Cours du 14 juin 02

 

L’autorité : qu’on puisse tout dire sauf la vérité

 

L’auteur n’est pas le scripteur et le génie n’est pas un talent poussé à l’extrême. Par auteur on entend simplement le vrai sujet, et par génie le fait d’être vraiment soi (que ce fait ne soit rien d’autre que sa propre impossibilité n’influe pas sur la possibilité réflexive de le considérer comme tel). Pas de différence, par conséquent, mais seulement une distinction. Or cette distinction, il est bien évident qu’il faut la reconnaître : on ne peut pas en proclamer abstraitement le principe sans la situer en un point d’impossibilité qui soit en même temps celui de la pensée et du sujet comme vrai. Bref, il faut indiquer où exactement se trouve l’impossibilité de la vérité, telle qu’elle pourra ensuite se marquer dans la signature.

 

Le reste qui fait autorité

L’auteur constitue son texte de ce que celui-ci soit vraiment (par opposition à réellement) le sien : de ce que le texte soit, actualisée, l’impossibilité dans laquelle on se situe, quand on est un auteur. L’œuvre, entendue subjectivement, est l’impossibilité réalisée de celui dont elle est par ailleurs la nécessaire expression. C’est pourquoi on peut dire que l’acte lui-même, ce qui fera autorité, est la distinction toujours actuelle du réel et du vrai, de ce qui exprime autre chose et de ce qui compte. Distinction et non pas différence, puisque la même chose en tant qu’elle ne compte pas est la nécessité d’une nécessité (il y a forcément un auteur, lequel a forcément été  » conditionné  » par sa névrose personnelle et par le champ social où il se situe à produire l’objet culturel considéré), et en tant qu’elle compte la contingence d’une contingence (valant par soi, l’œuvre est sa propre existence et par là même (ne) renvoie (pas) à un auteur qui n’en est un qu’à n’avoir pas été nécessité à l’être).

Cette distinction redoublée, je dis qu’elle est l’autorité même du texte, autrement dit la nécessité qu’il reste. Bien sûr, je n’emploie pas seulement ce mot en un sens historique (dire que Sartre est un auteur, c’est dire qu’on le lira aussi longtemps qu’il y aura des esprits civilisés) mais je le fais aussi en me référant à l’idée d’un reste qui serait irréductible à un processus par ailleurs intelligible. Tout ce qu’on peut dire pour rendre compte d’un auteur en rend effectivement compte (prenons Les Mots comme paradigme), sauf que ça ne compte pas (ce livre, établissant que Sartre est n’importe qui, restera pour la seule raison qu’il est de Sartre – et non pas de n’importe qui).

 

C’est donc le reste qui fait autorité, et non pas ce que nous pouvons reconnaître avec notre savoir et notre intelligence (en premier lieu le talent, mais aussi le savoir et l’intelligence) ! Il n’y a d’autorité que de la contingence et de contingence que du reste, puisqu’une contingence qui serait première (par exemple un phénomène inhabituel et surprenant) n’est rien d’autre que la nécessité qu’on l’établisse comme une nécessité, qu’on l’écrive dit Lacan.

Mais ce reste, dont la notion dit qu’il a en quelque sorte l’impossibilité pour nature, comment le nommer sinon la vérité ? Le vrai bourgeois, par exemple, est un bourgeois réel tout comme le parvenu, et c’est justement ce qui resterait encore à acheter quand on a tout acheté, qui fait enrager celui-ci de n’être pas le même que celui-là (réalité, oui ; vérité, non).

Le discours qui fait autorité n’est pas le discours vrai au sens où il aurait l’exactitude pour qualité (nous avons même appris que l’exactitude et la vérité étaient parfaitement exclusives), mais c’est tout simplement le vrai discours : le discours qui s’impose de lui-même d’être celui d’un vrai sujet, c’est-à-dire d’un sujet fait de sa propre impossibilité.

A l’instar du parvenu que l’impossible irréductibilité de la vérité à la réalité fait enrager, on pourrait dire que le métaphysicien enrage de ce qu’à chaque fois qu’il a parlé la signification ne soit pas totalement assurée. De même que le parvenu pourrait aller jusqu’à se faire construire une maison en or avec des fenêtres en diamants pour enfin réduire ce qu’il continue à vouloir considérer comme une différence, le métaphysicien peut aller jusqu’à faire du terme qui est toujours manquant à la signification un mot qui, de ne pouvoir dire encore autre chose (en quoi le problème serait simplement repoussé d’un cran), aurait la vertu merveilleuse de se signifier lui-même ! Telle est en effet l’origine de l’impossibilité, soulignée notamment par Nietzsche et Heidegger, de séparer la métaphysique de la théologie. D’où je conclus que là où il est question de Dieu il ne saurait y avoir autorité.  » Non est potestas nisi a Deo « , je ne sais pas, mais en tout cas pas  » auctoritas  » !

