Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite.
La dernière fois, j’ai essayé de vous montrer que la distinction de la vérité et de la réalité (laquelle distinction épuise la vérité comme telle) restait inintelligible si l’on la situait en dehors d’une problématique générale de la littérature, dont la métaphore et la figure de pensée du » pas sans » constituent la spécificité. J’ai rapporté cela à la nécessité que la réalité ne compte pas, et cette nécessité me semble en même temps définir le littéraire et le nom, dès lors qu’on en pose la question à travers l’idée de la promesse. Le littéraire, c’est par excellence le discours pour lequel la réalité ne compte pas. Et ce discours, si vous le considérez de ce seul point de vue, ne peut pas s’entendre autrement que dans l’horizon de la promesse, donc du nom.
Voilà à peu près où j’en suis, et il va falloir à partir de là penser la réflexion, puisque la philosophie dont je tente de vous donner la définition concrète est évidemment inséparable de la nécessité conceptuelle et, plus banalement, de l’argumentation.
Le nom du penseur autorise littérairement, et par là institue le vrai
Un nom, cela fonctionne comme une autorité, d’une certaine manière (ce fonctionnement définit la signature : signé, un chèque est par exemple autorisé comme billet de paiement). Mais non pas comme une autorité à laquelle on se soumettrait, selon la constitution de l’argument d’autorité, qui est intolérable dès lors qu’il s’agit de réfléchir. L’autorité dont il s’agit, c’est bien au contraire celle qui est en œuvre dans la littérature, en tant que le discours littéraire ne s’autorise pas de la réalité, contrairement au discours scientifique, qui entend toujours se soumettre à une réalité qui doit lui donner raison (même si en fait toute réalité scientifique est toujours construite).
Ce qui est autorisé, en tant que tel, c’est le vrai dans son irréductibilité au réel dont il n’est pas la copie et auquel on ne peut, sans pétition de principe, exiger qu’il soit conforme. Paradigmatiquement, le vrai est donc toujours l’œuvre, puisque l’œuvre seule s’entend depuis l’absolu de l’existence (ce qui compte, en elle, c’est en dernière instance seulement qu’elle existe), alors que toute autre réalité qui identifie sa vérité à son autorisation (par exemple un billet de banque) est toujours relative à un ordre mondain où elle se dissout (un billet de banque n’est qu’un moment de la circulation monétaire, laquelle n’est qu’un élément secondaire de la vie économique, laquelle à son tour est la détermination humaine des nécessités vitales).
Vous comprenez pourquoi c’est la littérature et non la philosophie qui constitue le paradigme du discours vrai : alors que la dimension argumentative de la philosophie peut donner l’illusion qu’elle se conforme à une réalité qu’elle devrait révéler – illusion dissipée quand on a reconnu que l’affaire de la philosophie n’était pas un réel objectif et préexistant mais les » natures » – la littérature balaie d’emblée l’éventualité que le réel en tant que tel puisse jamais rien autoriser. Autrement dit c’est seulement dans la littérature que la différence du droit et du fait est accomplie, parce que dans l’argumentation (et a fortiori dans la science) le réel vaut comme une autorité, c’est-à-dire comme quelque chose qui n’est rien d’autre que sa propre juridicité. D’où je pose que l’autorisation dont les » natures » se constitueront est originellement littéraire !
Si la philosophie n’existe que sous forme d’œuvres, et si les théories ne sont philosophiques qu’à être des œuvres de la philosophie, alors la reconnaissance d’un certain » état de fait » n’est que le moment de leur réalité (toute théorie est théorie de quelque chose, c’est-à-dire position d’une réalité » objective « , de même que tout portrait est portrait d’un individu singulier) mais pas de leur vérité. La vérité, c’est le statut littéraire du discours philosophique. En ce sens, je me rapprocherai un peu de la notion deuleuzienne des » personnages philosophiques » : je la reprends à mon compte en disant que les » natures » sont vraies de la même vérité que les personnages des romans. Par exemple César Birotteau est balzacien comme l’a priorité des formes de l’intuition est kantienne.
