la valeur doit s’attacher à déterminer. C’est de ce qu’on s’en fait une idée qu’on « pense » à quelqu’un – « penser » signifiant en l’occurrence non pas produire un savoir, comme ce pourrait être le cas si l’on s’était formé un concept de la personne (par exemple on apprend que c’est un médecin de telle spécialité particulière), mais être déjà dans la méditation qui suit la rencontre qu’on vient d’en faire.
Valeurs et Idées
Les valeurs sont les significations dont on vit sans y penser : le sens de notre spontanéité et de l’évidence des choses. Ce sens, forcément à chaque fois dans une certaine situation, c’est d’être ou de ne pas être valable, et de l’être plus ou moins. Et précisément : la valeur n’est rien d’autre. Une valeur n’est pas quelque chose d’autre que le valable, mais c’est seulement que le valable soit valable : pas une essence qui existerait de toute éternité dans quelque ciel intelligible ou entendement divin.
On dira qu’on peut les nommer, les distinguer, les opposer. En effet : il s’agit là de réflexions que nous opérons de la compréhension que nous avons des choses, par exemples des partages qui sont effectués devant nous ou des roses qui ornent la terrasse d’une maison devant laquelle on passe. Réfléchir un sens, c’est en faire une signification – par exemple « juste » ou « belle » ; poser pour elle-même une signification, c’est en faire une idée – par exemple la Justice ou la Beauté. On peut trouver valable un partage qui a été fait, et valable l’ornement de la terrasse par des roses, et c’est ce sentiment qu’en « réfléchissant » (c’est le vocable de Kant pour ce type de jugement) nous expliciterons sous les noms de Justice ou de Beauté.
Car si c’est dans la réalité qu’il y a du valable, c’est dans notre réflexion qu’il y a des valeurs.
L’idée qu’il y aurait des valeurs « en soi », c’est-à-dire indépendamment du fait qu’une réalité serait ou ne serait pas valable, ou le serait plus ou moins qu’une autre et bien sûr à chaque fois dans une situation déterminée, n’a en effet aucun sens, puisque c’est précisément cela, la valeur : qu’il y ait du valable.
Croire qu’il y a des valeurs « en soi », c’est tout simplement confondre la valeur et l’idée comme le fait une tradition philosophique qui va de Platon à Max Scheler. Or c’est très exactement de ne pas se réduire à l’idée qu’une valeur en est une !
On le montrera en rappelant que c’est la même chose de refuser de partager une valeur, c’est-à-dire de refuser qu’elle soit une valeur en jugeant qu’elle n’en est une que du point de vue des autres, et de la réduire à une idée. Par exemple en politique : si l’on est de droite on parlera des idées de la gauche, et si l’on est de gauche on parlera des idées de la droite. Nous ne parlons en général des valeurs des autres qu’à la condition d’un (vain) effort d’identification imaginaire à ceux qui trouvent valable ce que nous ne pouvons pas trouver valable. Même alors l’irréductibilité de la valeur à l’idée ne laisse pas d’insister : elle le fait sous les espèces des excuses qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver aux autres. Telle est en effet la pensée de chacun : si, depuis que mes parents m’ont conçu jusqu’à cet instant, j’avais eu une vie semblable à celle de cette personne, moi aussi je trouverais valable ce qu’elle trouve valable, et non valable ce que je trouve valable : ses valeurs seraient les miennes. Comme ce n’est pas le cas (sous-entendu : Dieu merci !), je la laisse à ses idées tandis que moi je fais ce qu’il est valable que je fasse.
Le rapport est donc évident : l’idée, c’est la réflexion de la valeur, alors même que le propre de la valeur est qu’on ne la réfléchisse pas puisqu’elle n’est rien d’autre que, pour un domaine donné (par exemple le partage des biens ou l’apparaître des choses), le fait que X soit valable alors que Y ne l’est pas, et qu’il le soit selon les moments plus ou moins que Z.
Cela dit, nous réfléchissons la valeur et c’est alors la production de l’idée. Si on le fait, c’est parce que nous sommes des êtres parlants c’est-à-dire répondants (puisque parler c’est répondre) et que chacun est donc toujours déjà auprèsdes autres comme répondant potentiel de ce dont il est sujet, et devant les autres comme répondant potentiel d’en être sujet. Le valable ne l’est donc jamais d’une façon simplement immédiate, mais est toujours sur le point d’être dit, donc d’être réfléchi, donc d’être indiqué comme relevant d’une valeur qui n’est en réalité qu’une idée. Notre « être-avec », qui est d’abord notre être-parlant articulé en responsabilité avec les autres et en responsabilité devant eux, est l’impossibilité que l’épreuve du valable ne soit pas en même temps l’esquisse d’une idéation dont les contradictions, les oppositions et les objections motiveront le terme. Dès lors pas qu’on parle, il est subjectivement impossible de ne pas être toujours déjà dans un début de réflexion, et par conséquent de ne pas concevoir les idées, par exemple celles de Justice ou de Beauté, comme la cause de ce qu’il en soit comme il en est.
La conséquence de ce qu’on vient de dire est aussi simple qu’évidente : les valeurs sont des idées quand nous les disons. Et si nous y croyons, c’est parce que nous sommes toujours sur le point de les dire.
On ne choisit pas les valeurs qui décident de nous
On ne choisit pas ses valeurs : politiquement quand on est de droite on n’est pas plus libre d’être de gauche qu’être de droite quand on est de gauche. La question des valeurs n’est aucunement celle de possibilités entre lesquelles nous pourrions choisir – ne serait-ce que pour la raison imparable que tout choix est comme tel la mise en œuvre de valeurs, puisqu’il a forcément pour objet ce qui nous apparaît comme plus valable qu’autre chose, et que c’est précisément ce qui fait apparaître ceci comme plus valable que cela qu’on appelle valeur.
Dire que d’autres valeurs, et donc d’autres professions, d’autres vies familiales, d’autres loisirs, etc. auraient pu être les nôtres, c’est indéniable objectivement mais cela n’a aucun sens subjectivement parce qu’un tel énoncé relève forcément d’une énonciation qui, comme telle, ne peut pas ne pas être déjà la mise en œuvre de valeurs.
Plus simplement : il n’est pas possible qu’on ne soit pas déjà celui ou celle qu’on est.
Or cette évidence que nous ne sommes pas notre propre origine et qu’on est donc structurellement en retard sur soi-même n’est pas sans avoir une conséquence qu’il est également possible de trouver banale et de trouver abyssale : nos valeurs, dont on vient de voir qu’on ne saurait les avoir choisies, décident de nous.
Qu’est-ce en effet qu’être médecin ou géomètre, mélomane ou sportif, père de famille ou célibataire, de gauche ou de droite, sinon à chaque fois exister selon des valeurs qui rendent évidente telle nécessité que peut-être les autres n’aperçoivent pas, et qui rendent absurde telle possibilité qui peut-être leur saute aux yeux comme seule réelle ?
Car telle est la logique matérielle de la valeur en général : que des nécessités soient évidentes – de sorte que l’idée de les déconstruire n’ait subjectivement aucun sens ; et que des possibilités soient absurdes – de sorte que l’idée de les envisager n’ait subjectivement aucun sens.
