Cours du 03 mai 2002
L’aberration métaphorique, donc la folie, est le réel de l’autorité et de la littérature
La conception expérientielle de la vérité, en ayant originellement décidé que les choses ne comptaient pas mais seulement le savoir (après l’expérience, une fois les résultats notés, on peut jeter le matériel), est identique à l’interdiction que la vérité relève jamais de l’épreuve (par exemple, la science exclut l’initiation). Autrement dit, elle interdit strictement au discours, sinon d’une manière toute passagère et pour compenser une impuissance provisoire, d’être jamais littéraire : il faut qu’il soit exact, c’est-à-dire exclusif de la métaphore, si la métaphore est bien le discours de l’éprouvé comme tel, de celui qui n’est plus là pour parler comme n’importe qui. Or le discours exact ne fait autorité que pour la réflexion, lui qui s’entend depuis le bannissement de la métaphore – qu’il faut donc supposer première. Or quelle est la signification de cette nécessité, sinon qu’en toute autorité il s’agit de littérature ? Je le dis autrement : la question de l’autorité est inséparable de celle de la marque, reste de l’épreuve dont le sujet n’est jamais revenu. Et de fait, les gens qui ne sont pas marqués n’ont pas d’autorité, quand même ils occuperaient les places les plus éminentes.
En nommant littérature le discours du sujet qui n’est pas revenu (localement, là où il écrit – mais par ailleurs, là où il vit, il est toujours présent), autrement dit le discours du sujet impossible et donc le discours exclusif de toute communication et de toute compréhension, je pose la nécessité paradoxale d’une identité générale de l’autorité : c’est la même notion qui désigne le fait d’être un auteur c’est-à-dire un vrai sujet et de susciter le respect, précisément parce qu’il n’y a de respect que du vrai ! Et si la littérature est le discours du vrai sujet, ou encore le vrai discours, on voit bien que la question de l’autorité est la même que celle de l’impossibilité dont il est question dans la problématique de la marque, qu’il s’agisse de l’autorité au sens de ce qui suscite le respect ou au sens d’être un auteur.
Pensée à partir de la marque où le sujet est en impossibilité locale à lui-même (là est la cause de la vérité), la question de l’autorité est la même que celle de l’aberration métaphorique, si l’on désigne par ce terme ce que nul ne saurait avoir proféré, pour l’excellente raison qu’en cet absolu de la métaphore il n’y a rien à comprendre ni à communiquer. Là où il n’y a rien à comprendre ni à communiquer, autrement dit au lieu de la marque, est l’autorité et, comme écriture (puisque le discours est toujours intention compréhensive de communiquer), la littérature.
Mon idée est donc de montrer que la notion de l’autorité est univoque : qu’il s’agisse de l’autorité du chef ou du fait d’être un auteur, c’est de la même aberration métaphorique qu’il s’agit, de la même impossibilité locale pour un sujet qui n’est en vérité lui-même qu’à n’être jamais revenu de ce qui l’autorise (l’épreuve).
La folie de l’impossibilité métaphorique
Je voudrais m’engager dans une réflexion sur la littérature, au-delà des nombreuses interventions que j’ai déjà consacrées à cette question, en la pensant à partir du paradigme de l’aberration métaphorique, autrement dit de la distinction d’un énoncé très particulier dont c’est seulement par ailleurs qu’on peut dire qu’il relève du discours. Car si l’on retire la compréhension et la communication dont par ailleurs la métaphore témoigne, autrement dit si on la respecte comme métaphore en refusant d’en faire une ersatz de concept, il ne reste d’elle absolument rien d’autre qu’une aberration : une parole que nul ne peut avoir tenu (par exemple que Bayard ait été un félin de la savane), bien que par ailleurs, là où le sujet est n’importe qui (un vivant), il puisse s’être imaginé l’avoir tenu (par exemple avoir dit en un seul mot que Bayard était fort et courageux). Dans la métaphore, acte du sujet comme tel, il y a donc le par ailleurs, autrement dit ce qui ne compte pas, et le reste, qui compte, et dont le paradoxe est qu’il ne consiste en rien. On pourrait parler d’un délire, si le propre du délire n’était d’abolir le sujet. Ce qui compte, ici, c’est donc le moment d’aberration pure, la localité de l’impossible répondant à notre problématique de la marque, et par quoi la littérature pourra s’identifier au lieu de sa production. Je le dis autrement : il y a littérature en ce lieu local de la vie (de la compréhension, de la communication) où nul ne la profère.