J’ai souligné il y a déjà longtemps une des caractéristiques les plus paradoxales de la philosophie, qui est que les réfutations ne comptent jamais. Elles importent, certes, puisqu’il s’agit d’argumenter, et Platon a déjà remarqué qu’on ne philosophe qu’à ce que l’âme se fasse continuellement des objections auxquelles elle répond. Hegel a réfuté Kant, pour l’essentiel, et d’une manière que je trouve parfaitement convaincante (on pourrait donner cent autres exemples, sur toute l’histoire de la philosophie). Mais cela ne compte pas et de le savoir n’implique aucunement que je cesse de relire la Critique de la Raison pure ! Si la réalité comptait, comme l’implique l’idée d’argumentation, il devrait pourtant en être ainsi…
Vous voyez bien que c’est ce qu’on voit en littérature : aucun lecteur du Tour d’écrou, par exemple, n’aurait l’idée de se demander si les fantômes existent ou pas. Et en effet c’est de l’écriture d’Henri James qu’il s’agit exclusivement dans ce roman. Si maintenant je reprends littérairement l’exemple des » natures « , je dirai que la » chimie des sentiments » est vraie, non pas parce qu’elle n’aurait pas été récusée (tout l’Être et le Néant est écrit pour récuser le savoir proustien !), mais pour la seule raison qu’elle est proustienne. En cela elle est vraie.
L’extériorité au savoir est ainsi l’élément de la vérité, si l’on peut s’exprimer ainsi : hors du savoir, il y a le nom – et j’appelle vérité ce dont il est spécifiquement la cause, lui qui ne veut rien dire c’est-à-dire qui ne renvoie à aucune réalité (en quoi on retrouve l’idée que la vérité n’est que sa distinction d’avec la réalité que dirait un discours statutairement anonyme, comme l’est par exemple un article scientifique).
Le vrai s’entend donc d’abord de l’aberration métaphorique, effet de la marque
Dans la problématique de la vérité telle qu’elle me paraît s’imposer ici, je dirai qu’il n’y a de vérité que littéraire ou, si vous préférez, que ce qu’on appelle » vrai » est toujours quelque chose de littéraire : quelque chose qui n’est pas sans être du côté d’une certaine aberration, d’une certaine impossibilité dont la métaphore est le principe et dont la détermination nominale ( » kantien « , » sartrien « , etc.) est la conséquence – puisqu’en effet il est aussi absurde de prétendre que des réalités seraient de tout temps kantiennes ou sartriennes que de prétendre qu’un chevalier français est un félin africain : la métaphore de l’être par le nom qui va constituer les » natures » est une métaphore, c’est-à-dire d’abord une aberration. En quoi je parle de choses qu’on dira » vraies « , par opposition à d’autres qu’on dirait simplement réelles et pour lesquelles il existe toujours un savoir, au moins potentiel : un savoir qui ne soit pas aberrant et qui importe. L’aberration métaphorique est le lieu propre de la distinction d’avec la réalité dont la vérité se constitue, parce que l’aberration métaphorique est identique à l’impossibilité que le savoir compte (si c’est le savoir qui compte, on ne peut pas admettre ce qui est expressément aberrant, autrement dit les » natures » dont la constitution est épuisée par la métaphorisation de l’être par le nom propre).
Pour cette raison, j’appelle » vraie » une chose qui compte, par opposition à simplement » réelle » une chose qui importe. Ainsi je poserai qu’il revient exactement au même de qualifier une chose de » littéraire « , et de dire qu’elle compte. Il n’y a de littérature qu’à l’encontre du concept, cet encontre constituant la vérité de ce qui est en cause depuis l’espace d’aberration de la métaphore. Et quand vous installez cet encontre, le métaphorique entendu comme » vrai » autrement dit comme ce qui compte, dans l’élément de la réflexion, vous avez la philosophie.
La philosophie est donc l’installation du vrai, c’est-à-dire du littéraire, dans la dimension réflexive de la formalité conceptuelle.