C’est librement que nous choisissons, mais l’idée de choisir autre chose que ce qui nous apparaît comme valable n’a aucun sens. Cela signifie que les choix que nous faisons à chaque instant et à tous les niveaux (choix d’une profession à l’orée de l’âge adulte, choix d’un dessert à la fin d’un repas) sont l’efficience de nos valeurs. De fait chacun désigne comme plus valables que les autres les conditions axiologiques de sa propre détermination de sujet, par exemple l’exactitude plutôt que la généralité si l’on est comptable, ou la grâce plutôt que la force si l’on est danseur. Mais justement : c’est parce qu’il ne peut pas ne pas avoir l’exactitude ou la grâce comme valeur qu’un individu a choisi d’être comptable ou danseur ; à ses yeux cette condition sociale lui a paru seule valable, ou en tout cas plus valable que d’autres qu’il aurait pu objectivement embrasser.
Telle est bien la question des valeurs quand on la pose concrètement : que nous ne les choisissons pas mais qu’elles décident de nous.
Elles ne le font pas au sens d’instances imposées de l’extérieur puisque précisément ce sont « nos » valeurs – celles qui nous identifient aux autres et en même temps nous distinguent d’eux – mais elles le font au sens où c’est pour nous la même chose de les ignorer et de les mettre en œuvre. En prenons-nous conscience que cela n’y change rien puisque nous restons ceux que nous sommes. Aurions-nous même l’honnêteté[1] de les admettre comme telles en reconnaissant que nos arguments sont injustifiables autrement que par des pétitions de principe, que nous nous retrouverions confrontés, à propos de nous-mêmes, à la stupidité d’un ultime « c’est ainsi ». Et certes le paradoxe de la valeur, dans la réflexion qui la constitue, est qu’elle soit la détermination du subjectif comme une donnée. Par exemple être « de droite » ou « de gauche » semble une nature, un tempérament, un type d’existence. Ainsi éprouvons-nous la valeur.
Mais par ailleurs nous ne sommes jamais sans avoir conscience de l’absurdité que cela constitue puisqu’une valeur n’est pas quelque chose que l’on subit mais au contraire quelque chose que l’on assume – que c’est un sens des choses et de soi-même qu’on n’est donc pas innocent de subir mais qu’on est au contraire responsable d’assumer.
Sauf qu’assumer se fait forcément de manière à être valable, de sorte que cela consiste déjà ou encore à effectuer certaines valeurs dont on ne pourra comprendre qu’après coup qu’elles décidaient même de l’assomption que nous en faisions. Disons la même chose autrement : la valeur est ce que nous avons la liberté d’assumer, sauf que c’est la détermination même de la liberté qu’on appelle valeur.
Il n’y a donc pas d’idée de fatalité dans cette indication puisque la valeur est la détermination de la liberté et que l’idée d’une liberté indéterminée n’a aucun sens.
Dire que les valeurs décident de nous, c’est une manière de nous appréhender nous-mêmes comme en retard sur nous-mêmes.
Et certes nous ne sommes pas notre propre origine : le train de notre vie est lancé depuis longtemps quand nous réalisons que nous sommes à bord et qu’il nous mène, sans que nous en ayons la moindre idée, là où il est valable que nous allions. C’est-à-dire là exactement où nous avons à être les répondants du don qui nous a été fait de la parole, les répondants de notre institution en sujets.
Un réel
On a les valeurs qu’on a et on n’y peut rien – quelles que soient par ailleurs les raisons qu’on pourrait avoir d’en changer ou du moins de les modifier, puisqu’elles en relèveraient encore. C’est pourquoi il faut dire que nos valeurs sont celles qui ne peuvent pas ne pas être les nôtres.
Or énoncer le rapport du sujet à ses valeurs au moyen de cette double négation (nos valeurs sont celles dont il est impossible qu’elles ne soient pas les nôtres), c’est donner à la valeur le statut non pas d’une réalité qui relevait du cours des choses mais au contraire d’un réel contre quoi elles viennent buter.
Car non seulement nous constatons que nos valeurs sont ce qu’elles sont et qu’on n’y peut rien, mais nous les constatons comme irrécusablement impliquées dans toutes nos activités et qu’à chaque fois on n’y peut rien. Par exemple la rigueur conceptuelle est, à cet instant, une valeur qui s’impose à moi dans la conscience que j’ai de moi-même au travail – à quoi je ne peux rien. Je peux bien sûr arrêter de travailler – en admettant que la valeur « travail » ne s’impose pas à moi (comme, de fait, c’est le cas à cet instant…) – mais si je travaille à la rédaction de la présente étude, alors il ne m’est pas loisible de ne pas être aussi rigoureux qu’il m’est possible de l’être.
Il ne nous est pas loisible de ne pas mettre en œuvre les valeurs qu’à chaque instant nous mettons en œuvre. Pour chacun, l’expérience que la valeur est celle d’un mur auquel on est adossé quand on est seul, et d’une butée à quoi on est toujours sur le point de se heurter quand on est avec les autres.
Qu’apparaisse en effet un conflit, ou même une simple opposition, à propos de ce qui est valable ou de ce qui ne l’est pas, et nous serons mis en situation d’expliciter nos valeurs – ce que nous ne faisons habituellement pas. Et là nous découvrions que les valeurs de l’autre sont un roc contre lequel il peut arriver que la relation vienne se briser.
L’exemple de nos options politiques est presque trivial tellement il est évident et familier : on ne comprend littéralement pas qu’on puisse être de droite quand on est de gauche, qu’on puisse être de gauche quand on est de droite. D’ailleurs les avis sont clairs : pour être de droite il faut être un salaud, pensent les gens de gauche ; pour être de gauche il faut être un imbécile, pensent les gens de droite. Pourtant nous vivons ensemble dans les familles, parfois dans les couples. Oui, mais en prenant soin d’éviter certains sujets parce que nous savons qu’ils mènent inévitablement au clash. Quel clash ? celui des valeurs !
Certains sujets le font voir et même éprouver presque jusqu’à la caricature. Ainsi l’immigration, la politique fiscale, les lois sur l’avortement ou la fin de vie, etc. Et bien sûr la corrida, dont la question n’est pas du tout de savoir si c’est une cruauté ou un spectacle susceptible de beauté – il est évident que c’est les deux à la fois et qu’on peut même aller jusqu’à une conception artiste de la torture[2], – mais de savoir si l’esthétique peut justifier qu’on torture et qu’on mette à mort, ou si le refus de la torture et de la mise à mort peut justifier qu’on se prive d’une réalité potentiellement esthétique[3]. De fait chacun des termes de cette alternative est un roc sur quoi les partisans de l’autre viennent buter (en admettant qu’un troisième terme, qui certes ne serait valable qu’aux yeux d’un observateur indifférent, n’en brise pas la symétrie[4]). Les valeurs des autres sont un absolu contre quoi il est littéralement impossible de faire quoi que ce soit et qu’on peut juste essayer de contourner quand on l’a repéré. Chacun sait qu’il y a des gens avec qui il est impossible de s’entendre et que le meurtre, ou du moins son idée, est l’horizon de certains rapports humains qui par ailleurs peuvent être très policés. C’est qu’il y a des conceptions de la vie (de l’être-sujet, du rapport à autrui, de l’existence, de la vérité…) qui sont intolérables. Et ce qui est intolérable, on ne peut pas le tolérer… Et de fait c’est du caractère ultime des valeurs, et donc de leur irréductibilité les unes aux autres, que naissent les guerres – les intérêts divergents qui en seraient le motif n’étant jamais que des rationalisations ne trompant que ceux qui veulent bien l’être.
