La question du sublime
Je vais aborder la question du sublime en commençant par celle de la leçon que son aperception est pour chacun d’entre nous. Il est impossible de reconnaître la sublimité de quelque chose sans qu’on n’en soit affecté d’une manière que j’indiquerai provisoirement par le paradoxe suivant : le sublime n’enseigne rien mais il ne laisse pas pour autant sans savoir… Pas sans savoir, ce n’est pas savoir : c’est un rapport de négativité redoublée au savoir, qui n’est en rien identifiable à une position. C’est ce paradoxe que je vais donc explorer, en commençant par m’interroger sur la leçon du sublime avant, dans les séances suivantes, d’en dégager la structure. Il va de soi que cette première séance indiquera les grandes lignes de cette interrogation.
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Le sublime s’oppose au trivial, lequel est seulement la nécessité que toute vie est pour elle-même. La nécessité de manger est triviale, par exemple, comme celle de gagner de l’argent ou même d’être reconnu socialement, s’il appartient à la conscience de se chercher elle-même dans la conscience de l’autre. Car à chaque type de vie correspond un type de nécessité, et la trivialité humaine, qui est d’abord symbolique, dépasse de beaucoup en complexité la trivialité d’un simple organisme vivant. De même que le sol avec tout ce qu’il comprend et implique est le milieu du ver de terre, de même la société l’est pour chaque personne. Un vivant, c’est d’abord un type de vie : un type de trivialité c’est-à-dire de nécessité subjectivement reprise.
La problématique du sublime au contraire renvoie à ce qui donne sens à la vie : non pas à ce qui permet la vie (définition du trivial, quel qu’en soit le niveau), mais bien à ce qui d’une certaine manière la justifie comme l’instance de vérité dont elle relèverait pour être vraiment la vie, au lieu de ne l’être que réellement. Quand on est confronté à une réalité sublime, on n’est pas sans comprendre quelque chose, bien qu’on soit dans l’incapacité de dire exactement quoi. Mais on est sûr que cela concerne la destination de notre vie, son sens, sa justification, sa légitimité, bref la vérité telle qu’on la mentionne en opposant vraiment à réellement… Le sublime ouvre sur ce qui serait vraiment la vie, et arrache par là même à ce qui ne l’est réellement. La dynamique de la notion tient donc à cette différence de la vérité et de la réalité, et c’est elle que je vais explorer dans la suite de mes interventions.
Il va de soi que la vraie vie vers quoi le sublime ouvre, ou qu’il laisse pressentir, échappe à la positivité, puisqu’en fait il n’y a jamais que la réalité et que si l’on veut réaliser la vérité (croire qu’elle existe, et qu’il suffirait de s’y conformer) on ne parle pas de la vérité mais seulement d’une nouvelle sorte de réalité. Ce que l’on peut compléter en rappelant que si le rapport à autre chose que soi donne assurément un sens (la notion de sens n’est rien d’autre que celle d’une telle extériorité – qu’il s’agisse du sens d’un geste qui renvoie à des choses du monde, ou du sens d’un mot qui renvoie à tous les autres mots), la réalité d’un tel rapport n’est comme telle qu’un fait supplémentaire, stupidement fermé sur lui-même et par conséquent trivial. Tout ce qu’on croit n’être pas trivial alors même qu’on en pose la réalité n’est ainsi que du trivial de second degré.
On le voit parfaitement avec l’hypothèse religieuse. Si Dieu existe, mon rapport à lui n’est assurément pas trivial, puisqu’il me sort des nécessités biologiques et sociales qui font la réalité concrète de n’importe quelle vie comme la mienne. Mais ce rapport entre ma vie et la réalité de Dieu est lui-même une réalité de seconde instance, de sorte qu’il ouvre simplement sur une nouvelle positivité, dont mon aveuglement précédent m’interdisait d’avoir conscience. Car la nouvelle réalité est l’ensemble formé par Dieu et moi, et cet ensemble, comme réel, n’a dès lors aucun sens : il est, c’est tout, à l’instar d’une représentation ou d’un simple caillou, qui existent eux aussi chacun à sa manière. On peut donc parler d’un trivial de second degré à propos de cet exemple paradigmatique en soulignant ce qu’il établit, à savoir que la détermination simplement biologique et sociale de la vie était abstraite, et que sa détermination concrète est bien plutôt d’être religieuse. L’homme est fait de nécessité religieuse comme cette table est faite de bois, accordons-le à ceux qui sont assez petits pour en rester là en croyant qu’ils sont grands, et passons à autre chose. Tout idéal est en ce sens une trivialité de second degré, dont on est la dupe faute d’avoir reconnu qu’il disait encore une réalité de fait (par exemple que la vie de l’homme est historique, ou patriotique, ou axée sur la connaissance, etc.). L’imposture des idéaux, c’est-à-dire leur trivialité réelle sous leur sublimité apparente, tient d’abord au savoir qu’ils énoncent implicitement.
