Cours du 7 juin 02

 

Le réel de l’autorité : la coupure du savoir par la vérité

 

Tout savoir est de structure métaphysique parce qu’il se pose lui-même comme étant la vérité de son objet, d’une part, et qu’il institue éidétiquement une subjectivité corrélative d’autre part. C’est d’ailleurs ce qui oppose le savoir à la connaissance dans laquelle aucune institution subjective n’est engagée : chacun peut acquérir des connaissances en médecine mais on ne devient pas un médecin pour autant. Celui-ci peut très bien être le dernier des ignorants, c’est-à-dire n’avoir que très peu de connaissances, il n’en reste pas moins constitué comme subjectivité par le savoir médical : son point de vue, même insuffisant, est de nature médicale. Il appartient par conséquent au savoir d’avoir toujours déjà décidé de l’étant dans son ensemble : un regard médical, forcément, ne voit jamais que des choses qui sont elles-mêmes de nature médicale. Je souligne en passant que l’idée de  » nature  » est inhérente à celle de savoir : mentionner le savoir médical, c’est prendre métaphysiquement position sur les choses qui sont originellement et quelles que soient les médiations nécessaires pour l’établir de manière réflexive, de  » nature  » médicale. Quand donc on parle du savoir, on est toujours fondé à le faire selon le paradigme de la métaphysique puisqu’il n’y a finalement de savoir que de l’étant dans son ensemble, alors même qu’il se constituait originellement d’être régional – ce qui est d’ailleurs aussi le propre des métaphysiques, toujours limitées dans leurs premières ambitions (exemple : assurer la possibilité de la connaissance de la nature).

L’opposition du savoir et de la vérité appartient dès lors originellement à la métaphysique, d’abord parce qu’elle est elle-même un savoir et que tout savoir l’a comme modèle de structure, ensuite parce que la notion même du savoir s’entend expressément à l’encontre de celle de la vérité. Cette contradiction doit par conséquent s’entendre comme un réel, dont la  » question originelle « , comme question vraie c’est-à-dire produisant un effet de vérité, doit être le lieu privilégié.

La métaphysique est un discours autoritaire parce qu’elle asservit le réel au savoir. N’y est en effet reconnu comme vrai que cela qui se sera trouvé, ou qui se trouvera un jour ou l’autre, intégré dans le savoir qui le constituera comme justifié. Indépendance ontologique des Idées, savoir absolu ou enseignement de l’expérience, le schéma est toujours le même : ce n’est jamais d’exister que la chose elle-même pourra compter, mais d’être justifiée. Et la métaphysique s’entend comme l’établissement de cette nécessité. D’un autre côté, nous savons bien, nous qui ne songerions pas à croire ce que nous lisons parce que nous refusons de ramener la question de la vérité d’un texte à celle de notre croyance, que les productions de la métaphysique sont des œuvres c’est-à-dire des choses dont ce qui compte, c’est qu’elles existent ! Il appartient donc à la métaphysique de se situer au cœur même de l’autorité, au lieu problématique de sa notion, puisque le discours autoritaire s’impose à nous de ce que nous le reconnaissions comme autorisé c’est-à-dire comme le discours d’un auteur. La métaphysique, en son essence, doit forcément articuler la notion de l’autorité…

 

