D’où vient le mal ?

Conférence à l’UPN du 9 Octobre 2024 : conclusion de l’année 2023-2024 sur le mal.

Voici, réécrit, puis augmenté pour les lecteurs du site dans des proportions raisonnables et précédé d’une introduction, l’exposé que j’ai présenté à l’UPN le 9 Octobre 2024. C’est la dernière communication sur le mal que je fais dans ce cadre, puisque la suite de cette année sera consacrée à la notion de l’autorité. J’espère montrer à quel point, comme celle du mal qui s’en distingue expressément mais dont il n’est pas certain qu’elle diffère, elle est étonnante.

  Non pas que la question du mal soit épuisée avec ce qu’on lira de son origine : il nous reste encore à étudier les deux notions du scandale et de l’indignation (on est scandalisé de ce qui a lieu, et on est indigné de ce que cela ait eu lieu) et aussi celle de l’impardonnable. Car le mal n’est que ce qui est impardonnable non pas au sens d’une impuissance comme on l’imagine habituellement (certains crimes seraient trop grands ou nous toucheraient de trop près pour que nous ayons la force morale ou spirituelle de les pardonner) mais bien d’une impossibilité de structure – ce qui suppose qu’on ait élucidé dans leur principe la notion du pardon et celle de son objet, lequel est non pas le tort ni même l’injure mais l’offense (distinctions dont la négligence est rédhibitoire).

Il y a aussi un aspect décisif de la question que je n’ai pas encore traité, et qui est comme le pendant de ce qu’on va voir aujourd’hui. Car du mal, deux définitions s’imposent. La première qu’on va examiner maintenant est qu’il est « le réel de la vérité ». La seconde, que j’espère avoir le temps d’exposer bientôt dans des textes que je mettrai en ligne est que le mal est « l’autorité de la mort ». De cela il me semble que nul n’est vraiment ignorant (car, la psychanalyse nous l’a appris, si une chose est ce qu’on sait, une autre est ce qu’on n’est pas sans savoir).

En deux heures on ne peut dire que l’essentiel, aussi ai-je dû laisser de côté bien des aspects de la question traitée, sans parler de ceux dont j’ai pris conscience juste après avoir parlé (le fameux « esprit de l’escalier »). Je vais donc m’attacher à les reprendre aussi clairement que je pourrai, en tenant compte des questions posées à l’oral et des remarques qui m’ont été faites par écrit lors d’échanges privés. Voilà pourquoi le texte de cette séance, qui n’a que trop tardé à être mis en ligne, devrait être suivi de sa reprise considérablement augmentée (au même endroit du site : rubrique « conférences »). Quand ce sera fait, et parallèlement aux communications que je ferai sur la notion d’autorité (qu’on ne sera pas surpris de découvrir aussi méconnue que l’était celle du mal), j’espère trouver le temps de traiter les thèmes indiqués plus haut.

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Nous allons répondre à la question lancinante de l’origine du mal d’une manière moins désinvolte qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Par ces mots je désigne une alternative dont le premier terme est objectivement indigne et dont le second est subjectivement scandaleux.

 Le premier, qui est indigne dans la considération de son objet, consiste à nier le mal. On peut le faire en le dénonçant comme une illusion : dans les choses et dans les esprits, il n’y a que ce qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir, comme si le sens de la responsabilité et de la culpabilité, du scandale et de l’indignation n’était pas irréductible[1]. On peut aussi le faire en le justifiant sur le modèle de la théodicée – notion qui réussit l’exploit d’installer l’obscène dans le domaine de la pensée et de le porter à son comble.

Le second terme, qui est scandaleux pour quiconque reconnaît à l’humanité la responsabilité de penser c’est-à-dire de faire son affaire de sa propre réalité, consiste à désigner le mal comme un mystère c’est-à-dire à instituer le renoncement et la démission en moment ultime, et donc rétrospectivement normatif, de notre rapport à nous-mêmes.

L’habituelle désignation du mal comme un mystère reste cependant compréhensible pour deux raisons dont on se gardera de faire des excuses.

La première est qu’on veut toujours rendre compte de quelque chose par autre chose, alors que le mal, qui ne cesse pourtant d’insister, n’est rien. Voilà en effet ce qu’il faut reconnaître quand on a compris que faire le mal (la méchanceté qui est déjà en elle-même quelque chose de criminel) est absolument irréductible à faire du mal (le malheur, c’est-à-dire l’innocence, d’advenir comme sujet du négatif) alors que cela ne consiste jamais qu’en cela. Car faire le mal n’est pas autre chose que seulement faire du mal – quand faire du mal reste paradoxalement cantonné dans le service des biens (se nourrir dans le cas des prédateurs, se procurer un bien inaccessible autrement dans le cas des voleurs, se procurer la satisfaction de la vengeance dans le cas d’un offensé, etc.) Il n’y a jamais que le service des biens, même paradoxaux, à quoi pourtant le mal est absolument irréductible (il n’est pas le bien particulier du méchant comme l’argent est le bien du financier ou le savoir le bien de l’étudiant). Le mal n’est donc pas quelque chose qui serait le mal et qui, comme tel, relèverait de la factualité normale de tout ce qu’il y a.

La seconde est qu’on ne saurait situer l’origine du mal ailleurs qu’en lui-même, qui est alors son propre lieu : l’origine du mal doit déjà être le mal, si c’est vraiment du mal et pas simplement de la négativité des choses et des actions (des maux) qu’on parle. L’argument est encore plus évident quand on lui donne une présentation subjective : il faut déjà être quelqu’un de méchant pour accepter d’être quelqu’un de méchant, et a fortiori pour le vouloir. Il n’y a donc jamais d’antérieur au mal. Imaginer le contraire en posant quelque chose dont il dériverait (un trait général de l’existence, une constitution particulière de notre être, une nécessité des structures dont nous relevons, une logique naturelle…) reviendrait à faire du mal une innocence de énième degré et de la méchanceté une fatalité : ce serait un malheur pour tout le monde qu’il y ait le mal comme, à une tout autre échelle, c’était un malheur pour moi qu’il ait plu aujourd’hui et que je n’aie pas pu faire ma promenade quotidienne. Qu’en ce sens le mal soit originel, alors qu’on se représente toujours les choses comme causées quand elles sont réelles ou originées quand elles sont idéelles, c’est assurément ce qui donne l’idée d’un au-delà de toute compréhension possible.

L’extériorité au savoir

Et certes, il n’y a pas de raison de faire le mal, parce que s’il y en avait ce n’est pas le mal qu’on ferait mais seulement du mal en poursuivant un bien, de sorte que la notion du mal est, tautologiquement par opposition à celle du bien dont on peut indiquer les raisons, celle de la pure responsabilité d’être responsable de ce dont on sera responsable.

D’où l’idée évidente et qui peut passer pour mystérieuse que le mal, d’exclure les déterminants exclut par là même la détermination : faire du mal est déterminé (c’est frapper, tuer, casser, humilier etc. toujours en vue de quelque chose qui est un certain bien pour l’agent) mais faire le mal ne l’est pas. De sorte que la notion du mal est celle de l’exclusivité aux raisons de le faire, de l’exclusivité à quelque finalité que ce soit. Le mal est ce qu’il n’y pas de raison suffisante qu’on le fasse – et donc, dans son essence, pas de raison du tout. Le mal est sans pourquoi, ou alors ce n’est pas le mal.  