Le sublime, c’est différent. Sa reconnaissance n’enseigne rien dont nous puissions prendre acte et qui serait donc trivial d’une manière ou d’une autre. Tout ce que je pourrais avoir positivement appris au vu d’une réalité sublime, précisément parce qu’elle aurait offert la possibilité que je la comprenne, ne serait jamais que trivialité : un élément de plus dans un monde qui était déjà le mien. En ce sens la métaphysique, qui serait l’indication de la dernière vérité sur l’existence et sur l’homme, est l’accomplissement même de la trivialité. Vous avez compris que toute la problématique du sublime dont j’engage aujourd’hui le premier moment devant vous doit s’entendre à l’encontre de la posture métaphysique, dont il semblait pourtant bien qu’elle fût la posture sublime par excellence.
La nécessité d’entendre la notion du sublime à l’encontre de celle du trivial nous fait donc reconnaître que, dans le sublime, s’ouvre un sens irréductible non seulement à toute effectivité, mais encore à toute réflexion, puisque la réflexion rassemble une réalité dans un savoir représentatif. Dans le sublime, il va de quelque chose dont la représentation est principiellement récusée non pas parce que cette chose serait trop subtile ou parce qu’elle échapperait aux nécessités a priori de notre aperception, mais tout simplement parce que toute représentation est représentation de quelque chose et qu’il est d’avance exclu que ce vers quoi le sublime indique soit une quelconque réalité.
Comment dès lors ce qui récuse toujours-déjà la possibilité représentative faute d’être simplement quelque chose, pourrait-il nous offrir le moindre enseignement ? Qu’il le fasse, et nous aurons par là même reconnu qu’il ne s’agissait pas du sublime. Comment ce qui est au-delà du mesurable, du compréhensible, de l’imaginable, c’est-à-dire ce en quoi on ne peut pas se reconnaître en tant que sujet de la représentation ou de l’action, pourrait-il se voir réfléchi sans se trivialiser c’est-à-dire sans apparaître à notre mesure ? Et pour la pensée, comment pourrait-il être reconnu autrement que dans une sorte de théologie négative identifiée à la fastidieuse et vaine litanie de tout ce que le sublime ne serait pas ? Serions-nous condamnés à énumérer les caractères du trivial pour la seule raison qu’ils seraient à chaque fois étranger à notre question ?
On dira qu’il existe pourtant des réalités qui donnent le sentiment du sublime, comme par exemple le désert ou l’océan déchaîné (pour reprendre les deux catégories du sublime mathématique – démesure – et du sublime dynamique – difformité – distingués par Kant). Mais il s’agit alors d’une réalité qui nous dépassait momentanément et dont un nouveau changement d’échelle réflexive opère la réduction ! Assurément le désert est sublime au marcheur, mais il est simplement grand pour l’aviateur et il est minuscule pour l’astronaute en orbite autour de la planète. Kant indique expressément que rien de démesuré n’est sublime en soi, pour cette raison que la démesure est un notion relative. Et pour la difformité, c’est aussi une question d’échelle : l’océan déchaîné n’est vraiment pas grand chose pour l’astronaute qui le survole une minute après avoir survolé la totalité du désert. C’est pourquoi il faut accorder à Kant que c’est le sentiment du sublime qui compte, de sorte que si une leçon peut être tirée du sublime, elle le sera par une nouvelle réflexion objectivant ce que nous avons ressenti en telle ou telle circonstance, permettant ainsi de penser théoriquement ce dont le sentiment est la reconnaissance vécue (car tout sentiment est une reconnaissance : l’amour reconnaît le caractère aimable de son objet, la peur son caractère dangereux, etc.).
Qu’il y ait un enseignement du sublime, au sens où il serait possible de réfléchir le sentiment du sublime et d’en expliciter la signification, c’est ce que montre cette évidence que la rencontre du sublime peut faire changer notre vie. Toute une vie peut se jouer en un instant qui dès lors sera lui aussi sublime – de même qu’on peut définitivement avoir raté sa vie, de s’être dérobé à l’épreuve que sa rencontre allait être pour nous… Dans la reconnaissance des réalités sublimes, nous ne sommes donc pas sans apercevoir une sorte d’enseignement sur la vie, un enseignement qui n’est pas trivial, un enseignement plus précieux que tout ce que nous pourrons jamais savoir sur la nature ultime et par conséquent stupide des choses. Il s’agit d’un enseignement qui ne porte sur aucune réalité dont nous pourrions ainsi prendre une connaissance plus vaste ou plus précise, mais qui a une incidence décisive, puisque l’épreuve du sublime pourra faire, si on ne s’y dérobe pas, qu’on soit changé. Le sublime se donne à réfléchir sous la forme d’une incidence, et non d’un savoir.