Force est alors, pour ce qui est des valeurs et donc des sujets, de reprendre l’expression lacanienne du « non-rapport », qui ne dit pas seulement l’impossibilité réelle de toute complémentarité mais aussi celle de l’intelligence qu’une formule apporterait, si abstraite qu’elle soit[5] : chaque valeur est un réel parce qu’entre les valeurs, qui le sont d’être ultimes, ça « ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Si malgré le réel du « non-rapport » il est (relativement !) possible de vivre ensemble, c’est parce que, dit encore le psychanalyste, l’amour y « pare ».
La valeur est un réel, une butée, une certaine « impossibilité » à quoi il n’est pas possible qu’on ne se heurte pas à un moment ou à un autre – mortellement quand, comme c’est heureusement l’ordinaire de la vie, on ne l’élude pas.
Penser la valeur comme un réel exclut que sa question soit celle de sa réalité. Attachons-nous maintenant à saisir le statut de cette exclusion.
Penser la valeur ne consiste pas à en comprendre la réalité
L’impossibilité subjective que nos valeurs soient contingentes alors que leur statut de justifiants ultimes les identifie à la contingence même – mises à part celles qui sont impliquées dans l’acte de parole et qui sont donc structurellement universelles – s’explique objectivement par l’antériorité du social sur l’individuel qu’il constitue, la traduction psychologique de cette évidence étant que le « désir » de chacun soit « le désir de l’Autre », selon la formule que Lacan a reprise de Hegel.
Les valeurs ne sont pas produites par le social : on peut seulement dire cela des représentations auxquelles on les identifie a posteriori en les réfléchissant. Elles ne sont pas produites par le social parce qu’elles sont le social lui-même même comme réalité effective c’est-à-dire comme réalité actuelle des individus : le social qui est forcément déterminé, au sens où on parle par exemple une société de castes ou au contraire une société égalitaire, est ce dont relèvent les individus quant à la légitimité de ce dont ils sont sujet, et quant à celle de ce qu’ils le soient[6]. Dans une société religieuse, il est par exemple légitime de trouver qu’une maladie est une punition ou une épreuve, et illégitime d’y voir un simple hasard – et encore plus de douter des divinités (aujourd’hui encore on trouve des États où le fait d’être athée est passible de la peine de mort).
Telles que la réflexion les thématise, les valeurs sont donc des instances de légitimation. C’est évidemment la première définition qu’il faut en donner.
Or « légitime », quand il s’agit du social, cela signifie socialement possible – une « antivaleur » (par exemple être athée) étant à chaque fois dans un certain social (par exemple religieux) une certaine impossibilité[7].
D’où cette évidence : les valeurs sont la possibilité sociale en général quand on la considère selon des ordres particuliers.
C’est par exemple la même chose de dire qu’un partage est juste et de dire qu’il est socialement acceptable, et ainsi de suite pour toutes les valeurs qu’on voudra prendre en exemple dans tous les domaines de la vie – mais bien sûr sans oublier que la distinction des domaines est elle-même tout aussi relative (dans beaucoup de sociétés, par exemple, la distinction du politique et du religieux n’a aucun sens).
Quand donc nous éprouvons que la distinction de ce qui est valable et de ce qui ne l’est pas ne dépend pas de nous mais que c’est nous qui dépendons d’elle (et certes je ne vais pas me vouer à ce qui se présente à moi comme non-valable !), c’est aussi bien pour dire qu’être de de notre société et de notre époque n’est pas notre situation (sous-entendu : dont nous pourrions nous abstraire au moins par la pensée en faisant des choix qui seraient alors « authentiquement » les nôtres par opposition aux incidences du social en nous) mais que c’est notre existence. Cela signifie que, si savants que nous soyons par ailleurs de la diversité des sociétés et donc de la relativité des valeurs, il est originellement impossible que nous n’ayons pas l’idée que la société particulière dans laquelle nous vivons est celle dans laquelle il est universellement normal de vivre – comme en témoigne que souvent l’auto désignation d’un groupe se fait d’un terme qui signifie simplement « humain » ou « libre ». La transcendance des valeurs dont il est impossible de ne pas être convaincu (et certes en ce moment je m’efforce moi-même de dire le vrai…) est donc en propre la méconnaissance de celle du social sur les individus qu’il constitue c’est-à-dire dont il est non pas la situation mais bien l’existence[8].
Méditation de l’origine : la décision dont relèvent les choses
Or si une chose est la réalité des valeurs, qui est le social comme constitution des individus (ou qui est l’individualité comme effectuation du social), une tout autre est la notion de valeur.
Le valable est le valable. Cela, c’est la réalité des valeurs, et cela donne à réfléchir : il faut le comprendre. Par contre, que le valable soit le valable, c’en est la notion, et cela donne à méditer : il faut le reconnaître.
En quoi on oppose la philosophie dont l’objet est ce qui relève de la méditation et qu’on saisit dans sa notion, aux sciences humaines dont l’objet relève de la réflexion et qu’on saisit dans sa réalité. C’est que penser la valeur dans sa notion (que le valable soit le valable) n’est pas du tout la même chose que l’expliquer dans sa réalité (le valable est le valable).
Comprendre, c’est ramener quelque chose à la suffisance de ses déterminants (on n’a pas compris tant qu’on n’a rendu compte que partiellement). Reconnaître, c’est faire son affaire de ce qu’il en est quant à ce que cela soit comme il en est. Dire que la notion de la valeur s’oppose à sa réalité, c’est donc inscrire cette question dans la distinction de la compréhension qui s’oppose à la reconnaissance comme la réflexion s’opposent à la méditation. Et certes, la Justice, la Beauté, mais aussi la Décence, l’Authenticité, l’Excellence, etc., c’est ce qu’on ne peut pas renvoyer à autre chose qui le justifierait, ni par conséquent considérer sans que s’installe en nous cette halte de silence, c’est-à-dire de non-savoir qu’on appelle méditation.
C’est encore ce qu’on peut exprimer en disant que c’est toujours sur l’originel – en deçà de quoi la question n’est pas de remonter bien qu’on ne puisse nier qu’il soit lui aussi l’expression de ses déterminants – qu’on médite. Plus simplement : il n’y a jamais de méditation que de l’origine. A la valeur, en tant qu’elle suscite la méditation bien que par ailleurs il en soit rendu compte, il appartient donc d’être origine. Méditer sur la justice, par exemple, c’est y reconnaître l’origine de la capacité générale de partager, tout comme la méditation sur la beauté nous fait reconnaître que les choses ont originellement à apparaître.
Toute méditation l’est de l’origine ; mais qu’est-ce que l’origine ?
