Le champ lexical du pardon

1. Dans l’ordre des vertus et des attitudes

 

La miséricorde est une pitié, en tant qu’elle s’applique à la faiblesse de la créature et donc à sa faillibilité, la propension au mal étant alors une faiblesse. Pour que cette notion ait un sens, il faut concevoir le mal comme une sorte de non-être, de manque, de finitude par rapport l’infinité divine. La miséricorde est une pitié pour la finitude de la créature, en tant qu’elle l’apparente au non-être, donc au péché. La miséricorde renvoie donc à l’infinie supériorité à la fois ontologique et morale du créateur sur les créatures. C’est donc la première qualité de Dieu selon les croyances musulmanes, et du Christ selon les croyances chrétiennes qui posent que Jésus a été jusqu’au tréfonds de la finitude (c’est la notion théologique de  » déréliction « ) et qu’il est en ce sens toujours prêt à pardonner le péché, qui est alors l’effet d’une misère et d’une finitude radicales. La question du mal ne se pose donc plus, puisqu’elle est identifiée à celle des effets d’une différence de statuts ontologiques (ce n’est pas la faute du coupable, s’il est ontologiquement déficient : sa culpabilité accomplit seulement son statut de créature).

 

La commisération renvoie à l’idée d’une condition finie et malheureuse que tous les êtres humains partageraient. Dans cette  » vallée de larme « , nous avons pitié de notre semblable qui a offensé Dieu ou son prochain, parce que nous sommes nous-mêmes pécheurs, tous également plongés dans la misérable condition des créatures finies. C’est la miséricorde en quelque sorte horizontale, par opposition à la miséricorde proprement dite qui renvoie à l’infinie supériorité du miséricordieux. Ces deux premières notions sont donc des reliquats, dans la vie morale, de traditions religieuses.

 

La clémence est toujours celle du vainqueur, de l’autorité, de la puissance, d’une instance que sa puissance met absolument au-dessus de tout (la  » clémence du ciel, des cieux cléments « ). Cette notion renvoie à l’absolu de la victoire, qui est tellement bien installée que les torts causés auparavant sont comme rien. Si la victoire est totale, il n’y a pas à punir, puisque ce caractère total implique qu’elle gouverne son propre passé : en punissant, le vainqueur reconnaîtrait que les conditions de sa victoire lui ont au moins partiellement échappé et par conséquent qu’elle n’est pas vraiment assurée.

 

L’indulgence consiste à considérer que les fautes ne sont pas si graves qu’on l’aurait cru. Demander l’indulgence du jury, c’est indiquer que le coupable n’est pas si mauvais qu’il n’y paraît. Une remarque sans indulgence prend la faute à la lettre, et n’essaie pas de voir si l’esprit ne serait pas moins coupable que la lettre ne l’indique. Renvoie à l’idée que le coupable n’est pas absolument mauvais, qu’il a un bon fond, et par conséquent que la question du pardon ne se pose qu’en apparence.

 

La magnanimité renvoie à la grandeur, aspect morale de la noblesse. Celui qui est à la fois vainqueur et noble n’aura pas la bassesse de se venger. Le désir de vengeance est un sentiment bas, parce qu’il vise à rétablir une égalité avec le criminel, donc à souhaiter cette égalité avec la bassesse. L’idée de se venger n’a à la limite pas de sens pour lui. La noblesse renvoie donc à la bienveillance envers les faibles et les vaincus, à cause de leur infériorité. Ainsi la magnanimité est d’abord un effet de l’orgueil.

 

La générosité, qui est la vertu de donner en indifférence à la justice, ne doit pas être confondue avec la libéralité : elle prend en considération le malheur de l’autre. Sa spécificité est de vouloir le bien de l’autre et non pas le bien propre. On comprend cette vertu à partir de l’étymologie du terme : la generositas est l’excellence de la lignée (de gens). Elle consiste donc à agir en tant qu’on est noble. Or la noblesse consiste toujours à refuser la basses de servir ses propres intérêts. La vilenie et l’esprit bourgeois ont pour devise  » se servir « , à l’encontre de la noblesse qui  » oblige « . Cette obligation en tant que spécifiquement attachée à la noblesse est la générosité même (de fait,  » Servir  » est la devise du Prince Charles d’Angleterre). Etre généreux, c’est donc être libéré de soi : c’est le triomphe de la liberté sur la petitesse du moi, sur l’esclavage des possessions et des peurs. Dans la générosité, c’est par conséquent le bien de l’autre qui est l’essentiel.