Je formule cette définition autrement : quand ce qu’un seul peut dire (je vous ai expliqué que la métaphore est le discours de celui qui est marqué en tant que tel) est réfléchi dans la nécessité d’être n’importe qui (c’est-à-dire dans la valeur inconditionnelle du concept et donc dans la légitimité des nécessités argumentatives), vous avez la philosophie.
Rien là que de très banal : tout le monde a toujours su que les philosophes, comme les savants, produisaient des théories, c’est-à-dire des discours que n’importe quel esprit adoptant la position réflexive aurait raison de tenir, et d’un autre côté personne n’a jamais ignoré que la production d’une philosophie était l’élaboration d’une œuvre c’est-à-dire que les philosophes étaient des écrivains (ce qui ne veux pas dire, loin s’en faut, qu’ils écrivent tous » bien » – mais enfin un écrivain n’est pas spécialement quelqu’un qui écrit bien : c’est simplement quelqu’un qui écrit). Et une œuvre, si vous ne voulez pas en faire une réalité magique, c’est d’abord une aberration ontologique.
Par exemple il est aberrant de considérer qu’il y a des choses qui existent comme des personnes. Eh bien une œuvre, comme chacun sait, est une chose qu’on peut rencontrer, par laquelle on peut être intimidé, en compagnie de laquelle on peut aimer vivre, avec laquelle on peut avoir des rendez-vous aussi urgents que mystérieux. On a souvent souligné (je pense notamment aux ouvrages de Mikel Dufrenne ou d’Étienne Souriau) cette nécessité phénoménologique qui est proprement aberrante. Eh bien, si vous m’accordez que la vérité n’est pas une nouvelle sorte de réalité, autrement dit si vous êtes d’accord pour définir la vérité par sa distinction d’avec la réalité, vous reconnaissez que cette distinction s’entend forcément d’une certaine aberration, que ces indications pointent expressément. L’aberration, c’est l’impossibilité pour le philosophe d’être vraiment le sujet de la réflexion qu’il est pourtant réellement – quand il argumente. Et cette distinction est reconnue par tout le monde, puisque personne n’ignore que les réfutations qui s’adressent au théoricien (le philosophe en tant qu’il est n’importe qui) ne comptent tout simplement pas (le philosophe est un penseur).
La philosophie, c’est ce que n’importe qui peut lire (lire consistant à reprendre à son compte les chaînes argumentatives) mais ce qu’un seul pouvait écrire. Par ailleurs, le philosophe est le premier de ses lecteurs (et pas le meilleur, comme on l’a toujours constaté), mais là où il est marqué, dans l’aberration métaphorique, il parle, ne s’autorisant ainsi que de lui c’est-à-dire que de sa propre impossibilité.
La contradiction du littéraire et du représentatif traverse dans sa matérialité la plus concrète le texte philosophique en ceci qu’il s’inscrit dans la possibilité en tant que texte à lire, et dans l’impossibilité en tant que texte écrit. Les écrits de Platon, personne ne pouvait les produire. Même pas lui, ajouterai-je, pour insister sur l’exclusivité de la pensée et de la représentation que j’ai soulignée à plusieurs reprises. Mais n’importe qui peut les lire. Leur position procède donc d’un acte d’écriture dont nul n’est capable alors que leur reconnaissance procède d’une action de lecture dont n’importe qui est capable.
Cette contradiction de l’écriture et de la lecture est le nœud où la philosophie trouve son essence.
Ainsi le philosophe (ni d’ailleurs l’écrivain en général) n’est jamais quelqu’un qui s’exprime : n’importe qui s’exprime en faisant n’importe quoi, et c’est précisément au lieu où l’expression est impossible (c’est-à-dire là où il est impossible d’être n’importe qui) que se trouve la marque, c’est-à-dire la vérité, si vous m’accordez de définir la vérité par sa distinction d’avec la réalité, c’est-à-dire par l’impossibilité que la réalité compte.
S’autoriser de soi-même, cela n’a donc qu’une signification négative. N’y voyez surtout pas l’expression du génie dont vous devriez alors faire une qualité magique incompréhensible. C’est le contraire : la pensée a une réalité négative, parce que sa réalité a pour vérité non pas la nécessité positive de s’exprimer par métaphore, mais l’impossibilité de parler » normalement « , c’est-à-dire comme n’importe qui aurait raison de parler.