Les raisons qu’on a sont toujours des excuses qu’on peut brandir. Il n’y a pas de raison au mal, sinon on parlerait du bien dans son envers (par exemple qu’un lion se nourrisse) et non pas du mal. Sa notion est donc de l’exclusivité à toute éventualité que son auteur soit jamais excusé. La question du mal est ainsi celle de la pure responsabilité d’être responsable de ce dont on sera responsable, autrement dit que la pure responsabilité d’être sujet de ce dont on sera sujet. Faire le mal, c’est donc de faire que les raisons ne comptent pas, à commencer par celles qu’on aurait de le faire et par quoi il s’agirait encore de l’habituel service des biens. – ce qu’on peut encore indiquer que c’est de faire que dans la responsabilité qu’on prend de quelque chose et qui est habituellement déterminée par des raisons, il n’aille plus que de la responsabilité de le faire.

Interrogeons donc notre responsabilité propre, celle des parlants qui ne sont pas simplement les sujets de ce qu’ils font comme tous les autres vivants mais également, en distinction définitive de ceux-ci et par conséquent aussi d’eux-mêmes, les sujets de le faire.

L’être parlant a pour affaire à la fois la vérité et le mal

Quelle est notre affaire, à nous autres les parlants – vivants que le langage a définitivement exilés d’eux-mêmes et donc de la question que tout vivant est pour soi, et qui est celle de son bien ? Non pas qu’on ait à négliger le nôtre : quand on est malade, rien n’est plus important que de se soigner, et quand on a très faim manger passe avant tout ! Et puis notre bien, avant d’être réel comme dans les exemples de la maladie ou de la faim, est surtout imaginaire, au sens où il concerne des réalités dont on a l’idée qu’elles nous compléteraient, et symbolique au sens où il concerne des places qu’on occuperait et des relations qui donneraient de la détermination à notre existence intentionnelle. Mais tout cela constitue notre réalité à quoi c’est précisément notre statut d’être parlant de ne pouvoir être identique : je ne suis pas le sujet déterminé que je suis, parce que ce sujet, j’ai pour responsabilité et non pas pour nature de l’être. Alors qu’un vivant vit dans la responsabilité de ce qu’il fait puisque c’est un sujet et non pas une chose – comme dans l’exemple du lion auquel est imputable que la gazelle soit morte dans des souffrances atroces – l’être que le langage a mis à distance de lui-même existe dans la responsabilité de le faire, celle par exemple d’être un meurtrier.

Tout sujet est évidemment un certain sujet : on est forcément sujet de ceci ou de cela, et c’est à chaque fois une certaine compétence. C’est ce qu’on exprime en disant que tout sujet l’est du savoir ou en définissant le savoir comme la détermination du sujet. Si donc on oppose l’existence de l’être parlant à la vie du « simple » sujet, à qualifier ainsi d’être sujet de dont on est sujet mais pas d’en être sujet (la question du lion est de se nourrir : ce n’est pas la « léonité » !) on dira qu’à l’être parlant il appartient en propre d’être en extériorité au savoir qu’il a forcément pour détermination. Être médecin ou géomètre, ce n’est pas être médecin ou géomètre mais c’est avoir pour affaire – laquelle n’est ni médicale ni géométrique – de soigner des malades ou de théoriser des espaces. Dès lors il faut demander quelle est l’affaire propre des humains : celle qui compte, par opposition à celles qui les concernent comme vivants et qui sont donc plus ou moins importantes (et importantes à l’extrême quand la vie est en jeu).

Nul n’est sans connaître la réponse à cette question, puisque c’est ce qui n’a de sens que pour les humains et dont les autres vivants sont parfaitement ignorants : il s’agit d’une part de la vérité dans son opposition au savoir (le lion ne se demande pas si c’est en elle-même ou seulement pour lui que la gazelle est une proie !) et d’autre part du mal dans l’absolu de sa notion par opposition aux maux dont on peut s’être rendu responsable. Les prédateurs de la nature font du mal (c’est même ce qui les définit), mais l’idée qu’ils fassent le mal n’a aucun sens : le lion n’est pas coupable d’avoir tué la gazelle, c’est un lion et voilà tout, alors qu’un humain qui commet un meurtre est coupable de l’avoir commis. Disons la même chose autrement : l’extériorité à leur propre réalité et par conséquent au savoir qui définit les êtres parlants a pour conséquence de les assujettir à ce qui fait que le savoir ne compte pas.

Or ce qui fait que le savoir ne compte pas, c’est d’une part la vérité parce que si le vrai est ce qu’un savoir a constitué, sa reconnaissance comme vrai est identique à la reconnaissance que si on l’avait toujours ignoré il n’en aurait pas moins été ce qu’il est (Euclide ne fût-il jamais venu au monde que la somme des angles du triangle plan n’en aurait pas moins été égale à deux droits), et d’autre part c’est le mal parce que si tout le monde se représente facilement qu’on fasse du mal comme l’envers de la poursuite d’un certain bien, personne ne peut concevoir qu’on fasse le mal dont la notion est précisément de ne pas être la poursuite d’un certain bien, même pervers, autrement dit de ne pas être un malheur (à commencer par celui d’avoir la méchanceté comme trait de caractère) dont tout le monde serait innocent.

Cette extériorité s’entend donc d’une part comme la question de la vérité et d’autre part comme la question du mal. Le vrai n’est pas ce que l’on comprend mais ce que l’on assume la responsabilité d’avoir reconnu au-delà de la compréhension qu’on en avait ; le mal n’est pas ce qu’on fait mais ce qu’on assume la responsabilité d’avoir fait au-delà de la justification qu’on en avait. Bref, la vérité et le mal sont pour l’être parlant les deux faces de son exil de la vie, de ce que vivre soit sa responsabilité avant d’être sa réalité.

Le mal n’est rien d’autre que la responsabilité qu’on en a ; autrement dit le mal est sa propre transcendance parce qu’il est non pas lui-même, le mal, mais la culpabilité de le faire.

 Qu’est-ce que la culpabilité ?

C’est responsabilité de soi sur le mode de l’impossibilité de répondre de soi. Plus précisément : on appelle culpabilité la responsabilité de soi comme sujet de quelque chose sur le mode de l’impossibilité de répondre d’en être sujet. Tant qu’on peut répondre de soi comme sujet de ce dont on est sujet, on est innocent ; dès qu’on cesse de pouvoir répondre d’en être sujet, on est coupable. Comme on n’est sujet qu’à déjà assumer d’être donné à soi sur le mode de l’être sujet, autrement dit que dans une irréductible antériorité de l’impossibilité de répondre d’être sujet par rapport à la possibilité de répondre de ce dont on est sujet, les deux notions de sujet et de culpabilité sont corrélatives. Quand donc on entend par « sujet » non pas simplement un vivant qui certes est sujet de tout ce qu’il fait, mais un répondant et d’abord un répondant de soi, c’est d’un coupable qu’on parle.

Que tout parlant (ainsi distingué des autres vivants) soit par là même coupable depuis toujours, c’est ce qu’il est facile de montrer rappelant l’évidence suivante : l’être parlant est doublement responsable, à savoir d’une part de ce qu’il dit, et d’autre part de le dire.

