Cours du 9 novembre 2001

 

L’autorité de l’auteur : contingence du don

L’œuvre est une  » nature « , telle est l’idée essentielle à laquelle nous sommes parvenus. Bien sûr, toute la question est celle des guillemets dont ce terme est inséparable. C’est la question du nom propre parce que c’est lui qui distingue ce qui par ailleurs est commun, justement parce que le nom répond à la question qui en laissant de côté la question quoi. L’œuvre est cette chose dont on ne peut pas vraiment dire qu’elle exprime son auteur. Disant cela, je définis l’auteur par sa distinction : qu’il soit la raison de son œuvre, voilà précisément ce dont, comme auteur, il est toujours déjà distingué. Et c’est de travailler depuis cette distinction qu’il est un auteur, c’est-à-dire qu’il s’autorise de lui-même : sa vérité qui est d’instituer l’œuvre comme le vrai, n’est pas sa réalité qui est de l’instituer, elle aussi, comme réelle. Le travail de l’auteur est d’opérer la distinction de la vérité à l’encontre de la réalité dont elle ne diffère pas, et par conséquent de se distinguer de celui qu’il est  » par ailleurs  » c’est-à-dire en réalité, là où il importe autant qu’on voudra mais là où il ne compte pas.

La question de l’auteur est celle de la dimension subjective de cette opposition. Elle exclut tout narcissisme parce que celui-ci consiste à se donner de l’importance ou à jouir de celle qu’on a. Dire qu’on ne pense jamais que sans soi, ou dire que l’auteur est celui qui compte, c’est la même chose. On doit nommer œuvre la  » nature  » qui est corrélative de cette distinction : une œuvre, c’est une chose qui ne s’impose qu’en un certain nom dont elle est l’impossibilité réalisée. C’est de son impossibilité comme nécessaire que le nom s’impose comme étant ce qui cause l’œuvre à être vraie et pas simplement réelle. Un nom possible comme celui qu’on imagine pouvoir donner en réponse à la question de savoir qui l’on est, indiquerait seulement une causation réelle : un type d’expression parfaitement exclusive de toute vérité, puisque c’est le propre de n’importe qui de s’exprimer en n’importe quoi. Bref, la question de l’impossibilité du nom (ou encore de sa propriété) se confond avec celle de l’autorité, si l’on nomme ainsi la causation propre d’un réel en vrai.

 

Contingence et vérité : ni n’importe quoi ni (donc) n’importe qui

L’auteur est la raison d’être de son œuvre, mais il n’est un auteur que parce que ne compte pas, pour l’œuvre, qu’il en soit la raison. On appelle œuvre une chose qui s’autorise de la contingence de sa raison d’être. Et comme c’est la nécessité qui définit la raison d’être, la définition que je viens de donner peut aussi bien être traduite par l’idée que l’œuvre est  » sans raison « . Mais une œuvre n’est pas une rose : qu’elle soit sans raison signifie que sa raison, qui est l’auteur, s’entend à l’encontre de sa propre dimension réflexive et que c’est depuis cet encontre que l’œuvre se reconnaîtra. Autrement dit, l’œuvre se reconnaît non seulement à l’encontre de cette évidence qu’elle  » exprime  » son auteur (ou plus précisément son intersubjectivité) mais aussi à l’encontre de toute éventualité qu’elle ait été voulue, comme tout le monde le sait au moins depuis Kant. Comment ne pas nommer cela sa contingence ? Définir l’auteur par l’impossibilité du nom, autrement dit par la propriété de celui-ci (qu’il s’agisse de son propre nom et non pas du nom d’un père), ou identifier l’œuvre à sa contingence en traitant celle-ci comme une nécessité (l’œuvre est la chose qui s’impose), c’est tout un.

Il faut donc appeler œuvre non pas ce qu’on a raison de faire (et qui serait dès lors une figure du bien) mais au contraire ce qu’on a raison d’avoir fait ! La nuance temporelle n’est rien d’autre que la distinction de la contingence relativement à l’irrécusable nécessité. Disons le autrement : l’œuvre, c’est ce qu’on a raison d’avoir fait alors qu’on n’avait pas à le faire, mais qu’il fallait qu’on le fasse. Voilà sa contingence : dans une nécessité dont l’irrécusable, qui ne compte pas, exclut la représentation : elle est un nécessaire qu’on n’avait pas à produire mais dont on reconnaît après coup qu’on avait le devoir de la produire. La question de l’auteur est celle du paradoxe de cette reconnaissance tardive. Rien là que de très évident : personne ne peut avoir l’idée d’une chose dont la réalité s’entend hors de toute possibilité qu’on en ait l’idée, forcément, mais d’un autre côté il est bien certain que La critique de la raison pure, par exemple, est un livre que Kant devait écrire. On reconnaît là l’opposition de la nécessité morale qui se structure forcément d’une représentation, et de la nécessité éthique, irreprésentable sinon après coup, quand on reconnaît dans ce qu’on a fait la réponse à la question que nous sommes pour nous-mêmes. Après coup seulement le nom propre se met à signifier quelque chose et c’est cette conversion que la réflexion institue en nécessité éthique.