Cette impossibilité, vous savez que c’est la marque : une impossibilité locale d’être soi, une impossibilité produite par une certaine épreuve dont on n’est jamais revenu (bien que par ailleurs on soit toujours soi-même, c’est-à-dire n’importe qui).
M’interrogeant ainsi sur l’origine de la littérature, j’ai donc répondu en proposant ma notion de la » marque « . Ce qui revient à souligner l’impossibilité de séparer la littérature (et donc aussi la philosophie qui en est la forme réflexive : reprendre les réalités qui comptent dans l’ordre réflexif) et la mort, puisqu’une marque pointe dans notre existence un lieu où nous sommes morts, bien que » par ailleurs » nous puissions être en parfaite santé.
Le paradoxe de la mort locale n’est rien d’autre que le paradoxe de l’épreuve, en tant que le propre de l’épreuve est qu’on n’en revienne pas (sinon ce ne serait pas une épreuve mais une expérience). Celui qui en revient n’en revient que » par ailleurs « , ainsi qu’il le dit lui-même en parlant du temps et de l’espace de son existence ( » marqué, je suis désormais quelqu’un d’autre, mais par ailleurs, c’est toujours moi « ).
Il est impossible à n’importe qui d’accéder non seulement à la littérature mais aux réalités littéraires c’est-à-dire aux choses qui comptent (pour le sujet qui est n’importe qui, il n’y a que des choses plus ou moins importantes) : en tant que nous sommes n’importe qui, nous avons accès aux choses qui importent, et en tant que nous sommes marqués, à celles qui comptent. C’est pourquoi j’ai dit la dernière fois que les choses qui comptent étaient des choses littéraires : elles sont faites de l’aberration dont je viens de parler (ce ne peut pas être des choses normales dans l’ordre du monde), et on ne peut pas penser leur réalité positive autrement qu’en se référant à la métaphore qui ne dit une vérité et non pas une réalité qu’à être aberrante, c’est-à-dire qui ne dit une vérité qu’à se distinguer par cette aberration de la réalité, dont on indique ainsi qu’elle ne compte pas.
Et un discours pour lequel la réalité ne compte pas, voilà assurément qui est aberrant – n’accédant dès lors à la vérité que dans la folie de trouver vrai le métaphorique lui-même. La philosophie est l’installation de cette folie dans la dimension de l’universalité réflexive.
Il y a stricte équivalence entre reconnaître ce qui compte et en reconnaître le caractère littéraire.
Tout ce que nous à quoi nous accédons par la littérature (c’est-à-dire dans l’impossibilité a priori que la réalité compte jamais), je dis que cela compte.
Et réfléchir là-dessus, c’est philosopher : laissant aux différents domaines du savoir l’étude de ce qui importe, la philosophie consiste à théoriser ce qui compte, en tant qu’il compte.
L’UN de l’impossibilité que la réalité compte et de l’universalité réflexive, vous l’avez compris, sera assuré par le nom dans la constitution des » natures « .
Le paradoxe métaphorique de l’interprétation : que ce qui ne compte pas compte
Quiconque sait lire est le destinataire du texte en tant que texte. Cela signifie que d’une certaine manière la vérité du texte réside dans son anonymat. C’est en effet toujours le destinataire qui décide du sens, et non pas l’auteur qui peut très bien s’enfermer dans son imaginaire. Un cours que les étudiants ne comprennent pas, en tant que cours, est mauvais : ce n’est pas le professeur mais l’étudiant qui compte, dans les instances subjectives définies par un cours. Pareillement un texte que personne ne peut lire est mauvais (qu’il s’agisse d’un article de journal ou d’une nouvelle théorie en physique nucléaire). Le destinataire est le lieu de la décision du message.
