Cours du 10 mai 2002

 

L’autorité et l’inconsistance du vrai discours

La question de l’autorité (y compris celle que leur exactitude peut conférer à certains savoirs) est celle de cette antériorité véritative de la vérité à elle-même. S’autoriser de soi-même, c’est par conséquent se situer dans cette antériorité, dont j’ai dit très souvent qu’elle était impossible, faute de quoi on ne parlerait pas de vérité mais de réalité. Ce qui revient à rappeler l’inconsistance du vrai et à poser la question de sa reconnaissance dans un discours que dès lors on dira vrai, et qui produira donc lui-même un effet de vérité. Car la reconnaissance du vraie n’est possible qu’à être elle-même vraie, si la reconnaissance est non pas une réflexion mais un effet. Et certes, c’est bien l’effet propre du vrai qu’il se donne à reconnaître comme tel. La question du vrai est par conséquent aussi celle du vrai discours, du discours qui ne dit jamais une réalité dont on peut conceptuellement prendre connaissance, mais ce qui marque. Le discours qui dit ce qui marque, et qui par là est lui-même marquant, on le comprendra par conséquent à partir de l’antériorité de la vérité à elle-même et de son essentielle inconsistance. Le paradoxe du vrai discours est par conséquent, alors même qu’on s’imagine forcément le contraire, qu’il soit inconsistant et que ce soit par là qu’il fasse autorité. Le discours vrai qui dit le vrai à l’encontre des nécessités réflexives, c’est la littérature dont, à l’encontre de la philosophie qui le fait réellement (dans le concept), il faut dire qu’elle fait vraiment autorité.

 

Il n’y a d’autorité que du caractère invivable de la vie

Si la métaphore est l’acte personnel, ce qu’elle dit, dans l’hypothèse où ce serait vrai c’est-à-dire autorisé de l’impossibilité à soi qui définit originellement la première personne, devra bien procéder d’une folie originelle, puisque c’est seulement par après que l’aberration métaphorique apparaît au titre de compréhension et de communication.

Et comme la précession véritative de la vérité est déjà la vérité (il n’y a de vérité qu’en vérité), il faut conclure à l’identité paradoxale d’un dit vrai que toute compréhension ultérieure devra supposer pour que la vie qu’elle réalisera soit celle de quelqu’un, et d’une folie radicale, qui ne soit par principe jamais le dit de rien ni même de personne : l’aberration métaphorique, c’est bien ce que personne ne peut avancer. Nous retrouvons l’absence locale qui définit l’auteur, au sens où l’on ne pense jamais que dans la vraie solitude c’est-à-dire que sans soi, là où l’on n’est pas revenu. C’est toujours l’éprouvé qui fait autorité.

L’exclusivité à soi qui définit la pensée, on la traduit en disant que c’est d’exister que le vrai est vrai, l’existence s’entendant ici à l’encontre de la vie ; de sorte qu’on peut dire encore que le vrai est ce qui se donne à reconnaître depuis cette impossibilité locale de la vie qui est le lieu de la pensée. Ce lieu exclusif de toute expression et qu’en ce sens on peut dire un morceau de mort, on peut paradoxalement le nommer sensibilité, au sens où la sensibilité n’est pas une donnée naturelle, le mode habituel de la vie, mais au contraire un effet du vrai – puisque l’on n’est sensible qu’à ce à quoi on a été sensibilisé, et que ce qui nous a sensibilisé, c’est ce qui nous a marqué.

Que la marque,  » morceau de mort « , soit par ailleurs définie comme sensibilité, cela constitue une contradiction terminologique facile à dépasser dès qu’on aura reconnu cette vérité très simple que la vie, humainement parlant, est invivable. Moi je dis que là où la vie est invivable est la sensibilité, non pas comme fonction vitale mais tout au contraire comme aptitude au vrai.