J’insiste sur la fonction de cache, de bouchon, jouée par ce signifiant qui se signifie lui-même et qu’on situe en clé de voûte du savoir, là exactement où il ne tiendrait pas. Non pas surtout qu’il ait à se révéler non valable puisque c’est forcément dans l’a priori de la valeur inconditionnelle du savoir qu’on opère une critique de cet ordre, mais en ceci que le savoir total (métaphysique) ne peut l’être qu’à n’être finalement savoir de rien puisque les choses dont le savoir aurait été le savoir, une fois celui-ci extrait, sont jetées comme ne comptant pas. Pas de métaphysique, par conséquent, sans reste lequel, une fois le savoir soumis à sa propre norme, apparaît pourtant comme ce qui compte ! Voilà aussi en quel sens il faut entendre que c’est le reste qui fait autorité : en ce sens que la métaphysique est, comme la notion d’expérience qui est l’application pratique, de nature essentiellement  » servile  » (nous avons appris que l’esclave se définissait de ne rien respecter c’est-à-dire de ne jamais rien reconnaître que des importances). Bref, c’est toujours l’essentialité de la compréhension, donc du signifié, que désigne ce terme de métaphysique, et l’on appellera dès lors esclave celui qui n’admet pas de ne pas comprendre. Non pas surtout au sens de la bêtise superstitieuse qui veut se convaincre qu’il y a de l’incompréhensible dans le monde (de l’ » irrationnel  » !), comme si la compréhension n’était pas transcendantalement constituante de la mondanéité même, mais au sens où la compréhension est précisément ce qui ne compte pas dès lors qu’il y a le vrai. Métaphysique et expérience sont la même servilité, puisqu’il n’y a pas de différence entre dire que le savoir est seul à compter (qu’il prime sur l’existence, ou qu’il soit l’enjeu de tout rapport au réel) et dire que rien (d’autre) ne compte.

Il n’est bien entendu pas question là des vraies métaphysiques, puisque celles-ci sont des œuvres, qu’elles sont le fait non de théoriciens mais de penseurs : les métaphysiciens relèvent de l’histoire de la philosophie, mais pas de l’histoire des conceptions intellectuelles du monde. Mais justement : dans l’opposition notionnelle de la métaphysique et de la philosophie, j’indique ce reste qui fait autorité, qui range Descartes ou Hegel parmi les auteurs – et qui nous impose le respect. Métaphysiciens autant qu’on voudra, c’est ce qui importe ; mais ce n’est pas ce qui compte.

Alors ce reste dont nous reconnaissons qu’il est la vérité et dont la notion métaphysique de Dieu nous donne l’indication négative, quel est-il ? Poser cette question, c’est demander l’origine de l’autorité, mais c’est d’abord reconnaître son caractère originellement scandaleux.

 

Le scandale de l’autorité

Pour la métaphysique l’autorité est inséparable du service des biens : fait autorité celui qui sait le bien. L’identité de le faire, de le savoir et de l’être définirait alors Dieu dont la notion correspondrait donc à la nécessité d’une clôture de la signification, à la nécessité qu’on ne soit pas encore et toujours renvoyé d’une idée (même celle de Dieu) à l’autre, puisqu’à toute locution il appartient à la métaphysique de vouloir qu’elle corresponde au moins à une idée. On peut dire la même chose, mais d’une manière un peu plus formelle, en disant que la métaphysique se définit d’imaginer que l’autorité a la raison pour raison. Rien là que de très évident, une fois qu’on a reconnu l’impossibilité de séparer l’autorité de sa reconnaissance, une autorité que personne ne reconnaît n’en étant absolument pas une, alors même qu’il appartient à sa définition qu’elle s’impose, qu’elle aille  » de soi « . Croire en la raison ou croire en Dieu, c’est exactement la même chose. Voilà pourquoi, soit dit entre parenthèses, nul ne peut se dire athée, puisqu’on ne parle jamais qu’à être attentif à ce qu’on dit, qu’à privilégier le signifié, qu’à le constituer de telle manière qu’il s’impose – autrement dit on ne parle, dans le monde, qu’en vue d’être compris et que cette visée (dont en réalité les philosophes sont depuis toujours revenus) implique la clôture de la signification par l’appel à un terme qui ne renverrait qu’à soi. Or il est concevable d’être athée (cela s’appelle penser), mais on ne peut pas l’être au sens où il s’agirait d’une des possibilités entre lesquelles nous aurions à opter  » pour nous conduire en cette vie « , exactement comme on ne peut pas vouloir être compris sans avoir, à cause de Dieu, depuis toujours démissionné de soi.