Métaphysique et vérité

Personne n’imagine le savoir indépendant de la réalité : les Idées platoniciennes, qui ordonnent le discours à la finalité d’intelligence qui le conditionne comme accord possible sur un même avis, ne sont pas des choses qui ajouteraient une seconde réalité ( » l’intelligible « ) à celle que tout le monde éprouve (le  » sensible « ) ; de même l’entendement divin n’est pas un réservoir intelligible précédant le monde mais doit être reconnu à partir de l’impossibilité de séparer en Dieu la conception de la création ; enfin le savoir absolu n’est pas une pensée enfermée dans la tête du philosophe mais l’intelligibilité des choses dans l’ordre de la réflexion, exactement comme la Raison et ses  » ruses  » n’est pas un guide ou un principe suivi par l’histoire réelle, mais cette histoire elle-même et comme telle. Bref, c’est bien comme vérité et pas simplement comme savoir, que le savoir fait autorité aux yeux de la métaphysique, ainsi qu’il est exigé par la notion même d’autorité, mais cette vérité doit à son tour s’entendre comme une déterminité originelle de l’étant, qui est d’être justifié. La vérité compte d’abord en irréductibilité au savoir, mais ensuite l’existant ne compte que dans sa constitution par le savoir. Telle est, notons le en passant, la  » trahison  » métaphysique. La contingence et la vérité sont donc pour elle exclusives. En somme on peut dire que cette exclusivité définit la métaphysique pour laquelle, l’intelligible étant finalement le réel lui-même, ce n’est pas d’exister mais précisément d’être intelligible que le réel est réel. Etre réel, métaphysiquement parlant, c’est relever de la catégorie de réalité.

Rien là qui ne corresponde à la nécessité réflexive : si je vois un éléphant rose dans la rue, il est évident que je n’en admettrai la réalité, si puissamment qu’elle s’impose par ailleurs (et, rappelle Lacan, rien ne donne tant que sentiment de réalité que l’hallucination, puisqu’elle est précisément le retour d’un réel qui n’a pas été symbolisé), qu’à la condition que des raisons me la fasse apparaître pas simplement comme existante mais bien comme justifiée (je sais que, dans ce quartier, on tourne un film dont le scénario est particulièrement fantaisiste, etc.). Pas de différence, une fois encore, entre la métaphysique comme discours d’autorité et la nécessité réflexive. Et certes, il appartient au métaphysicien d’élaborer un savoir dont nous seuls, lecteurs, reconnaissons le génie : pour lui, c’est la  » vérité  » en ce sens qu’il nous dit ce que n’importe qui doit admettre et ce que n’importe qui, mises à part des contingences biographiques ou historiques qu’il est d’ailleurs possible de reprendre dans le savoir, aurait pu non pas inventer mais découvrir.

La contradiction qui existe entre le lecteur qui reconnaît le génie d’un discours et son auteur qui le méconnaît ( » je n’y peux rien : le monde est ainsi ; refaites le raisonnement, et vous aboutirez à la même conclusion « ), voilà qui nous permet d’interroger l’autorité du discours métaphysique, parce qu’elle articule le paradoxe de la notion même d’autorité, dans son acception apparemment double. Le discours métaphysique est en effet une imposition en ce sens qu’il prend statut de discours du maître, et d’autre part c’est toujours la pensée d’un auteur, son invention et l’épreuve (pas l’expression !) de son génie. La contradiction est en effet flagrante : si l’on est un auteur, on ne peut pas être un maître que  » par ailleurs « , puisque c’est l’impossibilité à soi qui définit l’auteur et la nécessité à soi qui définit le maître. (Il suffit de toute manière de rappeler qu’un maître n’est rien d’autre qu’un esclave qui a réussi pour convaincre de l’exclusivité philosophique, malheureusement pas toujours de l’impossibilité réelle, qu’un auteur soit un maître.)

L’autorité métaphysique est faite de l’articulation de ce paradoxe : nous reconnaissons à ce discours la plus grande autorité puisqu’il est impossible d’ouvrir Platon ou Hegel sans être saisi de respect, mais c’est parce que nous distinguons à chaque fois la vérité et le savoir, autrement dit qu’il se donne comme vrai de produire en nous cet effet de distinction, alors même que ce discours se définit pour lui-même de les identifier en n’admettant comme vraiment réel que le justifié : ce sont précisément des auteurs que je viens de nommer et non pas des savants, et c’est bien pour cette unique raison que je les lis (car sauf dans un but réflexif de connaissance historique, personne n’aurait même l’idée de lire les savants du passé : c’est le savoir actuel qui dit l’état du monde).

