Cours du 12 octobre 2001
La question de l’auteur à nouveaux frais
Je reprends mon enseignement cette année, en un moment historique sombre où la nécessité du libre examen et celle de penser par soi-même apparaissent plus urgentes que jamais, tant les conséquences de leur oubli ou de leur refus sont épouvantables pour tout le monde. Si le bien n’est qu’une idée inconsistante (agir bien c’est simplement faire son devoir autrement dit agir normalement), le mal existe, nous le savons, puisqu’on peut jouir de la négativité. Plus concrètement, le mal se réalise dans le monde et en nous quand on est sans égards pour rien ni personne, ce qui est forcément le cas dès lors qu’on est certain d’avoir raison. Et on est certain d’avoir raison quand plus rien n’est ambigu. Si l’inhumain se représente ainsi dans des univocités de calcul et d’information dont le chiffre destinal de cette année 2001 est en quelque sorte le symbole, autrement dit s’il s’entend expressément à l’encontre de ces disciplines si légitimement nommées » humanités » où il s’agit toujours de mieux lire et de mieux interpréter, il trouve forcément sa réalité dans le refus des égards, dans l’indifférence aux existences dont on dira qu’elles ne comptent pas et aux souffrances, y compris les siennes propres, dont on dira qu’elles sont sans importance…
Préservons l’ambiguïté littéraire de nos vies, qui ne sont jamais ce que nous croyons savoir qu’elles sont. Ne soyons pas sans égards. Ni pour les choses toujours fragiles, ni pour les êtres toujours en danger, ni, d’une manière générale, pour l’étant dont l’effort dérisoire pour être alors qu’il n’y a jamais de raisons nous donne l’âme – puisqu’il nous rend respectueux envers tout.
Programme : renouveler la question de l’auteur
Je salue les nouveaux arrivants, j’adresse mes amitiés aux anciens, et je remercie plus particulièrement ceux qui ont bien voulu m’adresser leurs commentaires et leurs suggestions. La question de l’énigme, traitée dans les dernières séances de l’année dernière, a suscité un intérêt multiple et parfois passionné ; plusieurs correspondants m’ont demandé d’y revenir cette année et de développer des indications qui étaient restées allusives. Je le ferai très probablement, bien que je ne puisse pas m’engager d’une manière certaine, puisque j’ignore où nos recherches nous conduiront ; mais il est sûr que cette notion recèle encore des surprises, que nous sommes loin de l’avoir épuisée et qu’elle est encore extrêmement prometteuse. Peut-être aurons-nous la possibilité de la reprendre à sa racine et d’en développer les implications quand j’en aurai terminé avec le thème que je voudrais poursuivre, tant je suis conscient de l’avoir seulement effleuré l’année dernière.
La notion d’autorité à laquelle celle-ci fut en partie consacrée n’a en effet pas été développée dans sa réalité subjective : j’ai bien indiqué qu’à partir d’elle c’était la notion de l’auteur qui s’imposait (je viens de parler d’humanités – or de quoi s’agit-il en elles, sinon du respect que nous inspirent les auteurs ?), j’ai donné des indications sur ce que c’est qu’un auteur, mais je n’ai pas répondu expressément à la question de l’auteur lui-même – la question du qui engagée dans toutes les productions de l’esprit.
Aussi vais-je commencer ce nouveau cycle en la reprenant pour ainsi dire à nouveaux frais. Il ne s’agit évidemment pas d’un problème de théorie littéraire, bien que rien ne nous interdise de faire parfois allusion à cet aspect de la notion : je ne vais pas me demander ce que c’est que l’auteur, ce que c’est que cette fonction textuelle très particulière qu’on nomme ainsi, mais ce que c’est, pour quelqu’un, de faire autorité – étant bien entendu qu’il est impossible de faire autorité en première personne, c’est-à-dire d’être soi-même un auteur. Un auteur est un sujet fait de cette impossibilité, forcément, et c’est cela que je voudrais explorer dans la première partie de cette nouvelle année de réflexion.
En quoi j’assure la continuité de nos études, puisqu’elle conjoint en quelque sorte les préoccupations qui étaient les nôtres quand nous réfléchissions sur la philosophie il y a deux ans, et celles de l’année dernière quand nous nous interrogions sur ce qui inspire le respect et par conséquent sur l’autorité. Les humanités, on peut en résumer la notion en parlant du respect des auteurs.
