Cours du 29 juin 2001
Enigme et vérité (contingence, autorité, visage, féminin, fin mot)
Fait autorité celui qui s’autorise de lui-même, à l’encontre du savoir et de la place qui autoriseraient n’importe qui. Cet encontre, nous l’avons traduit la dernière fois par l’idée de contingence. On ne s’autorise donc jamais que de sa propre contingence – et l’on doit par conséquent nommer » auteur » celui qui fait ce qu’il fait pour la seule raison qu’il est lui et non pas quelqu’un d’autre. Est-ce que cela constitue le moins du monde une raison ? bien sûr que non : nul ne peut inscrire cette nécessité, et nul ne peut en faire un commandement sans se contredire (comme on se contredirait en ordonnant à quelqu’un d’être naturel). La raison qui compte ne peut pas être une raison, car il n’y a de raison que plus ou moins importante ; et c’est depuis ce paradoxe qu’on peut uniquement poser la question de la vérité telle qu’elle se pose en vérité, c’est-à-dire de manière éthique. Je traduis encore cette idée en rappelant qu’il faut appeler vérité l’éthique de la première personne comme telle, c’est-à-dire comme impossible à elle-même – ce que signifie le terme de » génie « . Fait autorité celui qui s’autorise de son génie, non pas comme une chose ou un être extérieurs (un » bon » génie) à qui il demanderait on ne sait quelle validation de ses actes, mais qui fait ce qu’il fait uniquement parce qu’il est lui-même. La notion du génie, dans son inconsistance absolue (le génie n’est pas quelque chose mais simplement le fait d’être soi), s’identifie par cela même à la notion de l’autorité, qui n’est jamais celle d’un pouvoir c’est-à-dire d’une faculté positive.
La vérité, dès lors qu’on refuse d’en faire un savoir et de la séparer de la notion du génie, est par conséquent » sans raison « . Impossible, avons-nous vu la semaine dernière, de séparer les notions de vérité et de contingence – et l’on peut aussi bien dire que le terme de » génie » désigne cette nécessité philosophique. Il y a une raison qui compte, je viens de le dire, mais cette raison n’importe pas, parce qu’elle est simplement le fait d’être soi (sur lequel il est par ailleurs tout à fait possible d’avoir cédé depuis toujours et pour toujours). La notion de contingence renvoie à l’inconsistance de cette raison, en tant qu’elle est la vraie raison. Mais bien sûr il y a d’autre part les raisons réelles. Et le vrai, je le dis contingent, en ce sens très précis qu’il est la distinction à l’intérieur de soi (en quoi il est distingué) de ce qui le cause réellement (paradigmatiquement : une sublimation) et de ce qui le cause vraiment (paradigmatiquement : une signature).
Si l’on se réfère au » principe de raison « , on dira qu’il est à la fois nécessaire et impossible au vrai qu’il relève d’une raison. Quand il s’agit de vérité, il est impossible qu’il n’y ait pas de raisons (le vrai ne saurait être l’arbitraire), mais il est tout aussi impossible que toutes les raisons qu’on peut inscrire soient vraiment la raison du vrai : il n’y a jamais qu’une raison au vrai, qui est le génie au sens que je viens de rappeler. Cette raison est là, tout le monde en est conscient, et pourtant elle n’est rien d’autre que sa propre impossibilité (on ne saurait vouloir être soi et non pas quelqu’un d’autre c’est-à-dire être un génie), bien qu’elle soit par ailleurs absolument évidente. D’où ma thèse d’aujourd’hui : le vrai existe sur un mode essentiel qui est le mode de l’énigme. Rien de ce qui est vrai ne saurait échapper à cette nécessité, et réciproquement rien de ce qui est énigmatique ne saurait être non vrai.
L’énigmatique reconnaissance de l’énigme
Nous voyons bien que tout ce qui produit sur nous cet effet de vérité dont le sentiment de respect est en quelque sorte le détecteur, ne peut le faire qu’à s’imposer en première personne : rien ne nous impose le respect qu’à valoir d’une décision personnelle, c’est-à-dire d’une décision pour laquelle rien de ce qu’il était raisonnable de choisir n’ait compté. Le respect comme nécessité de la décision personnelle est lui-même un sentiment énigmatique – à la fois parce qu’il porte sur une réalité qui, comme telle, ne saurait suffire à le fonder (on ne respecte jamais que ce qui est divisé entre sa réalité qui importe et son impossible vérité qui compte), et parce qu’il institue en nous une division correspondante que nous ne pouvons justifier (si j’avais positivement une vérité, elle serait seulement un élément supplémentaire de ma réalité). Le respect, que nous avons appris à penser comme la reconnaissance du vrai, reçoit donc de son objet cette division essentielle que signifie la notion d’énigme, est c’est à faire apercevoir la définition de l’être humain comme ce vivant pour qui le vrai a valeur de cause qu’il constitue en lui-même une révélation énigmatique.
Et comme la question du respect est aussi bien celle de l’autorité, on peut dire que cette question se ramène elle-même à celle de l’énigme. Car une autorité n’en est une, dans quelque domaine que ce soit, qu’à être énigmatique, c’est-à-dire qu’à ce que tout le monde reconnaisse que les raisons qui la justifient (par exemple la place, dans le cas d’un chef) ne comptent absolument pas, et que ce qui compte est tout autre chose, cela même qu’on doit nommer l’autorisation de soi, et dont la notion est le noyau de celle de l’énigme en général.
Dire ce que c’est qu’une énigme, c’est par conséquent expliquer en quoi la vérité s’entend depuis une division qui soit manifestement celle des raisons réelles qui importent et celle d’une autre raison, la vraie raison, qui compte. Pour qu’il y ait énigme, il faut en effet qu’une rationalité soit indubitablement à l’œuvre (l’arbitraire exclut d’avance toute éventualité d’énigme) mais que cette rationalité soit expressément le manque d’autre chose que, problématiquement, on appellerait la » vraie » raison, et qui ait justement de manquer pour essence. La raison manquante, si elle ne manquait pas, dirait ce qu’il en serait enfin du sujet (qui dès lors n’en serait pas un).
C’est l’articulation de cette causalité éthique (dont notre étude du respect nous a révélée qu’elle était causation par le vrai) avec la raison qui ne compte pas qui fait l’énigme – autrement dit : toute énigme consiste à manifester que ce qui importe n’est pas ce qui compte, lequel ne peut pas ne pas manquer là où l’on irait le chercher. Ainsi l’énigme est-elle la manifestation de ce manque – mais manifestation qu’il faut entendre comme distinction : celle-là même que nous faisons toujours entre ce qui importe et ce qui compte et qui, forcément, n’est jamais disponible puisqu’il est supposé par toute disponibilité (s’il était disponible, même à titre de simple possibilité, il importerait et ne compterait pas). Qu’est-ce qui compte, et qui a pour essence de manquer là où l’on chercherait la plus vraie des raisons, celle dont toute autre procède forcément non pas dans sa réalité qui ne compte pas, mais quant à l’éventualité qu’elle soit vraie ?