L’effet de vérité qu’ils produisent sur moi n’est donc en aucun cas un effet de connaissance, et il faut l’entendre concrètement, c’est-à-dire en tenant compte du paradoxe de la distinction qui est de passer de la transitivité à l’intransitivité. Je présente l’argument de manière réflexive pour le faire mieux apercevoir, bien que cette présentation soit inappropriée, puisque c’est le vrai lui-même qui impose la distinction dont, par retour sur soi, l’être humain pourra ensuite imaginer qu’il a été le sujet.  Disons ainsi que celui qui distingue est en quelque sorte dans la sphère objective, puisque, au sein du même, ce sont des objets qu’il va opposer (par exemple dans l’œuvre de tel peintre, il faut distinguer telle période de telle autre) ; mais une fois assuré dans sa subjectivité de l’opération de distinction, il devient lui-même un sujet distingué, au sens où un latiniste distingué est précisément celui qui, dans un texte latin, fera des distinctions que le tout venant des latinistes ne pourra pas faire. Mais si le fait de distinguer nous rend distingués (encore une fois la présentation est abstraitement réflexive : il est impossible d’être soi-même quelqu’un de distingué), cela signifie que l’effet de vérité qu’on assumé en faisant des distinctions sera réel, justement comme effet de vérité, d’instaurer en nous une distinction, qui se produira dès lors entre nous et nous. Je reviens à mon langage habituel en disant que la rencontre du vrai produit une impossibilité à soi, et qu’en cela consiste précisément l’effet de vérité. D’où l’on conclut que la distinction produite en nous par une métaphysique, qui est une philosophie par opposition à une idéologie quelconque dont le contenu serait éventuellement similaire (croyances religieuses, conceptions du monde…), nous met en impossibilité à nous-mêmes. Bref, lire l’œuvre d’un métaphysicien produit en nous l’effet non pas de nous faire connaître le monde mais de nous mettre au travail. A notre tour d’écrire !

Une remarque incidente, à partir de là. Reconnaître la vérité de la philosophie en y voyant l’acte d’un sujet et non pas le discours d’un maître (même si ce sujet a pu par ailleurs s’imaginer qu’il était un maître), c’est exclure que le savoir philosophique puisse conférer à celui qui le détient la moindre supériorité sur les autres personnes. Alors que les savoirs mondains, eux, donnent une telle supériorité : le médecin, par exemple, est capable de mieux préserver et restaurer sa santé que quiconque. En philosophie, rien de tel : les épreuves de la vie ne nous trouvent pas mieux préparés que les autres, et c’est par un simple mensonge éthique (celui qui consiste à se prendre pour un maître) que certains philosophes ont pu promettre des moyens de  » mieux  » vivre, comme si la pensée n’était pas, d’avoir la vérité pour seule affaire, absolument étrangère au service des biens dont un tel idéal serait la finalité. Un philosophe, ce n’est pas quelqu’un qui aurait trouvé le secret de la vie  » bonne  » et qui le communiquerait généreusement aux autres, ce n’est pas non plus quelqu’un qui pourrait affronter les épreuves de la vie ( » je savais bien que j’avais engendré un mortel  » disait placidement le stoïcien à qui l’on annonçait la mort de son fils ; quelle imposture !) mais c’est uniquement quelqu’un qui écrit de la philosophie (il y a aussi des graphomanes qui font cela : c’est l’effet de vérité qui décide, en ce sens qu’on n’est pas marqué par le discours maniaque alors qu’un philosophe, on ne se remet pas de l’avoir lu).

