Cours du 17 mai 2002
La même inconsistance de l’autorité
La notion d’autorité est univoque : c’est de la même nécessité, celle de l’aberration métaphorique, qu’il s’agit dans l’imposition du respect et dans la littérature, puisqu’en fin de compte tout auteur l’est originellement d’une réalité littéraire, et que l’on doit reconnaître l’effet produit par l’autorité comme un effet de littérature. Le respect est effet de littérature – et par conséquent toutes les formes plus ou moins directement dérivées d’une autorité qui, originellement, ne consiste jamais en rien…
Inconsistance du respect donc de la philosophie
L’autorité a un envers subjectif, qui s’appelle le respect. Pareillement, un auteur est un scripteur qu’on distingue des autres en ceci qu’on le respecte : les autres, on les utilise, comme le montre expressément la possibilité que nous avons de reprendre leur argumentation, alors qu’un auteur doit être cité entre guillemets. L’univocité paradoxale de la notion d’autorité se retrouve donc dans son envers : c’est du même sentiment qu’il s’agit quand on parle d’être obéi, et quand on parle d’être cité. Car dans l’un et l’autre cas est signifiée la même chose : il y a celui qui compte et qui inspire donc le respect et d’autre part tous les autres (les subordonnés, les épigones) qui peuvent bien être estimés mais pas respectés (sinon, réflexivement, à travers l’idée d’humanité dont ils seraient évidemment les représentants).
En réfléchissant longuement sur ce sentiment, nous sommes progressivement parvenus à la nécessité de le définir par son objet, qui est non pas le bien comme l’idéalisme réflexif force à le penser, mais le vrai : ce qui compte, c’est le vrai. Par exemple celui qui se fait obéir est le vrai responsable de ce qui aura été fait, comme celui qui s’autorise de lui-même est le vrai sujet, celui qui pense (par opposition à celui qui réfléchit). Mais comme la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité, le vrai dont le respect est l’aspect subjectif de la reconnaissance, est en même temps l’épreuve de l’inconsistance.
Quand j’éprouve du respect, j’aperçois en effet que toutes les raisons que je me donne pour justifier mon sentiment ne sont pas vraies : elles ne valent que par ailleurs. Qu’un homme me fasse mieux apercevoir qu’un autre l’idée d’humanité (par exemple un vieillard par opposition à un adolescent, un pauvre par opposition à un riche, etc.), c’est assurément ce qui expliquera qu’à son propos mon sentiment soit plus net et plus fort, mais ce qui ne le justifiera pas : le respect est le sentiment de l’obligation d’avoir des égards et celui de l’impossibilité qu’on puisse compter en face de ce qui l’inspire, et on ne voit pas en quoi la représentation, qui est une structure de fait, pourrait le moins du monde obliger. Il n’y a là qu’une question d’évidence nullement une question de vérité. Car si l’humanité est plus évidente dans sa faiblesse que dans sa force, être jeune, intelligent, riche et fort ne fait pas de quelqu’un un sous-homme !
Mais cette évidence est elle-même riche d’enseignement : si je suis plus spontanément porté à respecter un vieillard qu’un adolescent alors qu’il serait absurde de prétendre que le second a moins de dignité que le premier, c’est parce que le vieillard me fait plus clairement apercevoir que la réalité ne compte pas, s’agissant de la dignité qui est toujours la même. Nous avons vu que cette réalité pouvait, à l’extrême limite, être totalement supprimée (cas des morts) sans que cela change quoi que ce soit à la nécessité du respect (on doit préserver et entretenir les cimetières, etc.).
Inspire donc le respect toute réalité, de quelque nature que ce soit (l’idée de respect inspire le respect, par exemple), dont le sens est que sa réalité ne compte pas.
Je le dis autrement : inspire le respect tout ce dont la déconstruction est vaine. Car qu’est-ce que déconstruire, sinon retirer l’autorité ? Ce qui résiste à la déconstruction, c’est donc forcément ce dont l’autorité est non pas réelle (elle ne l’est plus, justement) mais vraie.