Mais ce qui vaut pour un texte en général se trouve contredit quand ce texte est une œuvre (ou quand le cours est une expérience de pensée…). Imaginons que je ne comprenne pas tel poème de Mallarmé, bien que mon niveau de culture générale ne soit pas inférieur à celui de la moyenne de ses lecteurs possibles. Vous voyez bien que cette hypothèse ne peut pas être une simple application de la nécessité qui définit le texte de trouver sa vérité dans la lecture, mais qu’elle renvoie bien au contraire à rienl’instance qui, dans tout autre cas, aurait été décisive. Si je ne comprends pas Mallarmé, eh bien tant pis pour moi : cela ne concerne en aucune manière la valeur littéraire de sa production. Vous me direz qu’il y a des spécialistes de Mallarmé comme il y a des spécialistes, selon Nietzsche, du » cerveau de la sangsue « . Eux, ils le comprennent. Admettons. Mais est-ce qu’ils comptent ? La dernière thèse d’histoire littéraire qui vient d’être publiée est par là même déjà obsolète, puisqu’elle exprime seulement la » lecture » que nécessitait l’époque de sa rédaction ! On a le Mallarmé qu’on mérite, c’est-à-dire celui du temps de sa lecture qui est identique à son propre dépassement, c’est-à-dire à sa propre vanité. Qu’avons-nous à faire, à moins d’être historien des mentalités et des sociétés, de la manière dont les gens d’il y a cinquante ans comprenaient Mallarmé !… (Sauf évidemment s’il s’agit de la compréhension de Sartre, un penseur, auquel cas Mallarmé est un de ses personnages au même titre que le garçon de café, un homme de » nature » sartrienne). C’est Mallarmé lui-même qui compte, précisément parce qu’il ouvre à l’indéfinie nécessité de ses interprétations, exactement comme le zéro, qui est le moins important de tous les nombres, est seul à compter dans la suite des entiers naturels.
Voilà ce qui définit l’œuvre : que les interprétations qu’il lui appartient en propre de susciter ne comptent pas ! Qu’elles se mettent à compter, et l’œuvre serait alors une curiosité de la nature dont personne n’est responsable. Cette position impie est bien connue : c’est celle qui consiste à étudier par exemple Kant ou Hegel de la manière dont Haroun Tazieff étudiait les volcans, qui ne sont que ce qu’ils sont : des réalités, nullement des vérités. Or l’œuvre est le vrai, ce qui compte, contre ce qui importe (au sens où l’objet qui donne au savoir son contenu est ce qu’il y a de plus important pour ce savoir), qu’elle peut seulement être » par ailleurs « .
En quoi je ne confonds pas interpréter et comprendre : j’indique seulement que toute interprétation est pour elle-même une compréhension, et que c’est dans cette nécessité qu’elle trouve sa possibilité subjective. Par exemple on dira chaque pianiste entend nous faire entendre la vraie sonate : celle que les autres interprètes ont tous plus ou moins manquée et qu’il va enfin nous révéler dans son être originel. Lui en a enfin la compréhension, même si sa réflexion qui lui fait apercevoir que sa prestation n’est qu’une parmi une infinité d’autres le force à se définir comme interprète.
Cela dit, je pose moi-même une distinction radicale entre comprendre et interpréter : on comprend ce qui importe (comme d’ailleurs les mots l’indiquent expressément) et on interprète ce qui compte. Mais il appartient au sujet en première personne de les confondre : la distinction ne vient pas de lui, mais de l’impossibilité pour ce qui compte de jamais relever vraiment du discours (ou de la pratique) de ce qui importe. La réalité de l’interprétation est donc sa distinction d’avec la compréhension. Et je vous rappelle une fois de plus que la distinction s’entend à l’encontre de la différence. C’est donc le fait qu’il n’y ait pas de différence que je viens de pointer, en parlant de l’interprète lui-même : un homme qui ne compte pas (ce n’est pas Brendel qui m’intéresse, malgré l’admiration que m’inspirent son travail et son talent : c’est Beethoven).
Or le paradoxe de notre notion, c’est qu’un dimension seconde surgisse réflexivement non pas comme une contingence (on peut toujours réfléchir n’importe quel niveau de discours) mais comme une nécessité, c’est-à-dire comme une fonction de la distinction du vrai et du réel, de ce qui compte et de ce qui importe.