Il appartient donc à l’autorité métaphysique de s’articuler selon la double acception du terme d’autorité. Et si l’on m’accorde ce que je viens de dire, en résumé que les métaphysiciens sont des philosophes et non pas des savants, alors on reconnaîtra que cette duplicité qui est l’autorité même doit toujours déjà être engagée dans la métaphysique, et d’autant plus évidemment qu’elle sera plus expressément présentée comme telle. C’est par conséquent à sa  » question originelle  » que je vais revenir une fois de plus, question qui présente la particularité bien intéressante d’être double, elle aussi…

D’une part  » pourquoi l’étant  » et d’autre part  » plutôt que rien « . L’inutilité du second terme ne laisse pas de nous interroger, dès lors que nous reconnaissons que c’est une inutilité quant au savoir. Que je désigne une raison fondamentale en réponse à toute question commençant par un  » pourquoi « , c’est ce qui s’imposera exactementde la même manière qu’on ait mentionné le second terme de la question, ou qu’on ne l’ait pas fait. Pour le savoir donc, il est d’une vanité parfaite.

Admettre la question telle qu’elle est formulée, c’est par conséquent admettre que le second terme s’oppose au premier comme la thèse selon laquelle c’est le savoir qui compte s’oppose à la thèse selon laquelle il ne compte pas. Et si la question est une (or elle l’est, puisque le second terme n’est pas formellement contingent relativement au premier, tout  » pourquoi  » étant toujours un  » pourquoi plutôt que « ), on doit reconnaître que l’unité de la métaphysique est de poser un savoir qui ne compte pas ! Vérité par conséquent : là où on imaginait le discours du maître se trouve l’œuvre d’un philosophe.

 

L’autorité, donc, c’est que le savoir ne compte pas – et le second moment de la question originelle de la métaphysique en est l’indication.

Mais quel est le réel de cette nécessité, sinon une coupure ? Et plutôt violente, il me semble, car à interroger l’étant en général, le premier terme de la question interroge sur tout : il équivaut à demander pourquoi il y a tout ; et aussitôt le second terme renvoie à rien. Cette violence, c’est elle qui produit l’effet de vérité, car le premier terme de la question, limité à lui-même, n’est rien d’autre qu’une demande de savoir c’est-à-dire précisément d’exclusion de la vérité ! Le second, littéralement aberrant (pour qu’il ne le soit pas, il faudrait imaginer le  » rien  » comme un état préalable, au moins idéalement, et par conséquent comme quelque chose qui puisse ensuite être réfléchi dans l’un des termes de l’alternative), bloque alors le délire de savoir dont le premier terme, tout seul, reste l’engagement. Du savoir tant que vous voudrez, mais sachez d’abord qu’il y a une aberration qui interrompt d’emblée la quête dans laquelle vous vous lancez et qui récuse l’évidence que le savoir compte, faisant par là même effet de vérité.

Or nous nous interrogeons en ce moment sur le réel de l’autorité. Eh bien, ma thèse aujourd’hui est de dire que ce réel est la coupure du savoir par la vérité. Voyons-le maintenant dans l’une et l’autre des acceptions de notre notion.

 

L’autorité est enfinbréviste : la vérité coupe le savoir

L’autorité s’impose à la représentation sous les espèces du savoir : impossible de rencontrer une autorité sans transférer c’est-à-dire sans supposer du savoir, ce qui compte étant bien sûr non pas le savoir mais la supposition.

C’est déjà évident quand il s’agit d’un auteur : écrire des livres et en avoir la capacité, c’est bien susciter la supposition d’un savoir, même si ces livres n’ont rien de théorique. On le voit par exemple dans ces remarques un peu sottes à propos des romanciers qui, n’étant certes ni des savants ni des philosophes, n’en auraient pas moins le savoir des passions humaines, du  » cœur  » humain. Les poètes sont supposés, et pas seulement par des personnes naïves, en affinité avec on ne sait quelles grandes significations cosmiques ou avec le  » sens de l’être  » (alors que, encore une fois, c’est de l’acte d’un sujet qu’il s’agit et par là même toujours de l’inouï).