Contre les évidences métaphysiques, nous avons au contraire posé le principe de distinction : il n’y a tautologiquement d’autorité que de l’auteur, et l’auteur est, de manière tout aussi tautologique, celui qui s’autorise de lui-même – et donc qui ne s’autorise ni de son savoir ni de sa place, en un mot qui ne s’autorise pas de sa raison. Non pas surtout que l’auteur agisse de façon  » irrationnelle « , ce qui renverrait simplement à une déficience personnelle, même si elle était revendiquée, quant à l’usage de la raison et donc toujours à la même théologie, mais en ceci que l’on n’est un auteur que là où cette nécessité, elle aussi tautologique et par conséquent incontournable, ne compte pas. Tout y est, sauf que ça ne compte pas, et c’est de cette distinction qu’on s’autorise, quand on s’autorise de soi.

Alors, c’est que tout y est peut-être réellement, mais que tout n’y est pas… vraiment.

La distinction, quand on la réfléchit, devient une différence – c’est toujours une question de plan supplémentaire. Par exemple dans le mobilier domestique, il faut distinguer les tables et les chaises ; et d’autre part les tables sont différentes des chaises. C’est ainsi qu’on distingue la philosophie de la métaphysique à laquelle par ailleurs elle est identique, mais qu’on peut mentionner une différence en disant que dans l’une c’est l’auteur qui compte alors que dans l’autre c’est le savoir. Donc c’est Dieu qui compte en métaphysique alors qu’il ne compte pas en philosophie. Ce qui ne revient certes pas à poser une platitude comme  » l’auteur a pris la place de Dieu  » mais à récuser qu’il puisse jamais s’agir de places, puisque c’est précisément de ne pas s’autoriser de sa place, fût-elle celle de l’auteur, qu’on en est un. Je le dis autrement on est un auteur en transférant l’opposition de la réalité et de la vérité sur la question de la place : en réalité, c’est la place d’où l’on parle, mais on accède précisément à l’autorité, qu’on peut tout simplement définir comme l’éthique de la première personne, qu’à ce qu’elle ne compte pas en vérité. Bref, tout cela pour dire qu’on peut réfléchir la question de l’auteur en disant qu’elle s’entend expressément à l’encontre de cette nécessité que la nécessité compte, ce que je ramasserai en disant qu’il n’y a d’auteur que de manière scandaleuse. Et de fait, son seul nom suffira pour que de mauvais textes soient  » reliés en veau « .

Le nom, je le souligne, est en ce sens originellement scandaleux. Car enfin, il est bien scandaleux qu’il s’impose quand le travail et le talent n’y parviennent pas ! (d’où l’amertume des refusés par les éditeurs :  » quoi, ils refusent mon texte dont ils ne nient pourtant pas la qualité, et ils publient ce déchet que Untel a eu le cynisme de signer !? « ).

Or ce qui est scandaleux, il est tout simplement impossible à la réflexion de le promouvoir… Elle ne peut que le constater et, au mieux, faire avec. (Paradigmatiquement, c’est la question du mal dont j’ai essayé de montrer ailleurs qu’elle n’était pas une autre question que celle de la vérité, alors qu’on pourrait encore définir la métaphysique d’en affirmer la réciproque exclusion).

Mais ce scandale, est-ce que ce n’est pas celui que j’ai désigné récemment en parlant de la coupure du savoir par la vérité ? Pourquoi en effet ne pas laisser une argumentation se dérouler, puisqu’elle est faite pour dévoiler des aspects irrécusables de la réalité et par là même emporter la conviction ?