– Du premier point de vue la question est celle de la vérité. C’est évident : dire, c’est répondre de la vérité de ce qu’on dit (d’où la possibilité de mentir), alors même que dire consiste à produire du savoir puisqu’on donne quelque chose à comprendre en alignant les signifiants. Toute prise de parole est en effet une promesse : celle de la vérité. Aussi chacun a-t-il pour affaire que le vrai et ce qu’il donne à comprendre soient le même, que le vrai et le su ne fassent qu’un, qu’en somme la vérité et le savoir soient légitimement confondus. En quoi c’est comme sujet de l’énonciation qu’il est concerné.

Coupable, il l’est donc pour la seule raison qu’il parle puisque cela consiste à s’arroger la prérogative divine de constituer le vrai qui est éternel absolu quand tout dans la réalité est temporel et relatif.

Mais il faut aller plus loin : cela consiste en même temps faillir à cette promesse parce qu’il est impossible qu’on dise tout[2], et d’abord qu’on dise (subjonctif) qu’on dit ce qu’on dit (indicatif). Si l’on pouvait tout dire, en effet, la vérité ne serait pas le ratage du savoir mais son absoluité.

Or que ce soit impossible n’excuse rien, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer. Car c’est justement la distinction de la promesse qu’elle ne relève que de la parole, par opposition à l’engagement où c’est finalement la réalité qui décide en séparant ce qui est possible de ce qui ne l’est pas[3].

– Du second point de vue, dire ce qu’on dit, c’est répondre de la légitimité qu’on le dise. Et certes, on peut parler à mauvais escient, dire ce qu’il ne fallait pas ou ne pas dire ce qu’il fallait, et devoir en répondre ; de sorte que répondre de la légitimité de dire ce qu’on dit, c’est répondre de soi-même comme sujet de le dire. Or répondre de soi, c’est répondre du mal qu’on fait. Car on n’est pas convoqué devant le juge pour avoir respecté la loi, ni devant son employeur pour avoir bien travaillé – c’est-à-dire pour avoir été le sujet qu’il était normal et donc bon, qu’on soit.

D’où ce paradoxe que, si nous passons l’essentiel de notre temps à faire ce qu’il est normal c’est-à-dire bon, c’est-à-dire insignifiant de faire dans notre situation[4], la responsabilité qui nous définit n’en soit pas moins la responsabilité du mal parce qu’être responsable consiste à être un répondant et qu’on n’a jamais à répondre que de ce qu’on a fait (dit, pensé, etc.) de mal, et que de l’avoir fait (dit, pensé, etc.). Ce redoublement (responsable de ce qu’on fait, responsable de le faire) est la notion même de faire le mal, par opposition à faire du mal.

L’énonciation étant le réel de l’énoncé, le mal est le réel de la vérité

Si maintenant on demande quel est le rapport entre ces deux faces de notre responsabilité d’être sujet, la réponse est évidente : la seconde est le réel de la première. On aboutit à la même réponse quand on met en regard notre responsabilité de l’énoncé qui est celle de la vérité et notre responsabilité de l’énonciation qui est celle du mal, puisque l’énonciation est le réel de l’énoncé.

Une fenêtre s’ouvre ainsi sur la réponse qu’il faut cesser de refuser d’apporter à la question de l’origine du mal : si l’énonciation, dont la responsabilité est celle du mal (certes pas au sens où toute parole serait méchante mais au sens où il est finalement impossible de répondre d’en être sujet), est le réel de l’énoncé dont la responsabilité est celle de la vérité, alors la question du mal est non seulement identique à celle de la vérité, mais encore qu’elle est celle du réel de celle-ci.

Que la vérité et le mal soient en fin de compte de la même chose, malgré la contradiction que cela constitue à un premier niveau, c’est ce qu’on aurait pu soupçonner depuis longtemps si l’on avait bien voulu considérer deux choses : la première, que la vérité et le mal ne sont rien d’autre que la responsabilité qu’on en prend,et la seconde, que la vérité et le mal épuisent la distinction du parlant par rapport aux autres vivants.

Voilà ce qu’il fallait découvrir, et dont l’exploration doit nous amener à lever le « mystère » de l’origine du mal : qu’il n’est pas autre chose que la vérité, mais considérée dans son réel. C’est à prendre au sens où l’énonciation, dont le mal nomme la responsabilité, est le réel de l’énoncé, dont la vérité nomme la responsabilité.

Pour emprunter le chemin vers la réponse à la question de l’origine (qu’on ne confond pas plus avec la cause qu’on ne confond le mal avec le malheur), il convient de rappeler ce que c’est que la vérité quand on n’a pas la désinvolture de la confondre avec le savoir légitime, ainsi que l’exclusivité au bien qui en est la conséquence (et dont on peut appeler « métaphysique » le déni, puisque depuis Platon il s’agit de nous rassurer en nous persuadant que ce qui est vrai est forcément bon et que c’est la même chose d’être bon et d’être dans la vérité).

Préalable : le mal n’est pas d’être immoral

Une indication est pourtant nécessaire, avant de s’engager dans cette voie : si d’une part la question du mal est bien celle de la vérité comme la responsabilité corrélative de l’énoncé et de l’énonciation le fait reconnaître, et si d’autre part la notion de vérité n’a de sens qu’en distinction de celle du savoir pour la raison très évidente et quasiment triviale que le vrai est ce qu’on aurait pu ne pas savoir, alors il faut préalablement s’assurer que le mal lui-même ne relève pas d’un savoir spécifique, lequel serait donc en même temps savoir du bien (Aristote nous a appris que la science de quelque chose l’était forcément aussi de son contraire). Or le savoir du bien et du mal, tout le monde imagine que c’est la définition de la morale, corrélativement à l’idée que le bien consisterait à se conduire moralement et que le mal serait d’être immoral. Si donc le mal – comme d’ailleurs aussi le bien – est quelque chose de moral alors, en lui reconnaissant cette nature, non seulement on le ramènerait à une positivité que sa notion exclut (si le mal était le mal, qu’il y ait le mal serait un malheur or c’est une culpabilité) mais on ferait le bien d’un agent qu’on désignerait par une compétence particulière : on aurait la capacité d’agir moralement comme on a la capacité d’agir sportivement ou d’agir politiquement. Or rien n’est plus absurde que cette idée que la morale soit une compétence, autrement dit, en termes platoniciens, que la vertu puisse s’apprendre puisque ce terme ne désigne rien d’autre que la responsabilité d’être sujet quand on la détermine (exemples : le courage, c’est de rester sujet dans le danger ; la tempérance, c’est de rester sujet dans l’abondance ; la ténacité, c’est de rester sujet dans les difficultés, etc.). Après avoir redit quelle unique définition la vérité permettait qu’on lui reconnaisse, nous rappellerons ce que c’est exactement que le bien, ce qui fera apparaître dans son absurdité l’idée qu’il y en ait un savoir (à ne pas confondre évidemment avec celui de sa notion et donc de sa définition).  

Faire le mal, cela consiste à faire du mal, mais faire du mal peut s’entendre comme pure innocence (prédateurs de la nature) tandis que faire le mal ne peut s’entendre que comme culpabilité – et même culpabilité irréductible au fait, en l’occurrence moral, qu’elle-même constituerait. C’est qu’on n’est jamais coupable que dans l’irréductible culpabilité d’être coupable, l’innocence d’être coupable, comme le lion l’est de la mort de la gazelle, revenant simplement à l’innocence (c’est un carnassier, et il n’y est pour rien puisqu’aucune extériorité langagière ne fait de lui une question pour lui-même). Entre faire le et faire du mal, il n’y a donc pas de différence (faire le mal, cela consiste à faire du mal), mais il reste cette incommensurabilité absolue qu’on désigne sous le nom de transcendance : faire du mal, c’est le mal quand c’est dans la culpabilité et non pas dans l’innocence (éventuellement d’être coupable) qu’on le fait. On peut imaginer qu’il y ait une « science » de faire du mal (la compétence professionnelle des bourreaux, des saboteurs voire même des militaires dont la tâche est bien de faire le plus de mal possible à l’ennemi) mais pas qu’il y ait un savoir du mal au sens de faire le mal.