La réponse est évidente : c’est la décision de quelque chose.
Il est commode de citer « l’origine de la géométrie » (Husserl), comme la décision de ne pas considérer l’espace réel contrairement à ce qui se passe dans l’arpentage, mais de l’idéaliser. Cela permet de montrer que c’est une butée, notamment pour l’écolier qui doit démontrer l’égalité de deux segments et à qui le maître interdit d’arguer de son évidence sur le papier et même de la vérifier en appliquant son double décimètre sur la figure qu’il a sous les yeux parce que ce n’est pas valable. S’agissant des valeurs dont la mise en œuvre est notre existence de chaque instant (même quand on ne fait rien – ce qui sur le moment nous paraît plus valable que faire quelque chose), il est plus pertinent de prendre des exemples comme la justice ou la beauté et de rappeler que la première est ce qui décide des répartitions et la seconde ce qui décide des apparaîtres : il y a ce qui est valable, le plus ou moins juste et le plus ou moins beau, et il y a ce qui ne l’est pas, l’injuste et le laid.
Retenons donc qu’une valeur est une décision au sens non-subjectif qu’on adopte en parlant du décisif de quelque chose.
La valeur : de l’indicatif du sujet au subjonctif de l’être-sujet
Une décision à propos de quoi ? Forcément de quelque chose ou de quelqu’un : d’un sujet réel, par exemple une terrasse que des roses embellissent, ou d’un sujet personnel, par exemple Pierre qui a choisi d’être médecin à cause de revenus élevés assurés par cette profession. Les roses font que la terrasse, passage de la famille et des visiteurs de la maison au jardin, s’offre désormais au regard et invite au séjour. L’argent fait que Pierre, que personne ne connaissait, apparaît comme médecin aux malades qui étaient en attente. Dans les deux cas, on voit que la question n’est pas du tout celle de ce qu’est un certain sujet, mais qu’elle est celle qu’il le soit.
On ne parle pas de ce qui est réel et que la réflexion permettrait de cerner, non : on parle de ce qui est valable et que la méditation permet de reconnaître : que la terrasse soit belle, que Pierre soit médecin.
Dans notre langue la différence est flagrante : ce qui relève de la réalité et donc de la réflexion s’énonce à l’indicatif, tandis que ce qui relève de la valeur et donc de la méditation s’énonce au subjonctif.
Accomplir ce passage, c’est précisément ce qu’on appelle décider.
Qu’est-ce qu’une décision, en effet ? Voici la réponse : une décision est un acte d’autorité qui consiste à écarter la réalité dont on est innocent pour lui substituer une réalité dont on soit responsable.
Si par exemple ma voiture est en panne et que je décide de la faire réparer, on voit bien que je fais de son futur fonctionnement quelque chose relevant de moi, alors que son actuelle immobilité relève des lois du monde. Ma voiture est en panne, et en appelant le mécanicien je fais en sorte qu’elle ne le soit plus. Cela signifie que présentement elle estempêchée d’être le véhicule qu’elle est (quand on la regarde, on ne voit que cet empêchement) mais que le sens de ma décision est qu’elle soit à nouveau elle-même, « sujet » de me transporter. Et qu’elle soit à nouveau elle-même, cela relèvera de moi.
Quel est alors le véritable objet de la décision, en tous domaine ? l’être sujet du sujet ! Quand il s’agit de la valeur, la question du sujet n’est pas celle de ce dont il est sujet, mais c’est celle qu’il le soit.
Montrons-le à travers l’exemple du mal, spécialement commode et évident – mais n’importe quelle valeur conviendrait.
Le mal, c’est ce que font les méchants, mais c’est aussi ce que font des êtres à propos desquels parler de méchanceté n’aurait aucun sens, comme les prédateurs de la nature. Le lion a tué atrocement la gazelle : impossible de ne pas parler de mal, à moins d’être une brute insensible au fait que la souffrance soit infligée. Cela dit, ce n’est pas la faute du lion s’il est un carnassier n’ayant pour affaire que de se nourrir, et s’il a en commun avec les méchants de faire du mal. Pourtant la différence est absolue parce que la question des méchants n’est pas qu’ils fassent du mal (et de toute façon, vivre, c’est en faire – ce qui n’excuse rien ni personne), non : la question des méchants est qu’ils fassent le mal. Il y avait toutes sortes de souffrances infligées, cela c’est la réalité ; il y a maintenant le mal, cela c’est l’idée. Mais surtout il y a la différence entre du mal et le mal dont tout le monde reconnaît qu’elle est absolue, alors qu’en fait elle ne consiste en rien – en quoi on parle bien de la valeur – puisque faire le mal ne consiste pas en autre chose que faire du mal.
La valeur apparaît alors dans une formule comme celle-ci : le mal n’est pas ce que nous faisons, c’est que nous le fassions.
L’« en plus » que nous cherchions en refusant d’identifier la valeur à l’idée, c’est ce glissement.
La beauté, par exemple, n’est pas l’apparaître des choses. Non : c’est qu’elles apparaissent. L’apparaître vaut pour n’importe quoi, puisque c’est la définition (littérale) du phénomène c’est-à-dire de tout ce qu’il y a. Mais qu’une réalité, elle-même, apparaisse, et nous nous sentirons immédiatement disposés à la contempler en train d’apparaître – autre façon de dire qu’elle sera belle.
Donc la valeur s’entend de deux choses : d’abord l’idée en tant qu’une idée n’est pas un concept, ensuite ce que le génie de notre langue nous permet de nommer d’une manière dont on espère maintenant qu’elle est claire comme le passage de l’indicatif au subjonctif.
Donnons encore un exemple, celui de la liberté quand on la considère comme une valeur, et dont on peut dès lors proposer la juste définition : la liberté, c’est que, sujet, on le soit.
Savons-nous maintenant ce que c’est que la valeur ?
Oui !
C’est quoi ?
La valeur est le nom du passage de l’indicatif au subjonctif
Notons : c’en est le nom et non pas la réalité, parce que la réalité de ce passage est la reconnaissance, laquelle est forcément reconnaissance de la valeur comme étant déjà la valeur.
Norme et valeur : ce dont on est sujet, et qu’on en soit sujet
Opposons notre notion à celle qui lui est la plus proche, comme on a fait tout à l’heure avec l’idée et le concept. Il s’agit bien sûr de la norme. On ne va pas procéder par abstraction (un exercice de sémantique structurale) mais le plus concrètement possible en considérant l’exemple que nous sommes à cet instant pour nous-mêmes.
Ce que je fais, c’est présenter un exposé philosophique sur le thème de la valeur. Il faut évidemment qu’il se caractérise par deux traits : être argumentatif et conceptuel, car c’est la norme en philosophie. Autrement dit il ne s’agit pas que je vous inflige l’exposé de mes convictions personnelles, même sur l’objet dont j’ai à traiter, ni que j’en reste à des anecdotes. Que cependant je le fasse et c’est à une autre norme que ma parole obéira : celle du bavardage quotidien. En tant que public philosophique, vous aurez alors un avis qu’on peut présenter en disant qu’il porte indifféremment sur mon discours (il n’est pas valable) ou sur moi (je suis un imposteur[9]). Quel sera votre reproche ? celui d’avoir confondu deux types de valeurs, ou plus exactement d’avoir illégitimement substitué l’un à l’autre : le partage du savoir et le partage de la vie – une parole qui n’est pas valable dans le premier ordre pouvant tout à fait l’être dans le second.
