Cours du 24 mai 2002

 

Le réel de l’autorité : la marque de la vérité

Puisque la vérité se reconnaît à son effet , l’autorité doit elle aussi s’entendre en termes d’effet, lequel est subjectivé sous le nom de respect. Or qu’est-ce que le respect, sinon justement la reconnaissance du vrai comme tel ? N’est jamais vrai (par opposition à évident ou exact) que ce qui est posé en première personne c’est-à-dire en impossibilité de soi. Le respect où s’effectue l’autorité est par conséquent une reconnaissance de cette impossibilité toujours personnelle. Comment nommer autrement que  » marque » ce qui est dès lors aperçu par un sujet, pour que sa réflexion s’épreuve elle-même à travers le sentiment du respect.

La corrélation de ces trois notions de vérité, autorité et respect force donc à identifier le réel de l’autorité à la marque.

 

Il n’y a d’autorité qu’extérieure au savoir. Exemple du chef

La question de l’autorité est toujours celle d’un certain impact de la vérité, dans sa distinction d’avec le savoir. Car on ne se soumet jamais à l’autorité qu’à la reconnaître comme vraie. Il y a des autorités dont nous savons la légitimité – la plupart, à vrai dire – qui s’adressent à nous et qui sont simplement grotesques (chefs de services, adjudants, etc.) et d’autres, au contraire, que nous reconnaissons immédiatement comme telles et auxquelles nous vouons une obéissance respectueuse alors même que nous aurions toutes les raisons de les récuser (Mynheer Peeperkorn, dans la Montagne magique, par exemple). On voit bien là que la question de l’autorité est, comme celle de la vérité, celle de l’extériorité au savoir.

Là où le savoir est sans extérieur, il ne peut pas y avoir d’autorité et inversement toute extériorité au savoir, parce qu’elle se donne comme lieu pour la vérité dès lors expressément opposée au savoir, implique une autorité. Ce qui revient tout simplement à rappeler ce truisme qu’il n’y a d’autorité que de ce qui compte, le savoir étant toujours savoir des importances.

L’extériorité dont je parle n’est par conséquent pas un manque de savoir, au sens où l’ignorance en est un. Rien ne fait moins autorité que l’ignorant, bien sûr. Mais le savant ne fait autorité que réflexivement : lui personnellement ne compte pas, mais en sa personne, c’est le savoir présentifié qui fait autorité (exemple du médecin dont l’autorité tient paradoxalement à sa parfaitement médiocrité : que par sa bouche ce soit bien la médecine qui parle, et qu’il n’y mette surtout pas du sien !). Non, pour qu’on puisse parler d’extériorité au savoir, il faut qu’il y ait du savoir, aussi étendu que nécessaire, et que cela ne compte pas.

La correspondance du savoir et des places le fait apercevoir clairement à travers la figure du chef, qui est bien défini par sa place (il est à la tête de l’armée, par exemple) et par conséquent par une médiocrité absolue (il n’est rien d’autre qu’une place – tout le reste, c’est-à-dire lui, ne comptant pas), mais qui est un vrai chef quand sa parole s’imposerait même s’il n’occupait pas cette place.

L’autorité est particulièrement évidente à propos du chef, dont j’ai déjà parlé.

Il occupe sa place (la  » tête « ) et par conséquent se définit exclusivement par une structure, mais ça ne compte pas quand on parle d’un vrai chef. Autrement dit : ce qui ne compte pas, c’est ce qui ferait qu’il ne compte pas. Un chef ordinaire, c’est-à-dire petit même s’il est affublé du grade de généralissime, est un  » en tant que  » (précisément : il parle  » en tant que  » chef). Il peut donc s’engager, comme il appartient à tout  » en tant que  » d’avoir à le faire, mais l’idée de promesse dans son cas n’a aucun sens. Le vrai chef au contraire est celui qui ouvre la nécessité du combat avec l’ennemi (par opposition à l’indéfinie possibilité des arrangements avec l’adversaire et surtout avec soi-même) par cela seul qu’il tient parole – ce qui implique que cette parole ait sa valeur envers et contre tout, à commencer bien sûr par des ordres qui viendrait en interdire la tenue. Pour le vrai chef, la hiérarchie importe au plus haut point, évidemment, mais elle ne compte pas, alors même qu’il se définit d’abord et essentiellement de savoir obéir. Eh bien son autorité s’entend précisément à l’encontre de ce savoir. Je le dis autrement : le vrai chef, par opposition à celui qui se révèlera n’avoir été qu’un médiocre quand il obéira aux ordres supérieurs lui enjoignant de renier la parole qu’il avait donnée, est celui qui sait désobéir. Non pas surtout qu’il y ait là un savoir symétrique au premier, comme celui qui prévaut dans des circonstances exceptionnelles (un supérieur est frappé de démence, par exemple), mais une position, celle de l’homme qui n’exerce vraiment une autorité qu’à ce qu’il excède personnellement la nécessité anonyme dont elle est pourtant exhaustivement constituée.