Sans la signification du nom propre la nécessité éthique reste proprement impensable. Car sa représentation l’identifiera forcément à une nécessité morale. C’est le propre d’une action morale qu’on puisse expliquer sa nécessité, c’est le propre d’un acte éthique qu’on ne le puisse pas. Par exemple, on peut expliquer pourquoi il fallait aider telle personne en difficulté, mais on ne peut pas expliquer pourquoi il fallait (ou pas) pardonner.

La morale concerne le sujet universel alors que l’éthique concerne le sujet singulier : aucune des raisons qu’on pourrait imaginer après coup pour justifier un acte ne peuvent être convaincantes, alors que celles qui expliquent une action le sont forcément (du moins jusqu’à ce qu’on atteigne cette instance éthique que l’idéalisme appelle  » libre arbitre  » et qui est la décision éthique de soi). L’éthique est par conséquent l’ordre de la contingence, par opposition à la morale qui est celui de la nécessité. Ainsi on peut reprocher à quelqu’un de n’avoir pas fait son devoir, mais on ne peut pas lui reprocher de n’avoir pas pardonné – même si le pardon inspire un respect que le refus de pardonner n’inspire pas. Mais cette contingence, qui sera l’origine de l’œuvre comme étant le vrai, n’est pas l’aléatoire ni moins encore l’absurde. C’est au contraire l’intelligibilité même, dès lors que l’impossibilité qui définit le nom propre devient sa nécessité, dans l’impossibilité que l’œuvre n’en soit pas une autrement dit dans l’impossibilité qu’elle ne s’impose pas. La reconnaissance du vrai qui s’impose, nous le savons, cela s’appelle le respect. Or qu’est-ce que le respect imposé par l’œuvre, sinon justement la reconnaissance de cet impossible nom propre comme étant désormais nécessaire ? Il y a des choses qui ne sont pas n’importe quoi, c’est-à-dire qui ne sont pas le travail de n’importe qui. Car bien sûr c’est l’équivalence des deux nécessités qui institue la double notion de l’œuvre et de l’auteur, dès lors que l’enjeu n’y est pas un type particulier de réalité (l’œuvre serait un objet particulièrement ouvragé) mais bien la vérité elle-même – comme identique à sa propre distinction. Et si la vérité n’est que sa distinction, autrement dit si elle n’est que l’impossibilité qu’on l’identifie à la réalité bien qu’elle ne soit pas autre chose, alors forcément c’est la distinction entre qui et quoi, à cause de son inconsistance, est, si l’on peut dire, la raison de la contingence. La contingence n’est pas le contraire de la nécessité mais sa distinction, et c’est dans l’impossibilité inconsistante de ramener la question qui à la question quoi – impossibilité qui définit l’auteur quand elle est corrélée à l’impossibilité pour une certaine chose d’être n’importe quoi – que la contingence du vrai le fait reconnaître.

 

Le don d’une alternative : comprendre, ou s’étonner ?

Concrètement, l’effet de vérité que j’ai déjà défini en disant qu’il fallait appeler  » vrai  » ce qui nous divise entre ce que nous sommes et la réponse à la question de savoir qui nous sommes, c’est la reconnaissance de la contingence. Cette reconnaissance donne lieu à la méditation alors que celle de la nécessité donne lieu à la réflexion. Le propre d’une œuvre est par conséquent de nous faire méditer. Quand on parle de l’autorité qui définit l’auteur, il faut donc la considérer comme le don d’une nécessité, celle de méditer.

D’ailleurs tout cela est très évident. Est-ce qu’un bâtiment imposant (un palais, pour reprendre un exemple kantien) ne nous fait pas, au-delà de toute réflexion sur son coût et son éventuelle inutilité, méditer sur la majesté du pouvoir ? Cette nécessité, c’est l’autorité dont ce pouvoir se constitue comme étant précisément du pouvoir et pas simplement de la puissance. Eh bien un auteur, puisqu’on nomme ainsi le sujet de l’autorité, c’est quelqu’un qui opère cette donation : quand nous rencontrons son travail, il est impossible que nous n’opérions pas en nous cette conversion de la réflexion à la méditation. Cette conversion, je la mets en rapport avec la distinction propre à l’œuvre : toujours déjà faite de sa propre division entre sa réalité et sa vérité par ailleurs inconsistante, induisant un effet de division en moi entre ce que je suis et qui je suis.

Cet effet, je le reprends à mon compte en renvoyant toute réflexion à son essentielle médiocrité (par exemple Napoléon comme une nécessité découlant de la Révolution), c’est-à-dire en refusant de céder sur ce qui compte (par exemple Napoléon comme l’identité du génie et de la gloire). Là où je reconnais la vérité (qu’un sujet soit l’identité du génie et de la gloire), je suis vraiment ; là où je reconnais la réalité (qu’un pouvoir fort soit une nécessité historique inhérente à la réorganisation de la France postrévolutionnaire), je ne suis que réellement.