Car en toute énigme, il s’agit de ce qui fait vraie la vérité (et pas simplement réelle, comme dans la proposition de type platonicien qui consisterait à affirmer qu’il y a de la vérité). C’est l’effet de ce redoublement qu’il faut appeler respect – le sentiment énigmatique.
Enigme et visage
La réalité phénoménologique de l’énigme tient toute entière dans sa contingence, non pas au sens d’arbitraire (au contraire : l’énigme donne avant tout le sentiment de sa légitimité, par opposition au simple paradoxe qu’on peut mépriser), mais au sens où sa nécessité, y compris philosophique (par exemple une compréhension du fait d’être humain), ne compte pas. Reconnaître pareille contingence revient à refuser de séparer les notions d’énigme et de vérité.
Cette nécessité que la vérité s’entende d’abord comme contingence, on la trouve réfléchie dans le visage, où apparaît non pas ce qu’est la personne mais bien qui elle est, quand on le saisit dans son irréductibilité à la figure autrement dit à la fois comme exposition, au sens de Lévinas, et comme lieu des marques. Un visage qui n’est pas marqué n’en est pas un, et c’est toujours l’impossible qui se donne à voir de cette façon, et cause le visage comme tel. Alors que la figure est nécessaire (chacun appartient à l’humanité et il ne saurait en être autrement), le visage est contingent, précisément d’être fait comme visage par l’impossible, par ce qui n’a pas pour vérité de pouvoir s’inscrire à la manière des lois de la nature ou des complémentarités sociales. L’impossibilité ainsi entendue fonde l’autorité, telle qu’elle appartient nécessairement au visage parce qu’il est visage de la personne elle-même, de la personne » en personne » c’est-à-dire dans son génie. Si l’on réfléchit à l’autorité personnelle, au charisme dont nous avons déjà parlé et sur quoi nous aurons encore l’occasion de revenir, il faut dire qu’une personne qui apparaît elle-même fait autorité, et que réciproquement il n’y a d’autorité personnelle que du visage, dans sa contingence : alors que la médiocrité s’en tient au masque de l’autorité qui est toujours la figure d’une nécessité (tel directeur de grande école convoque rituellement les élèves pour jouer les affairés devant eux et les regarder par dessus ses lunettes…), la personne qui fait autorité existe sa contingence et donc est exposée (éventuellement à l’outrage, à la raillerie), marquée (notamment par les épreuves intellectuelles et spirituelles dont elle n’a le plus souvent pas conscience, mais aussi, avons-nous vu, par l’ » impossible » de la différence des sexes). Comment nommer un tel apparaître, dès lors qu’on en opère la réflexion, sinon une énigme ? Et si la première caractérisation que je viens d’en donner est légitime, autrement dit si l’énigme est bien la distinction manifeste des raisons qui importent et de celle qui compte (j’insiste sur cette opposition du pluriel et du singulier), alors il faut dire qu’il appartient au visage d’attester de ce manquant originel que serait avec lui la réponse à la question de savoir qui est la personne en question – puisqu’avoir vu le visage d’une personne est savoir qui elle est, par opposition à sa figure qui indique son âge, son origine géotraphique, son statut social, etc.. disant ce qu’elle est. En quoi je viens de donner une sérieuse indication : la raison toujours manquante, celle qui dirait enfin le sujet lui-même (mais précisément : c’est de ce manque uniquement, qu’il est lui-même !) et qui peut aussi bien valoir comme le souvenir du visage dans l’ordre de la représentation, c’est le nom propre, celui dont toute la philosophie est l’effectuation. Car bien sûr, il est impossible de séparer visage et philosophie – puisqu’il s’agit à chaque fois de la vérité dans la possibilité qui lui est inhérente (et dont la notion d’énigme est la clé) de pouvoir être présentée (au sens kantien de la Darstellung). En effet, une philosophie présente la vérité dans l’ordre de la représentation comme le visage la présente dans la subversion de la représentation– puisqu’un visage n’est pas une image ou un aspect de la personne, mais bien la personne même, comme exposée et marquée.
Inversement, on peut dire que tout ce qui est contingent présente une dimension de visage, quand bien même il s’agirait de choses. Et comme le visage est l’apparaître de la personne (et non pas simplement du sujet ni bien sûr de l’individu), il faut reconnaître une dimension éthique inhérente à toute chose contingente. Car il y a bien sûr une éthique des choses : un vrai n’est pas sujet de son existence de la même manière qu’un faux, pour m’en tenir au paradigme du problème qui reste celui de la vérité. Et c’est à mon avis la tâche essentielle de la phénoménologie de nous révéler notre fraternité originelle, non pas naturelle mais éthique, avec les choses, au-delà de l’habituelle discrimination spéculaire pour laquelle ce qui ne nous ressemble pas ne compte pas, et qui, au-delà du racisme, du sexisme et du spécisme, nous fait dénier que les choses, par leur capacité de mentir ou d’être véraces, soient quant à ce qui compte du même bord que nous. La phénoménologie du visage est l’archétype de cette reconnaissance. Par exemple il y a des choses modestes et des choses prétentieuses – et une analyse phénoménologique doit nous indiquer ce que cela signifie concrètement, comme façon d’exister et d’apparaître, notamment en établissant qu’il s’agit toujours de la contingence, admise et assumée ou au contraire déniée évitée ou obturée. Ainsi, on pourrait dire ce qu’est la bêtise simplement en explicitant la manière dont une certaine casquette, celle du jeune Charles Bovary, se donne à voir. Et la bêtise, comme » exis « , nul ne niera que c’est une énigme…
En quoi je ne m’éloigne pas trop de mon problème, puisque cette contingence est aussi bien une manière pour les choses de faire ou non autorité. Car s’il y a des choses ou des lieux qui inspirent tout de suite le respect, c’est bien qu’ils s’imposent éthiquement, autrement dit qu’ils font autorité. Les choses ou les lieux qui font autorité, est-ce que leur apparaître n’est pas énigmatique ? Est-ce que cette dimension ne renvoie pas à ce paradoxe de l’éthique » réelle » qui est bien, comme telle c’est-à-dire comme responsabilité » phénoménologique » (que la chose soit elle-même le sujet de son propre apparaître), une sorte d’autorité dont le modèle est toujours pour nous le respect inspiré par le visage ?