Prenons le plus paradigmatique des exemples : l’idée d’homme. Nul aujourd’hui ne serait assez naïf pour l’imaginer naturelle, éternellement présente à l’esprit : sa construction progressive depuis la pensée antique du regard approprié à son objet jusqu’à la naissance des » sciences humaines » en passant par la doctrine chrétienne suffit à montrer qu’il y a là une contingence historique, et que c’est seulement d’une manière rétrospective, en partant de la compréhension spontanée que nous en avons aujourd’hui, qu’on peut rationaliser une constitution historique en elle-même dénuée de finalité, chaotique. Eh bien, justement, c’est ce qui ne compte pas ! L’idée d’humanité a bien une réalité qu’on peut totalement déconstruire, il n’empêche qu’elle continue à être, contrairement à tant d’autres, une idée qui inspire le respect.
L’inconsistance de l’autorité, je la présenterai donc en disant que cela dont l’autorité est abolie parce que la réalité a révélé la contingence de sa constitution, continue quand même de faire autorité. Comme autorité, il ne reste rien, eh bien cela fait quand même autorité. Telle est l’inconsistance. Le respect repose sur cette logique que j’avais indiquée en disant que, s’il y a des raisons d’estimer, il ne pouvait y en avoir de respecter (ce qui revient tout banalement à rappeler que le respect est une épreuve).
J’ouvre une parenthèse méthodologique, à propos des entités philosophiques qui inspirent assurément le respect. Elle me paraît propre à éclairer la question de l’autorité
On me reproche souvent ma » naïveté » et de savants correspondants croient nécessaire de m’adresser des pages de références et d’étymologies à propos de notions et de questions » qui ont une histoire « , et que je prends, selon eux, » comme si elles tombaient du ciel « . Certes, les questions et les notions sont des configurations de savoir, des nœuds dont on peut reconnaître les fils. Mais justement : qu’est-ce que dénouer en rétablissant chaque fil dans sa continuité, sinon supprimer le nœud ? De sorte que la vraie signification de leur message est de m’amener à reconnaître, comme eux qui ont eu la sagesse de le faire depuis toujours, qu’il n’y a tout simplement pas lieu de penser ! A suivre leur injonction implicite, il faudrait que, comme eux encore une fois, je me cantonne à devenir historien de la pensée des autres, en quoi consisterait enfin la » vraie » philosophie. (Heureusement pour les historiens que lesdits autres n’étaient pas de cet avis !)
Mais qu’une notion puisse (et même doive, par égard non pour elle mais pour toutes les pensées dont nous sommes les héritiers) être déconstruite, cela ne change absolument rien à son insistance dans notre vie et plus précisément, dirai-je, au type de distinction qu’elle établit toujours entre ce qui compte et ce qui importe. Une notion peut bien à la limite se révéler illusoire (je sais bien que la déconstruction n’a pas le sens d’établir ce genre de choses, mais je pousse l’argument dans ses retranchements), est-ce que cela change quelque chose à l’épreuve de celui qui l’a assumée ? Or cette épreuve, c’est un moment de vérité ! Voilà ce dont le respect s’appelle » philosophie « .
Dans un autre ordre d’idée, nous savons bien que les choses les plus » naturelles « , que les » essences » les plus intemporelles sont des constructions contingentes, des effets de sens hasardeux (bien que dans une certaines mesure liés entre eux) dont une science historique enfin débarrassée des croyances métaphysiques doit assurer la restitution du devenir. Mais qu’est-ce que cela change à l’interrogation impliquée dans le vécu des personnes concernées ? Tout pour le savant, mais rien pour elles. Le prétendu » instinct maternel « , par exemple, dont nous savons bien qu’il est une contingence historique relativement récente, n’est-il pas vrai malgré tout dans le dévouement irréfléchi d’une mère à son enfant ? Or ce dévouement, je dis – suivant en cela Merleau-Ponty – qu’il est déjà porteur d’idéalité et par là susceptible d’une interrogation philosophique. Rien en lui de » naturel « , nous le savons désormais avec évidence mais savoir qu’il ne » tombe pas du ciel » ne change rien à la nécessité de méditer sur un certain type de souffrance et sur la vérité dont il est porteur.
