Qu’est-ce que la philosophie ?
La pensée et le nom, suite
L’étonnement 3
Nous n’avons plus beaucoup de temps avant la fin de l’année et je ne voudrais pas vous quitter sans avoir répondu aux questions que j’ai posées. Car toutes vos lectures vous l’ont toujours enseigné : philosopher, c’est répondre aux questions qu’on était seul à pouvoir poser, lesquelles réponses ne seront dès lors pas des doctrines métaphysiques auxquelles les lecteurs ou les auditeurs devraient se conformer mais bien des positions philosophiques. Avant de me lancer dans les derniers développements et dans la crainte de ne pouvoir les mener à leur terme, je tiens à vous indiquer l’essentiel de ma thèse sur l’étonnement, et par conséquent sur la philosophie. Je terminerai l’année en développant différents aspects d’une question dont je vous donne aujourd’hui le cadre.
L’étonnant ouvre à l’origine
Dans les séances précédentes, je vous ai donné les bases pour penser l’étonnement, lors des deux séances précédentes : l’étonnant a pour effet de faire que le savoir ne compte pas (il importe toujours autant, mais il ne compte plus) et par conséquent de faire que le sujet autorisé dudit savoir, le sujet pertinent (par exemple le médecin quand il s’agit de réalités médicales, etc.) soit renvoyé à une vanité véritative radicale. Voilà pourquoi, entre autres, les gens qui se prennent pour eux-mêmes ne peuvent pas accepter d’être étonnés : il y a toujours un savoir, au moins possible, qui décide à leurs yeux de la possibilité de ce qui arrive. En tant qu’elle est pensée et non pas savoir (elle ne l’est que » par ailleurs « , dans son moment réflexif), c’est-à-dire en tant que l’étonnement est son affect constitutif, la philosophie ne peut pas être leur affaire. Ce qui revient plus simplement à dire qu’il n’y a de philosophie que de l’étonnant et qu’il n’y a pas de différence entre pointer l’aspect étonnant d’une réalité et montrer en quoi elle est philosophique. » Philosophique » et » étonnant » s’équivalent, dès lors que l’étonnant, contrairement au surprenant qui renvoie seulement à une carence du savoir, s’inscrit d’emblée en extériorité au savoir. Vous apercevez ainsi l’essentiel de ma thèse, qui est que l’étonnant appelle à la pensée. Le refus de confondre l’étonnant et le surprenant permet d’extérioriser la pensée relativement à tout savoir et donc aussi au savoir que nous avons forcément de nous-mêmes : la pensée, qui est donc toujours pensée d’un étonnant, se fait toujours sans nous, là où nous ne sommes pas encore.
Si l’étonnant est le philosophique lui-même parce qu’il se reconnaît en extériorité au savoir (c’est le même d’avoir décidé que le savoir serait seul à compter et d’avoir refusé l’étonnement donc la philosophie), et si d’autre part la philosophie est inséparable de sa dimension réflexive, alors on doit reconnaître à l’étonnant qu’il donne lieu au savoir philosophique, c’est-à-dire pour chaque philosophe à sa doctrine, qui est toujours doctrine des » natures » (doctrine de la durée pour Bergson, de l’existence pour Sartre, et ainsi de suite). Comme appel à la pensée, l’étonnant nous place donc à notre propre origine : là où ne savons pas, mais dont la doctrine sera l’indication rétrospective : c’est dans la question de la durée que Bergson existe comme étant vraiment lui et non pas n’importe qui, ce qu’il ne pouvait pas être avant d’avoir composé sa doctrine. Pas de différence, par conséquent, entre dire que l’étonnant et le philosophique sont le même, et dire que l’étonnant nous situe à notre origine – celle là même que nous représenterons par des » natures « , là où notre nom sera enfin notre vérité (réponse à la question » qui « ) – si nous ne nous trahisons pas en faisant de la première personne une personne indifférente, ne différant des autres que par son égocentrage.
L’étonnement est toujours d’une certaine manière un retour à l’origine, là où nous l’étions pas mais où s’est décidé que nous soyons non pas » ce que » mais bien » qui » nous sommes. Tel l’essentiel de ma thèse.
Je ne l’invente pas, mais je la déduis de la notion des » natures » ces réalités qui permettent de penser » tout » (et qui sont donc toujours des notions métaphysiques) MAIS dont le nom propre (c’est-à-dire indisponible parce que vrai) de celui qui pense est la consistance (c’est donc seulement » par ailleurs « , là où cela ne compte pas, qu’elles sont métaphysiques). On comprend ainsi pourquoi ce qui étonne les uns n’étonne pas les autres, au grand scandale de la pensée représentative qui voudrait identifier la philosophie à la métaphysique, c’est-à-dire qui voudrait imaginer que les philosophes sont comme des savants qui pourraient se mettre d’accord sur les problèmes et unir leurs efforts pour les résoudre.
Je le dis encore autrement : tout ce qui nous étonne le fait par une » marque « . Et la marque, comme c’est d’une certaine manière un nom propre, si vous m’accordez que c’est seulement là où nous sommes marqués que nous sommes capables de vérité (par ailleurs il peut seulement s’agir de savoir) et si vous m’accordez également que les notions de vérité et de nom propresont inséparables – puisqu’il n’y a de vérité qu’à ce qu’elle soit antérieure à elle-même (autrement dit il n’y a de vérité que vraiment) et qu’on doit nommer » génie » d’avoir raison non pas sur les choses mais sur la vérité elle-même (le » génie » d’un lieu, par exemple, c’est le sens singulier qu’y a la vérité, dont toute chose doit préalablement s’autoriser pour apparaître à bon droit).