J’insiste sur cette exhaustivité. Tout est dit dans la nécessité hiérarchique, mais il arrive parfois – c’est le moment éthique – que cela tombe, qu’on se retrouve absolument seul, et qu’il y ait un reste. Ici ce serait la différence entre la promesse qui renvoie à la vérité et par conséquent oblige à l’impossible (lequel comprend l’illégitime) et l’engagement dans lequel on a toujours déjà démissionné, puisqu’on n’est de toute façon engagé qu’à ce que qu’on aura la possibilité de faire, et que c’est la réalité qui décide de ce qu’on aura la possibilité de faire. Un reste donc, contre le sens et aussi contre la réalité.

Voilà le réel de l’autorité, qui renvoie donc à quelque chose comme une chute et à un reste – lequel s’entend bien comme vérité, celle-là même qu’on mentionne expressément quand on parle d’un  » vrai  » chef.

L’autre acception du terme, celle qui concerne les auteurs, corrobore cette évidence.

Les arguments d’un philosophe sont généralement bien construits et renvoient à une position réflexive que la lecture philosophique consiste précisément à assumer. Lire un philosophe en effet, c’est éprouver que nous aussi aurions pu dire cela, puisqu’à chaque fois est présentée l’idée qui s’impose à partir de ce qui a été dit précédemment. On peut à la limite imaginer que tel ou tel chapitre d’une œuvre, disons l’étude de la mauvaise foi dans l’Etre et le Néant, ait pu être rédigé par un professeur de philosophie, puisqu’il entre dans les attributions de ces fonctionnaires (dont Sartre faisait par ailleurs partie) de produire pour leurs élèves et étudiants des  » analyses de notions « . Or l’essentiel est bien que tout y soit, mais que par là même rien n’y soit. Tout ce qui est dit réellement et formellement est vrai, mais chacun sait que cela ne compte pas et que la seule chose qui compte est ce que j’ai appelé  » le nom manquant  » : dans ce texte, tout ce qu’on nous dit de la mauvaise foi n’est que l’impossibilisation, si je puis dire, de la seule chose qui compte : qu’elle soit  » sartrienne « . De même que ce n’est pas la compétence liée à la place qui définit le vrai chef (celui qui a autorité, par opposition à l’autre qui est un moment du système militaire) ce n’est ni l’intelligence ni la culture ni le savoir faire dissertatif qui fait qu’on est un philosophe : c’est un reste dont la signature sera tout à la fin, quand elle aura bien été constituée comme telle par le manque du nom qui est en même temps sa propriété (car c’est de manquer et non pas d’être disponible que le nom est propre).

Du chef qui n’a pas cédé sur sa parole quand la réalité (à commencer par celle des ordres supérieurs) l’invalidait, on retiendra toujours le nom. L’autre n’était qu’un fonctionnaire – exactement comme le professeur dont on peut à la limite imaginer qu’il ait tout dit d’une notion dont un auteur aura par ailleurs montré la vérité (dans cet exemple : la réalité de la conscience est une duplicité de la subjectivité, etc., alors que sa vérité est d’être sartrienne).

 

L’autorité est étrangeté radicale

L’autorité existe, non pas comme un simple fait dont on pourrait prendre acte ou connaissance mais précisément comme autorité : son existence est de s’imposer. On ne peut pas dire qu’il y a de l’autorité, mais quand on l’a reconnue, il est en quelque sorte déjà trop tard parce qu’on est pris dans le respect, c’est-à-dire dans la conscience de ne pas compter en face de quelque chose ou de quelqu’un qui, à l’encontre de toutes les raisons même si elles sont justifiantes (car de toute façon elles ne comptent pas), s’impose. Par conséquent on peut dire qu’il appartient à la nature de l’autorité qu’on s’y soumette sans savoir pourquoi (même si par ailleurs on sait). Je viens de le dire : rien de ce qui peut donner lieu à du savoir ne compte (or tout peut donner lieu à du savoir…) quand il s’agit de l’autorité. Dans le respect, on en prend expressément conscience.