La philosophie est respect des notions et des questions – par exemple de la question sidérante de savoir pourquoi il y a l’étant plutôt que rien, à laquelle il serait parfaitement misérable de répondre par une étude sur Leibniz.
Or respecter, c’est reconnaître que la réalité (ici la constitution historique) est justement ce qui ne compte pas. L’inconsistance du respect et l’irréductibilité du vrai au réel, c’est la même chose : l’autorité qui n’est précisément irréductible que d’être inconsistante.
Et certes la philosophie est inconsistante, au sens que je viens d’indiquer : contrairement à la science, c’est du vrai et non pas du réel qu’il s’agit en elle. C’est pourquoi on peut dire aussi qu’elle est le discours qui, pour la réflexion (mais pour elle seulement) fait autorité et même se trouve suffisamment défini de faire autorité !
Inconsistance rationnelle de l’autorité
C’est un truisme de souligner que le principe de l’autorité est toujours dérisoire. Je faisais allusion à Pascal l’autre jour, mais on peut également citer Montaigne : l’essentiel est de reconnaître que les raisons de respecter, si elles devaient exister, par là même et pour cette seule raison (j’insiste) seraient abolies.
C’est l’argument, à mon avis décisif parce qu’il fait apparaître la question de l’autorité (donc de l’auteur) dans sa distinction d’avec celle de la puissance (et aussi celle du génie dans sa distinction d’avec le talent ou le métier), du » trivial de second degré « . Je rappelle en effet que s’il y a une justification à l’autorité (la volonté de Dieu, l’ordre naturel, le sens de l’Histoire et tout ce qu’on voudra du même type), cette justification existe » bêtement « . Oui, il se trouve que Dieu veut cela et que moi je veux autre chose ; oui, il se trouve que la nature est ainsi faite et que la coutume suscite autre chose ; oui, il se trouve que l’Histoire va vers la réconciliation et que la souffrance reste irréductible à son dépassement, et ainsi de suite. Autant de justifications dont on admettrait la réalité, autant de bêtises – si par » bêtise » – c’est une inertie finale et originelle qu’on désigne. Toute justification est bête parce qu’elle prend forcément la forme d’un » c’est ainsi « . Et la bêtise, même sublimée en métaphysique, n’autorisera jamais que la soumission de ceux qui, de toute façon, avaient depuis toujours opté pour la soumission.
L’exclusivité des notions de justification et d’inertie, en interdisant absolument que les justifications existent (qu’elles puissent donner lieu à un ultime » c’est ainsi « ), installe la question de l’autorité dans l’ordre de la vérité. Un seul adage pour penser l’autorité, celui de Rousseau : » écartons tous les faits, car ils ne tiennent pas à la question « . A ceci près que les faits ne sont pas seulement historiques mais aussi idéaux !
Car une nécessité de droit est un fait, réflexivement parlant : l’égalité de la somme des angles d’un triangle à deux droits, il faut bien faire avec, par exemple. C’est un fait qui n’est pas moins inerte, c’est-à-dire » bête « , que la date de la bataille de Marignan. De la même manière les implications philosophiques, telles qu’on les fait apparaître dans les analyses de notions, sont elles-mêmes des faits idéaux : on sait seulement qu’on ne peut pas les méconnaître, sauf à ne parler de rien (par exemple dire l’autorité fondée, c’est ne pas parler de l’autorité).