C’est qu’en effet le paradoxe tient à ce que nous oublions que la rencontre du sublime est toujours une épreuve alors que notre réflexion voudrait en faire une expérience ! L’expérience, qui a toujours lieu dans le monde et qui pour cette raison est principiellement triviale (elle ne portera jamais que sur état de choses, à quelque niveau qu’il se situe), est une mobilisation de savoir en vue d’un accroissement du savoir. Toute expérience enrichit et c’est d’abord en ce sens qu’elle est triviale – puisque ne peut pas être désigné autrement l’individu qui verrait en toute chose une occasion plus ou moins directe d’augmenter sa richesse, quelle qu’en soit la nature (les richesses intellectuelles sont triviales pour le savant dont elles effectuent la vie, comme les richesses matérielles sont triviales pour le notaire ou l’épicier). Mais l’épreuve n’enrichit pas : elle marque. D’une épreuve nous ne sortons pas modifiés (et l’enrichissement est une sorte de modification) mais changés – au sens littéral où celui qui en sort est désormais quelqu’un d’autre, un nouveau sujet qui, même s’il reste par ailleurs la même personne, ne sera plus jamais celui qu’il était.
La rencontre du sublime, en tant qu’elle est une épreuve et non une expérience, exclut donc qu’on puisse en tirer un quelconque enseignement parce qu’une telle démarche suppose qu’on soit le même alors que l’épreuve détermine toujours quelqu’un qui est désormais un autre, et qui ne pourra se reconnaître en celui qu’il n’est plus que par après, abstraitement.
Toute rencontre du sublime est un arrachement à soi, à celui qu’on était et qui s’en trouve par là même frappé de trivialité. Car l’arrachement à soi est d’abord arrachement à la vie qui, quelle qu’ait été sa détermination (toutes les vies ne se valent certes pas, mais à chaque fois c’est de la vie qu’il s’agit), se réfléchit elle-même malgré tout comme de la vie, c’est-à-dire encore de la trivialité.
Rilke nous rapporte que torse d’Apollon qu’il a vu au Louvre lui a enjoint de » changer sa vie « . Sois cet autre que tu es déjà, de simplement entendre l’injonction d’être un autre ! Telle est la parole du sublime.
Tout rapport au sublime s’inscrit donc dans le paradoxe d’une telle réflexion, qui n’est pas celle de la représentation ni donc celle de la morale mais celle de l’éthique. Quel lâche et quel médiocre suis-je donc, si je reste celui que je suis devant une telle injonction ? La rencontre du sublime est une épreuve dont on peut par conséquent sortir vaincu. Sortir vaincu d’une épreuve, c’est être encore et toujours celui qu’on était (ainsi le lycéen qui vient d’échouer aux épreuves du baccalauréat est-il encore et toujours lycéen, alors que ses camarades sont déjà étudiants). Etre vaincu par l’épreuve du sublime, c’est l’oublier – ou pire en faire une expérience, c’est-à-dire un moment supplémentaire du même monde. Ainsi certaines personnes s’imaginent-elles avoir une » vie spirituelle « , comme une dimension qui leur permettrait, à côté de leur vie familiale, professionnelle ou politique, d’être assurés de bien posséder toutes les dimensions nécessaires : le sublime les renvoie alors à leur logique triviale, et n’apparaît dès lors plus qu’à sa mesure (une exaltation). Si la notion de vie spirituelle est acceptable en corrélation avec notre notion (le sublime comme tel ouvrirait au spirituel, en nous arrachant au trivial), on peut donc être sûr que ce sera une vie pour le moins paradoxale : le contraire d’une vie, si cette notion renvoie à la posture à la fois naturelle et humaine d’être toujours affairé au service de soi-même. Nous y reviendrons dans une prochaine séance.
Celui qu’on sera si l’on ne se dérobe pas à l’épreuve n’est pas plus savant ni plus riche que celui qu’on était avant d’y être confronté, ni que celui qu’on serait resté en s’y dérobant. Il est souvent plus pauvre et moins armé : le monde qui s’ouvre à lui n’est plus celui dans lequel ses voies habituelles étaient tracées et où tous ses moyens étaient disponibles. Et c’est seulement la réflexion, qui totalise faussement la vie de celui qu’on est et celle de celui qu’on était, qui fera de l’épreuve un moment d’augmentation des forces (assurément, l’étudiant est plus élevé dans la hiérarchie scolaire que le lycéen – mais alors on parle du baccalauréat comme d’une étape franchie et non comme d’une épreuve traversée).