Quand donc je m’interroge sur ce que c’est que s’autoriser de soi-même, ce n’est pas seulement pour savoir ce que c’est qu’être un auteur, c’est aussi pour comprendre pourquoi on a raison d’avoir des égards et des prévenances pour certaines choses qui, après tout, ne sont jamais que des choses. Car il y a aussi des choses qui comptent. J’en ai parlé il y a plusieurs années en réfléchissant sur l’âme : certaines choses ont une dignité propre, de sorte que le savoir qui les concerne, et dont à la réflexion rien ne nous permet de contester l’exhaustivité de principe, ne compte pas. Car bien sûr la dignité caractérise un être qui compte en tant qu’il compte, et donc, à la réflexion, en tant que le savoir qui l’épuise ne compte pas. Eh bien c’est encore de l’énigme qu’il est question ici : ces choses qui ont une âme, dont nous avons besoin pour que notre vie puisse elle-même accéder à des moments de dignité, c’est énigmatiquementqu’elles apparaissent. Tout cela, donc, je le rangerais sous la grande rubrique véritative de la » visagéité » des choses.
L’énigmatique autorité du féminin
Il est impossible d’apercevoir le vrai autrement que dans le caractère énigmatique de sa présence, qui est en même temps un retrait – puisqu’il est fait de sa propre division, de l’unité déchirée de sa propre nécessité et de sa propre contingence, unité que j’ai appelée distinction et qu’on peut définir de manière ramassée en disant que l’essentiel ne compte pas. Par exemple une œuvre d’art est une chose en quoi l’essence même de la chose (par opposition à l’objet toujours déjà asservi à sa constitution) s’effectue, mais elle est vraie parce que cette entité qui est éminemment chose existe comme si elle était une personne (l’essentiel ne compte pas, donc – ce qui n’est dès lors pas sans le supposer). Un visage, pareillement, est une figure humaine déterminée, biologiquement et surtout socialement constituée. Mais cela ne compte pas, et c’est là où cela ne compte pas (dans l’impossible de l’exposition et des marques) qu’il est visage. Bref, le contingent est énigmatique parce qu’il est à la fois inscrit et ininscriptible, épuisé par sa nécessité et en même temps indifférent à elle, bref distingué. Et je veux insister sur cette thèse que le contingent fait autorité, comme tel – autrement dit il fait autorité justement là où les raisons qui fonderaient la nécessité qu’il fasse autorité ne comptent pas. Cette notion de l’autorité propre du contingent est absolument capitale.
Le paradigme de cette nécessité, tout le monde l’a reconnu, c’est le féminin– qui renvoie aussi à la question de l’énigme. Car s’il y a une évidence du masculin, il y a une énigme du féminin, au sens où tout ce qui détermine le masculin importe pareillement pour le féminin (rien n’est plus absurde que l’idée d’une » nature » féminine, qui serait une différence d’aptitudes ou de capacités), sauf que tout cela ne compte pas. Je proposerais donc la formule suivante : le féminin, c’est exactement la même chose que le masculin, sauf que ça ne compte pas. Eh bien, moi je dis que cette formule constitue une certaine définition de l’autorité
Je mettrais volontiers cela en rapport avec une nécessité sur laquelle je réfléchis depuis longtemps, et que je justifierais en rappelant cette évidence qu’il est impossible de séparer les questions de la vérité et du salut. C’est une sottise de parler de » vérité » notamment à propos de la science, parce que cela revient à l’identifier au savoir légitime. Or qui accepte jamais de vivre et de mourir pour un savoir, aussi légitime qu’il soit ? Mais pour la vérité, oui : elle fait vivre, elle fait mourir, elle sauve, aussi – bref, sa notion est inséparable de celle du salut, pour présenter métaphysiquement une nécessité que je préfère développer en réfléchissant sur le respect. Si donc j’ai raison de reconnaître une autorité au contingent comme tel, et si l’on peut aborder la question du féminin à travers la question de la contingence en suivant l’orientation lacanienne, alors il est bien certain que la question de l’autorité du féminin se pose comme celle d’un certain pouvoir de sauver alors même que la notion d’autorité s’entend d’abord à l’encontre de celle du pouvoir (n’importe quel médiocre peut exercer le pouvoir : il lui suffit d’occuper la place correspondante – mais il ne fera pas autorité pour autant). Je le dis autrement : on peut aborder la question de l’autorité en partant de celle du pouvoir en disant que l’autorité, c’est le pouvoir quand le pouvoir ne compte pas. J’ai déjà indiqué l’exemple du chef : il est défini par sa place à la » tête » d’une entreprise, mais il n’est un chef qu’à partir du moment où cela ne compte pas, sinon c’est un simple caporal – ou généralissime – qu’on redoute et qu’on méprise en même temps, bref ce à l’encontre de quoi le vrai chef se fait reconnaître. Eh bien je crois que l’autorité du féminin s’entend selon une nécessité analogique : pas de différence avec le masculin (de même que le chef ne diffère pas de sa place : il est la tête de l’entreprise), mais ça ne compte pas.
Rien d’arbitraire par conséquent à caractériser le féminin par son autorité – en tout cas rien de plus arbitraire que de reconnaître qu’un chef en est seulement un à la condition de faire autorité. Mais alors que les chefs en général perdent, puisqu’ils conduisent toujours à des fins qui les supposent en fin de compte médiocres (ils doivent être de bons techniciens pour mener à la victoire, dont la nécessité n’est évidemment pas leur décision : en fin de compte, ils ne sont gens que des moyens et par là même des esclaves), le féminin sauve. Il sauve non pas au sens où il disposerait des moyens dont une habile mise en œuvre apporterait un résultat souhaitable (justement : ceci est la servilité des chefs), mais bien au contraire de libérer de la question des fins et des moyens parce que la distinction implique l’indifférence à l’alternative de la victoire et de la défaite. Cette indifférence est l’aspect négatif du salut.
L’autorité du féminin confère le salut. En quoi on pourrait l’imaginer comme un pouvoir, mais notre réflexion sur le salut (c’est-à-dire la dénonciation de l’acception métaphysique du terme) nous fait reconnaître qu’il ne consiste en rien – comme l’âme, qui n’est pas un élément de plus d’une maison, par exemple – et par conséquent que le pouvoir qui l’assurait n’en est pas un. L’autorité du féminin est un pouvoir qui opère lui-même la soustraction de tout pouvoir, et c’est par là qu’il sauve – à l’encontre de l’entreprise des chefs qui est toujours une entreprise servile. Et une entreprise servile, forcément, elle ne peut qu’asservir et rendre médiocre, puisqu’on décide alors de ne pas s’autoriser de soi, mais de lui.
L’autorité du féminin est donc un pouvoir qui n’est rien d’autre que son propre dédit et qui par là même sauve celui sur qui il s’exerce. Que l’autorité sauve alors que d’habitude, c’est le pouvoir qui le fait, telle est l’énigme du féminin, selon moi – implication de la simple idée de contingence telle que je l’ai développée.