Le pardon paraît alors relever de la générosité, puisqu’il consiste d’abord à dépasser sa propre souffrance et à vouloir délivrer l’autre du poids de son remords (la générosité n’est pas compassion avec le coupable repentant, qui supposerait qu’on n’ait pas soi-même sa propre souffrance, puisqu’on participerait immédiatement à la sienne). Seul quelqu’un de généreux peut pardonner. Mais on peut être généreux et refuser de pardonner, si l’acte de pardon apparaît aussi bien servir les intérêts de celui qui pardonnerait (le pardon rend à nouveau possible une relation qui peut être socialement nécessaire), si le coupable n’est aucunement affecté par le mal qu’il a fait, et surtout si l’acte de pardon paraît entamer le refus de jamais céder devant le mal, qui caractérise la noblesse. Il y a donc des pardons qui avilissent et qui sont par là même contraires à la générosité, soit parce qu’ils concernent des crimes qui n’ont donné lieu à aucun repentir, soit parce qu’ils font du mal quelque chose de simplement avéré, qu’il faut dépasser (alors que le propre du mal est qu’il soit indépassable – en quoi il est absolument irréductible au malheur, même métaphysique).

 

La mansuétude est une propension à pardonner, en tant qu’elle s’origine dans la générosité. C’est donc un moment de la générosité, qui cause le pardon comme étant d’abord un rapport qu’on entretient avec soi(avec sa propre noblesse) dont l’effet sera alors d’aller vers l’autre. C’est le paradoxe d’une générosité (donc d’une supériorité morale) qui descend jusqu’à pardonner. On retrouve un des paradoxes du pardon qui est celui non pas de la fraternité, mais de son établissement. Or qu’on puisse établir la fraternité est une contradiction, puisque seul un supérieur, attestant par là même de sa supériorité, pourrait entreprendre de le faire (p. ex. un professeur prétentieux appellera  » cher collègue  » un de ses étudiants qui vient d’être reçu au concours). La pardon exclut absolument cette hauteur moral à l’égard de celui qui serait pardonné.

 

La réconciliation ne doit pas être confondue avec le pardon, bien qu’elle puisse en être l’effet, éventuellement nécessaire. Il y a seulement l’idée de reprendre la relation, la question de la cause de son interruption étant mise entre parenthèses. Que cette cause soit un tort ou une offense n’importe pas, à strictement parler.

 

2. Dans l’ordre religieux

 

L’absolution consiste à effacer le péché, dès lors que le repentir est avéré. Le repentir apparaît comme la reconnaissance par le pécheur de l’illégitimité de son acte, et s’identifie à la souffrance d’avoir offensé Dieu par cet acte. Cette souffrance apparaît donc comme une sorte d’équivalent négatif de l’acte, de sorte que son énonciation nécessite de la part de Dieu l’effacement des péchés, le retour du pécheur à la virginité (rappelons que la virginité n’est rien d’autre que l’emprise du père en tant qu’elle est manifeste). L’absolution n’est pas le pardon de Dieu, parce que le pardon est gratuit : Dieu ne peut pas ne pas absoudre le pécheur repentant. Et surtout l’absolution efface le mal, alors qu’il appartient au mal de toujours insister à l’encontre du fait même qu’il ait lieu (c’est un mal qu’il y ait le mal et pas simplement un fait), sinon on le confond avec le malheur, éventuellement ontologique, comme dans le cas de la miséricorde.

 

La rémission : consiste à renvoyer à plus tard, ou même sine die, la punition qui s’impose. Une maladie a une rémission : pour l’instant on va mieux, mais cela ne change rien sur l’essentiel : on reste malade, et l’issue fatale n’en est que plus expressément indiquée et accentuée. Si l’on parle de rémission des péchés, il y a l’idée que la partie négative du compte, qui faisait pencher la balance du mauvais côté, est effacée. La rémission est l’aspect objectif de l’absolution : alors que celle-ci se définit depuis le repentir du pécheur, la rémission se définit depuis la seule action divine. On repart donc avec une virginité refaite, mais à l’instant même le compteur est remis en marcheL’essentiel qui est la comptabilité du passif et de l’actif est par conséquent maintenu. Contrairement au pardon qui est une relation personnelle, on reste dans une relation purement objective de comptabilité.

 

3. Dans l’ordre juridique

 

La grâce est la capacité d’effacer qui appartient en propre au souverain. Celui qui gracie est si élevé dans l’ordre social qu’il symbolise la société, qui n’a par principe de compte à rendre à personne. Elle renvoie à son arbitraire, au gratuit, à l’absence absolue de dette, au pur bon vouloir, au fait que le coupable n’est rien d’obligeant devant celui qui peut gratuitement le gracier ou non et à la limite disposer de sa vie et de sa mort. La grâce nie par conséquent la dette, le devoir, la réciprocité. Cette notion renvoie donc à l’inégalité absolue : la gravité parfois extrême de l’enjeu pour le condamné reste sans effet juridique sur le Président, qui agit toujours sans aucune raisons à produire, souverainement, par pur bon vouloir. Le pardon rétablit bien au contraire une fraternité qui avait été rompue. C’est cette impossibilité absolue de la réciprocité qui oppose la grâce au pardon, qui en est au contraire la restitution.

La grâce a pour double condition l’existence de la culpabilité et le prononcé de la peine. Elle ne pardonne absolument pas l’acte, mais concerne l’exécution partielle ou totale de la peine correspondante. Elle est en ce sens très proche de la dispense par laquelle l’individu, qui a été déclaré coupable, ne subit pourtant pas la peine. La différence tient à ce que la dispense est prononcée par le juge dans un cadre de justification, alors que la grâce est exempte de la nécessité de se justifier.