Il y a ce qui est valable ou qui ne l’est pas (ou qui l’est plus ou moins), et par ailleurs il y a ce qui fait que c’est valable ou que ce ne l’est pas (ou que ce l’est plus ou moins).
La distinction est claire : ce qui est valable relève de la norme, et ce qui rend valable, ce n’est pas la norme mais c’est la valeur. Autrement dit : la valeur n’est pas elle-même quelque chose de valable, parce qu’elle est au contraire ce qui rend valable. Le valable, donc, c’est le normé : si par exemple la valeur est le partage du savoir, alors la norme sera la rigueur de l’exposé ; et un exposé rigoureux, c’est un exposé valable.
Comment penser l’opposition de la norme et de la valeur ? La réponse est désormais évidente : la norme gouverne ce que je fais, la valeur gouverne la responsabilité que je le fasse.
Dans ce que je fais, la question est celle des normes (j’essaie de faire le meilleur exposé possible sans jamaism’interroger sur le fait que je le fasse parce que cela me perturberait) ; mais dans le fait que je le fasse, qui est donc celui de ma responsabilité d’être responsable de ce dont je suis responsable, la question est celle des valeurs.
Or ce que je fais, en tant que c’est normé c’est-à-dire tout simplement en tant que ce n’est jamais n’importe quoi, détermine ce que je suis – par exemple un philosophe exposant les résultats d’une recherche dont la rigueur constitue la mesure exacte de son droit à se dire tel. Mais que je le fasse, en tant que cela relève de valeurs (disons le besoin moral de concrétiser la validité universelle abstraite et anonyme de découvertes en partage concret et personnel), détermine que je le sois.
Ce dont je suis sujet, par définition, j’en suis responsable : ma responsabilité consiste précisément à ne pas cesser d’avoir pour détermination subjective les normes de ce que je fais et dont je n’ai évidemment pas décidé. Mais que j’en sois sujet, cela ne relève d’aucune norme : seulement de valeurs – de mes valeurs : philosophe plutôt que notaire ou pharmacien, par exemple.
Chaque activité se définit par des normes qui détermine la responsabilité de quiconque la pratique, mais le fait de pratiquer cette activité renvoie aux valeurs du sujet qui la pratique.
Énonçons alors l’opposition de la norme et de la valeur comme une articulation de la responsabilité à elle-même : à la responsabilité du sujet qui se définit par des normes s’oppose la responsabilité d’être ce sujet, qui se définit par des valeurs.
Par norme, on entend ainsi la détermination de la responsabilité du sujet. Elle régit donc l’imputation.
Par valeur, on entendra par conséquent la détermination de la responsabilité d’être sujet. Elle régit donc l’imputabilité.
Ainsi se trouve à nouveau définie la valeur. La suite de l’enquête devra faire comprendre que cette définition (« Détermination de la responsabilité d’être sujet ») est en réalité la même que celle, plus abstraite, qu’on a déjà donnée (« Nom du passage de l’indicatif au subjonctif »).
Confrontons maintenant ce que nous avons découvert à l’énoncé du valable comme tel, autrement dit au jugement qu’on appelle « de valeur », puisque la valeur est ce qui rend valable.
Ne commettons pas de contresens : le jugement de valeur ne dit pas la valeur : il dit le valable.
Le jugement de valeur et son réel
Le jugement de valeur s’oppose au jugement de réalité comme ce qu’on reconnaît s’oppose à ce que l’on constate. On constate ce qu’il en est, on reconnaît qu’il en soit comme il en est.
Tel est le point décisif, en effet : la question de la valeur n’est pas du tout celle de ce qu’il en est parce qu’alors c’est un jugement de réalité qui en serait l’indication. Non : c’est celle de ce qu’il en soit comme il en est ainsi que l’exprime, précisément, un jugement qui n’est pas de réalité (par exemple la neige est blanche) mais de valeur (par exemple la neige est belle).
Un jugement de réalité a pour principe l’innocence de celui qui le pose, non pas évidemment de le poser (il y a des réalités qu’on a tort de dévoiler) mais de ce qu’il pose : dire que la neige est blanche, c’est aussi bien dire qu’on n’y est pour rien. Un jugement de valeur au contraire a pour principe la responsabilité de celui qui le pose dans ce qu’il pose : dire que la neige est belle, ce n’est pas du tout donner son opinion sur ce phénomène météorologique (de laquelle on est innocent : ce n’est pas notre faute, si les choses nous affectent comme telles nous affecte et donc si on les voit comme on les voit) mais c’est au contraire valider, donner sa caution, sa garantie, sa signature : que la neige soit belle, je l’affirme et je signe !
Dans le jugement de réalité j’engage un savoir qui par définition est celui de n’importe qui, (même s’il peut arriver qu’on soit seul à savoir quelque chose). Dans le jugement de valeur, c’est au contraire ma personne que j’engage. Dans le premier cas je suis sujet de savoir quand je parle, mais dans l’autre, quand je parle, je suis sujet de la signature[10].
L’opposition est donc claire : une chose est ce qu’on pense anonymement, et c’est la réalité ; une tout autre chose est ce qu’on pense personnellement et c’est la valeur.
Le paradoxe de ces jugements tient ainsi à ce qu’ils sont subjectifs comme actes d’évaluation mais objectifs comme notifications de réalité : ils procèdent d’un sentiment ou d’une émotion alors qu’ils s’énoncent comme des vérités objectives. Ils sont en somme objectivement subjectifs (si je vous dis que la neige est belle et que Hegel est admirable, vous apprendrez seulement que j’aime la neige et que j’admire cet auteur) mais subjectivement objectifs (c’est de la neige et de cet auteur que je parle, pas de moi).
J’affirme que la neige est belle et que Hegel est un grand philosophe, c’est-à-dire que la première serait belle même si personne n’en avait jamais vu, et que le second serait grand même s’il n’avait jamais eu de lecteurs, bien que par ailleurs je sache que ces jugements sont des évaluations et que, au moins de structure puisqu’ils supposent une instance de comparaison (la neige est plus belle que la pluie donc il faut connaître les deux, Hegel est un plus grand philosophe que Malebranche donc il faut avoir lu les deux), ils sont « subjectifs ». Mais on ne les assume pas comme tels : la beauté de la neige et la grandeur de la pensée de Hegel, ce sont des choses dont je ne puis douter.