Mon idée n’est pas du tout abstraite, puisque cette autorité apparaît dans certains moments de vérité, par exemple à l’extrême de la maladie ou du désespoir. Un regard féminin simplement croisé dans la rue peut sauver une vie, arrêter définitivement sur le chemin d’un suicide qui aurait été mûrement réfléchi et préparé, ou peut-être permettre d’y aller avec bonheur et simplicité quand on restait pris dans l’effroi d’une nécessité désespérée, mais assurément pas un regard masculin – alors même qu’on est habitué à rapporter à l’idée du père la figure du sauveur. Heureux celui (ou celle) qui pourra mourir dans la lumière d’un regard féminin, en tenant une main féminine : il sera sauvé parce qu’il entrera dans la contingencequand il n’était jusque là que sa propre nécessité.
C’est ce » pouvoir » qui est tout le contraire d’un pouvoir que j’appelle autorité – une autorité que je dis téléologique pour l’idée d’humanité. Peut-être toute énigme reconnue est-elle le pressentiment de cette téléologie (qu’il faudrait donc opposer à la finalité comme la contingence s’oppose à la nécessité).
Si l’on ne se place pas d’un point de vue métaphysique, la première énigme est celle du féminin – précisément en tant qu’il n’est pas différent mais distingué du masculin. Que la question leibnizienne du pourquoi de l’étant en général soit la première en droit n’implique pas qu’elle soit la première en vérité – puisque l’ordre du droit ne s’entend que par la décision originelle d’être sans égard, autrement dit que par la décision originelle de bannir le vrai au profit du justifié – en quoi consiste l’institution même du métaphysique. Si donc j’ai raison de lier la question de la vérité à la question de l’âme (par exemple une maison neuve n’est pas une vraie maison : si confortable qu’elle soit, elle n’a pas d’âme), alors il est bien certain que la question de l’énigme ne trouve son paradigme dans la formulation leibnizienne que métaphysiquement. Autrement dit : quand je bute sur cette énigme qu’en effet » il y a quelque chose et non pas plutôt rien « , je ne le fais qu’autorisé d’une attitude dont l’origine, précisément comme autorité, est ailleurs. Je viens de dire où : dans le paradoxe de l’autorité féminine, comme autorité de » sauver » en un sens non métaphysique, comme nécessité qu’il y ait l’âme (et de fait, un lieu exclusivement masculin est toujours un lieu sans âme). Or seul l’être qui peut » sauver » sans que cela procède pourtant d’aucun pouvoir, au sens de l’autorité du contingent que j’ai précisé, peut donner et par là même ouvrir à la dimension de l’énigme. Voilà pourquoi le féminin est téléologique, encore une fois, pour l’idée d’humanité.
J’y reviendrai un jour, d’une manière ou d’une autre ; je voulais juste montrer à l’extrême de son acuité la corrélation de la contingence, de l’autorité et de l’énigme. Peut-être en toute énigme s’agit-il finalement de l’autorité du féminin, au sens où la vraie autorité, celle qui sauve, est celle qui nous fait entrer dans la contingence. Eh bien moi je dis que c’est formellement de l’énigme qu’il s’agit là.
S’autoriser : de l’énigme qu’on n’est pas sans être pour soi
A propos de l’éthique, je soulignais qu’on ne s’autorise jamais que de sa propre contingence. Cela signifie qu’il n’y a pas de différence entre s’autoriser de soi-même et être une énigme pour soi, là où l’on compte pour soi c’est-à-dire là où l’on n’est pas. mais par ailleurs, bien sûr, on reste sa propre nécessité : non seulement au sens vital (toute vie est finalisée sur elle-même) mais au sens phénoménologique, parce que les valeurs et les inhérences du monde sont encore et toujours notre propre histoire (tension de l’idéal du moi pour les valeurs, et du moi idéal pour les inhérences, si l’on veut parler en langage freudien). Nous ne sommes donc pas énigmatiques pour nous-mêmes puisque nous agissons, que nous réfléchissons et que nous voulons (bref, parce que nous sommes n’importe qui) mais nous ne sommes pas sans l’être – non pas certes au sens où nous sommes séparés de notre propre inconscient (rien là d’énigmatique) mais au sens où nous ne sommes pas sans savoir qu’en tout ce que nous faisons il s’agit d’une certaine vérité, dont nous n’avons le plus souvent aucune idée positive. Mais négative, oui – puisqu’il y a de multiples occupations, parfaitement acceptables et même souhaitables pour de nombreuses personnes, que nous ne voudrions à aucun prix avoir pour détermination de notre vie (comment peut-on être pharmacien ou notaire ? lesquels se demandent avec effarement comment des êtres humains peuvent être philosophes). Ce qui est énigmatique en nous est ce rapport qui nous définis comme autant de vivants constitués comme humains d’être causés par la vérité. Et bien sûr celle-ci manque toujours, bien qu’on puisse parfois dire sans risque d’erreur où elle se situe (pour Picasso elle était dans la peintre, comme elle était dans la philosophie pour Hegel, ou dans la musique pour Mozart, bien sûr). Car si l’on pouvait rejoindre quelque chose qui serait » notre vérité « , alors elle serait la chose la plus importante de toutes et par conséquent pas notre vérité, puisqu’elle aurait dû être instituée comme telle par autre chose. On peut seulement dire qu’elle est là où nous » tenons « , là où nous existons dans son effet, c’est-à-dire » vraiment « . Et certes, on n’existe pas » vraiment » en tout ce qu’on fait, puisque la plupart du temps nous sommes celui que n’importe qui aurait été à notre place. Mais nous ne sommes pas sans savoir que c’est une position mensongère – ce qui est notre rapport à l’énigme.
Tenir, ici, il faut l’entendre au triple sens de continuer à vivre alors que la vie est invivable (ce qui n’est pas une déclaration pessimiste mais le rappel de l’exclusivité de la vie à la vérité qui cause l’humain !), au sens de » tenir parole » qui suppose que la réalité ne compte pas (nous avons examiné la promesse et le pardon, de ce point de vue), et enfin au sens de ne pas disperser ses propres dimensions, faute de quoi ce qui compte ne serait qu’un foyer virtuel de constitution des importances, alors que c’est la vérité concrète du sujet (par exemple la peinture pour Picasso, etc.). C’est la nécessité absolue de la contingence que je mentionne là, celle qu’on met en avant sans le savoir quand on » s’autorise de soi « .