La parole rapportée par Rilke ( » Change ta vie ! « ), parce qu’elle est éthique et donc singulière (tout le contraire d’un mot d’ordre) fait de l’impossibilité de rester le même sa pierre de touche, et cette impossibilité s’entend expressément à l’encontre de toute éventualité d’expérience, puisqu’il n’y a d’expérience que pour le même sujet lequel, pour cette raison même, devra être nommé transcendantal.
D’où cette première évidence que le sublime récuse la notion même du transcendantal dans l’acte même où il paraît en être la reconnaissance en épurant le sujet pour en faire un sujet capable de vérité, irréductible à ce que la réalité a fait de lui (donc irréductible à lui-même comme réel)… En quoi le sublime ne saurait produire ou conférer aucun savoir dont un même sujet devrait être le principe formel.
Ainsi la notion du sublime apparaît-elle dans son essentielle négativité : une réalité sublime nous ne dit jamais ce que nous devrions croire ou admettre, autrement dit la vérité, elle ne nous dit jamais non plus ce que nous devrions faire (et que tout autre devrait pareillement faire dans une situation similaire), mais elle nous dit à sa manière que la vie que nous menions avant de la rencontrer n’était pas vraie… Telle est en effet la première leçon du sublime, quand nous le rencontrons : nous sommes en train de rater notre vie, si l’on m’accorde d’employer cette formulation triviale pour désigner une vie qui n’est pas la » vraie » vie, celle-là même dont le sublime est comme tel l’indication énigmatique.
C’est pourquoi l’aperception du sublime est toujours un traumatisme narcissique – et c’est pourquoi les gens qui ont décidé de s’identifier à leur moi ont par là même décidé d’être définitivement aveugle à toute dimension de sublimité.
Car cette vie que nous menons, elle est bien réelle parce que nous la menons. Elle est réelle, oui, mais elle n’est pas vraie, et l’épreuve du sublime est celle de cette différance impossible de la réalité et de la vérité.
Le sublime n’engage à rien et surtout ne promet rien, parce que la vérité n’est pas une nouvelle réalité encore plus réelle que celle que nous aurions quittée et dont l’accès pourrait par conséquent nous être bénéfique. Non : la vérité n’est pas quelque chose parce qu’en dehors de la réalité, par définition, il n’y a tout simplement rien. C’est ce rien, cette différence impossible de la vérité et de la réalité (si cette différence était possible, la vérité serait une nouvelle sorte de réalité), que nous pouvons réfléchir. Le fruit de cette réflexion constituera alors la leçon du sublime, une leçon dont personne ne peut profiter positivement parce qu’elle ne correspond à rien : la » vraie » vie n’est pas une nouvelle vie qui remplacerait l’ancienne, mais elle est seulement l’évidence du caractère trivial de celle-ci. Cela dit, cette évidence est orientée, donnée en creux à la manière d’une Idée esthétique, qui fait d’une certaine manière comprendre ce que nous ne pouvons jamais prétendre savoir.
Une fois la paradoxale injonction à changer notre reconnue dans sa non trivialité (c’est-à-dire une fois reconnu qu’elle ne porte pas sur une amélioration), posons donc les questions suivantes : qu’en est-il d’une vie qui serait vraie alors qu’il n’y a que la vie réelle, par définition triviale ? Autrement dit au nom de quoi sommes-nous fondés à apercevoir la trivialité de notre propre vie, dans l’instant où nous reconnaissons qu’une réalité est sublime ? Qu’en est-il d’une injonction qui ne serait la promesse d’aucun bien ?
Pour commencer à répondre à ces questions, il faut souligner un point à quoi Kant a été paradoxalement aveugle, qui est la déterminité du sublime et par conséquent le traumatisme narcissique que sa rencontre est en premier lieu.
C’est qu’en effet il y a toutes sortes de choses qui sont sublimes : un acte héroïque, un paysage, une formule mathématique, une attitude, etc. Or je voudrais indiquer contre Kant que cette diversité implique une diversité non seulement de détermination mais encore de sentiment, dans la question du sublime.
L’actualité récente nous fournit un exemple indubitablement sublime : lors de la catastrophe récente du tunnel du Mont Blanc, un employé habituellement chargé de superviser l’écoulement du trafic a sauvé dix personnes avant de mourir lui-même, victime de l’incendie auquel il les a arrachées.