Bref, mon idée de la littérature est qu’elle est le discours distingué (donc le vrai discours) – et que c’est à partir de cette définition qu’on peut seulement comprendre l’autorité au sens habituel du mot, puisqu’elle est ce qui impose le respect et que c’est précisément le distingué comme tel (par opposition au différent) qui suscite ce sentiment.
Je donne mon idée essentielle, en fait plutôt banale dès lors qu’on se souvient qu’il n’est jamais question dans toutes ces recherches que de la notion du génie : l’autorité est folle, et c’est justement parce qu’elle est folle qu’elle est l’autorité.
Pour l’instant, je m’en tiens à cette indication à la fois vague et programmatique, mais je veux pointer qu’à la marque, point d’impossibilité – de mort, ou d’impossibilité de ne pas délirer – le discours se joue qui ne soit pas l’expression d’un sujet, autrement dit qui ne soit pas l’équivalent de n’importe quoi (puisque le propre de n’importe quel sujet est de s’exprimer en tout ce qu’il fait ou dit, c’est-à-dire en n’importe quoi). L’autorité, c’est bien que quelque chose ne soit pas n’importe quoi. Cela dit, tout est n’importe quoi. Sauf que, parfois, ça ne compte pas.
La littérature, l’autorité (au sens de l’autorité d’un chef) et la marque, c’est pareillement l’idée d’une impossibilité locale dont le seul effet est que la réalité par ailleurs omniprésente ne compte pas. Voilà le nœud commun.
La notion d’autorité désigne à la fois la nécessité du respect et le fait d’être un auteur. Le respect ne porte jamais sur le réel mais sur le vrai, c’est-à-dire sur le reste qui interdit de réduire le vrai au réel.
A propos de l’expérience, nous avons vu que cette réduction était l’attitude de l’esclave, qui ne respecte rien mais qui accepte tout. Et pour qu’on parle de respect (et non pas d’estime) il faut avoir reconnu qu’il n’y a aucune différence entre le vrai et le réel, mais seulement une distinction – par principe inconsistante. Or l’auteur, par opposition au sujet qui s’exprime, est bien l’instance d’énonciation correspondant à cette nécessité : en fait un auteur est un sujet qui s’exprime et qui possède du métier, mais s’il n’était que cela il serait n’importe qui, tout à fait le contraire d’un auteur. Cela dit, n’importe qui, c’est bien ce qu’il est par ailleurs : il est évidemment celui que n’importe qui aurait été à sa place. Donc on appelle auteur celui dont on reconnaît, à l’encontre de ce savoir irrécusable, la pure distinction : de lui, on peut seulement dire qu’il n’est pas n’importe qui, puisque la seule chose qui compte dans son œuvre est précisément qu’elle soit de lui, perdant tout intérêt, bien qu’elle soit toujours la même, si une enquête objective établissait que ce n’est pas le cas. L’auteur est donc le sujet distingué, tout simplement – ou encore le vrai sujet, au sens où nous avons pu voir que le seul vrai bourgeois (par opposition aux foules de bourgeois réels) était le bourgeois distingué. Or le vrai sujet, c’est le sujet qui fait autorité, puisque c’est celui, à l’encontre de tous les autres qui peuvent au mieux susciter l’estime, qui inspire le respect.
Mais cette distinction de la vérité et de la réalité, parce qu’elle ne consiste en rien, ne saurait donner lieu à aucun argument, à aucune raison. L’impossibilité que la raison soit jamais effective là où est la distinction oblige par conséquent à y reconnaître quelque chose d’aberrant. Et certes, toute distinction est une aberration : on en fait une différence (on ne traite pas de la même manière celui qui inspire le respect et celui qui inspire l’estime) alors même qu’il ne peut pas y en avoir. L’effet de vérité dont nous savons qu’il est lui-même un effet de distinction (les gens distingués inspirent un respect qui distingue celui qui l’épreuve) est par conséquent aussi un effet d’aberration.
L’auteur est un » vrai sujet « , et c’est en cela que consiste l’autorité, quelle que soit la manière dont on comprenne cette notion. Cela signifie, dans le cas de l’auteur, qu’on ne se demandera pas, comme on devrait le faire à propos de n’importe quel locuteur, si ce qu’il dit est exact ou non, puisque de toute manière c’est vrai. En réfléchissant sur cette notion d’exactitude, nous avons compris qu’il n’y avait de vérité qu’à son encontre, c’est-à-dire que contre la réflexion de la première personne lui interdisant d’être justement cette personne impossible qu’elle est pour soi (la personne possible, c’est la troisième – et la personne réelle, c’est la seconde). L’auteur, je le répète une fois de plus, est le locuteur en première personne.