À propos du jugement esthétique qu’on peut considérer comme paradigmatique pour le jugement de valeur, Kant dit qu’on ne peut pas le démontrer (le beau est ce qui plaît « sans concept ») mais qu’on présume qu’il emportera finalement l’adhésion de tout le monde parce que, tous les humains relevant de la même humanité, on peut supposer en chacun un « sens commun », une même articulation sensible de l’entendement et de l’imagination par quoi tout soit (et non pas est) communicable entre nous. Même en laissant de côté son idée de « sens commun », on lui accordera qu’il est impossible de formuler un jugement de valeur sans lui supposer une validité universelle, pour la raison très simple que ce dont on parle est la même chose pour tout le monde. C’est par exemple de Hegel ou de la neige que je parle : ce philosophe admirable ou celle belle précipitation d’hiver. Spontanément je fais donc du jugement de valeur une sorte de jugement de réalité : ce dont on parle qui présente des qualités physiques présente aussi des qualités esthétiques, intellectuelles, morales, etc. Dire le valable serait donc une manière de dire le réel.
Or il n’en va pas tout à fait ainsi.
Car comme toute affirmation, celle qui dit le valable peut être contestée. Imaginons donc qu’on le fasse devant moi, qui viens de recommander la lecture de l’auteur susnommé. Si j’identifiais réellement le jugement de valeur au jugement de réalité, je serais certes contrarié mais je rapporterais le jugement de mon contradicteur soit à son ignorance (il parle sans savoir) soit à de mauvaises conditions[11]. La fausseté du jugement de mon interlocuteur serait donc excusée d’avance et je ne devrais pas plus lui en vouloir de ne pas trouver Hegel admirable que je n’en voudrais à quelqu’un qui, devant moi, soutiendrait que la tour Eiffel est à Marseille.
Or ce n’est pas du tout ce qui se passe : récuse-t-on devant moi un jugement de valeur que je viens de porter que je ne suis pas seulement contrarié : je suis offensé !
De fait, autant parler en chinois à un amateur de corridas qu’invoquer la dignité irréductible de tout être capable de souffrance. Cela signifie que la question n’est pas tant qu’il juge cette manifestation relever du spectacle et pouvoir être belle, que sa décision d’en tenir l’aspect esthétique pour tout, et l’aspect moral pour rien. C’est sur cette décision que se fracasse tout appel à la pitié : que ce qui compte pour nous soit, par une attitude ou une parole, avéré n’être rien. Or c’est bien de cela qu’il s’agit : que notre protestation de l’inconditionnellement valable soit brusquement réduite au babil des bébés et au caquetage des idiots par quelqu’un dont les valeurs diffèrent des nôtres.
Je pouvais bien imaginer que ma responsabilité était normée par l’exactitude (Hegel est admirable ou ne l’est pas, comme la neige est blanche ou ne l’est pas) ; en réalité elle l’était, dit Bourdieu, par la « distinction » d’avec ceux dont les valeurs font que les miennes ne sont pas valables. Mais qu’est-ce que cela signifie, pour chacun, que les valeurs de quelqu’un d’autre ne soient pas valables – ainsi qu’il en est forcément quand elles sont incompatibles avec les siennes ? Quand on a compris qu’on est innocent des normes qu’on suit mais responsable de les suivre et que ce moment est celui de l’existence (non plus ce qu’on est, mais qu’on le soit), la réponse tombe, implacable : cela signifie que les valeurs dont on est fait (encore une fois non pas au sens de ce qu’on est mais sens de ce qu’on le soit) que ces valeurs, donc, font qu’exister, dans notre cas, n’est pas quelque chose de valable.
Or on existe. Non pas au sens où cette gomme existe mais au sens où chacun fait de sa propre existence une affaire indéniablement personnelle puisque c’est lui qui existe[12]. Et de fait : qu’on fasse son affaire d’une existence qui n’est pas valable, ce serait le comble de l’irresponsabilité.
Eh bien c’est cela, offenser : dire ou de donner à voir à quelqu’un qu’en continuant d’exister il se conduit tout simplement en irresponsable. Ainsi offenser, c’est dire ou donner à voir que ce dont est sujet celui auquel on s’adresse relève du scandale, mais que le fait qu’il en soit sujet – et qui est donc son existence – est une indignité, laquelle se redouble comme telle du fait qu’il n’y mette pas fin immédiatement.
L’offense a donc un objet propre qui n’est pas du tout la responsabilité, mais la responsabilité d’être responsable : non pas le sujet de la norme mais celui de la valeur.
On voit qu’il ne faut pas confondre l’offense, qui donne éventuellement lieu au pardon de la part de la victime (elle peutpardonner), avec le tort qui donne nécessairement lieu à la réparation de la part de l’auteur (il doit réparer). Celui qui me contrarie me cause un léger tort narcissique, qu’il peut facilement réparer d’un sourire ; mais celui qui m’offense ne peut rien réparer puisque ce n’est pas à ce que je suis qu’il porte atteinte, mais à ce que je le sois en tant que cela m’est imputable.
D’où cette évidence, corrélative de l’étonnant statut des valeurs qui est de ne consister en rien mais d’être à chaque fois un réel, qu’il y a un réel du jugement de valeur, et que ce réel est l’offense.
Application : ce que nous sommes (normes) et qui nous sommes (valeurs)
Dans l’offense, on n’est pas atteint dans ce que l’on est, mais dans la responsabilité qu’on le soit, et donc, l’étant, dans sa responsabilité d’être soi portée à l’indignité. L’existence dont il s’agit est non valable en tant qu’elle est déterminée par certaines valeurs, mais elle est indigne en tant que cette détermination, c’est à nous qu’elle est imputable.
On retrouve l’étonnante notion du « sujet de la signature »[13] : en la disant ou en la faisant voir indigne, l’offense sort l’existence du simple être-là (il se trouve qu’on existe, on n’a pas demandé à naître) pour avérer qu’exister ne consiste pas à exister mais à assumer d’exister et, en l’occurrence, à le faire dans l’imposture. Si l’on voulait faire une prosopopée, tous les discours offensants pourraient être ramenés à celui-ci : « votre signature ne vaut rien ».
La signature n’est pas le dit de ce que l’on est mais celui de qui l’on est, dans l’acte exprès de leur distinction. On comprend alors que l’horizon de la signature n’est pas du tout la norme (par exemple un artisan qui travaille bien) mais la valeur (Paul, dont les valeurs s’attestent de ce qu’il soit le signataire d’un courrier d’artisan).
Dans les normes il s’agit de la question « quoi ? », dans les valeurs de la question « qui ? ».
Pour bien le comprendre, considérons une responsabilité particulière (normes) et la responsabilité de cette responsabilité (valeurs).
Soit donc la responsabilité médicale, qui est de soigner. Qu’en est-il de la responsabilité de cette responsabilité, autrement dit de celle d’être médecin ? Il y a le médecin du service (fonction, donc normes), mais être ce médecin est l’affaire de quelqu’un. Disons que c’est Pierre Dupont. C’est qui, Pierre Dupont ? Quelqu’un qui place l’argent au-dessus de tout !
Apparaît ainsi que la différence entre les normes et les valeurs est la même que la différence entre la question de savoir ce que l’on est, et la question de savoir qui l’on est.
Le dit des valeurs, équivalent du nom propre
Pour progresser dans notre intelligence de la valeur, on cherchera donc quelque chose qui marque cette identité. Demandons-nous alors s’il y a une parole qui soit indistinctement le dit des valeurs et la réponse à la question de savoir qui est la personne dont ce sont les valeurs.