Il y a des gens, semble-t-il, qui arrivent à vivre : ceux qui sont satisfaits d’eux-mêmes, qui consacrent leur existence à parader socialement et à consommer ou qui, dans d’autres situations, la consacrent à reproduire et perpétuer une vie sur la signification de laquelle l’idée de s’interroger ne leur viendrait jamais. Ces gens qui vivent, on voit bien qu’ils ne sont sensibles à rien, bien qu’évidemment ils puissent comme tout le monde être affectés par toutes sortes de choses : le déchirement d’existence opéré par un poème qu’on a lu par hasard ou par un regard fugace qu’on a croisé dans la rue, et dont on ne se remettra jamais, voilà assurément ce qui ne les concernera jamais. C’est de cela que je parle à propos d’insensibilité, qu’il ne faut donc pas confondre avec on ne sait quelle incapacité d’être affecté, dont la notion même de vie est en elle-même la récusation. La vie et l’insensibilité, ainsi comprise, sont donc le même et il n’y a pas de différence entre être sensible (c’est-à-dire avoir été sensibilisé toujours d’une manière partielle) et ne pas pouvoir vivre. D’où cette idée que s’il appartient au vrai de faire effet, la vie est simplement invivable. Et si l’on définit l’être humain par son assujettissement non pas au réel, comme le vivant en général, mais au vrai, alors on peut dire que la vie, humainement parlant, est invivable.

 

J’appelle auteur celui dont l’acte se tient dans cette vérité, autorité l’effet qu’elle produit, et littérature son dit – dont il faut par conséquent pointer le caractère originellement inconsistant et, disons-le, fou. Car la métaphore toujours littéralement aberrante (c’est seulement par ailleurs qu’elle est une compréhension) n’est rien d’autre que le discours tenu par celui qui n’est pas revenu de l’épreuve, le discours de l’éprouvé comme tel, bref le discours de l’impossibilité de la vie.

C’est la littérature qui fait autorité, et elle seule. D’ailleurs tout le monde le sait, puisqu’il n’y a pas de différence entre reconnaître le génie d’un pays et l’identifier à sa littérature (ce qui est absurde à la réflexion, mais justement : la réflexion ne compte pas). On sait aussi que le mépris de la littérature (par exemple on fait étudier aux élèves des textes de journalistes ou de sociologues pour n’avoir à révérer aucun  » grand  » auteur) va de pair avec la disparition de l’autorité dans tous les domaines (et donc avec la disparition de la possibilité même de penser : on  » s’exprime « ).

D’où ce paradoxe de reconnaître dans la folie de l’aberration, et dans la mort comme nature locale de la pensée, une inconsistance originelle dont la métaphore devra toujours procéder, alors même qu’elle est institutrice. Toute institution est donc littéraire si l’on n’institue quelque chose qu’à l’encontre de la vie et si la littérature est bien le dit de l’impossibilité de vivre. Que l’institution (au sens verbal) soit faite de mort, voilà bien sûr l’autorité : on n’institue jamais qu’à l’encontre de la vie, depuis une impossibilité de la vie où celle-ci pourra ensuite se trouver humanisée, c’est-à-dire marquée. Marquée, réflexivement parlant, cela veut donc dire  » littérarisée « .

 

L’autorité proprement dite, c’est la production sur la vie de cet effet, qu’il faut donc originellement dire de littérature.

 

L’inconsistance de l’autorité

S’autoriser de soi, cela veut dire se distinguer – de soi, parce qu’on est désormais un autre et c’est la perte de celui qu’on était pour celui qu’on est toujours qui produit un effet qui  » impossibilise  » l’impossibilité que la vie est toujours pour la vérité.

Le sujet de la compréhension qu’on est toujours est rangé sous la bannière de l’exactitude, parce qu’il est le sujet de la réflexion, et que l’exactitude s’entend comme l’asservissement que la réflexion inflige à la vérité (qu’elle ne soit plus l’acte personnel en impossibilité de soi, mais le dit anonyme en nécessité de soi). A ce sujet, il appartient coûte que coûte (rien moins que la vérité elle-même !) de rétablir la compréhension pour que, précisément, il y ait quelque chose à comprendre et non pas une pure différance temporelle (désormais, toujours) réalisée comme impossibilité locale de la vie (la marque). Il faut comprendre pour que la distinction soit abolie. Ainsi la servilité réflexive qui, dans l’ordre des modèles, fera passer la vérité de la littérature à la science, voudra faire de la métaphore une comparaison. Si elle est une comparaison, alors elle est triviale puisque n’importe qui peut comparer n’importe quoi, et non plus personnelle puisqu’une métaphore, dans son irréductibilité précisément à la comparaison, est toujours l’acte inouï d’un sujet distingué, d’un  » vrai  » sujet.