Il ne s’agira pas répéter ce que j’ai dit l’année dernière sur cette question (vous disposez du texte des leçons), sauf si certains arguments le rendent absolument indispensable, mais de comprendre une position dont ce respect très particulier qu’on appelle donc » humanités » est l’indication en troisième personne. Car enfin, ces auteurs qui nous ont rendus moins inhumains que nous n’aurions été si nous ne les avions pas rencontrés (or il ne suffit pas d’avoir lu un auteur pour l’avoir rencontré : il y a eu des nazis cultivés), qu’en était-il d’eux ? Ce n’est pas de psychologie que je parle, mais de vérité, si vous m’accordez mon petit cogito méthodologique, à savoir qu’on a toujours raison de respecter – et si j’ai pu vous convaincre l’année dernière que le respect était en propre le sentiment que le vrai nous inspire.
Ainsi la question de l’auteur est-elle en réalité la question du vrai : on appelle auteur celui qui pose le vrai, tout simplement, étant clairement entendu qu’il appartient au vrai lui-même d’ordonner, dans tous les sens du terme, sa position. Disant cela, je rappelle une évidence : on n’est jamais auteur que sans soi. Non pas malgré soi, bien sûr, mais sans soi : l’idée de vouloir être un auteur, autrement dit de vouloir faire œuvre originale, est à la fois grotesque et contradictoire. Cependant il y a des auteurs, puisqu’il y a du vrai ! Et il y a du vrai puisqu’il y a de l’humain, si l’on définit celui-ci comme ce vivant qui, peut-être seul de tous les vivants (mais peut-être pas : le travail que je poursuis sur la notion de vérité ne me permet pas encore de trancher…), est marqué par le vrai. En cherchant à savoir ce que c’est, subjectivement, que l’autorité, je parlerai donc encore de la vérité.
Si c’est des paradoxes ou même des apories d’une » position subjective » qu’il sera question, notre réflexion sera plus large qu’une enquête sur l’auteur au sens strict de l’écrivain : elle devra valoir pour tout sujet ayant à décider c’est-à-dire à occuper une place de droit qui, jusque là c’est-à-dire quand il avait seulement à choisir, était occupée par le savoir.
Une responsabilité décisionnelle
Je souhaite donc que ces nouveaux développements, que j’espère aussi étonnants que certains de ceux qui les ont précédés, vous donnent accès à des vérités que, tout comme moi, vous ignorez mais dont vous n’êtes pas sans savoir qu’elles vous sont essentielles, puisqu’il nous arrive à tous (certes rarement : deux ou trois fois dans une vie, si on écarte très provisoirement la question de la production des œuvres) de décider. En considérant qu’il lui appartient essentiellement de permettre cette extension, on dira ainsi que la question de l’auteur parle de ce qui compte pour chacun d’entre nous – au point qu’il me semble qu’on peut nommer » auteur » non pas simplement celui qui écrit des livres ou qui fabrique des théories (ce qui n’est en rien suffisant pour prétendre à ce titre !) mais celui qui posent des choses qui comptent, quelle que soit la manière dont il le fait. D’où à la limite la possibilité de considérer des auteurs qui n’ont rien écrit (Socrate, mais aussi des » sages » de beaucoup de traditions…)
Vous savez que par opposition au choix qui relève toujours d’un domaine du savoir (ainsi le médecin choisit la thérapeutique la plus adaptée à son patient, etc.), la décision – acte d’autorité – concerne des réalités qui sont extérieures au savoir, des réalités pour lesquelles il est impossible, notamment, de parler de progrès dans le savoir. On m’a donné l’exemple de l’euthanasie, et c’est en effet le type même de question qui ne relève d’aucun savoir (notamment médical !), parce qu’il ne s’agit pas là de choisir mais de décider. Cela dit, vous vous souvenez que toute décision, quand on la réfléchit, est par là même constituée comme un choix, de sorte qu’on peut, rétrospectivement, construire un quasi-savoir permettant de se représenter la décision – qui en elle-même n’est pas représentable, justement parce qu’elle n’est pas comme le choix effectuation du savoir. ce savoir sera de nature philosophique, parce que, concernant des décisions et non pas des choses, il aura pour objet ce qui compte et non pas ce qui importe.
Eh bien ces choses, c’est justement à propos d’elles qu’on parle d’autorité, et je crois qu’on peut nommer » auteur » un sujet qui, d’une manière pour l’instant encore mystérieuse, a posé de telles choses.