La parole que nous voulons interroger doit être structurée au moins implicitement par ce que notre langue nous conduit à désigner comme la distinction de l’indicatif (ce qu’on est) et du subjonctif (qu’on le soit). Cela revient à dire que cette parole doit expressément être « performative » (= que la parole soit en même temps l’action dont elle est l’énoncé, comme marier ou pardonner). Elle vaudra en propre pour un sujet quand on le considère non pas dans sa réalité de sujet (normes) mais dans la responsabilité qu’il le soit (valeurs).
Quelle est la parole, de statut performatif, qui est indistinctement le dit de valeurs et la réponse à la question de savoir qui est quelqu’un, par opposition à celle de savoir ce qu’il est et à laquelle on répondrait en indiquant un type de normes ?
Un seul dit répond à ces conditions : la devise.
Par devise, on désigne un dit qui soit indistinctement une indication de valeurs et la réponse à la question de savoir qui est la personne dont ce sont les valeurs. A peine faut-il préciser que le statut de la devise est d’être une parole au subjonctif et nullement à l’indicatif – quoi qu’il en soit par ailleurs des formulations particulières (il arrive que ce soit un simple infinitif).
Il n’y a pas que des sujets individuels. De fait, et à cause du caractère publique de l’énonciation qu’elle suppose, la devise appartient le plus souvent à des associations, des firmes commerciales[14], des administrations, des pays et bien sûr à des familles aristocratiques (des « maisons »). Il y a aussi des devises individuelles (Churchill : Never give in c’est-à-dire « Ne jamais céder ») et les familiers de notre discipline savent que celle de Descartes était larvatus prodeo (je m’avance masqué), et celle de Kant sapere aude (ose savoir), en plus évidemment de celle de Socrate, le Connais-toi toi-même ayant ce statut sans aucun doute. Avoir une devise suppose qu’on se considère comme une personne publique[15], comme un serviteur de l’universel, même inconnu et seul dans son cabinet de travail, ne peut pas ne pas le faire.
Prenons, par commodité, la devise qui nous est la plus familière, celle de notre pays. La France dit qui elle est (par opposition à ce qu’elle est : le territoire le plus occidental d’Europe, la patrie de Voltaire et d’Hugo, etc.) quand elle se présente selon le syntagme Liberté-Égalité-Fraternité. Mais surtout elle dit aussi qu’elle le soit, car pour la France dire qui elle est, c’est aussi bien faire qu’elle soit la France.
On peut indiquer en trois points en quoi cela consiste.
1. La devise énonce ce que signifie le nom de l’être dont c’est la devise, alors même qu’un nom propre s’entend d’exclure la signification (nulle idée de petitesse quand on s’adresse à Monsieur Petit, ni de grandeur quand on parle à Madame Legrand). Selon cette identité de leur indication et de leur instauration qu’est la devise, les valeurs seraient donc la signification structurellement secrète du nom d’un sujet.
2. La devise dit en termes non pas de réalité mais de responsabilité ce que signifie « être » dans le cas d’un certain sujet. Or c’est quoi cette indication très particulière et très étonnante ? Nous le savons : c’est une idée. La devise donne l’idée de l’être dont elle est la devise. Elle dit ce qu’il en est de lui d’une manière qui reste encore à préciser mais en tout cas qui n’est pas close bien qu’elle soit déterminante : la devise républicaine inscrite au fronton de nos bâtiments officiels donne ainsi une idée de la France qui est par exemple très différente de celle que donne des États-Unis leur devise, e pluribus unum inscrite sur les étendards ou leur devise In god we trust, inscrite sur les billets de banque. L’idée de la France ou l’idée des États-Unis, expressément énoncée par leur devise, répond à la question de savoir en quoi cela consiste d’être, quand on est la France ou quand on est les États-Unis (cf. de Gaulle : « une certaine idée de la France »).
3. Une devise, et donc pour chacun sa propre question qui est non pas celle de ce qu’il est mais celle de ce qu’il le soit, est une promesse. En quoi est-ce que cela consiste, d’être la France, par exemple et d’après sa devise ? Cela consiste à continuer d’être la France, à le rester – et donc à continuer de produire le politique et le social comme des ordres de liberté, d’égalité et de fraternité. Elle peut certes se trahir elle-même, et d’ailleurs elle n’y manque pas (la loi garantit à certains Français des patrimoines individuels à l’échelle d’États entiers tandis que des familles dorment dans la rue en plein hiver…), mais le sens de sa devise est qu’elle ne le doit pas et que c’est précisément en cela qu’elle est la France.
Conclusion : ouverture
Nous sommes nos propres valeurs, si leur indication est équivalente à celle de notre nom et si la mention de celui-ci constitue la réponse à la question de savoir qui nous sommes – quand nous sommes seulement capables d’élaborer un savoir, parcellaire et presque toujours illusoire, sur ce que nous sommes.
La différence en tout cas s’atteste dans la signature, dont on saisit alors le statut paradoxalement originel : le sujet du discours est celui des normes, tandis que celui de la signature est celui des valeurs.
Or ce que nous avons appris de l’offense nous a montré que la signature elle-même pouvait ne pas valoir. D’où la question dont le filigrane parcourt tout ce que nous venons de dire : celle qu’on reconnaîtra quand nous aurons fait remarquer que la question des valeurs n’est pas celle de leur réalité, affaire des anthropologues, mais celle de leur… valeur. Car si la valeur n’est pas le valable mais ce qui rend valable, elle n’est une valeur qu’à être valable quant à rendre valable, qu’à rendre valablement valable… Et de fait une valeur qui n’est pas valable n’est pas du tout une valeur : seulement une idée.
C’est la même chose de pointer le redoublement structurel de la valeur (il n’y a de valeur que valable) et de pointer l’irréductibilité de la valeur à l’idée (une valeur qui n’est pas valable, ce n’est qu’une idée).
Or quand nous nous sommes penchés sur cette dernière irréductibilité, il est apparu qu’il s’agissait d’une sorte de « glissement » : celui de l’indicatif au subjonctif.
Qu’est-ce qui est à l’indicatif ? ce qu’il en est ! Qu’est-ce qui est au subjonctif ? Qu’il en soit comme il en est ! Que désigne-t-on ainsi ?
Ce qu’il est, c’est la définition compréhensive du vrai.
Qu’il en soit comme il en est, c’est la définition compréhensive de la vérité.
Et c’est aussi celle de ce qu’on peut appeler la « vérité » de quelqu’un, si l’on accorde qu’elle n’est pas ce dont il est sujet dont le monde peut toujours rendre compte (indicatif) mais au contraire qu’il en soit sujet (subjonctif) ?
La question des valeurs serait donc en réalité celle de la vérité ? On ne peut en tout cas pas l’admettre d’emblée, pour la très bonne raison que la vérité est elle-même une valeur – et une valeur qui peut tout à fait n’avoir elle-même aucune valeur, comme on le voit notamment en politique où la parole ne compte jamais que par son effet.
Et cette éventualité pour le moins problématique, est-elle à mettre en rapport avec la découverte que nous avons faite en comprenant que s’il y a des valeurs, c’est uniquement parce que nous les disons ?
La suite nous l’apprendra peut-être.