On voit bien qu’à l’essentielle inconsistance de la distinction ( » qu’a-t-il de plus que nous ?  »  » Rien, justement ! « ) la réflexion, pourtant nécessité formelle, aura toujours déjà substitué une consistance autrement dit une différence (et donc une ressemblance). Le discours de la différence est le discours commun, celui de l’universelle semblance qu’on est d’abord pour soi, tandis que celui de la distinction est le discours personnel, celui de jamais se reconnaître dans ce qu’on aura, non pas malgré soi mais sans y être, proféré.

Mais la métaphore n’est pas une comparaison : celui qui l’a vu combattre ne dit absolument pas que le chevalier Bayard était fort et courageux comme les lions le sont : si c’est ce qu’il voulait dire, que ne l’a-t-il dit ! Non, il a dit que cet homme était un lion. Seul un fou peut dire cela, au sens où l’on appellerait fou celui qui serait absent de son discours. L’épreuve d’avoir vu combattre le dernier chevalier, c’est quelque chose dont le premier locuteur de la métaphore n’est pas revenu : quelque chose qui l’a rendu fou, ce dont témoigne son énoncé. Fou, cela veut dire ici localement mort : il est revenu de ce spectacle, puisqu’il en parle ; mais une part de lui n’en est pas revenue, cette part subjective qu’on retrouve dans l’énoncé absolument impossible à tenir qu’il tient pourtant et que, pourrait-on dire comme on le ferait à propos d’un pur délire où le langage fonctionnerait sans aucune intentionnalité ni signification, seul un absent peut tenir.

L’aberration métaphorique, la folie de dire ce que nul ne peut ni dire ni comprendre, et la marque entendue comme morceau de mort fiché dans la vie expressive, tout cela, c’est pareil : il s’agit de la même inconsistance, exclusivité non seulement de l’expression mais de la signification.

On appelle métaphysique, à strictement parler, le déni de cette dernière nécessité.

Cette parole purement aberrante à laquelle aucun des semblables n’a donc présidé, on peut dire qu’elle fait autorité.

Et la seconde raison pour laquelle elle fait autorité, c’est qu’elle récuse la confusion de la vérité impossible et de l’exactitude nécessaire.

Car toute autorité s’entend d’abord de récuser cette confusion que la réflexion veut toujours réinstaurer, et qu’elle réinstaure toujours puisque l’autorité n’est jamais fondée, ne s’entendant jamais que de l’aberration métaphorique c’est-à-dire que de l’impossibilité même d’être justifiée.

Qu’une parole soit telle qu’aucun semblable ait jamais pu y présider, ou (cela revient au même) qu’elle soit telle qu’à partir d’elle la volonté servile de rabattre la vérité sur l’exactitude apparaisse pour ce qu’elle est, c’est bien quelque chose dont on ne saurait indiquer la consistance.

L’autorité ne consiste jamais en rien d’abord parce qu’il est contradictoire ave son concept qu’elle soit fondée : elle tomberait sous le fameux  » prouve ta preuve  » des stoïciens, en ceci que toute légitimation qu’on lui trouverait déplacerait seulement la question d’un degré réflexif (il faut se conformer à la nature ? il faut obéir à Dieu ? il faut épouser le sens de l’Histoire ? et même : il faut être cohérent ? ). Mais surtout, et c’est mon véritable argument, parce qu’il n’y a d’autorité que de la distinction et que la distinction n’est pas la différence ! Celui qui parle d’autorité ne peut le faire qu’à n’avoir rien de plus que les autres, faute de quoi ce n’est pas lui qui serait le détenteur de l’autorité mais le système hiérarchique (il est le plus gradé), le savoir (il est le plus compétent) ou toute autre raison qu’on voudra imaginer. Si donc la définition de l’auteur est qu’il s’autorise de lui-même et non pas d’autre chose (la hiérarchie, le savoir, etc.), autrement dit s’il est le  » vrai  » sujet par opposition à l’indéfini renouvellement des  » en tant que « , alors il est bien certain que son autorité ne consiste jamais en rien et que l’on n’est auteur qu’à être soi-même originellement inconsistant. C’est ce que j’ai déjà signifié en disant qu’on ne pensait jamais qu’en absence de soi.