Le sentiment de sublimité qu’on éprouve devant un tel événement a indubitablement une dimension morale : la plupart d’entre nous n’ont jamais sauvé personne, et en tout cas n’ont jamais perdu la vie en sauvant des gens d’une mort atroce, comme cet homme l’a fait. Dans le sentiment qu’on éprouve ici, il y a donc bien une humiliation narcissique, en ce sens que nous ne pouvons pas ne pas ressentir notre infériorité morale, par rapport à lui. L’enseignement du sublime est donc ici notre médiocrité morale, et on va dire ainsi que la figuration que cet exemple nous donne de la » vraie » vie est elle aussi morale. La différence de la vérité dont son acte est l’indication énigmatique et de la réalité dont ce même acte fait apparaître la trivialité est donc entendue moralement. Ainsi pensé-je nécessairement, en apprenant son exploit, que c’est moralement que ma vie n’est pas vraie, puisque la sublimité de ce qu’il a fait, quand on la reconnaît, se confond avec la reconnaissance de son universelle légitimité : quand j’entends le récit de ce qu’il a fait au bulletin d’information, je ne peux pas ne pas penser que la vraie vie est de sauver les autres, même si par après je me force à dénier l’évidence qui m’est apparue sur le moment… Ma vie est triviale, et cela est absolument vrai du point de vue moral que la connaissance de son sacrifice m’oblige à adopter. Le reste, on n’en parle pas. Non pas surtout que ma vie ne soit pas triviale par ailleurs, mais cela n’entre nullement en ligne de compte puisque l’exemple qui la fait apparaître comme triviale est un exemple moral (et non pas intellectuel, politique, etc.)
Prenons maintenant un autre exemple. Je me souviens d’un aviateur que j’ai eu l’occasion de rencontrer, et qui m’a expliqué que les gens ordinaires vivaient seulement en deux dimensions, rivés qu’ils étaient à la surface de la planète : lui avait choisi ce métier pour accomplir la réalité de notre espace, qui est d’avoir trois dimensions. A un degré évidemment moindre que dans l’exemple précédent, je me souviens parfaitement avoir éprouvé un sentiment de sublimité devant cette évidence, lequel sentiment ne différait pas de la conscience que j’ai aussitôt prise de la trivialité géométrique (si l’on nomme géométrie le domaine où l’espace se caractérise par un nombre de dimensions) de ma propre vie. Alors que dans le premier exemple c’est moralement que ma vie n’était pas vraie mais seulement réelle, dans le second c’était géométriquement. On pourrait encore parler des mathématiques, qui sont sublimes par leur idéalité et qui rendent triviale toute pensée engluée dans le concret empirique ou même conceptuel (car la philosophie est encore » concrète » donc triviale par rapport aux mathématiques, qui portent exclusivement sur des relations dont il n’y a pas à se demander entre quoi elles sont les relations). Et l’on peut donner une suite indéfinie d’exemples où à chaque fois notre vie est non vraie d’une manière déterminée.
Parler de la non-vérité de la vie pour définir la trivialité est donc abstrait : il faut toujours préciser de quelle trivialité on parle. Je pense ainsi à un personnage de la Montagne magique, qui assistait aux discussions en précisant toujours que les sujets » élevés » lui étaient étrangers, la seule grandeur avec laquelle il ait jamais été confronté étant la douleur dépassant toute imagination que lui avait causée un choc chirurgical à la plèvre. Eh bien ce personnage dit d’une certaine manière que sa vie est réelle mais non vraie – non vraie philosophiquement. Cependant, il avait dans sa vie une dimension de vérité qui était cette douleur qui dépassait toute possibilité humaine à quoi, par bonheur pour eux (mais par malheur pour la vérité ainsi déterminée), les autres étaient restés étrangers. On voit bien avec cet exemple qu’une trivialité (s’en tenir à des questions prosaïques et quotidiennes) est absolue et pourtant qu’une réflexion peut la contrebalancer, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une sublimité (avoir franchi les limites humaines de la douleur).
Autant de trivialités, autant de sublimités et autant de traumatismes narcissiques : moi, je suis un être moral, donc je suis humilié par l’héroïsme d’un homme qui donne sa vie pour sauver les autres ; moi, je suis un être qui habite l’espace, donc je suis humilié par la vie de l’aviateur qui en épuise la réalité dimensionnelle ; moi je suis un être susceptible de douleur, donc je suis aussi humilié par ceux qui ont connu des douleurs qui, en tant qu’elles m’ont été épargnées jusqu’ici, ne m’ont jamais porté jusqu’à l’extrême de ma sensibilité (ce dont Foucault – certes d’un point de vue cliniquement pervers, puisqu’il s’agissait du sado-masochisme – faisait expressément une expérience de vérité). Enfin je suis un être capable de raisonner et comme tel je suis humilié par la pensée des mathématiciens qui, eux, accèdent à la pureté déliée de l’idéalité, dont toutes nos pensées ne sont finalement que le désir impuissant. Et ainsi de suite : quels que soient les exemples de sublimité qu’on prendra, on désignera par là même une certaine manière d’être humilié, c’est-à-dire d’être enfermé dans la trivialité, pour chacun d’entre nous.