Cela signifie donc que l’autorité n’a même pas à être cohérente avec elle-même ! C’est seulement pour la réflexion, incapable de fonder autrement que dans la stupidité d’une tautologie la nécessité qu’elle ne se contredise pas elle-même (elle serait sans sujet ni objet), que l’autorité doit être cohérente. Mais chacun sait qu’il y a des personnes fantasques et incohérentes qui en imposent à tout le monde (je pense notamment à Mynheer Peeperkorn, dans La Montagne Magique), et des gens très réfléchis que personne ne se sent obligé de considérer.
Evidemment, la conséquence de cette nécessité est que toute autorité apparaisse comme une violence. Violence absolue en ce sens qu’elle ne serait même pas fondée sur la force, laquelle est bien encore une raison qui justifie certaines autorités, par exemple en politique.
La vraie violence s’oppose à la violence réelle, en ceci qu’elle n’est même pas fondée sur la force. Voilà ce qu’on trouve au principe de l’autorité : encore une distinction.
On dira peut-être que c’est la plus radicale parce que je ne vois pas comment on pourrait remonter plus haut, mais il ne faut alors voir dans ce jugement que l’incapacité subjective d’aller plus loin, et non pas l’atteinte d’une réalité ultime qui justifierait métaphysiquement toutes les autorités, évidemment. Mais cette crainte n’est pas fondée, puisque c’est d’une distinction et non pas d’une différence qu’il est alors question, et que la notion de distinction est d’abord celle de l’inconsistance. Bref, on ne peut même pas se reposer sur l’inconsistance pour fonder l’autorité – qui par là même s’en trouve dès lors bien instituée.
L’infini ou le sans fond véritatif de l’autorité que j’énonce par ce dernier paradoxe, on a bien sûr reconnu qu’il répondait à la nécessité pour la vérité d’être véritativement (et non pas réellement !) antérieure à elle-même. D’où je conclus que l’autorité est impossible et que c’est justement comme impossible qu’elle est réelle.
On pourrait bien sûr traduire cette vérité d’une manière triviale (mais incontestable) en disant que ce qui fait l’autorité, c’est qu’on la reconnaisse comme autorité. Mais les affirmations de cette sorte, fort répandues (Lévi-Strauss : le barbare est celui qui croit à la barbarie ; Bourdieu : un grand avocat est celui dont les autres avocats disent qu’il est un grand avocat ; etc.), outre une formulation qu’on ne sauve de la contradiction que par un distinguo subtil (elles définissent réellement ce dont elles proclament l’inanité idéale), renvoient à un socle de réalité qui transcende malgré tout une constitution qu’on aurait voulue exhaustive (pourquoi ses confrères élisent-ils précisément cet avocat-ci et aucun autre, s’il n’a en lui-même aucune des qualités dont la compréhension spontanée lui reconnaissait la propriété ?). Donc si l’on prétend que le principe de l’autorité réside dans l’adhésion de ceux qui lui sont soumis (ou, dirais-je plutôt, dans leur respect) on fait semblant de ne pas apercevoir qu’on n’adhère pas à n’importe quoi, qu’on ne respecte pas n’importe quoi – et par conséquent on passe sous silence qu’il fallait déjà supposer réellement justifié le jugement qu’on fera semblant de trouver formellement fondateur.
D’où cette question que je vais aborder maintenant, qui est celle de la réalité de l’autorité : si l’autorité n’était qu’inconsistance elle n’existerait pas – et ne produirait pas cet effet très réel qu’on appelle le respect. Or le respect s’impose effectivement, brutalement même. Cette brutalité qui lui appartient essentiellement (et qui interdit de ranger la question du respect dans l’ordre général de l’esthétique), c’est donc à partir d’une sorte de force réalisant l’autorité qu’il faut la penser. Et puis de toute façon, les auteurs (puisque la question de l’autorité est une) ils existent ! Pensons donc le paradoxe d’une inconsistance réelle(dont, évidemment, la formulation correspond à l’idée du génie).
Le réel de l’autorité : son statut d’épreuve
Impossible à reconnaître rationnellement parce que rien ne saurait la justifier (si elle l’est, alors elle ne l’est pas), l’autorité se donne à éprouver. Convenons de la formulation suivante : c’est son réel qu’il faut interroger, si par » réel » on entend ce qui s’impose à l’encontre de tout savoir.