Par cette dernière indication, on pare au contre-sens qui consisterait à faire relever le mal de la morale, c’est-à-dire à en faire l’exercice d’une sorte de compétence, celle d’agent moral, ce qui aurait pour conséquence expresse de faire du mal une sorte de bien – au sens où l’on dirait que le bourreau qui a le plus fait souffrir est meilleur que celui qui a fait souffrir un peu moins, que son employeur est particulièrement satisfait de lui et qu’il a droit à la médaille du « bon » travailleur. C’est toujours la confusion entre faire du mal (travail du bourreau) et faire le mal (responsabilité de son donneur d’ordre mais aussi de lui en tant qu’il est responsable d’occuper cet emploi) qu’il faut éviter, tout simplement parce qu’elle supprime le problème du mal – et donc aussi sa notion – pour le réduire au fait, comme tel aussi innocent que le temps qu’il fait ce matin, de la diversité des situations et de l’inévitable aspect négatif des actions positives.

On ne peut rien comprendre si on ne distingue pas entre la responsabilité de ce qu’on fait qui est toujours le bien parce que la responsabilité déterminée est l’exercice de l’autorité de sa détermination (c’est cela, le bien !), et la responsabilité de le faire qui est récusation de cette même autorité parce que la question est celle de se décider à l’avoir pour détermination. Car enfin, si la question du mal est celle de faire le mal et pas du tout celle de faire du mal, alors même qu’en réalité elle ne puisse pas consister en autre chose, c’est que le sujet déterminé qui fait du mal (par exemple un prédateur, dans la nature ou dans la société) doit être distingué du sujet forcément exclusif de la détermination et en ce sens « pur » qui fait le mal. « Pur », ici, indique l’exclusivité à la détermination et donc aussi à la morale qui est une détermination parmi d’autres – celle de la possibilité de se représenter soi-même comme le sujet de ce qu’on fait. D’ailleurs tout le monde le dit : la responsabilité morale, sans autre précision, c’est la responsabilité du bien ! Faire le mal n’est pas une responsabilité morale parce c’est tout au contraire la responsabilité de ce que la morale ne compte pas. Et de même que la responsabilité d’être géomètre n’est pas quelque chose de géométrique, la responsabilité de ce que la morale ne compte pas n’est pas quelque chose de moral – sauf évidemment pour le sujet de la réflexion qui se recule à chaque fois d’un cran et qui ne peut pas se regarder lui-même comme un sujet choisissant le côté négatif de l’alternative que la morale compte ou qu’elle ne compte pas, puisque la morale n’est rien d’autre que la possibilité de se regarder soi-même comme sujet de son agir.  

  Beaucoup d’erreurs en philosophie sont commises parce qu’on omet de prendre en compte sa propre démarche réflexive, c’est-à-dire le fait qu’on ne parle plus que d’un réfléchi. Croire que la question du mal est une question morale repose sur cette faute, la même – et pour cause – que celle qui consiste à croire que la question de la vérité est gnoséologique (ou, disons, épistémologique) : tout comme on est alors forcé de nier la notion de vérité pour la remplacer par celle de savoir légitime,donc de confondre le vrai et le su alors qu’il en est le transcendant, on est forcé de nier la notion de mal pour la remplacer par celle d’immoralité. Cela revient à en nier les deux traits dont la contradiction constitue toute l’énigme du mal – énigme dont nous sommes en train d’expliquer que le mot est « vérité » » – qui sont d’une part l’inconsistance absolue comme transcendance de toute consistance (le mal consiste à faire du mal ; or faire le mal s’oppose à faire du mal comme la culpabilité s’oppose à l’innocence) et d’autre part la positivité (faire le mal, c’est faire le mal). Non : le mal, ce n’est pas d’être immoral. 

On a compris : la responsabilité, quand elle n’est plus que celle d’être responsable alors que toute responsabilité l’est de ceci ou de cela (y compris donc d’être immoral), c’est le mal.

Attachons-nous donc à distinguer les deux moments de la responsabilité, celle du sujet d’une part qui est forcément responsable de ce dont il est sujet, et d’autre part celle de quelqu’un, dont la responsabilité est d’être ce sujet. A la responsabilité déterminée qui consiste par définition en quelque chose s’oppose forcément comme sa condition en termes d’autorité la responsabilité irréductible de l’exercice de cette responsabilité et qui, elle, ne consiste en rien. Il y a un savoir du sujet mais pas de l’être-sujet : il n’y a pas de compétence de la compétence[5] mais une autorité de l’exercer, celle-là même qu’on indique en disant que le sujet forcément unique et singulier qu’on est (tel médecin, tel géomètre, etc.), c’est personnellement qu’on l’est.

La vérité transcende le savoir des choses : elle est leur autorité

Le vrai est ce qu’on sait, à ceci près que ça ne compte pas qu’on le sache, puisqu’il est ce qu’on aurait pu ne pas savoir. Saisir le vrai comme tel, c’est donc faire l’épreuve de ce que, dans ce qui relève du savoir, le savoir ne compte pas. Cette épreuve est l’étonnement, lequel est donc le critère subjectif de la vérité. Tout ce qui est vrai étonne, et inversement c’est la même chose d’être étonné et de reconnaître qu’on a affaire au vrai.

Ce qui fait obstacle à le comprendre est que les choses sont gouvernées par leur concept, celui-ci étant par définition est un élément de savoir. D’où l’idée générale que la vérité dont relèvent proprement les choses serait le savoir qu’on en a. Or c’est absurde puisque c’est la logique du savoir qui fait cette légitimité (dans tel domaine, il est légitime de dire ceci, mais illégitime de le dire dans tel autre domaine) alors que le vrai est forcément extérieur au savoir, justement en tant que c’est de lui que le savoir est savoir. La difficulté est donc de reconnaître l’autonomie de la chose (le fait qu’elle soit elle) alors qu’on sait qu’elle est constituée par un savoir.

Il y a toutes sortes de domaines dans lesquels on y arrive très bien. Par exemple je sais que Tintin n’est rien d’autre qu’une création du dessinateur Hergé ; je peux pourtant m’intéresser à lui, l’aimer ou ne pas l’aimer, approuver ce qu’il fait ou le désapprouver, etc. D’un côté c’est absurde : Tintin n’est absolument rien ; mais de l’autre c’est nécessaire : Tintin, c’est Tintin ! La tautologie, comme on sait, est le dit de l’autorité comme telle – en l’occurrence celle de Tintin à être le jeune reporter que nous savons qu’il est, puisque c’est cela qui lui est imputable d’être, cela qu’il a pour affaire personnelle d’être.