Eh bien je le dis : parce que la réalité, on n’en a rien à faire ! Ce n’est pas la réalité qui compte, c’est la vérité. Et de la vérité, on ne peut pas dire qu’on n’a rien à faire, puisque c’est elle qui fait quelque chose, ou plus exactement quelqu’un, de nous…

Je ne reprends pas ce que j’ai souvent développé, je me contente de rappeler le plus trivial des arguments que j’avais présentés : on ne fait jamais rien, ne serait-ce que continuer à respirer en ce moment, qu’à se supposer avoir raison et non pas tort de le faire (ou de faire autre chose). Or par rapport à quoi peut-on avoir raison ou tort, sinon par rapport au vrai, dont on est ainsi bien forcé d’admettre l’antériorité ?

La métaphysique fait du vrai la cause finale, et le principe de distinction en fait l’origine. Que voulez-vous faire contre l’origine, puisqu’elle n’est littéralement rien – étant par définition toujours déjà perdue ? Bien sûr, cette perte a été problématisée par nous d’une manière toute particulière, quand nous nous sommes interrogés sur le respect, sentiment éprouvé devant ce qui compte, par un sujet qui dès lors s’éprouve lui-même comme ne comptant pas. Or qu’est-ce que le sujet qui ne compte pas, sinon justement le sujet causé par la vérité c’est-à-dire le vrai sujet bref l’auteur ? Et c’est bien d’un tel sujet que l’œuvre s’autorise, elle qui vaut par elle-même et non pas d’exprimer un autre qui compterait à sa place (en l’œuvre, ce qui compte, c’est qu’elle existe – pas qu’elle soit comme ceci ou comme cela). Voilà donc le scandale de l’autorité : c’est celui qui ne compte pas qui compte, parce que ne pas compter (par opposition à l’emprise habituelle des ordres mondains) c’est laisser compter le vrai et qu’en cela on est vraiment (= en vérité) sujet !!

L’autorité intrinsèquement scandaleuse, il est impossible de se la représenter autrement que comme de la folie et de la violence : n’en être pas scandalisée, c’est ne pas la reconnaître parce que c’est en faire une figure plus ou moins médiatisée de la raison – laquelle est à son tour forcément une semblance. Car en tout ce que je reconnais, c’est moi comme sujet réflexif (anonyme) que je reconnais : à cette place, et tout bien considéré, moi aussi j’aurais fait la même chose. Pas de différence par conséquent entre reconnaître la légitimité métaphysique (la raison) et ne pas reconnaître.

C’est pourquoi je dis que la reconnaissance de l’autorité est celle de son caractère scandaleux. Le patron est complètement sénile, mais que voulez-vous : c’est le patron !

Or ce scandale, qu’on peut désigner comme impossibilité à la métaphysique, qui définit l’autorité, il est bien évident qu’on ne va pas en faire un élément dont il suffirait de prendre en compte la spécificité. Je ne parle pas d’un paradoxe, je parle d’un scandale. Cela signifie qu’il appartient constitutivement au discours qui dit quelque chose, et qui est en ce sens toujours métaphysique (à définir rapidement la métaphysique par la primauté du signifié), de ne pas pouvoir la dire. D’où je pose que l’autorité est l’impossibilité qui agit dans le discours même. En quoi on répète que fait autorité cela qui s’entend vraiment d’un sujet ou alors ce qui s’entend d’un vrai sujet.

Et de quoi, concrètement, est-on vraiment sujet, sinon de ce qu’il est impossible d’apprendre à faire, la métaphore ? Et ce qu’il est impossible d’apprendre à faire, c’est forcément une aberration, dont il faut dénommer violence et folie la mise en acte : là où il s’agirait de faire mieux comprendre (par opposition à faire plus comprendre, comme il en irait avec un supplément d’information), on ne fait plus rien comprendre et surtout on interdit dans son énonciation même qu’il puisse jamais s’agir de compréhension. Et certes, celui qui fait du dernier chevalier français un félin de la savane africaine ne se place pas sur le terrain de la compréhension – dont je viens de dire qu’il était aussi celui de la démission théologique de soi.

Il n’y a d’autorité que métaphorique, puisqu’elle est l’acte propre du sujet qui n’a pas démissionné derrière les raisons ; c’est-à-dire que la nature même de l’autorité est qu’elle soit violente et folle.