Je le dis autrement : l’autorité est une épreuve.
D’abord celle du respect quand on la prend dans son sens pratique : le respect s’impose, nous tombe dessus et, contrairement à ce qu’il en est de l’expérience esthétique, ne vient satisfaire aucune aspiration en nous. Rien de ce que nous nous étions promis à nous-même ne compte plus quand, à l’encontre de toute raison (car s’il y en a, elles ne comptent pas), il ne reste plus qu’à obéir. Un personnage charismatique, par exemple, nous fait prendre conscience que nous ne comptons pas même si, par ailleurs, nous sommes chevalier des palmes académiques ou lauréat du concours des familles nombreuses – et il est impossible que nous ne soyons pas ce genre de choses. Devant l’autorité, toute importance dont je voudrais m’autoriser pour essayer de compter me revient en pleine figure : je n’ai de réalité possible que grotesque. Telle est l’épreuve de l’autorité : devant elle, il est grotesque de vouloir compter.
Ensuite, dans son sens littéral, l’autorité suscite l’épreuve d’avoir reconnu, dans un texte ou un tableau – ou plus généralement en toute œuvre, y compris politique – qu’il était vraiment autorisé d’un sujet, d’un sujet absolument unique et définitivement singulier. Or cette épreuve est pour nous à chaque fois celle de l’impossibilité que nous comptions, même comme lecteur ou spectateur. Car si l’œuvre est d’abord ce qu’aucun semblable ne pouvait produire, elle est en nous non seulement la récusation de la semblance – de sorte que la reconnaissance d’un auteur est une épreuve d’ » humiliation » pour notre moi – mais encore la récusation de l’institution réflexive de ce qui compte ! Je m’explique en prenant l’exemple d’un film. Dans un film, puisque c’est un spectacle, c’est par définition le spectateur qui compte et le réalisateur qui importe (les acteurs, décorateurs, etc. importent aussi, mais toujours moins). Mais dans un film de Fellini, par exemple, la seule chose qui compte, c’est qu’il soit de Fellini, pas que j’en sois le spectateur ni même qu’il y ait des spectateurs en général ! Evidemment il vaut mieux qu’il ait des spectateurs, mais s’il n’en a pas, c’est exactement la même chose – de sorte qu’à le regarder, j’éprouve mon inanité absolue, alors qu’à regarder le film d’un quelconque réalisateur (talentueux de préférence), j’éprouve au contraire que tout est fait en fonction de moi (par exemple les repas n’occupent en général que trois côté des tables, etc.). J’ai beau me dire, en suivant la réflexion, que mon acte de conscience » fait être » le film et qu’il n’y a pas de différence entre un film que personne ne regarde et un film qui n’a jamais été tourné, je sais bien que c’est faux bien que par ailleurs ce soit parfaitement exact. Ma fonction transcendantale est irrécusable pour tout objet et donc aussi pour les objets d’art ; eh bien la reconnaissance de l’œuvre, en y admettant le nom de l’auteur comme cela seul qui compte (l’admettre, voilà l’effet de l’autorité), est l’épreuve de son inanité. L’inanité du transcendantal, voilà comment on peut d’une manière générale réfléchir le vrai ; sa reconnaissance en est l’épreuve.
Le réel de l’épreuve, en général, c’est qu’on n’y soit sans recours – de savoir, bien sûr, mais surtout de soi. (c’est ce que j’ai appelé l’autre jour la » vraie » solitude). Même un simple examen scolaire le fait apercevoir : pour le candidat, l’épreuve est finalement qu’il ne compte pas. Par exemple, ce qui compte c’est que le passage entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur soit une institution. Le bachelier aura passé sous cette nécessité : dire qu’il y est resté comme élève pour en sortir comme étudiant, c’est bien dire que lui, personnellement considéré, ne compte absolument pas. Toute épreuve est d’abord l’épreuve de ne pas compter et c’est pourquoi elle est toujours une traversée de la mort, pour le sujet comme sujet.