D’une façon générale toute chose relève d’un savoir puisqu’elle est déterminée : l’arbre relève de la botanique, le chien de la zoologie, le nuage de la météorologie, la bissectrice de la géométrie, etc. Donc le savoir constitue la chose. Mais une fois qu’elle est constituée, on peut en parler : je puis parler d’un arbre, d’un nuage, d’un chien, ou d’une bissectrice. Dès lors ce que je vais en dire sera vrai ou faux, ou nécessaire subjectivement, selon que l’arbre, le nuage, le chien ou la bissectrice commanderont, interdiront ou permettrontque je le dise : est vrai ce que la chose commande de dire à son propos, faux ce qu’elle interdit de dire, et relevant du jugement réfléchissant (notamment esthétique) ce qu’elle permet de dire. La neige est blanche, elle n’est pas noire, on peut dire qu’elle est belle.La neige et non pas l’idée que j’en ai : ce dont on parle fait autorité, et cette autorité ne doit pas être confondue avec celle du savoir qu’on mobilise pour en parler.

Quand on ne les confond pas, on est amené à poser la seule définition de la vérité qui soit correcte, c’est-à-dire 1) qui ne soit pas absurde comme celle qui consiste à traiter la transcendance au savoir comme une immanence du savoir avec sa conséquence qui est de réduire la vérité à l’évidence alors que c’est justement de suivre des évidences qu’on se trompe et que tromper quelqu’un consiste à l’enfermer dans des évidences, ou à la certitude alors que c’est la même chose d’être habité de certitudes et d’être inaccessible à quelque vérité que ce soit, 2) qui ne soit pas aporétique comme celle qui consiste à opposer une réalité donnée à une pensée construite qui devrait la rejoindre, lui « correspondre » ou lui être « adéquate », alors que le terme de leur comparaison est cette même pensée construite, 3) qui ne soit pas récusatrice d’elle-même comme celle qui consiste à en faire un « dévoilement » dont le moment suivant du savoir avère inévitablement le caractère illusoire. Cette définition enfin correcte, la voici dans sa simplicité : « la vérité est l’autorité des choses ».

Et certes, il y a une vérité des choses : qu’elles fassent autorité.

L’autorité des choses d’être elles-mêmes, et ainsi de commander, d’interdire et de permettre une parole elle-même distinguée en responsabilité de ce qu’on dit et en responsabilité de le dire, s’oppose donc à l’autorité du savoir, dont personne ne nie qu’elles soient exhaustivement constituées.

La question du bien

Or cette formule, « l’autorité du savoir », constitue une définition, celle qu’on cherchait depuis Platon : la définition du bien.

On l’admettra sans peine : le savoir d’une chose détermine le bien et le mal pour cette chose. N’importe quel exemple le fait voir. Quand on sait que la voiture est un instrument de mobilité, on sait que le bien est qu’elle démarre et que le mal est qu’elle soit en panne ; quand on sait que la notion d’un malheureux est qu’on lui vienne en aide, on sait que le bien est de l’aider et que le mal est de l’ignorer ; quand on sait que la notion d’être un vase est celle d’être d’un seul tenant, on sait que le bien est de le préserver comme un et que le mal est de le fracasser ; quand on sait que le sujet de la représentation se représente lui-même (« je suis celui que je suis »), on sait que le bien est d’être sujet de ce dont on peut se représenter être sujet, et que le mal est d’être sujet de ce dont on ne peut pas se représenter être sujet – en quoi on vient de définir la morale.

Le savoir est aussi la détermination du sujet : on est par exemple médecin ou géomètre, parent ou voisin, sportif ou mélomane, etc. C’est qu’être sujet de quelque chose est à chaque fois une certaine compétence. Comme le bien est l’autorité du savoir, il faut reconnaître que le bien est le principe de l’être-sujet : si on fait quelque chose plutôt qu’autre chose, c’est parce que cela nous paraît mieux, préférable, plus représentatif du bien, et faire quelque chose consiste à le faire bien. L’autorité du savoir d’une part, et la nécessité qui constitue l’être-sujet d’autre part, cela ne fait qu’un et c’est ce qu’on appelle le bien depuis Platon.

Or on a vu que l’autorité du savoir est très exactement cela que la vérité, qui est l’autorité des choses, consiste à écarter. La vérité, en tant qu’elle est une autorité (celle des choses), s’oppose donc au bien en tant qu’il est une autorité (celle du savoir) – contrairement à ce qu’on a tous envie de croire pour que le monde soit harmonieux et pour qu’on ait la possibilité d’être heureux (le petit enfant en nous, dans un monde que les parents, garants du vrai à ses yeux, organisent pour son bien, continue de conjoindre les deux idées).

« Faire que le bien ne compte pas », autrement dit que ce qu’on sait ne fasse pas autorité, est-ce que ce n’est pas une définition opératoire particulière ?

La question de la vérité est la même que celle du mal, au réel près

Si : celle du mal ! Par exemple le voleur sait que les richesses qu’il convoite sont la propriété d’autrui. Il sait qu’il en est ainsi, mais il écarte d’un revers de main l’autorité de ce savoir, et il s’empare de ce qu’il convoite. Pareillement celui qui voit un malheureux sait que cela implique de lui porter secours, mais il écarte l’autorité de cette idée, et il passe son chemin. Quant au criminel, il sait que le premier trait de sa victime est la dignité c’est-à-dire la nécessité d’être respectée…

La vérité et le mal seraient alors la même chose ? Évidemment non, car si la vérité se moque du bien, elle se moque tout autant du mal : ce qui est vrai n’a pas à être bon, mais n’a pas non plus à être mauvais. Dans ce cas, comment comprendre que la vérité ait la même définition que le mal alors que les identifier est une absurdité ?

Tout est résolu quand on a compris qu’il y a un réel de la vérité, à ne pas confondre avec celle-ci bien que ce ne soit pas autre chose. Expliquons-nous, et d’abord sur cette notion de « réel ».

Le réel d’une chose est l’effectivité de cette chose, en tant qu’elle n’est pas comprise dans son concept, et même en tant qu’elle le contredit. Par exemple le concept de l’école est l’émancipation par le savoir, lequel est par définition le même pour tous. Le réel de l’école, au contraire, c’est la reproduction des inégalités sociales, et même leur assurance et leur amplification puisque les titres scolaires servent à les valider et à les légitimer (Bourdieu). Ainsi le réel de l’école est en parfaite contradiction avec son concept. D’où ce paradoxe que l’amplification des inégalités sociale soit et ne soit pas l’école : ce n’est pas du tout l’école dans son concept, mais c’est exactement l’école dans sa réalité.

Voyons ce qu’il en est pour la vérité.

Dans sa notion, la vérité est ce qui fait que le savoir ne compte pas, autrement dit son l’idée est d’en écarter l’autorité puisque « ce qu’il en est », qui est le vrai, n’en eût pas moins été si on l’avait toujours ignoré. Dans son réel, la vérité sera donc ce qui fait réellement que le savoir ne compte pas. Demandons alors quel est, à propos de l’autorité, le réel d’écarter. Voici la réponse : c’est récuser. Le réel de la vérité sera donc de récuser l’autorité du savoir. En distinguant « écarter » et « récuser » on sort de l’ambiguïté représentée par le verbe « faire » quand on définit opératoirement la vérité en disant qu’elle consiste à « faire » que le savoir ne compte pas, cette définition convenant aussi au mal

Que serait écarter l’autorité du savoir ? Se conduire comme le voleur et le passant égoïste qu’on vient de mentionner ! Ce sont certes de mauvaises personnes, mais ce n’est pas la même chose d’être mauvais et d’être méchant : ils veulent seulement leur bien, le malheur dont ils sont innocents étant qu’il ne soit pas compatible avec celui des autres. Écarter l’autorité du savoir, c’est donc faire du mal.