En effet, pourquoi l’écrivain doit-il produire tant de pages par jour d’un texte que personne n’attend et dont la composition constitue le plus souvent pour lui un véritable pensum ? autrement dit pourquoi n’est-ce pas la vie qui compte pour lui, alors qu’il n’y a par définition rien d’autre ? comment peut-il comprendre qu’une certaine activité qui l’identifie mais qu’il pratique en général sans plaisir, fasse tenir ensemble les différentes dimensions de son existence au point d’être l’identité de la question qu’il est pour lui-même et de la réponse qu’elle exige ? car telle est l’énigme de l’auteur, pour qui le service des biens ne compte pas. C’est bien une énigme, quand donne la réponse : il le fait parce qu’il est lui. Pourquoi Picasso peignait-il ? Parce qu’il était Picasso, et aucune des raisons qu’on peut donner par ailleurs ne compte. Pas de différence ainsi entre s’autoriser de sa propre contingence et être une énigme pour soi. Car pourquoi faut-il peindre, quand on est Picasso ? Pour aucune autre raison que celle-ci : parce qu’on est soi. L’éthique (dont la première catégorie est donc le génie) reste une énigme. On ne s’autorise jamais que de sa propre énigme, quand on s’autorise de sa contingence (pourquoi Picasso était-il Picasso ? pure contingence).
La contingence comme autorité, c’est donc comme » tenue » qu’on peut la penser. Et c’est également d’elle qu’il s’agit quand on parle de gens sur qui on peut compter. Ce sont des gens qui » tiennent » et donc qui s’autorisent d’eux-mêmes. Pensez à quelqu’un sur qui vous pouvez compter, si vous avez la chance extrême d’avoir rencontré une telle personne : cette possibilité est une énigme pour vous. Qu’elle n’en soit plus une, comme il en irait si vous trouviez des raisons, et vous verrez aussitôt que vous n’êtes plus si sûrs, alors même que vous venez de donner des raisons (l’amour peut s’éteindre, le lien familial peut se rompre, la confiance être détruite par un simple malentendu, etc.). Car qu’on puisse compter sur quelqu’un alors que le moi et même la subjectivité inconsciente n’est éthiquement que son propre égoïsme (rien de plus égoïste qu’un rêve, par exemple), c’est bien une énigme. Je la présente encore autrement : qu’est-ce donc qu’a reconnu celui sur qui on peut compter, à quoi les » nombreux » (ceux qui ont originellement décidé d’être asservis au service des biens) se sont rendus sourds, sinon quelque chose qu’on se sent bien obligé d’appeler » vrai « , et de distinguer à son effet (l’effet du vrai, c’est justement qu’on puisse compter sur la personne qui l’a reconnu). Telle est la question de l’autorité, dont on aperçoit ainsi qu’elle st celle de ce qui est » vraiment » (donc étrangement) propre. Et la reconnaissance de ce » propre » fait le découvreur d’énigme, celui qui a su reconnaître l’impossible au cœur de l’évident quand tout le monde cherchait les linéaments du savoir.
La vérité propre dans l’étrangeté d’une évidence
Revenons à l’élucidation de notre notion. Si nous considérons n’importe quel exemple d’énigme nous apercevons que celle-ci se donne à la fois comme un non-sens (par exemple quelle raison pourrait-il y avoir de l’existence en général, qui n’en relève pas déjà ?) et comme un trop de sens (toute question renvoie finalement à celle-ci, de sorte qu’elle accomplit en elle une » interrogeabilité » première de l’étant ). La question est donc finalement de désigner ce qui constitue l’unité du trop de sens et du pas de sens.
En effet ce n’est pas à une ignorance que renvoie l’énigme : elle n’est pas une simple question comme celle qu’on peut poser dans tel ou tel domaine, et dont notre interlocuteur pourrait ignorer la réponse. Mais d’un autre côté, elle n’est pas non plus l’indication d’une ouverture vague, nébuleuse et mystique c’est-à-dire un simple bavardage : une question est une exigence de réponse sur laquelle il n’est pas question de céder. Donc il y a une réponse, et il est (subjectivement au moins) nécessaire que chaque énigme possède son fin mot – forme très particulière, et pour l’instant énigmatique, de ladite réponse.
Je viens de dire que l’énigmatique lui-même, si l’on peut s’exprimer ainsi, devait se reconnaître à l’identité du trop de sens et du pas de sens. Ceci en constitue le premier caractère. Mais il y en a un second, qui apparaît maintenant à travers l’éventualité qu’on puisse considérer les énigmes comme des amusements ne portant pas à conséquence, des jeux de mots, ou des paradoxes logiques qu’on ne va pas perdre son temps à dénouer. Par là, on aperçoit la dimension distinctive de l’énigme. Car bien sûr, s’il est question de vérité dans les énigmes, il est impossible qu’il ne s’y agisse pas de distinction. Et nous savons que par distinction il faut entendre d’une part celle qu’il faut faire entre la réalité et la vérité (à laquelle rien ne saurait donc correspondre, sinon on a simplement affaire à une nouvelle réalité, par exemples un reflet ou une représentation) et d’autre part celle qu’il faut faire entre les personnes qui font cette distinction dont je viens de parler, et celles qui ne la font pas, et qui ne la font pas pour l’excellente raison qu’en effet il n’y a rien à distinguer – dès lors, encore une fois, que la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité, hors de quoi il n’y a par définition rien.
Il y a des gens qui s’en tiennent aux différences dans lesquelles on s’autorise du savoir, et d’autres qui ne craignent pas de faire des distinctions, dans lesquelles on s’autorise de soi. Cette opposition est elle-même une distinction quand on la considère dans son origine, qui est l’impossibilité que la distinction soit jamais ramenée à la différence, autrement dit l’impossibilité que la distinction procède jamais de raisons qu’on pourrait établir comme légitimes aux yeux de quiconque. En réfléchissant sur le respect, nous avons été amenés à constater qu’il fallait soi-même être distingué pour faire des distinctions.
De ce point de vue, l’énigme est distinctive : on peut être enfermé dans le service des biens et avoir décidé qu’il n’y aurait jamais que des différences, ou au contraire reconnaître que l’origine est l’enjeu de tout ce qu’on fait et admettre des distinctions. Pas de différence entre cette reconnaissance non pas métaphysique mais éthique (puisqu’elle n’a pas d’objet à proprement parler) et la disposition à affronter les énigmes, là où le commun ne voit que des paradoxes ou des apories. Un certain Œdipe, par exemple, était dans ce cas, et puis un autre, dénommé Freud, et puis encore d’autres qui ont à chaque fois affronté les énigmes – les questions qui comptent, quand tous les autres, rivés au service des biens, en restaient à celles qui importent, autrement dit à celles qui ne comptent pas.
Ces gens font autorité parce qu’ils s’autorisent d’eux-mêmes (forcément : le service des biens importe pour eux, mais ne compte pas) et on doit les nommer les auteurs. Un auteur, c’est d’abord quelqu’un qui ne cède pas devant l’énigmatique par lequel il se trouve dès lors distingué.