Mais alors tout le monde serait auteur, puisque cette possibilité est inhérente à la notion de personne, telle qu’on peut la penser en distinguant le sujet anonyme du choix (l’ » en tant que « , celui qui confond sa liberté avec l’effectuation automatique du savoir qui l’autorise) du sujet de la décision ? Les notions de décisions et d’auteur seraient alors corrélatives ?
D’une certaine manière oui, et vous comprendrez que ma thèse est moins paradoxale qu’il ne semble quand je vous aurai dit qu’un auteur, au sens habituel du mot, n’est rien d’autre qu’un sujet qui se tient au lieu de sa décision quand tous les autres occupent habituellement celui de leurs choix. Ce qui revient simplement à reprendre la formule de Lacan que j’ai déjà citée et sur laquelle je reviendrai : on appelle auteur celui qui s’autorise – s’auteurise, dirais-je – de lui-même, puisque c’est tout simplement cela, décider, par opposition à choisir (on signe une décision, alors que pour les choix on se réfugie derrière les raisons qu’on avait de les faire et qui sont autant d’excuses), et qu’on peut s’y tenir – par exemple en écrivant ou en peignant Plus concrètement, c’est la question du rapport de la décision et de l’œuvre qu’il faudra penser, et une première définition donne déjà une indication : on appelle œuvre une chose quand elle est décisive. Non pas simplement une chose qui fait événement, ce qui est une condition nécessaire, mais encore une chose dont l’événementialité, si l’on peut dire, relève de la signature et plus généralement du nom.
Dans nos dernières séances de l’année dernière j’ai désigné cette propriété sous le nom de contingence, ce qui me permet de mettre en équivalence la définition que je viens de donner avec celle qui consiste à dire que l’œuvre s’institue de ce que celui qui l’a produite se soit lui-même autorisé de sa propre contingence. Car une décision qui se signe est toujours contingence, relativement à un choix qui se justifie d’être celui que n’importe qui aurait eu raison de faire à notre place. Bref, on appelle » œuvre » cela qu’on produit sans avoir aucune excuse de l’avoir produite.
Ces définitions assurent une première mise en place de la notion d’auteur, puisque l’auteur ne se définit que par son œuvre. C’est en effet la même chose de désigner quelqu’un comme un auteur et de considérer qu’une œuvre se constitue de l’avoir pour auteur.
Mais cette constitution présente un caractère bien particulier, que personne n’ignore : ce n’est en aucun cas la personne de l’auteur qui autorise (auteurise) et par là institue l’œuvre en la constituant, mais uniquement son nom ! Sous le nom de Sartre, par exemple, on rassemble des pièces, des romans, des nouvelles, de la philosophie, mais aussi des prises de position morales et politiques voire même, selon l’expression consacrée, des » notes de blanchisserie » dont on peut discuter pour savoir s’il convient ou non de les publier (on ne peut récuser cette éventualité qu’à ne pas la trouver absurde). L’auteur se définit par son œuvre et c’est le nom de l’auteur qui constitue l’œuvre comme telle. Voilà en quelque sorte la question à double détente qui se trouve impliquée quand on considère que la contingence donne son cadre à la question de la vérité.
J’ai longuement développé la question du nom propre telle qu’elle est impliquée dans cette problématique – de ce nom impossible à dire qui fait précisément que l’auteur en est un. J’avais même proposé que cette impossibilité soit le critère essentiel définissant l’auteur, dès lors qu’on a reconnu qu’en cette question c’est de la vérité elle-même et comme telle qu’il s’agit (Sartre, auteur de la Nausée, pouvait tout dire de l’existence sauf sa vérité, à savoir qu’elle était » sartrienne « ). Je ne reviens pas sur ces acquis, essentiels à mes yeux – mais, précisément, je les considère comme acquis. Cela signifie que j’admets d’avance l’éventualité d’y revenir, si l’intelligibilité des développements que je serai amené à poser cette année le nécessite.
L’auteur philosophe ?
On ne pense que » par soi-même « , comme chacun sait mais comme presque tout le monde l’ignore. Cela signifie qu’on pense seulement sans le savoir : non pas en étant inconscient (encore que le rêve impliquant l’inconscience du sujet appartienne de plein droit à la pensée) mais en étant là où le savoir ne compte pas. Si l’on se trouve là où le savoir compte, c’est qu’on s’en autorise – par opposition à s’autoriser de soi-même. On n’est pas un philosophe : en posture d’ » en tant que » c’est-à-dire en démission de soi-même, on rédigera des monographies inutiles sur les auteurs ou sur des notions abstraites, là où ceux qui pensent, les auteurs, produisent au contraire des œuvres et instituent nominalement des » natures » (l’Idée de nature platonicienne, la connaissance de nature kantienne, l’esprit de nature hégélienne, la liberté de nature sartrienne, et ainsi de suite.)