Dans l’absolu, la notion de trivialité n’a pas plus de sens que la notion de sublimité : il s’agit toujours d’une certaine trivialité, réflexivement constituée comme telle par un certain sublime.
Or cette pluralité, on le voit bien, est inséparable de la question du moi, toujours fait d’identifications. Si je ne tendais pas vers une pensée enfin libre et déliée comme vers une définition qui serait non pas ma vérité mais celle de celui que je me représente être, je ne me sentirais jamais humilié par la publication d’un livre de mathématiques dont je suis incapable d’être l’auteur, exactement comme l’idée que j’ai de moi-même en tant qu’habitant de l’espace implique que je me sente humilié devant les exploits des aviateurs qui, eux, ne font pas que ramper sur le sol (pareillement le voyage vers la lune est sublime : les exploits de ceux qui ont été sur la lune m’humilient en tant que je suis un humain et que la destinée humaine est de ne pas en rester à la seule planète qui a progressivement constitué les molécules dont nos organismes sont faits).
Donc tous les exemples de sublimes que nous pouvons prendre renvoient expressément au moi et ce que Kant appelle l’humiliation du sensible est en réalité un traumatisme narcissique, en tant qu’il appartient au moi de ce structurer selon un idéal identificatoire.
Pourquoi la liste des réalités sublimes est-elle indéfinie ? Réponse : parce que les possibilités d’identification du moi sont indéfinies !
Maintenant que la notion du sublime est rapportée à l’idéal du moi (ce qui permet facilement d’en faire la généalogie d’un point de vue métapsychologique), nous sommes bien obligés d’admettre son caractère imaginaire ! Ou plus exactement, nous sommes obligés d’admettre cette corrélation pour toutes les réalités sublimes dont nous pouvons parler, sur le modèle des quelques exemples que je viens de donner.
Par là nous découvrons quelque chose d’essentiel, en corrélation avec la pluralité de ces exemples : le sentiment du sublime est, dans de tels cas, inhérent au moi et par conséquent ce n’est pas un sentiment sérieux !
Un sentiment qui n’est pas sérieux, c’est un sentiment qui peut être parfaitement réel mais dont l’imaginaire est le lieu de réalité. Au cinéma, le suspens est le type même de ce sentiment : dans des films policiers, ou mieux encore dans des thrillers, nous avons peur quand le héros, auquel nous ne pouvons pas ne pas nous identifier, est réellement en danger. Car il est réellement en danger, à ceci près que c’est dans l’histoire et pas dans le monde commun, et par conséquent, depuis notre identification à lui, nous avons réellement peur. Tous les sentiments peuvent être éprouvés de cette manière qu’on hésite donc à appeler irréelle, puisque c’est réellement qu’ils sont éprouvés : le cœur s’accélère réellement, par exemple, dans les moments de plus grande tension, et il y a des spectateurs souffrant de cardiopathies qui sont effectivement morts de peur… au cinéma. Ces sentiments sont donc réels, mais ils ne sont pas vrais !
Alors je dirai que le sentiment du sublime est un sentiment qui est réel et qui n’est pas vrai, le paradoxe étant alors que ce sentiment soit précisément fait de la distinction du réel et du vrai.
Toutes les réalités dont nous pouvons parler diffère réellementen nous le réel du vrai, mais elles ne le diffère pas vraiment.
La preuve ? Elle est facile à donner : nous sommes toujours les mêmes après leur aperception ! Autrement dit, il ne s’est pas agi d’une épreuve, mais seulement d’une expérience – plus précisément de l’expérience de se représenter l’épreuve que cette aperception aurait été si elle n’avait pas été une aperception mais une rencontre !
Une rencontre n’est pas une expérience, c’est une épreuve. Et si l’on est toujours soi-même après la rencontre, qu’il s’agisse d’une réalité sublime, d’une personne ou d’une œuvre, c’est tout simplement qu’il n’y a pas eu de rencontre, mais seulement la représentation de cet événement – laquelle représentation n’est assurément pas un événement (on pourrait dire qu’on rencontre des gens tous les jours ; mais c’est faux bien que ce soit incontestable, puisque ces gens sont des semblables : on les rencontre réellement, mais pas vraiment). Donc la plupart des réalités sublimes ne le sont que comme les événements des films et des romans sont réels : ils sont réels dans les films ou les romans et pas dans le monde. D’où l’on conclut à la non réalité du sublime, en accord avec le caractère réfléchissant du jugement qui le concerne.