Le réel de l’autorité : son imposture
Mais il faut aller plus loin : si nous considérons l’autorité comme réelle (l’Etat existe, les écrivains et les peintres existent), nous la considérons dans sa force – celle dont, précisément, nous faisons l’épreuve quand, toujours malgré nous (si nous sommes d’accord, tant mieux, mais ça ne compte pas), l’autorité s’impose. Pas d’autorité sans force, par conséquent, et l’idée qu’on pourrait considérer un domaine pur du droit qui ne soit pas en même temps toujours déjà une effectuation matérielle est tout simplement absurde, puisque ce serait couper l’autorité de son effet, alors que l’autorité n’est précisément rien d’autre que la nécessité des effets d’autorité.
La force de l’autorité, donc, c’est qu’elle existe non pas comme principe mais comme réalité, et qu’elle procède toujours, comme cette réalité même et non pas à titre de condition extérieure, de quelque chose qui n’oblige pas et qu’on peut donc nommer la force ou, plus originellement, l’imposture. Toute autorité est, dans un premier temps au moins, une imposture en ceci qu’elle ne peut pas avoir été primitivement autorisée à s’imposer, qu’elle est donc d’abord non autorisée et par conséquent pas autorité du tout – puisqu’il n’y a bien entendu d’autorité qu’autorisée.
J’indiquerai donc le troisième moment en disant que toute autorité est scandaleuse. En quoi c’est bien sûr de la non-vérité de la réflexion qu’il s’agit. La figure de l’élu montre bien ce paradoxe : l’élu n’est jamais le plus méritant – il est même parfois le pire des prétendants, voire un qui ne prétendait même pas. Et pourtant c’est lui, au grand scandale de tous, et parfois de lui-même. Ce scandale, c’est un moment de vérité pour la réflexion, paradoxalement, le moment où l’autorité lui fait reconnaître sa propre non vérité, précisément parce qu’elle se donne pour soi pour l’autorité de dernière instance. De toute décision dont je puis avoir connaissance, j’opère quasi malgré moi une critique : je l’approuve ou je la désapprouve, de sorte qu’il est impossible à la réflexion qu’elle ne se prenne pas pour l’autorité de dernière instance (même quand il s’agit de céder à l’arbitraire, ce qu’on peut toujours rationaliser en parlant de » tradition « , ou de » part du feu « , etc.).
Or c’est à l’instant où je reconnais que ma réflexion ne compte pas que l’autorité m’apparaît, par exemple de l’instance qui élit. Imaginons une situation : » pourquoi tel livre, que les connaisseurs s’accordent à trouver médiocre, est-il retenu et le mien, auquel j’ai tellement travaillé, refusé ? » Impossible, on le voit, de reconnaître la réalité de l’autorité (par opposition à son idéalité : une sorte de providence omnisciente et parfaitement juste) sans reconnaître que cette réalité est principiellement son imposture et sans admettre que l’effet de réel produite par celle-ci est forcément toujours un effet de scandale, d’indignation.
J’insiste pour dire que l’imposture n’est pas une contingence dans l’autorité, quelque chose qui est peut-être inévitable en fait mais qu’il faudrait penser comme une perversion ou une corruption ( » que voulez-vous : on place d’abord ses amis, c’est humain ! « ). Non : l’imposture est la réalité même de l’autorité parce qu’il lui appartient de susciter la réflexion, dès lors qu’il n’y a pas d’autorité sans force ni de force sans résistance. Et à la réflexion, il appartient constitutivement qu’elle se donne à elle-même le statut d’instance décisive, autrement dit d’autorité. Cela revient à dire qu’une autorité qui ne serait pas originellement une imposture n’en serait absolument pas une : on aurait seulement parlé de l’idée abstraite d’une autorité vide.