L’étonnant est donc » marqué » de notre nom propre, celui que nous ne pouvons pas dire – et par conséquent que nous ne pouvons pas reconnaître comme tel. Cette nécessité est constitutive de la philosophie, qui est le discours des » natures « . Ainsi Bergson n’aurait jamais eu l’idée de dire que la fonte du morceau de sucre était » bergsonienne » alors que telle était pourtant sa vérité, c’est-à-dire son caractère étonnant. Car l’étonnant dans la fonte du morceau de sucre, c’est la durée. Et la durée, elle est bergsonienne ! Voilà je crois un exemple qui montre bien la corrélation de l’étonnant, de l’origine et du nom propre – bref, la corrélation de l’étonnement et de la philosophie.
Si je reviens à l’exemple du lapin sortant du chapeau, je dirai donc que les spectateurs du cabaret, pendant une seconde, ont vu quelque chose de philosophique ! Non pas le lapin, ni le chapeau, ni le tour de prestidigitation, mais la contradiction du phénoménologique et du transcendantal (étant entendu que le transcendantal n’est pas une nature éternelle mais une nécessité du savoir, au sens où l’on peut dire par exemple que le regard médical est le transcendantal de la maladie). Dire que cette » réalité » est philosophique, comme la durée de fonte du morceau de sucre l’a été idéalement pour Bergson ou l’existence de la racine de marronnier pour Sartre, c’est tout simplement dire que ce spectacle a convoqué chaque spectateur à lui-même : là où il ne sait pas qu’il est vraiment. Et certes, on peut imaginer que la contradiction du phénoménologique et du transcendantal prenne des sens totalement différents pour des spectateurs qui, dès lors philosophes, refuseraient de faire comme si rien ne s’était passé. Car c’est à lui-même et non pas à quelque savoir commun que l’étonnant, par opposition au surprenant, convoque chacun. Répondre à cet appel, comme Bergson étonné par la durée ou Sartre étonné par l’existence, l’ont fait, c’est produire sans le savoir un discours (le bergsonisme, l’existentialisme) qui sera la construction d’une » nature » – réalité valant pour tout dont la consistance n’est pas le savoir (cas des doctrines métaphysiques) mais le nom propre c’est-à-dire indisponible (cas des doctrines philosophiques).
Vous avez compris que ce qui nous étonne nous appelle à nous-mêmes, et nous appelle par notre nom.
Je dirai ainsi que si l’étonnement laisse bouche bée, c’est parce qu’on ne peut pas parler et écouter en même temps : celui qui est étonné est en train d’écouter. Il écoute son propre nom. Son nom indisponible (pas le nom du quidam qu’il est » par ailleurs « , mais son vrai nom), et par là même audible seulement comme le silence de l’origine.
L’étonnement lui-même, c’est l’écoute de ce silence, dont je peux concrétiser l’idée en rappelant qu’il n’y a pas de savoir de l’origine.
Le résultat de cette écoute, autrement dit de ce silence subjectivé, c’est la philosophie comme discours des » natures « , parc que c’est seulement à partir de l’origine qu’on peut parler de » tout » (et les natures, dans leur dimension métaphysique, ont cette fonction réflexive) et que l’origine ne peut se dire autrement que comme nom propre, c’est-à-dire indisponible. Ce nom qu’on passe toute sa vie à ne pas pouvoir dire, c’est l’origine de tout ce qu’on peut concevoir – un » tout » qui serait donc une illusion métaphysique si en lui il s’agissait réellement de tout, alors qu’il s’agit vraiment de l’origine. L’étonnement, c’est donc la substitution de l’origine à tout, c’est-à-dire du nom propre au concept métaphysique. S’étonner, c’est se mettre à l’écoute de la réponse » impossible » à la question de savoir qui l’on est (vraiment), et qui, précisément parce qu’elle est impossible, vaut pour » tout » – dès lors qu’il n’y a de » tout » qu’en exclusion du » rien » dont l’étonnement est paradoxalement la reconnaissance.
Bien entendu, le » rien » dont je parle ici est celui du deuxième moment de la question originelle de la métaphysique : l’illusion totalisante, qui consisterait à en rester au premier terme ( » pourquoi y a-t-il l’étant ? « ) ouvrant à une réponse dogmatique et doctrinale (celle qui ne compte pas, quand on est philosophe, puisqu’elle est réfutée d’avance) est toujours-déjà récusée par la distinction du second terme – ( » plutôt que rien « ) qui paraît en effet parfaitement inutile mais qui, par là même, distingue la vérité qu’il met en cause de la réalité sur quoi le premier terme, sans cela, porterait dogmatiquement.
L’étonnement est donc l’épreuve de cette question en tant que ce n’est pas une question métaphysique (si c’était le cas, le second terme ne serait pas mentionné) mais bien une question philosophique. C’est ainsi que j’expliciterai l’idée, qui me paraît décisive, selon quoi l’étonnement est la reconnaissance du philosophique en tant que philosophique. Et de même que la reconnaissance du médical en tant que médical est elle-même médical, je dirai qu’il appartient à l’étonnement d’être en lui-même philosophique.
Voilà donc un élément de réponse à la question de savoir en quoi l’étonnement est l’affect propre à la philosophie – un élément qu’on peut seulement comprendre à la condition de ne pas identifier la philosophie à la métaphysique, dont elle ne diffèrepourtant pas.
La semaine prochaine, je vous parlerai de l’étonnement et de la vérité personnelle.
Je vous remercie de votre attention.