D’où cette définition fonctionnelle : une énigme est d’abord une machine à produire des auteurs, au sens strict du terme c’est-à-dire au sens de l’autorisation de soi.
Autrement dit : il faut appeler énigme toute disposition signifiante rendant impossible qu’on s’autorise de son savoir ou de sa place. On peut donc toujours chercher l’énoncé : on n’aura jamais que l’énonciation – remarque empruntée à Lacan où je lis encore notre notion de distinction.
L’énigme est donc nécessairement une épreuve. En effet, on va voir à qui on a affaire : ou bien celui qui la rencontre décide d’y voir une simple curiosité (tiens, oui, c’est vrai : l’existence en général constitue un bon exemple d’énigme pour un cours de philosophie), ou bien il décide d’y reconnaître sa question, qui est en même temps celle de l’origine non pas platement empirique (ses parents, son pays, l’histoire de sa famille…) mais vraie au sens où c’est à la reconnaître comme telle qu’il accède à être vraiment lui-même, tel que son nom enfin propre peut le faire voir (par exemple : Heidegger et la question de l’être).
C’est pourquoi l’énigme est distinctive : par elle ceux qui s’autorisent d’eux-mêmes (ici Heidegger en tant que la question de l’être est bien sa question) sont distingués des nombreux (n’importe quel professeur faisant un cours de métaphysique sur l’existence),sujets parfaitement anonymes parce qu’indéfiniment rivés au service des biens.
En quoi c’est formellement qu’on peut reconnaître en toute énigme la question de l’origine, alors même que celui qui affronte l’énigme y reconnaît sa question, celle qui répondra à la question concrète de savoir qui il est (par exemple : Heidegger, l’homme de la question de l’être). Inversement, on peut dire qu’on a affaire à quelque chose d’énigmatique chaque fois que, d’une manière ou d’une autre, la question de l’origine est posée – sachant qu’elle ne peut pas l’être à n’importe qui et que c’est dans cette exclusivité que réside le sens de l’énigme.
La question de l’origine doit donc s’entendre comme étant celle de la vérité de la personne qui la reconnaît (par opposition à ceux qui la réduisent à un paradoxe ou une aporie). Dites-moi à quelles énigmes vous répondez et je vous dirai qui vous êtes. Exemples : » qu’est-ce qu’être allemand ? » est la question de Thomas Mann ; » qu’est-ce qu’être un américain juif ? » est la question de Philip Roth, et ainsi de suite. On a bien à chaque fois une question générale qui apparaît, justement d’être reconnue comme une énigme et non pas comme une question parce que c’est la vérité même de celui qui parle qui est en cause – exactement comme la question de l’humain était la question d’Œdipe, cet infirme que l’oracle avait installé en étrangeté à lui-même. Et de fait, les auteurs que je viens de citer (on pourrait citer autant d’énigmes que d’auteurs) ne répondent pas, comme n’importe quel médiocre l’aurait fait, par les considérations historiques et sociologiques qui semblaient s’imposer (une histoire de la nation allemande, une sociologie de l’immigration juive aux Etats-Unis), mais au contraire en s’autorisant d’eux-mêmes : non pas par du savoir mais par une œuvre. C’est exactement cette nécessité qu’on doit appeler énigme.
Là où la question est évidente et par conséquent commune, un seul a raison de répondre parce que c’est exclusivement de lui, un humain dès lors vrai c’est-à-dire élu, qu’elle est la vérité. Voilà ce que c’est qu’une énigme : une machine d’élection. Et qui nierait qu’Œdipe, Freud, Thomas Mann ou Philip Roth soient, entre tous les humains, des élus de la vérité ?
En quoi nous retrouvons la question éthique du génie : eux, ils ne se sont pas défilés devant la question qui les interpellait, en ce sens qu’ils y ont répondu en première personne. Répondre en première personne, cela signifie s’autoriser de sa propre étrangeté (en un mot : penser), et l’on doit nommer » élu » celui qui s’est trouvé constitué comme quelqu’un qui compte par cette étrangeté même.
On appelle » énigme » la question à laquelle il est impossible de répondre autrement qu’en première personne.
L’énigme : donation de la vérité comme destin
Il n’y a d’énigme que de ce qui compte. Ce qui ne compte pas ne peut pas être énigmatique, mais seulement problématique, aporétique ou mystérieux. Reconnaître l’énigme comme telle, par opposition à l’attitude de celui qui la réduit à un problème plus ou moins intéressant, c’est avoir toujours déjà reconnu qu’il y va d’une certaine manière de sa propre vérité. Eh bien c’est ce caractère de concerner personnellement celui qui les reconnaît (ou qui doit bien les avoir reconnues pour décider de ne pas les reconnaître) qui distingue l’énigme, et interdit de la ramener à une aporie, un paradoxe ou un mystère.
La problématique de la distinction, dont la question du respect constitue la dimension subjective, interdit de considérer qu’il y aurait des énigmes objectives, même si nul ne peut nier le caractère énigmatique de certaines réalités. Je m’explique : il y a toutes sortes d’énigmes, mais la plupart » ne nous disent rien « . Par exemple, on ne peut nier le caractère énigmatique de l’intrigue élaborée par Agatha Christie dans Les dix petits nègres. Mais il y a bien une différence entre ne pas pouvoir nier, et reconnaître positivement : à moi cette énigme ne dit rien en ce sens que j’y vois seulement une virtuosité scénaristique, alors qu’elle disait manifestement quelque chose (non savons quoi : son nom secret !) à l’auteur du roman. Une telle histoire, en effet, est d’une nature » agathachristienne « , si l’on peut dire, de même qu’il y a des situations hitchcockiennes qui sont donc reconnues comme telles par le » maître du suspens » précisément parce que lui-même a d’abord été reconnu par elles !
Il faut appeler » énigme » tout ce qui nous interpelle à être vraimentnous-mêmes – ou encore qui nous cause comme tel, si l’on identifie l’énigmatique et le vrai, dont l’énigme serait dès lors l’effet réflexif, par opposition au respect qui en est l’effet éthique.