L’autorité n’est donc pas un fait anthropologique ni même transcendantal, parce qu’un trait caractéristique de l’homme ou une nécessité inhérente au fonctionnement de l’esprit peuvent toujours être réfléchis comme des faits alors que c’est précisément la nature de l’autorité que la réflexion, et donc sa reconnaissance en tant que fait, la destitue ! Par exemple on se réfèrerait à une éducation aristocratique pour  » expliquer  » le vrai chef ou au  » don naturel  » dont le génie d’un auteur serait simplement l’expression !

Je sais bien qu’il y a des autorités de toutes sortes dans les sociétés humaines ; qu’il y a des auteurs qui écrivent des romans et qui composent des symphonies. L’autorité est donc un fait. Et à l’instant où j’énonce cette évidence, j’en reconnais l’exclusivité à toute vérité. Que j’apprenne par exemple que tel savant fait autorité dans le domaine de l’atome, c’est bien quelque chose qui, pour renvoyer à la connaissanced’une autorité, ne renvoie à aucune reconnaissance et donc à aucune existence d’autorité, au sens où je viens de dire que l’existence de l’autorité était le respect.

La double confusion habituelle du savoir, de l’évidence et de vérité nous pousse donc à croire que l’autorité existe, alors que nous avons la plupart du temps juste le droit d’admettre qu’il y a de l’autorité. Bref, c’est à la distinction de l’être et de l’existence que je veux en venir : l’existence de l’autorité est le respect et là où il n’y a pas de respect il n’y existe tout simplement pas d’autorité – bien que par ailleurs il puisse y en avoir (cf. les cas de lois ou de règlements que personne ne respecte : de l’être sans existence). Et quand on considère cette fois l’autorité propre, celle qu’on définit par l’autorisation de soi (être un auteur, être un vrai chef), alors il faut admettre au contraire que rien n’existe, puisqu’on ne fera jamais autorité que là, précisément, où l’on n’aura pas existé ! Car si l’on ne pense qu’en absence de soi, si l’on découvre toujours trop tard les idées dont il apparaîtra par après seulement et en toute méconnaissance qu’on est l’auteur (notre vraie pensée, par opposition au ressassement de nos représentations ou au sinistre de nos  » expression « ), alors cela signifie que l’autorité propre est impossible et que son identification au vouloir est tout simplement grotesque – puisque le vouloir est représentation et qu’il n’y a précisément d’autorité qu’irreprésentable, et même qu’imprésentable. On peut seulement ne pas se trahir en remplaçant l’impossibilité originelle du nom propre par des significations communes (les ordres sont sacrés, n’écrire que ce que l’on comprend…), qui sont toujours des significations de place et/ou de savoir.

On ne fait donc jamais autorité soi-même, mais on peut n’être pas un  » en tant que  » – et il apparaîtra par après qu’en cela, on aura fait autorité.

Eh bien on peut nommer à chaque fois moment de vérité cette distinction dont on dira qu’elle était celle de l’autorité : l’existence contre le savoir d’une part (par exemple : Sartre a existé – et c’est seulement par une réflexion secondaire qu’on pourra voir en certains des ses textes des avancées de la phénoménologie) et d’autre part l’impossibilité à soi, qui exclut que l’autorité qui consiste pourtant en un agir de première personne soit jamais subjectivable comme l’agir ou le penser d’un moi ou même d’une subjectivité. Etrangeté absolue de l’autorité, donc : non seulement à la représentation quand on en parle en troisième personne mais surtout à elle-même parce que la première personne, n’étant que sa propre étrangeté à soi (je ne suis moi que là où je ne suis pas) n’est paradoxalement pas subjectivable .