Toute différente est la question du méchant : lui, ce qu’il veut, c’est faire le mal, quitte à ce qu’il lui en coûte beaucoup, à la limite sa vie même (certains terroristes ne sont pas dérangés par l’idée d’exploser en même temps que leurs victimes, ni par celle d’être abattus par la police immédiatement après avoir massacré des passants dans la rue). Il n’écarte donc pas simplement l’autorité du savoir qu’il a de la dignité des autres, mais il agit positivement pour que son autorité de sujet, son autorité de faire autorité, écrase en quelque sorte l’autorité du savoir de cette dignité. Mais ce savoir, c’était bien de cette dignité elle-même qu’il était le savoir, de sorte que sa récusation comme savoir n’est pas pour autant l’anéantissement de ce dont il était le savoir : il est récusé, précisément, et non pas écarté. Récuser, cela signifie soumettre à son autorité qui s’exerce comme négation de la valeur propre. Cela revient à dire que le méchant tient positivement à ce que ce soit dans sa dignité que sa victime soit atteinte, et pas simplement dans sa réalité comme le ferait un accident ou une maladie. En soumettant à son autorité de faire autorité celle du savoir qu’il garde de la dignité de sa victime, le méchant entend bafouer cette dignité même, autrement dit l’autorité d’être soi de la victime,alors que celui qui fait simplement « du » mal, comme le voleur ou le passant égoïste, en eût seulement écarté l’idée dans ce qu’elle avait d’obligeant.

La différence entre écarter et récuser le bien, c’est-à-dire l’autorité du savoir, est donc flagrante : dans le premier cas c’est encore du concept gouvernant la chose qu’il s’agit, par exemple le concept du vase qui le gouverne comme devant rester d’un seul tenant, alors que dans le second cas, c’est de la chose comme étant l’autorité dont elle-même relève, par exemple le vase qui, précisément en tant qu’il est un vase, exige de rester d’un seul tenant.

Peut-être sera-t-on plus clair en disant que quand on écarte l’autorité du savoir, c’est de l’objet qu’il s’agit, alors que quand on la récuse, c’est de la chose – l’objet et la chose étant la même réalité, mais considérée selon le savoir dans le premier cas, et en elle-même dans le second. Faire du mal concerne alors l’objet parce que c’est écarter l’autorité de son concept, tandis que faire le mal consiste la chose parce que c’est récuser l’autorité qu’elle est d’elle-même. Ainsi est-ce le vase lui-même, par opposition à l’objet qu’il était pour n’importe qui, que le méchant a l’idée de le fracasser. Et si le méchant le fracasse, ce sera précisément parce qu’être un vase consiste à exiger de rester un : ce qu’il veut atteindre, c’est l’autorité d’être cette chose, tout comme le tortionnaire veut atteindre, dans l’opposant politique, son autorité d’être lui-même, et notamment sa décision d’être loyal.

Si donc on reprend l’idée d’un réel de la vérité comme récusation et non plus comme écart de l’autorité du savoir, on posera que faire que le savoir ne compte pas consiste à faire que ne compte pas l’autorité que les choses sont d’elles-mêmes – les choses et les êtres, évidemment, comme dans l’exemple de la victime que, malgré sa décision de rester loyale, un tortionnaire a réussi à faire devenir un traître c’est-à-dire à plonger dans l’abjection.

Car tel est le mal, qu’il soit la récusation de l’autorité d’être soi par quelqu’un dont la seule question n’est plus que de faire autorité quand la question de n’importe qui est habituellement celle de son bien.

L’abjection est alors l’ultime aspect de la vérité, c’est-à-dire de l’impossibilité que le savoir compte – quand ce qui aurait été écarté comme concept gouvernant l’objet est récusé comme l’autorité dont relève la chose ou la personne quant à être elle-même. Si l’on reprend l’exemple du vase qui comme tel exige de rester d’un seul tenant, on peut imaginer que le méchant lui adresse le discours suivant : « Tu exigeais de rester d’un seul tenant ; tu fais moins le malin, maintenant que je t’ai éclaté en mille morceaux ! tu as trouvé ton maître ! ». Tel est le dit du méchant.

Admettre l’irréductibilité du mal aux explications (indignité de l’excuse) et aux justifications (obscénité de la théodicée), cela revient à le reconnaître comme décision de maîtrise dénuée de sens – car si le mal avait un sens, il ne serait pas le mal mais la poursuite d’un bien dont ce serait juste un malheur qu’il ne soit pas compatible avec celui des autres. Ce que veut le maître, en effet, c’est être le maître : celui qui fait autorité, ce qu’il veut, c’est faire autorité – et c’est précisément en cela que consiste l’autorité. Car l’autorité n’a pas de finalité, ne sert à rien, ne veut rien : l’autorité, cela consiste juste à faire autorité (même si le petit enfant en nous, celui qui dépend entièrement des parents, veut croire que c’est pour le bien de celui sur qui elle s’exerce qu’il y a une autorité).

En quoi c’est bien du réel de la vérité qu’il s’agit, si la définition qu’on a donnée de cette dernière est la bonne : de l’autorité des choses, on enlève les choses parce qu’il est indéniable qu’elles sont les objets du savoir, et ne reste dès lors plus que l’autorité. L’autorité de quoi ? De faire autorité. Sur quoi ? Sur une autorité. Autorité de quoi ? D’être soi. Autrement dit le réel de la vérité advient quand on enlève du vrai ce que le savoir revendique, qui est la déterminité.

Est enfin mise à nu l’essence du mal, définitivement irréductible à quelque réalité et à quelque justification que ce soit, sans pour autant être un mystère.

Unde malum ?

L’essence est une chose, l’origine en est une autre. Unde malum ? (d’où vient le mal ?) Avoir compris que le mal était le réel de la vérité permet de répondre à cette question qui, pour métaphysique qu’elle reste, cesse d’être abyssale.

Car enfin qu’est-ce que cette irréductible autorité de faire autorité sinon, justement, l’irréductibilité de la vérité au savoir ? La dire réelle, c’est dire qu’il appartient à la vérité d’insister quant à ne pas être le savoir : quand bien même on l’y réduirait, puisque le vrai n’est rien d’autre que ce qu’on en sait, cela ne vaut pas puisque si c’est le vrai, c’est que ça ne compte pas qu’on le sache.

A la vérité comme étant réellement la vérité, il appartient donc d’insister contre le savoir à quoi le monde la réduit, et à nous il appartient de reconnaître que cette insistance de la vérité contre le savoir est son réel. Et certes, si c’est réellement que la vérité n’est pas le savoir, alors elle s’entend d’une insistance contre ce même savoir, insistance dont il faut dire d’abord qu’elle ne cesse pas de s’imposer (il n’y a aucun moment où la vérité pourrait n’être que le savoir), et dont il faut dire ensuite qu’elle ne consiste en rien, qu’elle est forcément vide et étrangère à quelque finalité que ce soit, puisqu’en fait la vérité n’est pas autre chose que le savoir (le vrai, c’est ce qu’on sait) !