Si donc c’est comme sujet (et non comme artisan ou comme savant, par exemples) qu’il est distingué, il est bien évident que sa parole et son agir sont vrais et n’ont aucunement à être exacts. Et ceci vaut également pour le chef. Si leur parole ou leur agir sont exacts, tant mieux, mais s’ils ne le sont pas, c’est pareil : on ne lit pas Platon en se demandant si le monde est comme il le dit, et on ne suit pas De Gaulle en se demandant si la grandeur est une propriété effective de la France, au même titre que la superficie de son territoire ou le montrant de son PNB ! Voilà l’autorité, donc : que dire le vrai et écarter la réalité soient le même. Et certes, que la réalité ne compte pas, c’est le point de vue d’un fou.
La folie d’être soi alors qu’il est bien évident que chacun est n’importe qui, voilà donc l’autorité. Et bien sûr, la question de la vérité d’un discours ou d’un agir est toujours celui de son caractère délirant – non pas au sens d’une quelconque psychopathologie mais au sens où la métaphore est originellement un délire que le moment réflexif, celui de la semblance c’est-à-dire de la trahison de soi, devra par après dénier comme tel. Par exemple, on se racontera que l’identification du dernier chevalier français à un félin africain est une manière de signifier qu’il était fort et courageux – ce qui est par ailleurs exact.
En la définissant non pas à partir de la métaphore qu’on peut toujours réfléchir comme un ersatz de concept mais de l’aberration métaphorique qui reste irréductible, on se trouve conduit à poser que l’autorité procède d’une folie originelle, toujours repérable dans le creux du langage personnel (par opposition au bavardage des » en tant que « ), et que c’est ce creux, qu’il faut penser comme le répondant de la marque qui distingue le vrai, qui est le réel de l’autorité, l’imposition – au sens où l’on dit qu’elle impose le respect.
Or l’autorité, par définition, c’est ce qui autorise. Il n’y a pas de différence entre reconnaître l’auteur comme je viens de le préciser, et dire que l’œuvre n’en est une que d’être autorisée par lui : elle vient de la folie première dont le langage, toujours originellement métaphorique, continue à chaque instant de s’autoriser.
Rien n’est plus absurde, par conséquent, que la volonté (en réalité le ressentiment) de trouver dans l’œuvre des caractères permettant de la reconnaître indubitablement comme telle : une chose autorisée à être elle-même le sujet de sa propre existence n’est pas plus différente d’une chose ordinaire comprise dans le monde qu’un vrai billet de banque ne l’est d’un faux qu’on aurait fabriqué avec un papier, une encre et des machines dérobées à l’imprimerie de la banque officielle. Le vrai billet l’est justement parce qu’il faut être fou pour le reconnaître comme vrai alors qu’il ne diffère en rien du faux – et surtout pour l’avoir émis non pas comme réel mais bien comme vrai.
Là est l’impossibilité de s’autoriser des raisons qu’on aurait d’avoir raison. Si c’est la folie qui compte, forcément, ce ne sera pas des raisons qu’on pourrait arguer qu’on s’autorisera, bien qu’à la réflexion elles constituent le fondement d’une autorité. Mais précisément : la question de l’autorité n’est jamais celle de son fondement : il peut y avoir tous les fondements du monde, cela pourra bien établir une nécessité réflexive, mais cela n’établira pas une autorité. Car il n’y en a que là, en un point précis, où la réflexion ne reconnaît rien. Ce point, on peut le nommer point de folie puisqu’on le désigne à l’encontre des nécessités réflexives et que sa modalité concrète est le délire, avant qu’il ne soit trivialisé dans une réflexion ultérieure asservie, et d’abord pour elle-même, à des fins de communication. Le soi qu’on mentionne en disant que l’auteur est celui qui s’autorise de soi, c’est donc l’impossibilité locale autrement dit là marque qui fait qu’on est vraiment soi (car par ailleurs on est n’importe qui). Vérité et folie subjective sont le même. Ecore une fois, je ne parle pas de psychopathologie : ce n’est pas de psychose qu’il est question dans l’aberration métaphorique autrement dit dans la marque, mais bien de folie – puisqu’en somme tout cela répond à la question » qu’est-ce que penser ? « .
La nature littéraire de l’autorité : la folle impossibilité des raisons
Rappelons un principe : l’œuvre est la chose autorisée à être sujet de sa propre vérité par quelqu’un qui, lui, s’autorise de soi.