 

L’autorité et la marque : l’insistance du dernier signifiant

De même qu’on ne commande ou qu’on ne pense qu’en extériorité à toute raison et donc à toute réflexion (extériorité qui désigne paradoxalement le  » soi  » de l’expression  » s’autoriser de soi « ), on n’obéit qu’à ne pas savoir pourquoi : si on le sait, on obéit à son propre savoir dont un autre est la personnification dès lors parfaitement insignifiante. Il n’y a donc bien d’autorité, même éprouvée, qu’en extériorité au savoir – comme d’ailleurs en atteste l’épreuve du respect, qui est précisément une épreuve au double sens du terme puisque d’une part ce sentiment tombe sur la personne concernée alors même que de bonnes raisons eussent pu conduire à une considération négative de qui l’inspire et que, d’autre part, c’est à l’épreuve du respect qu’on sait ensuite ce que quelqu’un vaut vraiment. Et de fait, l’esclave, au sens d’une indignité humaine radicale (autrement dit c’est seulement  » en tant que  » membre de l’humanité qu’il reste digne de respect – ce qui revient donc à dire qu’il ne l’est absolument pas en lui-même), n’est rien d’autre qu’un individu incapable de respect. La servilité est même l’inhérence du savoir – ainsi qu’on l’a vu à propos de l’expérience qui est  » la plus servile des notions « , si je peux citer ma propre expression.

L’extériorité au savoir qui définit l’autorité se retrouve par conséquent, pour celui qui la reconnaît c’est-à-dire qui la respecte, comme la conscience d’une étrangeté radicale à soi (on respecte malgré soi, et parfois contre soi), en même temps qu’elle est pour chacun l’épreuve de quelque chose ayant à voir avec sa vérité.

L’autorité doit donc être pensée selon l’effet de vérité qu’elle produit nécessairement, et dont la réflexion subjectivée s’entend comme le respect.

Que je respecte les lois de la République, par exemple, m’enseigne qu’une part de ma vérité (et pas seulement des mes rôles ou statuts sociaux) réside dans ma citoyenneté. Et que je respecte (c’est-à-direreconnaisse) des auteurs que je n’aime pas voire même que je n’ai pas lus, m’enseigne qu’une autre part de ma vérité réside dans mon appartenance à une tradition culturelle dont ces auteurs sont des moments essentiels. Prenons un exemple réel et concret : tous les français, même les illettrés, éprouvent du respect pour Victor Hugo : c’est un auteur, non pas simplement au sens où il a écrit beaucoup de livres (bien des gens ont écrit des livres sans être pour autant des auteurs) mais au sens où il compte quant à ce que c’est, notamment aujourd’hui, qu’être français – la France étant (pour l’instant encore…) un pays où la littérature compte plus que la balance des paiements.

Or qu’est-ce que cette autorité que nous vivons à chaque fois comme une épreuve et comme un dévoilement partiel de notre vérité, sinon à chaque fois une marque ? Le propre de l’autorité, c’est qu’elle marque. Une œuvre, c’est toujours quelque chose de marquant. Et bien sûr, l’œuvre l’est parce que c’est une chose marquée – comme le prouve la reconnaissance comme moments d’une œuvre parfois capitale pour la culture universelle de textes dont par ailleurs tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont mauvais. Je l’ai dit mille fois : il n’y a que le nom qui compte. Mais il ne compte qu’à n’être pas le nom que n’importe qui, à la place de l’auteur, aurait porté : il fat qu’il soit impossible, toujours manquant.

Bref, mon idée aujourd’hui est de reconnaître le réel de l’autorité dans le manque insistant du nom, dès lors vrai en tant qu’il manque (par opposition au nom réel, caractéristique de n’importe qui, et toujours disponible).

Le savoir, c’est la suite des signifiants, forcément. Et cette suite n’en est précisément une qu’à ce qu’un dernier signifiant, celui qui viendrait la clore et assurerait enfin le locuteur d’être un sage, manque.

 

J’appelle marque l’insistance de ce manque.

Je le dis autrement : la marque est l’impossibilité que la vérité soit effective, et donc, réflexivement, elle ne fait qu’un avec l’impossibilité qu’il y ait un savoir de la vérité. Et de fait, le nom propre, vérité de tout ce dont il était question dans le discours dès lors que celui-ci est celui d’un auteur, ne veut rien dire !

Le réel de l’autorité, c’est donc la marque : il manque toujours un terme pour que le savoir soit assuré, mais ce terme manquant, et qui se donne expressément pour la vérité elle-même (par exemple la vérité de la mauvaise foi est qu’elle soit sartrienne), eh bien, il ne signifie rien, il n’apprend rien, il ne désigne rien.

L’insistance de cette impossibilité au savoir, c’est la marque, et c’est le réel de l’autorité.

Je vous remercie de votre attention.