De quoi est l’histoire de la philosophie est-elle en effet constituée, sinon exclusivement d’œuvres ? Y a-t-il un seul texte, si modeste qu’il soit, qui appartienne à cette histoire – donc tout simplement à la philosophie – et qui ne soit pas une œuvre ? La monographie, par exemple, n’en relèvera jamais et n’est donc en rien philosophique, puisque l’œuvre se définit par le nom de son auteur et que de tels travaux épuisent leur essence dans leur anonymat : on les juge à leur savoir et au sérieux de leur composition, alors que la banalité de ce qu’on lit dans un texte du canon fait seulement penser qu’on l’a mallu.
En science, cette impossibilité d’appartenir n’a aucun sens : alors que la plus sérieuse des thèses n’est absolument rien en philosophie (elle n’appartiendra jamais à son histoire et par conséquent n’existe simplement pas, puisqu’exister serait occuper le moment présent de cette histoire), il est indéniable qu’un travail mineur, dans telle ou telle science, lui appartient e plein de droit – cette évidence se redoublant du paradoxe qu’il n’y ait pas de différence entre appartenir à l’histoire d’une science et être oublié, fondu dans l’actualité de ses résultats. Pour qu’une monographie puisse appartenir à la philosophie, il faudrait que celle-ci soit une sorte de science, autrement dit qu’elle progresse. Comme tout le monde l’a toujours su depuis toujours : il n’y a de philosophie que nominativement personnelle (celle d’Aristote, celle de Descartes…) autrement dit que du génie, lequel est par définition aussi exclusif de toute nature (un » don » naturel, dont personne ne serait jamais responsable) que de toute volonté subjective (l’idée de vouloir être original est une contradiction dans les termes). Bref, il est essentiellement possible d’être un scientifique, et essentiellement impossible d’être un philosophe – et plus généralement un auteur puisqu’on nomme philosophe un auteur dans l’ordre du concept.
Essayez donc de penser, dès lors que penser se fait toujours sans le savoir ! C’est impossible. Et si vous pensez avec le savoir, vous vous autoriserez forcément de ce que vous savez et non pas de vous-mêmes : vous tiendrez le discours d’un » en tant que » et jamais d’un auteur. Vous voyez par conséquent qu’un locuteur prétendant être un auteur, prétendant s’autoriser de soi-même et non pas de son savoir ni de son intelligence, est forcément un imposteur ! Il ne suffit pas de mépriser le refus de penser pour être un penseur… et jouer au penseur est tout simplement grotesque. Telle est donc le paradoxe. Car enfin, il y a des auteurs, et ceux qui le sont n’ont jamais douté de leur qualité ! Sartre, par exemple, ni Lacan, ni aucun autre, depuis la naissance la philosophie. Ils s’autorisaient d’eux mêmes sans le prétendre dans l’acte même de leur pensée, bien qu’il soit arrivé à la réflexion de cette pensée d’apparaître comme arrogante et qu’ils ne se soient généralement pas privés de dire ce qu’il en était d’eux-mêmes (les remarques de Sartre ou de Lacan sur leur propre génie ne manquent pas, mais on pourrait trouver bien d’autres exemples). Qu’est-ce que penser d’une manière non prétentieuse ? telle est la question. On peut répondre programmatiquement en disant que c’est s’autoriser de soi-même, alors qu’un prétentieux s’autorise de l’enflure de son moi et de ses fantasmes de toute puissance, ou bien de sa place. Pas de différence entre dire qu’on s’autorise de soi, et dire qu’il est impossible d’être auteur. La question est donc celle de ce » soi « , identique à sa propre impossibilité.