N’y aurait-il pas vraiment du sublime ? Autrement dit la distinction de la vérité et de la réalité que nous faisons réellement en représentation quand nous reconnaissons une réalité sublime comme telles que je viens d’indiquer (et qui à chaque fois nous représentent ce que serait la vraie vie comme l’envers d’une trivialité seulement représentée), est-ce que nous ne pourrions pas, parfois, la faire vraiment ?
Si, bien sûr, et je viens d’indiquer à quel moment : quand la rencontre a eu lieu comme vraie et pas seulement comme réelle, autrement dit quand la rencontre a été un moment de vérité.
Concrètement, pour qu’on puisse parler vraiment du sublime, il faut qu’on y reconnaisse le lieu de notre origine.
Je vais essayer de m’expliquer à partir d’un exemple. Celui de l’aviateur convient très bien. Moi qui fais toujours de la philosophie, je n’ai pas été vraiment frappé par la vérité qui m’a été dévoilée ce jour là et qui est indubitablement sublime (il y a quelques individus de l’espèce humaine qui, contrairement à tous les autres, ne sont pas des » rampants « ). Car si cela avait été le cas, je ne serais pas en train de philosopher mais je serais aux commandes d’un avion ! Bref, malgré la vexation narcissique éprouvée à l’instant où cette vérité m’est apparue (d’un point de vue spatial, j’ai reconnu que je n’étais qu’un » rampant « ), je suis toujours moi : elle n’a concerné qu’une des identifications de mon moi. Mais si j’étais aujourd’hui un pilote d’avion, alors il faudrait bien reconnaître que cet instant a été originel pour moi, et que la vérité en question m’a concerné comme sujet fidèle à cette origine et non pas comme moi indéfiniment infidèle, puisque susceptible de s’identifier indéfiniment ! Là j’aurais reconnu vraiment la sublimité que j’ai seulement eu le sentiment de reconnaître – et on a bien compris que ce sentiment était celui-là même dont parle Kant.
Et qu’est-ce qu’accomplir l’origine, qui renvoie donc à la vérité, alors que la réalité n’est seulement entée que sur le commencement ? C’est avoir un destin.
La vérité du sublime, on l’a compris, c’est le destin. Inversement, je dirai que tout destin est l’accomplissement d’une rencontre qui a toujours été rencontre du sublime. Le destin, c’est le sublime temporalisé, tout simplement, de même que le sublime est le destin rendu instantané.
Qu’est-ce qu’un homme trivial ? C’est un homme qui n’a pas de destin.
(j’ai souvent expliqué la différence entre destin, destinée et fatalité ; voyez mes cours précédents).
Prenez tous les exemples que vous voudrez, c’est à chaque fois d’un destin qu’il s’agit. D’un destin imaginaire presque toujours (et dans l’imaginaire, c’est réellement d’un destin qu’il s’agit), d’un vrai destin parfois, parce qu’alors il y aura eu une rencontre (par opposition à une aperception) du sublime – autrement dit un moment de vérité..
Qu’il s’agisse toujours d’un destin, même dans l’imaginaire, tout le monde en conviendra quand j’aurai fait remarquer que le sublime ne diffère la vérité de la réalité, puisqu’en cette différance réside toute sa réalité, que sur le mode proche de ce que Kant appelle les Idées esthétiques, sauf qu’ici il s’agit d’une nécessité subjective. C’est simple : vous ne pouvez reconnaître qu’une réalité est sublime (par exemple l’idéalité des mathématiques, par opposition à la lourdeur triviale de toutes les autres pensées) sans y apercevoir par là même une direction pour la vraie vie, par opposition à la vie réelle qui est toujours triviale. Ainsi aperçoit-on fugitivement que la vraie vie serait d’accomplir l’idéalité de la pensée – ce qui est bien avoir un destin de mathématicien. Et certes, tout le monde est trivial, à côté de celui dont la pensée accomplit l’idéalité de la raison.
Toute aperception du sublime est faite d’une reconnaissance réflexive de notre trivialité, et d’une reconnaissance prospective d’un destin qui semble nous être ouvert. La spécificité du sentiment du sublime réside dans cette dualité. Vous ne pouvez rien apercevoir de sublime sans vous sentir emporté par une nécessité qui est littéralement celle du destin. Mais bien sûr, ce sentiment est la plupart du temps analogue à celui que nous éprouvons au cinéma (dans un film policier, nous ne pouvons pas ne pas nous sentir emporté par le suspens, par exemple, mais nous restons bien calés dans notre fauteuil). Là il ne s’agit pas vraiment du sublime.
Quand c’est le cas, vous n’y pensez pas, mais vous êtes pris d’une certitude définitive qui est une certitude sur la division du temps entre un désormais et un toujours : désormais je suis un autre (par exemple un mathématicien) bien que par ailleurs je sois toujours la même personne.
La vraie vie, dont le sublime est toujours l’indication, c’est le destin.