En distinguant la méditation de la réflexion comme la vérité se distingue du savoir, et comme la chose qui s’impose de celle qui procède, on pose aussi la question de l’œuvre, et l’on fait de l’auteur le sujet d’une donation particulière. Non pas surtout qu’il soit le donateur de l’œuvre, puisque justement celle-ci s’impose contre toute expression (ici ce ne serait pas l’expression de l’idiosyncrasie de l’auteur, mais celle de sa générosité…), mais qu’il soit le donateur d’une nécessité, précisément celle de méditer. On ne médite jamais qu’à ce que la nécessité nous en soit donnée, et il est bien évident que la problématique de la vérité comprend l’intelligence de cette dimension. La donation de la nécessité de méditer, c’est la division qui définit en nous l’effet de vérité. Car sans cette donation, il faudrait simplement réfléchir (comprendre, tirer toutes sortes de leçons, et autres impératifs bourgeois). Le don de la nécessité n’ajoute rien, mais il change tout. C’est ce changement que j’appelle  » effet de vérité  » et que je propose de cerner à travers l’opposition de ce qui fait méditer (le vrai) et de ce qui fait réfléchir (le réel). L’auteur, en donnant à méditer, produit en moi une division entre ma propre vérité et les leçons que, à ma place, n’importe qui aurait raison de tirer.

Ainsi dois-je reconnaître en moi la dimension éthique – la décision de moi-même – qui se trouve suscitée par tout auteur : vais-je réfléchir ou méditer ? Ce n’est pas la question de l’objet (par exemple Napoléon qu’on peut voir comme un opportuniste dévoré d’ambition ou comme l’identité du génie et de la gloire) mais c’est ma question, celle de ce que je vaux vraiment – c’est-à-dire concrètement celle d’une reconnaissance qui sera ou bien celle d’un concept, ou bien celle d’une métaphore dès lors personnelle.

En fait, c’est de l’étonnement devant le surplus métaphorique qu’il s’agit dans la reconnaissance de l’auteur – et donc de notre admiration (notion dont il faudra que nous traitions en détail, bien sûr). Personne n’est étonné par l’existence d’ambitieux prompts à saisir les occasions de se hisser aux premières places, par contre qu’un homme soit l’identité du génie et de la gloire, voilà qui étonne – au sens où c’est de la vérité elle-même et comme telle qu’il pose la question. C’est pourquoi on peut dire que notre réalité éthique se joue originellement dans notre capacité d’admirer.

Eh bien c’est de cette distinction dans sa reconnaissance dont l’auteur a, précisément, l’autorité : l’autorité qui fait l’auteur, c’est le caractère étonnant (mettant en jeu la vérité comme telle) d’une métaphore que, dès lors, il faut dire personnelle et qu’on peut parfaitement dénier, non seulement en prenant le point de vue du valet de chambre, mais surtout en prenant, contre l’effet de vérité, le point de vue du savoir.

L’  » auteur  » celui qui nous donne l’alternative de reconnaître en ce qu’il fait un concept ou une métaphore, dès lors personnelle. Par exemple on peut lire Kant et, si l’on s’appelle Schopenhauer, écrire un livre intitulé  » Le monde comme volonté ou comme représentation « . Subjectivement, cela se joue dans l’admiration : si c’est de Kant lui-même (de son vrai nom, en distinction de ce qu’il était) qu’il s’agit dans ses œuvre, alors c’est de nous-mêmes qu’il s’agit dans notre lecture, puisque l’irréductibilité de la métaphore personnelle au concept est forcément quelque chose qui marque. Et là où l’on est marqué (comme par exemple Schopenhauer l’a été par sa lecture) on est capable de vérité : en ce lieu où qui se distingue de quoi, la parole est vraie et non pas savante. Or se tenir en sa propre capacité de vérité, c’est tout simplement s’autoriser de soi-même – s’auteuriser. Métaphore d’une métaphore, par conséquent – autrement dit : tradition (par exemple Schopenhauer appartient à la tradition kantienne, lui-même moment de la tradition réflexive c’est-à-dire cartésienne…)

J’appelle  » auteur  » le sujet du don de cette alternative entre savoir anonyme et vérité personnelle. Ce don, on peut l’appeler marque. En quoi la question reste celle de la division que nous acceptons d’être pour nous-mêmes, puisqu’il n’y a pas de différence entre reconnaître quelque chose pour le vrai et, dans cette reconnaissance même, s’éprouver comme divisé. Ce qui importe est d’avoir lu et ce qui compte est d’écrire. Voilà l’alternative, et chacun de nous la mobilise en reconnaissant des auteurs.

Je vous remercie de votre attention.