Dans nos études précédentes, nous y avons répondu partiellement par la théorie de la marque : c’est là où l’on est » marqué « , et là seulement, qu’on est capable de vérité. Cela me semble toujours vrai, mais cette année je vais essayer de répondre à la question de l’auteur d’une manière plus concrète, en prenant à bras le corps la question de l’autorisation de » soi « . Car enfin, même d’un point de vue strictement littéral, ce » soi » impossible est bien l’auteur lui-même et comme tel puisqu’on produit une œuvre quand on s’autorise de soi, et que l’œuvre n’en est une qu’à la condition d’être celle d’un auteur (raison pour laquelle la distinction de ce qui est une œuvre et de ce qui n’en est pas une ne concerne pas la réalité de ce qui est produit : il y a des textes médiocres qui font partie de l’œuvre de tel ou tel penseur, et d’autres très intelligents, très subtils et très savants qui auraient aussi bien pu ne pas être écrits et qui, en droit, ne l’ont d’ailleurs pas été).
C’est donc encore de la distinction de la réalité et de la vérité qu’il s’agira ; et le » soi » qui est mentionné dans l’expression » s’autoriser de soi » s’épuise à dire cette distinction. Car c’est bien le même de s’autoriser de soi, d’être un auteur, et de s’être distingué de tous les scripteurs dont beaucoup peuvent posséder un savoir, une intelligence et même un talent bien supérieurs. (Lévinas est un auteur, et on ne peut pas dire qu’il jouisse d’un grand talent d’écrivain, par exemple. Mais justement : ça ne compte pas !)
On peut enfin présenter ce problème de l’auteur philosophe d’une manière objective en disant que la philosophie est exclusivement un discours d’auteur parce que les choses dont elle traite ont en commun de ne pas relever du savoir : ce sont des choses qui comptent, par opposition aux choses qui importent et qui, elles, relèvent toutes d’un savoir et donc d’une institution subjective au moins possibles (médecin, géomètre, ou tout autre » en tant que « …). Or cette thèse suscite tout de suite une objection massive : comment dire que les choses dont traite la philosophie sont extérieures au savoir, puisque philosopher consiste précisément à produire des textes c’est-à-dire du savoir ? Et de fait, il est impossible de lire, à commencer par ce qu’on vient d’écrire soi-même, sans apprendre quelque chose.
Pas si sûr… Et la question de l’auteur est dans cette restriction scandaleuse.
En effet : est-ce que nous apprenons quelque chose, à lire un philosophe ? Pour qu’on donne une réponse positive à cette question, il faudrait que les acquis d’une lecture puissent servir d’acquis pour une autre lecture, qu’il y ait du progrès en philosophie comme il y en a en science (lequel est tout sauf linéaire). Or ce n’est absolument pas le cas et la philosophie s’est toujours présentée dans ce paradoxe : d’une part les auteurs enseignent, ils ont comme on dit une » doctrine » dont on pourrait imaginer qu’elle serve de base, une fois épurée de ses éventuelles erreurs, pour leurs successeurs, mais d’autre part chaque philosophe reprend à zéro le problème auquel il s’attaque, ne se référant aux » auteurs » qui l’ont précédés qu’à la condition de ne pas les considérer comme des auteurs – c’est-à-dire comme des gens qu’on cite mais qu’on ne discute pas. Or si vous admettez cela, à savoir qu’un auteur est quelqu’un qu’on cite mais qu’on ne discute pas (quand on le fait, on cesse de le traiter comme un auteur et on fait semblant de voir en lui un quelconque spécialiste avec qui il est possible de ne pas être d’accord), vous admettez par là même une distinction que j’exprimerai en disant que la réalité de la philosophie réside dans le savoir dont elle est indubitablement la production, quand sa vérité réside dans l’autorité de son auteur. Tout le monde sait que la philosophie est la discipline constitutivement distinguée.
Qu’est-ce qu’une vraie activité d’écriture, par opposition à une activité d’écriture réelle ? Demander cela, c’est demander ce que c’est qu’un auteur – et c’est déjà avoir répondu que c’est un sujet dont le travail est causé par la vérité. C’est de cette causation, exclusive à toute légitimité liée au savoir (parfaitement exclusive du » discours universitaire « , comme chacun le sait également) qu’il s’agit quand on met en avant la contradiction de l’auteur en disant, notamment, qu’il est impossible de philosopher autrement qu’en étant soi-même un auteur bien qu’il soit impossible de parler en se donnant une posture d’auteur.
On a tout dit en disant que la question de l’auteur est l’aporie d’un » en tant que » : on n’est philosophe qu’à la condition de conceptualiser » en tant que » auteur, alors même que la définition de l’auteur est qu’il s’entende suffisamment d’exclure d’être jamais un » en tant que « .
C’est à résoudre cette difficulté que je vais consacrer les prochaines séances.