 

Rien de réflexif ne peut faire autorité (sinon au second degré : un savoir exact fait autorité pour la réflexion, mais c’est encore parce que l’exactitude n’est pas une définition exacte de la vérité). Car réfléchir consiste à se mettre à être n’importe qui, et c’est justement à l’encontre de l’universel anonymat de l’objectif que la parole d’un sujet peut compter. Je le dis plus simplement : quand on comprend ce qu’on dit, on ne fait pas autorité, puisqu’on dit ce que n’importe qui aurait raison de dire à notre place. Il appartient donc au discours qui fait autorité de s’entendre à l’encontre du concept – et donc aussi à l’encontre de la philosophie qu’il est impossible de ne pas se représenter comme le discours qui fait autorité.

 

Un discours qui se tiennent à la marque de son sujet, là où il a été sensibilisé et par conséquent là où il est désormais capable de respect et qui récuse d’avance la sanction réflexive (autrement dit qui reste irréductiblement énigmatique) voilà par conséquent ce qu’on peut nommer le  » vrai  » discours, le discours qui fait autorité.

Eh bien, je le demande : est-ce que ce n’est pas la littérature qui se trouve ainsi décrite ? Non seulement au sens formel où la métaphore en serait le principe, elle qui est une aberration littérale donnant par ailleurs quelque chose à comprendre (mais justement : ça ne compte pas), mais encore au sens réel, où il n’y a de littérature qu’à dire des choses littéraires – celles que j’appelle marquantes et dont le paradoxe est d’être à la fois des donations spirituelles et des nullités d’enseignement (elles donnent à méditer, pas à réfléchir).

Le dit de la métaphore, ne valant que par ailleurs, nous fait apercevoir que le monde où il fait sens est l’ordre de ce qui ne compte pas. On peut en effet définir le monde comme l’ordre des importances. La métaphore, est une aberration que par ailleurs, c’est-à-dire en tant que vivants, sujets mondains, nous traitons comme une compréhension. Elle est en ce sens paradigmatique pour l’activité littéraire, l’activité de l’auteur qui n’a rien à dire mais qui doit impérativement avoir noirci ses cinq pages à la fin de la journée. Quoi de plus absurde ! Mais par ailleurs, si nous lisons par dessus son épaule, nous comprenons des tas de choses : nous faisons la connaissance de personnages, nous comprenons dans quelle situation ils se trouvent, etc. Quand ensuite nous aurons lu le livre, nous mettrons entre parenthèses la réalité de ces personnages pour ne retenir originellement que le nom de l’auteur. On ne dit pas par exemple qu’on a fait la connaissance d’un négociant sublime appelé César Birotteau, mais qu’on a lu un roman de Balzac. Pourtant, Birotteau est vrai quand les négociants honnêtes et scrupuleux que nous pouvons rencontrer ne sont que réels – saufs, précisément, à être désormais balzaciens.

Eh bien voilà, selon moi, le travail de la métaphore : la distinction qu’elle opère est pure ! Car que dit-on, en nommant Balzac un auteur, sinon qu’il a fini par produire du vrai là où il n’y avait que du réel, le mécanisme de cette production n’étant rien d’autre que l’inscription de son nom propre ! La pureté de la métaphore, c’est cela : que Balzac ait établi du balzacien. Inconsistance absolue, donc, mais aussi vérité, puisque c’est à la marque du sujet qu’un discours a été tenu, un discours qui dès lors produit un effet non pas de réalité parce qu’alors il serait consistant (par exemple la littérature serait expérimentation imaginaire) mais bien de vérité.

Telle est autorité : l’inconsistance d’une distinction, qu’un seul mot, celui qui spécifie l’auteur à l’encontre de toute autre activité, suffit à indiquer : littérature, où se dit toujours que la vie est invivable.

Je vous remercie de votre attention.