Jean-Pierre Lalloz
[1] L’honnêteté envers soi-même – forcément relative puisque l’échappement à soi est notre structure –n’est qu’une valeur particulière et comme telle contingente, culturellement, socialement et individuellement. De fait, et quels qu’en soient les causes ou les motifs, certaines personnes donnent la très forte impression qu’elles se feraient tuer sur place plutôt que d’engager un minimum d’introspection, témoignant ainsi de valeurs personnelles dont on peut seulement dire qu’on ne pourrait pas se représenter les avoir adoptées.
[2] Octave Mirbeau, Le jardin des supplices, Folio 1988
[3] Nathalie Heinich, qui prend cet exemple comme paradigmatique des conflits de valeurs, en réduit la question à celle de savoir de quel registre, la morale ou l’esthétique, il relève : « il s’agit de savoir si le critère même de beauté, ou celui de la moralité, convient pour en juger, autrement dit si c’est le registre esthétique ou le registre éthique qu’il faut solliciter. » (Des valeurs, une approche sociologique, Gallimard 2017, p. 317.) Or c’est très exactement d’être la tension des deux que la corrida est elle-même.
[4] On dépasse l’aporie en faisant remarquer que si la corrida relève positivement de l’esthétique (il est possible et seulement possible que ce soit de la beauté car on ne voit pas pourquoi tous les toréadors seraient toujours excellents), c’est négativement qu’elle relève de la morale, et même d’’une manière doublement négative (il est impossible que ce ne soit pas de la cruauté, quoi qu’il en soit par ailleurs du talent – voire du génie – des officiants). A propos de la corrida l’idée d’une équivalence des positions est donc fausse (pour autant qu’on puisse raisonner calmement à propos d’une pratique plutôt propre à susciter des hurlements d’indignation).
[5] Enfant, je fréquentais assidûment le catéchisme et pas seulement par contrainte familiale : je trouvais les questions qu’on y traitait seules valables en comparaison des soucis profanes dont on était agité autour de moi. Un jour, le Père nous expliqua que Dieu possédait, portées à l’infini, toutes les qualités au sens des vertus et, dirais-je aujourd’hui, au sens des valeurs. Un doute me prit : comment Dieu pouvait-il être à la fois infiniment bon et infiniment juste, dès lors qu’être juste nécessitait qu’on ne traitât pas les criminels comme des innocents, autrement dit qu’on les punît – ce qui consiste incontestablement à leur faire du mal pour le bien de la loi et surtout pas pour le leur. Le Père, à qui je posai cette question (et qui était toujours bien disposé envers moi qui étais de très loin le meilleur élève de la classe), entra alors dans une colère noire, se mit à crier et à m’invectiver, arguant que je n’étais finalement qu’un petit hypocrite puisque sous mon air appliqué et soumis je m’efforçais juste de contester et de ridiculiser ce qu’il disait. Il m’ordonna de me taire. Ce n’était pas nécessaire : j’avais compris qu’il nous mentait depuis le début et qu’il s’était toujours menti à lui-même.
[6] De Durkheim nous avons appris à reconnaître le social non seulement dans les idées mais encore et surtout dans les choses qui ne sont jamais seulement ce qu’elles sont, et aussi dans le sens que nous sommes de et pour nous-mêmes (jusqu’à l’extrême, cf. Le suicide). De Mauss, sous la plume de qui le mot « concret » revient souvent, nous avons appris à le reconnaître dans la réalité de notre corps, « fait social total » à penser notamment par ses « techniques » explicites comme par exemple la natation, et surtout implicites comme par exemple la démarche dans la rue. On sait donc d’avance que les valeurs qui sont le social des individus et donc que leur réalité matérielle, sinon leur réel (mais celui-ci, qui est la pulsion liée au langage et à sa matérialité, est biologique socialement), est le corporel du sens ou, aussi bien, le sens du corporel, comme plus tard Merleau-Ponty en fera la phénoménologie.
[7] Durkheim enseigne que la normativité du social implique universellement la réalité de ce qui donnera lieu à réprobation et à condamnation (d’où l’idée paradoxale d’un taux minimal de délinquance et de criminalité comme signe de santé pour une société). Les règles de la méthode sociologique, PUF 1988 (Collection quadrige), chapitre III, pp. 77-83.
[8] Rappelons que la méconnaissance n’est surtout pas l’ignorance : c’est la reconnaissance de sa propre réalité en tant que déplacée sur un autre – comme dans l’exemple du mari qui vient de faire une heureuse rencontre et qui, de retour le soir à la maison, se demande pour la première fois à quoi son épouse a bien pu passer son après-midi.
[9] « – Ce n’était qu’un ramassis d’opinions personnelles et d’anecdotes… – J’ai voulu être philosophe sans m’enfermer dans des abstractions qui auraient ennuyé tout le monde. – Vous, philosophe ? après ce qu’on vient d’entendre ? Laissez-nous rire ! »
[10] Si le jugement de valeur précède le jugement de réalité, lequel objective et donc suppose déjà une capacité de distance et d’abstraction, et si son sujet n’est pas celui du savoir mais de la signature, alors il faut accorder à Derrida, en une sorte de torsion n’ayant de sens que pour nous, que l’écriture est première sur la parole.
[11] On peut être dégoûté de Hegel par un mauvais professeur de philosophie comme certains anciens lycéens sont d’avance dégoûtés de Corneille et de Racine à cause de l’enseignement qu’ils en ont reçu – à telle enseigne, ai-je constaté à mon grand dépit – que l’idée de les lire provoque en eux un véritable sursaut d’horreur.
[12] La gomme existe réellement, mais nous c’est personnellement que nous existons.
[13] Jean Ferrat, chantant la joie d’exister dans La matinée : « je persiste et je signe ».
[14] Carrefour : J’optimise, Décathlon : À fond la forme, BNP Paribas : La banque d’un monde qui change, Nike : Just Do It, Apple : Think Different, etc. Il y a aussi des slogans derrière lesquels il est impossible de ne pas deviner une devise : « Parce que vous le valez bien » dit l’Oréal non pas à des personnes qui seraient spécialement valables au sens de présenter un mérite particulier – à moins qu’il s’agisse de celui, général et anonyme, de consommer donc d’acheter – mais littéralement à n’importe qui (des spots à la télévision, des affiches dans les rues). Une formulation de la devise serait donc : « La fin (le profit) justifie les moyens (la démagogie) » ou encore : « Abjection pour soi (flatter n’importe qui), mépris pour les autres (il suffit qu’on les flatte) ».
[15] Un cas éminent rassemble tout ce que nous venons de dire : la devise de Lacan – ou du moins qui lui est prêtée. J’ai le souvenir d’avoir lu que c’était « philosophe ne puis, psychiatre ne daigne, psychanalyste suis ». La justesse était évidente : que « psychanalyse » soit la signification du mot « Lacan », tout le monde l’accorde. Hélas je n’ai pas retrouvé la référence. Par contre j’ai trouvé un article du Monde du 4 avril1973 signé Roland Jaccard qui en mentionne une autre, où je vois un redoublement de justesse : « Freud ne puis, homme de lettre ne daigne, Lacan suis ».