De la même manière, les personnes habilitées à décider sont, malgré une incompétence qui peut être à la fois évidente et revendiquée (par exemple un ministre qui passe d’un portefeuille à l’autre au gré des remaniements gouvernementaux), supposées caractérisées par un savoir supérieur en hauteur de vue ou en sens politique à celui des spécialistes qui auraient toujours tendance à se perdre dans les détails.

Or, dans l’un et l’autre cas, l’autorité apparaît comme une coupure de ce savoir par la vérité.

Pour l’auteur, le principe de cette coupure est la fausseté et / ou la mauvaise qualité des textes. D’ailleurs on le dit quasiment de manière explicite. Imaginons ce dialogue : quelqu’un dirait en se désolant :  » comme ce texte est mauvais… « , à quoi un autre répondrait  » oui, mais cessez de nous ennuyer avec cette vérité, puisque le texte est d’Untel « . Entre mille exemples, je pense à une certaine description d’un cour de lycée où les élèves jouaient au foot-ball, qui est littéralement propre à faire tomber le livre des mains. Oui, mais ce texte est de Camus (dans Le premier homme). Un brouillon, direz-vous, un premier jet, un matériau de travail plus qu’un texte. Eh bien raison de plus pour que nul n’en conteste la médiocrité. Et dans le moment même où l’on en reconnaît la pertinence on fait taire violemment celui qui aurait l’irrespect de le développer (je ne parle même pas de s’y complaire, ce qui renverrait simplement à la jalousie du  » valet de chambre « , le petit professeur jouissant de montrer que le grand écrivain, lui aussi, peut être médiocre). Eh bien c’est dans cette violence qu’est la vérité, pas dans la légitimité du jugement qui a été interrompu.

Dans son sens social, l’autorité qui est toujours celle des  » décideurs  » renvoie à la même nécessité : qu’est-ce que décider, en effet, sinon couper la réflexion et l’examen des raisons par un acte qui s’entende en première personne ?

Un choix, on l’explique, alors qu’une décision, on la signe. Il n’y a jamais d’autorité dans le choix, puisqu’on s’autorise de son savoir : tout choix étant forcément choix du meilleur (éventuellement au second degré) et le meilleur apparaissant comme tel dans le savoir, c’est le savoir lui-même qui est pour ainsi dire sujet. Mais la décision advient à l’instant où l’on laisse en arrière le savoir, où l’on cesse brusquement d’examiner les raisons et de comparer celles qui vont dans un sens avec celles qui vont dans l’autre.  » Enfin, décidez-vous !  » dit le vendeur à l’acheteur qui voit tous les aspects, positifs et négatifs, du produit ou du service qu’il envisage d’acheter. Par cette injonction violente le vendeur en appelle à un acte. (D’ailleurs en langage de marketing, on parle de  » l’acte d’achat  » pour signifier le saut qu’il y a entre toutes les manipulations qui peuvent amener le consommateur à un achat et le fait irréductible qu’en fin de compte, c’est lui comme sujet absolument responsable, qui achète).

Socialement donc l’autorité est toujours la coupure du savoir par la vérité : le ministre, si ignorant qu’il soit, doit bien à un certain moment laisser en arrière l’avis de ses conseillers. Or cet avis est parfaitement légitime (on suppose qu’ils ont bien étudié les dossiers, etc.), de sorte que l’instant de la coupure, la décision elle-même, ne peut pas ne pas être vécu comme arbitraire c’est-à-dire violent, puisqu’il appartient à la décision de ramener à rien l’évidence qui aurait impliqué le choix (même si, objectivement, la décision du ministre correspond à ce que préconisaient les experts), et que ce n’est jamais pour les meilleures raisons, celles que des conseillers consciencieux auraient soigneusement élaborées, qu’on décide. L’opposition est radicale : là où les experts mettaient en avant le savoir impersonnel des choses qu’ils ont acquis à force d’étudier, le ministre engage sa propre responsabilité. L’acte politique advient par cette différence et c’est à cet instant seulement qu’on peut parler de vérité, quand ne régnait jusque là que le savoir.