Pour garder le même exemple de quelqu’un qui est causé comme étant lui-même par une énigme, demandons en effet ce qu’il en advient d’un homme ordinaire quand il est pris dans une situation extraordinaire. Je crois que considérer cette situation comme une énigme (ou, pour nous, comme une représentation d’énigme), revient en partie à se demander qui est Hitchcock. Dans La mort aux trousses un brave publicitaire se trouve pris pour un espion qui n’existe pas. Ce n’est pas simplement une situation qu’on pourrait produire au titre d’expérience de pensée, mais c’est bien une énigme : une telle interrogation ne renvoie pas seulement à une absence de savoir dont une quelconque psychologie pourrait assurer le comblement, mais elle renvoie à la question même de la vérité, puisque l’homme » ordinaire » est celui pour qui la vérité ne compte pas (un publicitaire est bien quelqu’un qui porte cette » éthique » à son comble) et que la situation dans laquelle il se trouve est précisément la mise en cause de la notion même de vérité (cet espion qui serait lui, et dont le passage dans différents lieux est attesté par toutes sortes d’indices, il n’existe pas). Voilà l’énigme, non pas pour nous qui y voyons une situation typiquement hitchcockienne c’est-à-dire toujours déjà prise en charge par un nom propre comme l’énigme de la sphinge l’est par celui d’Œdipe, mais pour Hitchcock, précisément parce qu’il ne peut pas dire ce que je viens de dire, à savoir que cette situation est typiquement hitchcockienne. Car lui, contrairement à nous, ignore la vérité qui lui est pourtant évidente : à savoir, justement, que cette situation est de » nature » hitchcockienne ! Cette ignorance d’une vérité dont nous savons qu’elle est la sienne, c’est sa réalité de sujet en première personne, et c’est le statut d’énigme de la situation du personnage joué par Cary Grant. Nous, nous n’ignorons pas cette vérité : nous ne sommes pas coupés d’elle, alors que c’est cette coupure qui constitue la première personne comme l’encontre même de sa propre réflexion. Nous qui voyons ce film et reconnaissons le caractère énigmatique de la question qu’il pose, nous nous n’existons à chaque fois qu’en troisième personne (je suis un spectateur du cinéma d’Hitchcock). Or là où l’on existe en troisième personne, il y a des paradoxes, des devinettes, des mystères ou tout ce qu’on voudra, mais en tout cas pas d’énigme : le scénario de ce film n’est pas une énigme pour moi mais une représentation d’énigme : moi j’en parle comme exemple dans une leçon sur l’énigme, alors qu’Hitchcock la réalise, au double sens du mot. Cela signifie que dans cette histoire, il ne s’agit pas vraiment de moi et qu’elle ne renvoie par conséquent pas vraiment pour moi à la question de la vérité – comme elle le faisait pour son réalisateur. Moi je pointe une vérité, qui n’est en fait qu’une représentation de vérité : quand je dis que cette situation est typiquement hitchcockienne, c’est bien de mon savoir et non pas de moi qu’il s’agit. En un mot, c’est l’ignorance de la vérité et non pas le manque du savoir qui fait l’énigme.
Eh bien je crois qu’il faut nommer » destin » cette ignorance, et indiquer maintenant l’impossibilité de séparer les deux notions d’énigme et de destin.
Là où il n’y a pas de destin en jeu, il n’y a pas d’énigme – juste des apories, des paradoxes ou des mystères.
Car l’ignorance dont je parle est bien particulière, puisqu’elle est faite de reconnaissance expresse : apercevoir une énigme, c’est bien avoir aperçu que le savoir qui viendrait éventuellement la résoudre ne compte pas. Car elle ne met nullement en cause des informations, des connaissances ou des compétences, mais un » fin mot » – ce mot dont tout relève finalement, ce mot qu’il est impossible de prononcer parce qu’il se trouve à l’horizon de » tout » et qu’on ne peut jamais totaliser le tout comme tel, ce mot bien particulier qui est le mot de la vérité comme réponse à la question qui, dans sa distinction d’avec la question quoi.
L’ignorance de celui qui reconnaît l’énigme, c’est l’ignorance du » fin mot « , et cette ignorance ne procède d’aucune impuissance mais bien d’une impossibilité – c’est une ignorance de structure, celle dans laquelle nous nous trouvons de notre vrai nom, par opposition au nom que n’importe qui aurait porté à notre place.
C’est la nécessité du nom propre comme » fin mot » qui fait l’énigme. Hors de cette nécessité, point d’énigme mais, encore une fois, uniquement des apories, des paradoxes ou des mystères.
La nécessité du » fin mot « , comme telle, cela s’appelle le destin, lequel est l’existence du sujet en première personne, c’est-à-dire en division.
Tout se passe donc comme si certaines énigmes pointaient directement le doigt sur quelqu’un et l’interpellait en sujet. Etre interpellé en sujet par le vrai lui-même, qui dès lors s’autorise de vous, voilà le mécanisme de l’énigme. Car qu’est-ce qui fait que nous devons voir et revoir La mort aux trousses ? Une seule et unique chose : c’est un film d’Hitchcock !
Le paradoxe de l’énigme, c’est en effet que la vérité en soit sujet, là où l’on imagine que le savoir en est objet. Et le vrai ne peut être sujet qu’à produire un effet de vérité qui soit l’institution d’un sujet quelconque (un certain travailleur du cinéma, prénommé Alfred) comme étant vraiment lui (Hitchcock). Et un film réalisé par quelqu’un qui est vraiment lui-même, autrement dit qui s’autorise de soi et non pas de sa place ni du marché ni d’aucune autre trivialité du même genre, bref un auteur, cela s’appelle une œuvre.
Par œuvre on n’entendra donc pas un travail présentant des qualités particulières. Il y a des films magnifiques qui ne sont pas des œuvres et des films moyens voire mauvais (Hitchcock n’a pas toujours été égal à lui-même…) qui en sont. Parce que la question de la vérité qui définit l’œuvre comme telle n’est pas une question de différence, comme celle qui existe indubitablement entre un film réussi et un film raté, mais une question de distinction. Qu’on le nie et l’on retombe dans la croyance qu’il y aurait une nature positive de la vérité, ce qui revient à en faire une nouvelle sorte de réalité… sur la vérité de quoi il faudrait encore s’interroger. Dès lors que la distinction n’est pas une différence, on ne peut arguer d’une différence de qualité pour dire ce qui est une œuvre et ce qui n’en est pas une, forcément. Il faut nommer » énigme » l’origine constitutive de cette nécessité.
La distinction dont je parle en refusant de faire de la vérité une nouvelle sorte de réalité (autrement dit en cantonnant la question du génie au seul horizon de l’éthique), on peut l’indiquer objectivement en disant que l’énigme est une machine à produire des » élus » ou subjectivement en disant qu’une énigme est un dispositif auquel on ne peut répondre qu’en première personne. Cela signifie simplement qu’on les notions d’énigme et de vérité sont réciproques.
La conséquence de cette nécessité est la reconnaissance de la secondarité du sujet humain sur le sujet qu’on dira véritatif (le vrai lui-même : ce qui impose le respect) et c’est dans cette secondarité de l’humain sur le vrai que réside l’essence originelle de l’énigme. Cette secondarité, je dirai qu’elle est l’effet en quelque sorte transcendantal de l’énigme, qui la constitue rétrospectivement comme telle à l’encontre du paradoxe, de l’aporie ou du mystère.