 

Origine de l’autorité : le mot toujours manquant n’était pas commun mais propre

L’autorité est une violence et une folie, et c’est ainsi qu’elle est l’autorité : elle est violence parce qu’elle est la coupure du savoir par la vérité, et elle est folie parce qu’elle se ramène à l’aberration métaphorique, autrement dit à l’impossibilité que la métaphore dise jamais quelque chose, à l’impossibilité qu’elle soit un substitut de concept. Cette impossibilité, nous en faisons à chaque instant l’épreuve, aussi bien quand nous parlons que quand nous nous taisons : dans le premier cas on sait qu’on ne dira pas tout, et dans le second on sait qu’on n’a pas dit ce qu’on avait à dire.

Jamais le dernier mot ne parvient à l’énonciation, dans notre bouche ou sous notre plume : la signification totale est impossible et nous ne disons jamais ce que nous avions vraiment à dire. J’insiste sur ce dernier point : ce que nous avions réellement à dire, nous le disons ; c’est ce que nous avions vraiment à dire que nous ne disons pas, ce qui ferait en somme de nous les vrais sujets de notre parole, des sujets qui pourraient en même temps être vrais au sens où ils seraient sujet de la parole qu’ils devaient tenir depuis toujours, et être présents. Mais souvenons-nous de ce que nous avons appris à propos de la décision, là où il s’agit précisément d’être sujet (un choix, on le justifie, alors qu’une décision, on la signe) : elle ne s’entend jamais qu’au passé et il est impossible de décider présentement, puisque décider consiste concrètement à prendre conscience d’une décision qui s’est déjà prise en nous. L’impossibilité d’être présentement de vrais sujet, autrement dit l’impossibilité d’être pour soi-même une autorité, relève de la même nécessité, dont on peut paradoxalement présenter l’envers en identifiant l’auteur au sujet en première personne, puisque la première personne, celle de l’être parce que ce terme désigne la personne qu’on est, par opposition à celle qu’on se représente (la troisième) et à celle qui existe (la seconde), ne s’entend que de sa propre impossibilité (celle de l’être, contrairement à l’existence ou à la représentation qui sont données).

Le dernière mot que nous ne parvenons à dire, ce ne peut pas être une précision, une information supplémentaire particulièrement difficile à délivrer, parce qu’alors on parlerait encore de ce que nous avions réellement à dire. Or c’est de ce qu’il y a vraiment à dire qu’il est question. Entre les deux, on le sait, pas de différence mais une distinction.

Alors, pour les noms, je le demande : la distinction, où est-elle ? La réponse est évidente : entre le propre et le commun.

A l’horizon de tout ce qui s’impose à nous comme devant être compris, il n’y a finalement jamais rien à comprendre, parce que le dernier mot n’est pas un nom commun renvoyant à concept mais un nom propre ne renvoyant à rien. Car la définition du nom propre est précisément de n’avoir rien à dire.

La morale est par exemple de nature kantienne, si l’on se réfère au dernier mot qui est celui de la coupure de son savoir par la vérité( » enfin bref, elle est kantienne « ). En disant cela on la pense non pas dans sa réalité mais bien dans sa vérité : la réalité de la morale est d’être réflexive, mais sa vérité est d’être kantienne. Or ce signifiant,  » Kant « , ne veut rien dire, sinon justement la philosophie notamment dans la nécessité qu’elle soit pensée des obligations que nous nous reconnaissons !

On appelle  » auteur  » celui qui se tient dans cette violence où la vérité a toujours déjà coupé le savoir (c’est dès le premier mot qu’on peut interrompre par un  » enfin, bref « ) et dans cette folie de n’avoir rien à dire de la vérité quand il n’a pourtant jamais fait que la dire.

Quelle est par exemple la différence entre l’anthropologie et la philosophie, sur nombre de questions (par exemple celle de la morale), sinon justement cette distinction de la réalité et de la vérité qui n’a strictement aucun sens en anthropologie mais qui suffit à poser le discours philosophique ? En quoi consiste en effet ce discours, dans sa réalité concrète et empirique : une suite d’œuvres et non pas de monographies ! Cela dit, on peut trouver des auteurs qui produisent des études du type  » la notion de truc chez Machin  » : Sartre nous explique  » la liberté chez Descartes  » ou Heidegger  » l’imagination transcendantale chez Kant « . Mais justement : si, dans le savoir, c’est la coupure de la vérité qui compte, cela signifie que le savoir lui-même ne compte pas, y compris dans son statut d’énonciation ! D’où ce paradoxe extrême qu’on puisse trouver quelques exemples (fort peu, à vrai dire, dans toute l’histoire de la pensée) de textes énonciativement exclusifs de toute pensée (et certes, si j’expose la pensée de Descartes, je n’ai pas à penser mais seulement à savoir) et qui soient pourtant des textes de grande pensée.