J’énoncerai cela en disant que dans les discours (ou les pratiques) c’est l’interprétation et non pas la compréhension qui compte.
Voilà où se donne à reconnaître la vérité, c’est-à-dire le caractère littéraire : qu’elle ait toujours déjà exclu la compréhension (dans la métaphore il n’y a rien à comprendre, sinon une absurdité), au profit de l’interprétation.
Parmi tous les discours au sens large, il y a ceux qui importent, qui sont du type représentatif et dont le sujet est statutairement n’importe qui (paradigmatiquement : un article scientifique). Et puis il y a ceux qui comptent ! Là c’est autre chose : on a une » nature » de second degré. Par exemple vous pouvez opposer un Beethoven qui est » brendelien » à un Beethoven qui serait » kempfien » ! Il en va de même en philosophie, où vous pouvez par exemple parler d’un Hegel » kojevien « .
Voyez les » natures » paradoxales que la réflexion produit : il y a des réalités qui, faites d’alternances de moments sublimes et de moments paisibles, peuvent être dites de » nature » beethovienne. Et d’autre part il y a un Beethoven de » nature » en quelque sorte » brendelienne » !
Mais le propre de la réflexion, tout le monde le sait, est d’ouvrir à sa propre infinité : je suis sûr qu’on peut trouver sans beaucoup chercher quelque spécialiste du jeu d’Alfred Brendel (et qu’on en trouvera un grand nombre après sa mort) ! Premier niveau : il s’agit pour cet individu d’établir une compréhension de ce jeu que les autres musicologues auront manqué. Mais deuxième niveau, on pourra parler des différents interprètes du jeu d’Alfred Brendel (au sens intellectuel, forcément – encore que des pianistes rivalisent parfois de » fidélité » envers leurs » maîtres » en disant que leur jeu est une interprétation » personnelle » de l’enseignement qu’ils en on reçu !). Hypothèse on ne peut plus réaliste, en philosophie notamment où l’on peut se faire le commentaire d’un commentateur ! Je sais bien que cette position est assez misérable au regard de la pensée (car la création, dans tout cela, est bien loin : on multiplie les écrans pour s’en protéger, pour éviter l’épreuve que la rencontre d’une œuvre constitue toujours – bref pour » éluder la castration « …), mais cela ne change rien à sa possibilité de droit, qui est celle d’un infini réflexif. Car celui qui aurait fait, par exemple, une thèse sur » Kojeve interprète de Hegel « , ou sur tel auteur interprétant tel peintre ou tel musicien, on pourrait prendre sa lecture comme sujet de thèse ! J’accorde l’invraisemblance et même le grotesque de cette éventualité, mais cela n’importe pas puisque je me place au niveau des principes. On m’a compris : l’interprétation est structurellement infinie, en plus de l’être numériquement. Cela, c’est une fonction de ce qui compte, en tant qu’il compte, sa nécessité en quelque sorte formelle ou transcendantale.
Le littéraire (le vrai) est le numen qui ouvre la tradition
En quoi on assiste à une transmission paradoxale de ce qui compte : à chaque fois, c’est l’interprétation qui compte, elle qui est statutairement discours sur ce qui compte (par opposition à la compréhension qui est discours sur ce qui importe).
Eh bien je le dis : la transmission de ce qui compte, dont la distinction entre comprendre et interpréter donne le principe, c’est la tradition.
L’essence de la tradition réside ainsi dans la métaphore – puisqu’à chaque fois c’est bien d’une aberration entendue comme vérité qu’il s’agit ! Il est par exemple aberrant de soutenir que Beethoven est de nature brendelienne ou Hegel de nature kojevienne. Et pourtant, c’est bien de la vérité de ces créateurs qu’il s’agit dans leurs interprétations : qu’ils comptent ! En quoi le lecteur peut être convaincu que Beethoven n’était » pas sans être » brendelien, ni Hegel kojevien…
J’arrive enfin à ma dernière thèse de cette séance : ce qui compte, c’est ce qui ouvre une tradition, laquelle est un champ de vérité qui se reprend lui-même et qui se dégrade progressivement ! Ce que je traduirai d’abord en disant que la réalité de ce qui compte réside dans la tradition ! Et bien sûr, ma thèse est que cette réalité est identique à la littérarité où réside la philosophie quand les réfutations qu’on en donnent ne compte pas.