Contrairement à toutes les autres qui ne sont que réelles, l’œuvre est une vraie chose : elle est vraiment sujet de sa propre existence, qui est sa distinction et donc la production d’un » effet » qui met l’homme au pied de son propre mur – effet qu’on peut donc entendre comma la promesse que chacun est depuis toujours pour lui-même et pour les autres, mais qu’il doit recevoir d’une instance donatrice qu’on nommera vérité.
L’œuvre est donc la chose autorisée par un vrai sujet, et inversement le vrai sujet a reçu sa propre promesse d’une vérité qui, de le mettre au pied de son propre mur, l’a convoqué à donner à l’œuvre la douleur d’exister.
Il y a du vrai dans la nature, je l’ai dit souvent, mais ce n’est pas un vrai métaphysique dont il faudrait admettre la réalité dès lors stupide : c’est l’impossibilité qu’à propos de quelque chose (par exemple un pigeon qui, malgré le vacarme des voitures, ne quitte pas un autre pigeon ensanglanté sur le bord de la route) on n’ait pas à répondre. Car on a à répondre de certaines choses (mais des autres, alors là, pas du tout), et il faut nommer » éthique » cette nécessité dont on découvre après coup qu’elle était celle du vrai, de l’œuvre qui peut seule être à la mesure de ce qui a été donné. La trahison de soi, c’est de faire devant certaines choses, celles qui nous » parlent « , comme si on n’était pas impliqué en elles comme sujet d’une pure absence, autrement dit comme si elles ne nous marquaient pas.
Il y a des choses qui marquent. Là où l’on est marqué, on est vraiment soi : pur sujet de l’aberration métaphorique dont par ailleurs on pourra faire l’origine d’une signification.
Voilà, selon moi, l’autorité, qui est originellement celle de certaines choses. Je dirai : des choses qui rendent fou. La médiocrité (être un » en tant que « , dire et faire ce que n’importe qui dirait et ferait à notre place), c’est dénier qu’on ait rencontré des choses qui rendent fou – des choses marquantes. C’est dénier qu’on ne soit quelconque que par ailleurs. Evidemment, ce qui marque, il faut l’entendre dans une problématique de l’existence qui est originellement celle de la seconde personne : les choses qui rendent fou, ce sont les choses qui existent, celles qui apparaissent en deuxième personne (je viens d’en donner un exemple) et qui nous disent en quelque sorte » Toi ! « . Bref, des choses qui font événement.
Ces choses, j’ai dit qu’elles étaient de nature littéraire, parce qu’on ne peut pas en avoir la compréhension (on peut, mais justement : elle ne compte pas) parce qu’elles relèvent non de l’expérience mais de l’épreuve.
Cela signifie qu’on peut seulement en parler par métaphore, puisque ce sont des choses qui ne se donnent pas à réfléchir mais à méditer. Or parler par métaphore, je viens de le dire, c’est parler d’une manière folle (ne pas parler) – la réflexion reprenant seulement, sur le mode du semblant, l’aberration en quoi consiste la métaphore elle-même. Je m’explique : on fait semblant d’être revenu de l’épreuve, et c’est depuis cette semblance, qui s’appelle la réflexion, qu’on identifie la métaphore à un ersatz de concept : une folie pure a eu lieu et rien n’a été dit mais on se raconte que si et l’on profère une banalité pour se convaincre qu’en effet quelque chose a été dit (par exemple que Bayard était fort et courageux, comme si cela n’allait pas de soi).
Ainsi seulement pouvons-nous penser qu’il n’y ait pas de raisons et que là réside précisément l’autorité, quand la réflexion qui consiste à imposer la semblance s’acharne à poser la question du fondement de l’autorité.
C’est toujours de la même question qu’il s’agit : celle des raisons qu’on devrait avoir de respecter. Or on ne respecte, précisément, qu’à n’avoir pas de raisons de le faire (quand il y en a, ce n’est pas du respect mais de l’estime) – l’œuvre étant la chose qui réalise en quelque sorte cette vérité. Car là où il y a des raisons à l’autorité, il n’y a pas d’autorité (je ne reconnais l’autorité de mon médecin que là où je ne comprends pas le bien fondé de ce qu’il m’ordonne).
Si on pense l’impossibilité éthique des raisons à partir de l’aberration métaphorique, on reconnaît alors dans le respect c’est-à-dire dans l’autorité l’effet de ce qui rend fou, autrement dit de ce qui ouvre à la méditation quand toute autre chose ouvre à la réflexion.
Cet effet de folie, on peut aussi bien le nommer effet littéraire : la littérature et l’autorité s’entendent identiquement depuis l’aberration métaphorique.
Littérature et folie, en somme, sont deux manières de (ne pas) dire la marque.
Je vous remercie de votre attention.