La question du fin mot
Ce qui ne me divise pas n’est pas pour moi une énigme, parce qu’il n’y a pas de différence entre ma division et ma convocation par un nom qui, d’être secret, m’est forcément étranger et qui n’en est pas moins, et justement comme étranger, le mien en vérité. Là où je ne suis pas convoqué à ma vérité, il n’y a pas d’énigme pour moi. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas parler d’énigme en soi, même si des choses comme celles que j’ai prises en exemple donne nécessairement la représentation de ce que c’est qu’une énigme (un scénario de roman policier, une question métaphysique, etc.).
S’il y a une énigme, alors elle ME convoque, non pas à elle, mais à moi-même – tel que je suis en vérité c’est-à-dire là où je ne suis pas et où je ne serai jamais. Je vous rappelle en effet que la vérité d’un sujet s’entend non pas depuis une impuissance, en ceci qu’il serait trop difficile d’atteindre sa vérité et qu’on devrait en rester aux différentes figures de l’identification supposées par la conscience de soi, mais bien une impossibilité, au sens où il y a un mot, dont vous avez compris qu’il était le fin mot de l’énigme, qu’il est impossible de dire.
Ce mot, bien sûr, c’est le nom secret qui définit l’auteur – au sens du sujet qui fait autorité parce qu’il s’autorise de lui-même.
Je vous rappelle l’exemple que j’ai développé l’année dernière : celui de l’existence. Impossible de trouver meilleur exemple d’énigme : est-ce que l’existence n’est pas énigmatique pour Sartre, tenant de l’ » existentialisme » ? Et qu’est-ce que ce mouvement, sinon justement l’assomption de l’existence comme énigme, à l’encontre de l’évidence à quoi n’importe qui entend depuis toujours la réduire (il va de soi que ce stylo existe, et que moi aussi j’existe, puisque je le vois…) ? Or l’existence, pour celui qui ne recule pas devant l’énigme qu’elle constitue (celui-là s’appelle Sartre), elle se trouve brusquement frappée d’une impossibilité : celle d’en dire la vérité ! Or qu’est-ce que Sartre a fait d’autre, notamment dans le texte de la Nausée que je vous ai commenté l’année dernière ? Mais justement : il n’a pas pu la dire jusqu’au bout, jusqu’à cet » enfin bref » qui eût ramassé en un seul mot ce qu’il en était de l’existence dont il nous entretenait depuis plusieurs pages! Nous avons cette supériorité sur lui, de pouvoir accomplir cette ponctuation : à l’issue de la longue énumération que je vous ai citée nous pouvons dire : » bref, l’existence est sartrienne « . Voilà en quoi elle était une énigme pour lui : dans cette possibilité que nous avons de ponctuer.
L’énigme, c’est ce qui rend impossible à autrui la formule » enfin bref… » suivie d’un adjectif, l’adjectif même de la vérité – l’adjectif nominal. Car si Sartre avait pu dire ce que tous ses lecteurs ont la capacité de dire pour ramasser et conclure son texte, il aurait dit ce qu’elle était vraiment et l’existence n’aurait pas été énigmatique pour lui.
Ce dont manque le terme qui en dirait l’ultime vérité, voilà ce que j’appelle l’énigme. Définition qu’on peut encore présenter ainsi : on appelle énigme cela dont le fin mot est le nom secret de celui qui parle. Pour Sartre par exemple l’existence est une énigme, non pas à cause d’on ne sait quelle structure métaphysique qui la caractériserait (encore une fois il ne s’agit pas de différence mais de distinction) mais parce qu’elle a pour dernière vérité, sous sa plume et non pas dans notre représentation, d’être sartrienne.
Vous voyez que pour penser l’énigme, j’utilise ce que nous avons appris l’année dernière à propos de la philosophie. J’en ai le droit, puisque la philosophie est le savoir de ce qui compte en tant qu’il compte, et donc en tant qu’il se présente énigmatiquement. Car bien sûr l’énigme est la seule manière dont ce qui compte peut se révéler – toutes les autres (savoir, représentation, mais aussi aporie, mystère…) ne valant que pour ce qui importe.
Or ce qui compte, justement de rester dissimulé au cœur même de sa reconnaissance (propre de l’énigmatique), est-ce que ce n’est pas ce qui nous donne à nous-même une vie qui soit vraiment la nôtre, au lieu d’être la vie de n’importe qui inhérente à l’indéfini renouvellement des choses qui importent ?
Je le dis autrement : on appelle énigme la donation du destin, quand elle est reconnue comme telle. Cette donation, le vrai seul peut en être sujet – là où il est effectivement vrai, c’est-à-dire dans son » effet « . la » donation » est la production même de son effet. Car le vrai ne saurait être sujet d’une expression, nous l’avons vu, mais seulement d’une donation : il » véri-fie « . Celui qui a reconnu l’énigme, et qu’on peut par ailleurs nommer un élu (au sens où Œdipe ou Freud sont des élus de la vérité), il a été produit comme tel par elle.
Et qu’est-ce qu’un élu, sinon un » vrai » au sens où il se situe à l’origine même et par là même produit à son tour un effet d’ » originalité « . J’ai déjà pris l’exemple banal de l’élu, au sens politique du terme : si je parle avec le maire de ma commune, je ne suis pas sans être rappelé à ma dignité de citoyen, alors même que j’avais pu lui demander audience pour obtenir le règlement d’un problème trivialement lié à mes intérêts (voirie, éclairage public, etc.). Le propre de l’élu est de produire un » effet » qui est d’installer à nouveau dans la dignité, c’est-à-dire dans l’origine : m’adressant au maire de ma commune, je puis bien continuer d’être préoccupé par mes petits intérêts, mais je sais alors qu’ils ne sont pas ma vérité. L’élu divise – et c’est par cet effet de division entre une réalité (ici de simple particulier) et une vérité (ici le statut de citoyen) qu’il apparaît comme distingué de tout autre.
Eh bien ma thèse est que l’énigme soit la production même de cette distinction, par quoi les autres pourront ensuite être rappelés à une vérité qu’ils lui devront indirectement. Est-ce qu’Œdipe, ou Freud, ou Napoléon, ou Sartre – bref tous les sujets qui s’autorisent de soi quand n’importe qui se fût autorisé de son savoir ou de sa place – ne nous mettent pas à leur tour au pied de notre vérité ? C’est à chaque fois ce que fait un élu. C’est par conséquent l’effet de l’énigme des autres qui, dès lors métaphoriquement, pourra devenir vraiment la nôtre. On appelle » tradition » cette nécessité.
J’arrête ici ce dernier cours de l’année – un peu long, je le sais, mais je ne voulais pas vous laisser partir sans vous donner de quoi méditer pendant les vacances. Il reste beaucoup à dire sur la question de l’auteur et de l’autorité. Je vous propose de nous retrouver à la rentrée prochaine pour en parler.
Je vous remercie de votre attention.