Originellement, la réponse à la question du mal est donc la suivante, enfin découverte et formulée : le mal est l’insistance de la vérité à ne pas être le savoir, insistance qui elle-même ne cesse d’insister (puisque le fait de la vérité est le savoir contre lequel est la vérité) et qui ne consiste en rien (puisqu’il n’y a pas de différence entre le savoir et la vérité).

Concrètement, de quoi s’agit-il ? Dire que la vérité insiste à ne pas être le savoir et que c’est cette insistance qui est son réel autrement dit le mal,n’est-ce pas se payer de mots et prendre des métaphores pour des concepts ?

 Ainsi en serait-il en effet si l’on ne précisait pas que les deux notions de l’autorité et de la responsabilité sont l’envers l’une de l’autre (par exemple l’autorité de l’orthographe et notre responsabilité d’écrire correctement ne font qu’un) et que quand on parle de l’insistance de la vérité à ne pas être le savoir, c’est aussi bien de l’irresponsabilité qui serait la nôtre de ramener le vrai (ce qu’il en est) au su (ce que le savoir constitue légitimement). L’autorité de faire autorité qui est le réel de la vérité, c’est donc aussi bien notre responsabilité d’être responsable, qui ne consiste en rien par opposition à la responsabilité proprement dite qui consiste toujours en quelque chose. Par exemple elle consiste à soigner quand on est médecin, mais la responsabilité d’exercer cette responsabilité proprement médicale (la décision d’être médecin) n’est pas plus quelque chose de médical que la responsabilité d’être géomètre n’est quelque chose de géométrique : elle ne consiste en rien – dès lors bien sûr qu’on parle d’une responsabilité c’est-à-dire d’une imputation (on peut toujours dire qu’elle consiste en autre chose, par exemple perpétuer une tradition familiale, mais il faudra alors interroger cette nouvelle responsabilité et s’engager dans un renvoi à l’infini qui interdira l’irréductible de l’imputation et donc de la responsabilité). Voilà pourquoi il revient au même de définir le mal comme le réel de la vérité, ou de dire que la méchanceté consiste à exercer une autorité qui ne consiste en rien c’est-à-dire qu’à faire autorité.

Parce que les notions d’autorité et de responsabilité ne font qu’un, on répond donc à la question de l’origine du mal en disant que la méchanceté est la responsabilité qu’on prend de rétablir l’irréductibilité de la vérité au savoir – et qu’on prend librement (on contredirait la notion de méchanceté en en faisant l’effet d’une réalité puisqu’on désignerait alors une innocence) : elle est le refus, donc la responsabilité qu’on prend, de ne pas être assez irresponsable pour laisser le savoir prendre la place de la vérité. Cela se traduit, pour un sujet, par la position de soi comme autorité de faire autorité (ce qui ne consiste donc en rien, contrairement par exemple à l’autorité de soigner), autrement dit comme auteur, dès lors du mal. L’expression moderne « avoir la haine » dit cela : à un sujet, dont la responsabilité constitue à la fois la réalité et la définition, il apparaît comme absolument irresponsable de laisser le savoir être tout, comme c’est le cas, par exemple, quand la vie consiste à rester toujours soumis à une divinité incompréhensible ou, dans d’autres ères culturelles, à consommer toujours plus, ou encore à être fidèle au Parti (pour ne prendre que des exemples généraux, tout en sachant que c’est surtout dans la particularité des situations, notamment familiales, que se joue l’insupportable que le savoir soit tout comme par exemple quand un père fait la loi au lieu de la représenter).         

Pour faciliter la compréhension, il faut rappeler ce qu’il en est de la vérité pour nous, dans son irréductibilité au savoir.

Soit donc un savoir qu’on va thématiser comme tel en en faisant le cours d’un professeur. On le suppose clair et les étudiants attentifs. Ceux-ci le suivent en vue de l’examen ou du concours : ils se moquent bien de savoir si ce que le professeur dit est vrai ou est faux, car pour eux il suffit que ce soit légitime et que l’utilisation qu’ils en feront soit validée par le décernement du diplôme qui leur permettra de se placer dans l’ordre social – cela seul qui les intéresse. Ainsi en est-il de tous. Sauf d’un. Lui, il fait exception bien que par ailleurs il soit leur semblable. En effet il vient d’être frappé (donc réveillé de l’académisme commun) par ce que le professeur a dit : il a réalisé que c’était vrai, nonobstant que ce soit l’habituel des préparations scolaires. Au scandale de ses camarades dont il perturbe la morne préparation, il s’écrie presque malgré lui : « Mais bon sang, c’est vrai que la somme des angles du triangle plan est égale à deux droits ! C’est bien ce qu’il en est ! Euclide avait raison !». Lui, il vient de réaliser que si la géométrie est un savoir et non pas un langage vide comme elle l’est pour ses camarades, c’est parce qu’elle dit ce qu’il en est et non pas ce que ses axiomes constituent comme énoncés légitimes – bien que ce ne soit pas autre chose et qu’entre les deux, il n’y ait que cette « réalisation » qui fasse la différence. Ses camarades deviendront des professeurs : le savoir commun de ce langage ou des légitimités qu’il instituera sera leur affaire commune. Lui, non : d’avoir réalisé que le savoir n’était pas la vérité bien que celle-ci ne soit pas autre chose, c’est désormais au vrai lui-même qu’il aura affaire quand il entreprendra de savoir. Dans cette classe qu’il trouve maintenant désespérante (que voulez-vous, il faut bien gagner sa vie…) un destin vient de naître, le sien, qui est celui d’un penseur – à nommer ainsi celui dont l’affaire n’est pas le savoir, responsabilité commune, mais la vérité, responsabilité personnelle, à l’instar d’Euclide lui-même dont on ne nie pas qu’il ait été un homme de savoir.

C’est que la vérité est le savoir, plus la responsabilité inouïe que quelqu’un prend que ce qu’on sait, ce soit ce qu’il en est, autrement dit que le su (immanent au savoir), ce soit le vrai (transcendant le savoir).

Or de quoi cette responsabilité est-elle la responsabilité, sinon de soi comme sujet personnellement responsable d’accorder au savoir, dont elle ne diffère pas, le droit de se présenter comme la vérité ? Et certes, quand le savoir relève de cette autorité dont la signature d’un « auteur » est l’indication, c’est la vérité : la géométrie plane est euclidienne, la gravitation newtonienne, l’évolution darwinienne, la connaissance de l’inconscient freudienne, celle des effets du langage lacanienne, etc. (D’où ce paradoxe qu’il y ait de la vérité dans le savoir, alors même que par vérité, c’est l’irréductibilité au savoir qu’on entend.)

Par où l’on constate que c’est la même chose pour la vérité d’être la vérité à l’encontre du savoir dont elle ne diffère pas, et pour le sujet de s’autoriser de lui-même non pas quant à être sujet dans une compétence particulière (là, on s’autorise de son savoir) mais, dans la pure distinction de la vérité relativement au savoir, seulement quant à être sujet (d’où l’étonnante vérité du sujet, quand il l’est dans la responsabilité de l’être : faire de la vérité un savoir[6] !).

A la question de l’origine du mal, la réponse est donc limpide, pour nous qui avons compris que la vérité dans son réel, et l’autorité de faire autorité c’est-à-dire d’être sujet, ne faisaient qu’un. Voici cette réponse, durement conquise : l’origine du mal, c’est que le savoir ne soit pas la vérité mais que celle-ci, de n’en différer aucunement, se réduise à son insistance toujours plus insistante : celle de ne pas être le savoir bien qu’elle ne soit rien d’autre.