 

L’amnistie. Ce n’est pas le pardon, mais l’oubli imposé, au nom de l’ordre et de l’unité de la nation (d’où l’amertume des victimes). L’amnistie résulte d’une loi (de l’universel à l’universel); elle ne concerne donc que des catégories et non des individus, contrairement à la grâce. Elle peut aussi concerner des types d’actions (ex. les tortures en Algérie), y compris celles qui sont restées secrètes.

L’amnistie peut concerner des condamnation (ex. les contraventions au moment des élections, ou les peines de prison inférieures à 3 mois). Elle peut aussi concerner des faits, qui cessent alors d’être punissables, même s’ils ont été déjà punis.

C’est un acte politique d’apaisement qui peut être une preuve de faiblesse (amnistier pour éviter que la situation ne dégénère), ou de force (ex. de l’amnistie des généraux d’Algérie qu’un pouvoir de gauche pouvait seul accorder). Elle est parfois juridiquement nécessaire pour réaccorder le droit et la réalité sociale (ex. du financement des partis politiques). A cause de son caractère politique, l’ambiguïté n’est jamais absente.

Ce n’est pas un pardon, non seulement parce que c’est un oubli alors que le pardon suppose la mémoire, mais encore parce qu’elle a lieu dans l’intérêt de la société, et nullement dans celui du pardonné.

 

La prescription. Il s’agit que l’infraction ou le crime commis ne troublent pas trop longtemps la paix sociale. Et on peut penser qu’elle relève aussi de la difficulté d’administrer la justice sur le long terme (disparition des témoins, investigations plus difficiles, changement des mentalités, etc.). C’est une loi générale décidée d’avance et valant universellement(par opposition à l’amnistie qui est toujours une loi de circonstance). Contravention (= tribunal de simple police) : 1 an ; délit (correctionnelle) : 3 ans ; crime (assises) : 10 ans. La victime ne peut rien contre cela. Il s’agit donc d’une question objective liée au fonctionnement de la justice et de la société, alors que la question du pardon est subjective.

 

L’imprescriptible. Paradoxe d’une monstruosité morale pour définir une attitude juridique. Elle n’est pas a priori comme toutes les lois doivent l’être, mais a posteriori : certains crimes qui ont été commis apparaissent après coup tellement énormes qu’on refuse de les ranger dans les catégories juridiques qui étaient prévues d’avance. Cela pose un problème de droit, lié à l’impossibilité qu’une loi soit jamais rétroactive. La notion d’imprescriptible existe donc quasiment en violation des principes du droit, à cause de l’énormité de son objet. A partir d’un crime particulièrement énorme à l’échelle sociale, il s’établit une jurisprudence qui vaudra pour les crimes de même nature – ce qui aura le mérite de rétablir pour les crimes suivants la notion juridique de l’antériorité du droit sur les actes qui relèvent de lui.

C’est l’idée que le pardon social aurait des limites, qu’il y aurait des actes socialement impardonnables : ceux qui concernent le fait même d’exister pour la société, ou son identité, qu’elle soit morale ou culturelle. Ceci est par conséquent une indication pour penser l’impardonnable.

Mais justement : le pardon n’est pas l’affaire de la société, sauf à en faire un sujet qui serait atteint dans sa subjectivité même. L’idée de l’imprescriptible renvoie donc à cette fiction paradoxale que l’humanité pourrait être quelqu’un qu’on aurait irréductiblement offensé. Cela signifie que la société a été atteinte dans son identité même et non pas dans son fonctionnement. Ce qui l’atteint dans son fonctionnement doit finir par être prescrit pour qu’un désordre ne la perturbe pas trop longtemps, mais pas ce qui l’atteint dans son identité humaine originelle (donc aussi culturelle: l’UNESCO a rangé le pillage du patrimoine national dans les crimes imprescriptibles).

 

La réhabilitation est le retour à la virginité juridique. C’est l’idée que le délinquant qui a purgé sa peine a suffisamment payé, et qu’il ne mérite pas, en plus, d’être poursuivi par l’infamie de ce qu’il a fait. La réhabilitation est automatique après un certain temps, si l’on n’a pas subi de nouvelles condamnations. Elle peut être aussi demandée, et dans ce cas l’attitude du condamné sera prise en compte. Il ne s’agit pas d’un pardon, mais du refus que la société commette une injustice subreptice.

Elle concernerait le coupable du point de vue de son groupe d’appartenance, dont il s’était séparé par son crime. Il y a donc à la fois l’idée d’un sujet collectif et d’une possibilité juridique : le coupable qui a payé est en même temps accueilli dans la communauté des semblables, et restauré dans ses anciens droits – dans son droit de cité : reconnu comme le semblable des semblables. Le pardon au contraire renvoie à une relation personnelle et de confiance.

 

Jean-Pierre Lalloz