Comment comprendre un tel paradoxe ? Simplement en reconnaissant ce que tout le monde sait : que discours universitaire n’a pas d’objet quand il s’épuise à prétendre le contraire (d’où le statut de mensonge intrinsèque du discours universitaire, en plus d’être la démission éthique de celui qui le tient), puisque chaque thèse est remplacée par la suivante à chaque fois supposée présenter un Aristote ou un Descartes plus vrai que le précédentCar si un travail de ce type est d’autant moins lisible qu’il est plus ancien, c’est parce que la distance réflexive fait apparaître qu’il ne portait en réalité sur rien : le Descartes des professeurs du dix-neuvième siècle n’a que très peu à voir avec le Descartes de nos actuels commentateurs, de sorte qu’il indique comme une limite qu’il n’ait absolument rien à voir avec lui, et qu’aucun travail de ce type n’ait finalement d’objet. Mais le Descartes de Sartre, par exemple, est vrai. Non pas qu’il soit  » le  » vrai Descartes au sens où cet article sur la liberté aurait rendu exactement compte de la doctrine cartésienne (bien qu’on puisse concevoir que Sartre ait pu s’imaginer une chose pareille), mais au contraire parce que le savoir qu’il contient est toujours déjà coupé par la vérité : à chaque instant, on peut interrompre l’exposé des traits de la liberté cartésienne par un  » enfin bref, Descartes était sartrien « . Or c’est la coupure du savoir par la vérité qui est l’autorité, pour un texte. Cet article restera donc, alors que des professeurs éminents ont, autour de la même époque présenté un Descartes  » rationaliste « , puis un Descartes existentialiste, sans parler d’un autre qui a été structuraliste et d’un suivant phénoménologue, qui les ont déjà rejoints dans les oubliettes de l’histoire.

On ne peut parler sans faire surgir le manque d’un certain mot qui rendrait enfin notre parole satisfaisante. Ou bien on vise la satisfaction, et c’est alors la métaphysique, ou bien on fait du manque de ce mot son lieu même d’existence, le lieu notamment de la signature. Ou bien on imagine qu’il est possible de dire ce mot, ou bien sait que c’est impossible, et que c’est justement cette impossibilité, quand on entend qu’elle soit actuelle, qui suffit à définir la pensée.

L’auteur en effet n’est rien d’autre que ce sujet qui ne peut pas dire ce que tous les autres peuvent très facilement dire, le sujet fait de cette impossibilité même, bref le vrai sujet. Par exemple Sartre est auteur de cet article sur la liberté cartésienne pour la raison qu’il était littéralement l’impossibilité qu’y soit dit, à propos de Descartes, que celui-ci était sartrien avant la lettre. Pour nous, rien de plus évident ni de plus facile à dire, ou plus exactement à lire puisque c’est la ponctuation même du texte sartrien qui vaut à chaque mot comme l’éventualité qui nous est donnée mais dont lui était privé qu’on dise  » enfin bref… « .

J’ai déjà parlé de cela, en montrant qu’il n’y avait jamais de vérité, pour les objets du discours, que comme leurs  » natures  » – au sens où la morale est de nature kantienne, la dialectique de nature hégélienne et ainsi de suite. La coupure de la vérité par le savoir, telle que l’indique l’expression  » enfin, bref… », est donc en même temps la reconnaissance de la  » nature  » en question.

Et en quoi consiste cette reconnaissance ? dans la mention d’un nom propre : d’un nom qui ne veut rien dire !

L’aberration est par conséquent la nature de la  » nature « , si l’on peut parler ainsi, parce qu’elle est l’accomplissement du savoir dans la vérité : le comble du savoir, quand il fait autorité (sinon il ne compte pas) c’est le non savoir ! Ce qui revient à dire que c’est comme non savoir que le savoir fait autorité. Quelqu’un l’ignorait-il ?

 

La prochaine fois, qui sera la dernière de cette année, nous explorerons cette violence qui définit l’autorité à l’encontre du métaphysique dont j’ai encore parlé aujourd’hui et qui en est paradoxalement (puisqu’elle se donne pour le  » discours du maître « ) la forclusion.

Je vous remercie de votre attention.