Enfin, en référence à ce que j’ai dit dans des cours précédents, je définirai le destin par la promesse non pas qu’on fait mais qu’on est. Souvenez-vous de l’idée que j’avais empruntée à Courteline, et que j’avais adaptée en disant que chacun de nous était littéralement une promesse, ce que d’ailleurs tout le monde peut constater en regardant un nouveau né dans son berceau : la promesse non pas celle de représenter l’humanité (ce qui va de soi, puisqu’on est bien un être humain à la fois en fait et en droit) mais celle d’être sujet de l’humanité (par exemple, avec Einstein, l’humanité pense l’univers).
Le sublime, c’est l’indication d’une modalité pour être sujet de l’humanité (par exemple : conquérir le monde, penser l’univers, comprendre la condition humaine, etc.), et par là même c’est l’aperception rétrospective du fait que nous n’en sommes le plus souvent que les représentants.
L’opposition du vrai et du réel devient ainsi, quand on la rend subjective à travers la problématique de la promesse, celle d’être sujet ou d’être représentant de l’humanité.
Vous reconnaissez bien la différence du réel et du vrai que je viens d’indiquer comme propre au sublime. Ce que je ramasserai pour finir en disant que la vraie vie, par opposition à la vie réelle, c’est d’accomplir la promesse qu’on est originellement, et qui était toujours celle d’être pour la première fois, sujet de la condition humaine.
C’est exactement cela, avoir un destin : être sujet du fait d’être humain, avoir décidé de la définition que cela effectuait. Par rapport à l’humanité, on est sujet, ce qui signifie qu’on l’invente tout bonnement, ou alors on est représentant, ce qui signifie qu’on la répète, toujours vainement.
La problématique du sublime, on peut donc finalement la présenter comme l’alternative de rater ou de réussir sa vie, si l’on me pardonne une formulation aussi peu académique : une vie ratée, c’est une vie où l’on a été un humain de plus (et certes l’humanité n’a nul besoin d’individus supplémentaires : nous sommes déjà bien assez nombreux), alors qu’une vie réussie, c’est une vie où l’on a littéralement inventé la condition humaine (par exemple : être humain, c’est penser l’univers – montre Einstein).
Le sublime renvoie toujours à cette dimension d’invention, et pour cette raison on doit souligner le caractère génial de l’ouverture qu’il donne vers ce qui serait la vraie vie.
Sublime renvoie à une opposition de réalité et de vérité où cette dernière notion doit finalement apparaître comme génialité. Et l’on peut définir tout simplement le génie en disant que c’est le fait d’être sujet d’un destin, et rien d’autre. Mais le destin n’est pas une invention arbitraire : c’est la fidélité à une rencontre. D’ailleurs toute la problématique du génie est une problématique de la fidélité et de la piété, puisque c’est d’abord celle du nom propre qui inscrit toujours la question de la vérité dans l’horizon de la filiation, en même temps qu’elle le réalise ontologiquement (par exemple : l’univers est einsteinien ; l’inconscient est freudien ; etc.).
Ainsi la question du sublime revient-elle vers la problématique de la marque, puisque cette réalisation du nom est une marque apposée par le créateur (par exemple Einstein ou Freud) sur l’être même des choses (c’est intrinsèquement que l’univers est einsteinien ou que l’inconscient est freudien).
Eh bien le sublime, c’est la reconnaissance de cette dimension ontologique (par opposition à métaphysique : il s’agit non du savoir mais de la marque) en tant qu’elle est l’accomplissement de la promesse ou, si l’on préfère, de l’injonction à changer sa vie que la rencontre d’une réalité sublime est pour chacun.
La question du sublime est celle de l’origine et l’origine décide de l’être même (d’ailleurs c’est sa définition même, à l’origine : la décision de l’être en tant qu’être) l’autre de l’étant comme tel c’est-à-dire de tout dont on peut seulement parler, en référence à l’opposition de tout et de rien. Une réalité sublime renvoie tout au trivial et ne donne finalement rien – elle donne ce rien originel (puisqu’il est ce à l’encontre et à partir de quoi il y a tout) qui est seul à compter. Subjectivement, c’est ce rien qui est la promesse puisque la fidélité à l’origine n’est pas une action qu’on pourrait faire ou ne pas faire, mais se confond avec l’acte éternel de marquer ontologiquement ce qui est en tant qu’il est. On peut nommer génie, cette fois-ci au sens actuel, le travail d’une telle marque.
Le génie n’est rien d’autre que la fidélité, dès lors qu’on l’entend à travers la question de la promesse, c’est-à-dire du destin. Telle est la leçon du sublime.
Ce sera tout pour aujourd’hui. Je vous remercie de votre attention.