Nous n’étions pas sans le savoir

Que le mal soit « le réel de la vérité », nul ne le savait en ce sens[7] avant que nous l’établissions ; mais nul n’était non plus sans le savoir. En témoigne que celui qui fait le mal était désigné comme l’auteur des faits alors que la définition exacte du « fait » est d’être « ce que pose une proposition vraie » – comme si c’était la même chose d’être sujet du mal et sujet de la vérité. Et certes, c’est la même chose… au réel près.En quoi bien sûr ce n’est plus d’un sujet qu’on parle mais d’un auteur.

Il y a en effet un sujet du bien (ce qui est un pléonasme, puisque tout sujet est déterminé et que sa réalité est l’autorité du savoir qu’il a pour détermination), mais il y a un auteur du mal : celui auquel les faits seront imputés. C’est le même que celui de la vérité, qui est un auteur par opposition au sujet qui l’est du savoir – à ceci près que c’est de la vérité dans son réel qu’on parle maintenant. On ne peut pas être sujet du mal ni de la vérité, et on ne peut pas être auteur du bien – lequel est au contraire le normal, c’est-à-dire l’anonyme et l’insignifiant puisque le bien est ce qu’il est normal que n’importe qui fasse.

Quand l’idée de l’auteur est réfléchie cela constitue une figure nouvelle : le maître, celui qui décide, autrement dit celui qui n’est rien d’autre que sa propre autorité de faire autorité. Or quel est le statut de l’auteur de la vérité, sinon justement d’être un maître ? Par exemple qui peut nier que Socrate ait été un maître ou, plus près de nous, Lacan ? De même que tout le monde a su que « les faits » renvoyaient en même temps – au réel près ! – à la vérité et au mal, tout le monde a toujours su que « maître » était en même temps le statut de celui qui amène au vrai et de celui qui fait le malau réel près! A l’auteur du vrai qui a pour question d’écarter le savoir dont celui-ci relève, et ainsi d’être seulement auteur (par exemple l’écrivain ne veut pas écrire ceci ou cela : il veut juste écrire), correspond, dans la logique « réaliste » de l’idée de vérité, l’auteur des faits qui a seulement pour question de faire autorité, autrement dit de récuser non plus le savoir des choses ou des êtres mais l’autorité d’être soi de ces choses ou de ces êtres.

A l’être parlant est dévolu d’avoir la vérité pour affaire. Le réel de la vérité, c’est le mal, que le langage a introduit avec elle dans l’univers et dans la vie, jusque là innocents. 


[1] En refusant d’être scandalisé par certaines choses que font les hommes et aussi de s’indigner de ce qu’ils les fassent, au nom de la raison qui, en effet, établit qu’il n’y a que ce qu’il ne pouvait pas ne pas y avoir, on commet une énorme faute de raisonnement : de ce qu’un affect n’ait pas d’objet qui lui corresponde (effectivement le mal n’est rien) on déduit qu’il est sans vérité. Or la conséquence n’est pas bonne. Les fantômes n’existent pas, non plus que les divinités des diverses religions et pourtant des gens témoignent de leur apparition : leur effroi n’est pas moins humain que notre placidité, pas moins digne de considération et surtout d’intelligence de notre part puisque c’est le vécu irréductible d’un certain rapport à la mort, au sacré, à la contingence de vivre encore, à l’impossibilité du deuil, à l’autorité dans lesquels se dit aussi ce que c’est qu’être humain.

[2] Rappelons les raisons de cette impossibilité : 1) le savoir se réitère constamment lui-même, toute réponse suscitant de nouvelles questions ; 2) l’idée d’un dernier (ou d’un premier) mot est une contradiction dans les termes puisque la réalité d’un mot est la suspension de son sens comme appel à l’autres mots, aucun n’ayant été le premier ni ne pouvant être le dernier ; 3) l’idée (religieuse) d’un dernier signifié et donc d’une ultime satisfaction est absurde, puisqu’elle fait l’impasse sur l’impossibilité qu’elle n’exige pas encore un assentiment qui lui reste irréductible et en avère dès lors l’imposture ; 4) le sens de l’énonciation n’est jamais réductible à la signification de l’énoncé, en étant toujours potentiellement la subversion.

[3] Dans l’engagement les raisons comptent et c’est ce qu’on énonce en disant qu’à l’impossible nul n’est tenu. Dans la promesse, ce ne sont pas les raisons qui comptent mais uniquement la responsabilité que quelqu’un a prise d’être sujet de quelque chose (par exemple élever l’enfant qu’il a mis au monde) à travers la parole qu’il en a donnée. Aucune raison d’aucune sorte ne saurait donc être invoquée quand elle n’est pas tenue, et notamment pas la « meilleure » de celles qui peuvent être invoquées, qui est bien sûr la mort. Certes, celui qui avait promis est mort avant d’avoir pu tenir parole, d’une maladie ou d’un accident. N’empêche qu’il n’a pas tenu parole et que c’est la seule chose ce qui compte : quiconque a perdu ses parents avant d’être arrivé à l’âge adulte, ne laisse pas, malgré sa souffrance et l’amour qu’il leur garde,de leur en vouloir de n’avoir pas tenu leur promesse de l’y conduire. Il ne faut donc pas confondre : l’engagement l’est du possible parce qu’en lui le savoir compte (il y a des raisons à ce qu’il soit tenu ou à ce qu’il ne le soit pas), tandis que la promesse l’est de l’impossible parce qu’en elle le savoir ne compte pas (toute excuse de ne pas tenir sa parole est un mensonge, surtout si elle est indéniable).

[4] On a déjà dit qu’il ne fallait surtout pas ramener la bonté, qui n’est certes ni normale ni (donc) insignifiante, à la question du bien. Car le bien est un accomplissement, alors que la bonté est une transgression – comme on le voit de ce qu’elle fasse littéralement horreur. Disons la même chose autrement : le bien est la notion d’une nécessité alors que la bonté est celle d’un « réel » (d’où l’horreur) : le bien est ce qu’il est nécessaire que n’importe qui fasse, alors que l’auteur de la bonté fait ce qu’il était impossible qu’il ne fasse pas.  

[5] Rappelons que cette formule constitue une définition exacte : celle de la souveraineté. C’est donc la même chose d’admettre la responsabilité irréductible de quelqu’un quant être le sujet qu’il se trouve être, et de refuser à la souveraineté d’être jamais autre chose qu’une idée – ce qui revient refuser l’idée qu’on puisse être absolument sujet. Les deux idées d’être irréductiblement sujet et de l’être souverainement sont non seulement différentes mais réciproquement exclusives : un sujet souverain serait une substance muette, c’est-à-dire ce que le sujet s’entend irréductiblement de ne pas être, lui qui n’est donc sujet qu’à ce que le sens de sa parole et de son agir lui échappe (et donc qu’à ce qu’on ne puisse jamais totalement répondre de soi). Plus simplement : un sujet souverain se saurait lui-même alors que c’est au contraire de s’ignorer qu’on est sujet : dans l’autorité (et non pas dans le savoir qui dès lors ne compte pas) d’être soi.

[6] Ainsi que Lacan l’avait vu, mais tout autrement et à propos d’autre chose (la question du psychanalyste, du mathème et de la « passe »).

[7] Mais on le savait en un autre sens, hégélien, qui consistait à identifier les deux notions de la vérité et de l’histoire.