Car enfin, il va de soi qu’une autorité ne se peut imposer à moi qu’à l’encontre de ma souveraineté réflexive. Reprenons l’exemple du médecin : c’est quand je ne comprends pas ses prescriptions, voire quand elles me semblent erronées, que je reconnais son autorité. Car quand le traitement qu’il me donne est celui que je me serais prescrit à moi-même (ou celui dont je comprends que je me le serais prescrit si j’avais disposé des connaissances nécessaires), ce n’est pas à lui mais à moi, dont il est momentanément le représentant, que j’obéis. Pas de différence, par conséquent, entre reconnaître qu’une autorité en est une, et reconnaître qu’elle a tort. Et qu’est-ce que le tort, sinon ce qu’on n’est pas autorisé à faire, à dire ou à penser ? Bref, c’est le même d’avoir tort et d’être, comme autorité, une imposture (par exemple le professeur qui corrige mal une copie montre que, le temps de ce petit travail au moins, il usurpe sa fonction).
Reconnaître une autorité et en être indigné, c’est par conséquent la même chose : c’est en quelque sorte seulement par hasard et de façon non vraie que l’on donne son assentiment à l’autorité.
Ainsi reconnaissons-nous que l’assentiment est toujours extorqué et que toute autorité est une violence. Parce qu’il appartient à la nature de l’autorité, et justement dans son opposition à la violence, de réclamer l’assentiment de ceux sur qui elle s’exerce.
L’indignation que toute autorité suscite nécessairement est donc son effet réflexif c’est-à-dire sa réalité même, quand on se place du point de vue de sa reconnaissance. Et comme une autorité qui n’est pas reconnue n’en est pas une, on se trouve amené à conclure que l’autorité n’en est jamais une et que c’est justement pour cela qu’elle en est une. Ce point est capital.
Concernant les auteurs, j’ai déjà exprimé cette idée en parlant d’inconsistance du génie, pour dire qu’il n’est pas une réalité particulière comme un supplément de neurones dans le cerveau ou tout autre type de disposition dont on pourrait arguer pour justifier une reconnaissance qui est toujours frappée d’illégitimité.
L’imposture de l’autorité, en effet, est constitutive du fait même qu’un auteur soit un auteur. Car enfin, dans cette notion où l’on oppose le génie au talent (l’auteur peut bien par ailleurs avoir du talent : ce n’est jamais ce qui compte), on ne dit qu’une seule chose : c’est le nom propre de l’auteur qui compte ! Et là, pour la réflexion, est l’imposture radicale.
Car la conséquence est évidente : n’importe quel texte (ou tableau, etc.) fait partie de l’œuvre, si mauvais qu’il soit par ailleurs ! Chez tous les écrivains, on trouve des passages non seulement médiocres mais parfois même calamiteux, des textes qu’un lecteur un tant soit peu cultivé aurait honte d’avoir écrits. Eh bien, ces nullités font partie de l’œuvre et doivent être pieusement recueillies, notamment quand il s’agit de publier des œuvres complètes.
Quoi de plus scandaleux, je le demande ? Le lecteur, devant de tels passages, sait que lui-même est capable d’écrire bien mieux et que, s’il est généralement incapable d’égaler la production des œuvres majeures, il est néanmoins supérieur, comme scripteur et styliste, à celui que l’écrivain a été ce jour là. Et pourtant les mauvais textes de l’écrivain resteront alors que les bons textes du scripteur seront anéantis – et même le sont déjà en droit.
Or cela n’est pas une contingence, un effet de finitude ( » que voulez-vous, on ne peut pas toujours être à son maximum… « ) parce que c’est la notion même de l’auteur d’imposer la considération pour des textes dont la qualité ne compte absolument pas. C’est le nom propre (c’est-à-dire manquant ou encore impossible) qui fait l’auteur, et uniquement cela. Quant à la réalité concrète, elle n’est rien d’autre qu’une imposture, puisqu’il appartient constitutivement aux éléments de l’œuvre de pouvoir être mauvais.
Je vous remercie de votre attention.