Reprenons pour les auteurs. Cette description que je viens de donner de l’autorité en en faisant la coupure du savoir par la vérité, elle définit le  » décideur  » mais elle doit aussi définir l’auteur. Le premier argument était de marquer la disjonction entre la valeur et l’autorité, en prenant comme exemple paradigmatique un mauvais texte d’un grand écrivain.

Voici le second argument, dont il a déjà été question : le propre d’un auteur, c’est qu’on puisse l’interrompre par un  » enfin bref  » qui annonce l’adjectivation de son nom. Celui qu’on ne peut pas interrompre de manière  » enfinbréviste « , si je peux proposer un néologisme aussi peu académique, ce n’est pas un auteur parce qu’il faudra qu’on attendre l’opération de  » capitonnage  » où le savoir se présentera comme ce qui compte. A la fin d’une phrase, on comprend ce qu’elle signifie, et par là même on oublie la phrase : ce qui compte, c’est évidemment l’idée, et non pas telle ou telle suite de mots qui, comme telle, serait parfaitement insignifiante et ne constituerait donc pas une phrase. Eh bien, c’est contre la généralisation de cette idée au discours que s’impose l’autorité qui définit l’auteur, et par conséquent donne à voir son essence.

Dans l’ordre social, c’est déjà évident : celui qui est en position de se faire obéir ne parle que selon cette nécessité. Ainsi commencera-t-il volontiers à expliquer ce qui lui semble judicieux de faire, à argumenter par égard pour la susceptibilité de ses inférieurs, mais on peut imaginer que cela prenne trop de temps, que cela réclame de la part de son subordonné une compétence qu’il n’a pas forcément, etc., et surtout reconnaître que le dépositaire de l’autorité n’a qu’à commander, justement. Car s’il se justifie, c’est autant qu’il le veut bien. Quand donc il commence son discours, on peut dire qu’en droit celui-ci est toujours déjà en train de s’interrompre par un  » enfin bref, faites ce que je vous dis « , même si par ailleurs le supérieur mène son argumentation jusqu’à ses ultimes conséquences, c’est-à-dire présente sa décision comme si elle était un choix (ce que la courtoisie réclame le plus souvent). L’essence du discours autoritaire réside par conséquent dans cette possibilité : il est originellement  » enfinbréviste « .

S’agissant de l’auteur, nous avons eu l’occasion d’éprouver cette vérité à propos d’un texte de Sartre sur l’existence, tiré de la Nausée : un cours de philosophie sur l’existence, dont on pourrait à la limite imaginer qu’il ait le même contenu, ne pourrait absolument pas donner lieu à l’interruption dont je parle : il faudrait que l’étudiant le subisse jusqu’à son terme pour que le savoir professoral sur l’existence lui soit transmis. Pour Sartre, c’est le contraire : nous pouvons l’interrompre et empêcher l’énumération des arguments et des métaphores de se poursuivre en disant  » enfin bref, l’existence est sartrienne « . Voilà l’auteur dont l’autorité est pour nous que la vérité coupe le savoir. Un autre exemple : Fellini Roma qu’on opposerait à un bon documentaire sur Rome. Ce film, on peut l’interrompre d’un  » enfin bref, Rome est une ville fellinienne « , et l’on a la vérité. Le documentaire il faut le suivre jusqu’au bout, si l’on veut connaître Rome. Savoir ici, mais vérité là.

Telle est l’autorité que la vérité se reconnaisse dans l’interruption du savoir.

Le second terme de la question originelle de la métaphysique opère cette coupure. J’y reviendrai rapidement la prochaine fois mais l’essentiel sera de rapporter cette  » violence  » qui est l’autorité elle-même à l’acte subjectif, qui est la métaphore. Nous terminerons l’année sur cette notion, en nous interrogeant sur le rapport de cette violence et de la  » métaphore personnelle  » dont l’acte subjectif lui-même est la production.

Je vous remercie de votre attention.