Quand je parle d’une dégradation progressive de la tradition, il ne faut pas l’entendre comme une métaphore renvoyant à on ne sait quelle thermodynamique de la culture (bien que la multiplication des écrans entre soi et l’œuvre originelle soit lisible comme une dégradation éthique). En fait, je me réfère ici à la notion d’événement : un événement s’oppose au fait en ceci qu’il compte alors qu’un fait peut être plus ou moins important, ce qui revient à dire que le propre d’un événement est de ne pouvoir être dit que de manière métaphorique. L’événement en tant que tel est littéraire.
C’est simplement mon idée sur l’origine de la métaphore que je reprends ici : un événement, c’est quelque chose qui marque, et on ne peut dès lors pas en parler » normalement « . Et si j’ai raison de poser la métaphore comme le discours propre de celui qui n’est pas revenu de l’épreuve dont il a ainsi perdu la réalité, alors forcément cela signifie qu’une œuvre est toujours un événement et qu’il est dès lors impossible d’en parler autrement que d’une manière métaphorique. D’où la problématique de l’interprétation que je viens d’esquisser. C’est cette nécessité qui constitue la tradition, selon moi : il n’y a de tradition que de ce qui est marquant.
Peut-être poursuivrai-je un jour cette réflexion en l’appliquant à la notion de l’histoire : à mon avis est historique un peuple toujours déjà installé dans la distinction de ce qui compte et de ce qui importe. A l’inverse je dirais qu’est sans histoire un peuple qui se remet de ce qui lui arrive – ce qui ouvre évidemment sur une problématique du rapport de la marque et de l’écriture. En quoi vous apercevez l’impossibilité de séparer l’histoire et la littérature. Mais je m’éloigne.
Encore que pas tellement : ce rapport de la marque et de l’écriture, est-ce que ce n’est pas tout simplement la littérature ?
Si vous m’accordez de définir la marque comme le reste de l’épreuve, si vous m’accordez de définir l’épreuve par l’impossibilité qu’on en revienne (sinon ce n’est pas une épreuve mais une expérience), et si vous m’accordez enfin de définir la métaphore comme le discours de celui qui est marqué en tant que tel (autrement dit de celui qui n’est pas revenu), alors en effet vous m’accordez que la transitivité des interprétations n’est autre que le caractère littéraire de la tradition, c’est-à-dire que sa définition par la transitivité des marques.
Et en effet : celui qui a été marqué, il marque ! ! Prenez l’exemple d’un déporté : on ne se remet pas de l’avoir rencontré…
Eh bien voilà où je voulais en venir : dans la philosophie, c’est de cela qu’il s’agit, et de rien d’autre : une nécessité indéfiniment métaphorique dont la reprise réflexive opère à chaque fois l’institution en une chose (comprendre ce qu’on n’est pas sans savoir mais que jusque là on ignorait sincèrement), en une chose où se décide, pour certains peuples, qu’ils soient historiques. L’installation de cette nécessité dans la réflexion, c’est la philosophie proprement dite. Les peuples sans histoires ne peuvent donc pas plus avoir de philosophie que de littérature.
La philosophie est donc l’installation de la tradition en tant que telle (c’est-à-dire selon sa réalité métaphorique) dans la dimension réflexive. Et si l’aberration qui définit la métaphore définit par là même la tradition à l’encontre de la simple continuité temporelle et du renouvellement des générations, c’est en fonctions de ce que cet encontre – qui est encontre du savoir, vous l’avez compris – institue comme manque.
Ce qui manque au savoir, c’est le nom. Le manque du nom propre se confond par conséquent avec l’historicité de la pensée, et c’est la place de ce manque dans le savoir que j’ai appelé depuis le début une » nature » et que l’on peut, en langage kantien, appeler » génie « , le propre du génie étant précisément de ne pas savoir…
Je vous remercie de votre attention.