Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite.
J’aborde la dernière ligne droite de mon enseignement sur la question de la philosophie. Plusieurs de ceux qui ont la patience et la gentillesse de suivre mes petites causeries m’ont demandé de revenir sur la question du nom comme cause de la vérité. En les remerciant de l’intérêt qu’ils ont manifesté pour cette idée qui me semble en effet décisive, je vais essayer de concilier la nécessité de progresser vers la résolution de cette série et celle de leur donner satisfaction, en évitant de trop me répéter.
Du nom à la distinction : la pensée comme donation originelle
Vous avez compris, maintenant, qu’en philosophie le nom seul comptait. Cela signifie que le nom, d’une manière que je devrai expliquer, remplit en quelque sorte une fonction analogue au zéro en arithmétique : dans la série des nombres, c’est lui qui compte – le rang de chacun n’étant alors que ce qui importe. Pour l’instant, et en me basant sur le paradigme de l’art qui présente l’avantage de bien découpler la pensée de la réflexion, je m’en tiens à ceci que la mention du nom revient à dire que la philosophie n’est pas une sorte de science, puisqu’elle vaut exclusivement comme œuvre pour l’énonciation, et que, pour l’énoncé, elle s’identifie à la constitution des » natures « , au sens que j’ai donné à ce mot. La philosophe est, comme dit Deleuze, l’activité qui consiste à inventer des concepts ; nous savons maintenant que ces concepts sont, d’une manière qu’il me faudra élucider aujourd’hui et dans les séances suivantes, à chaque fois une certaine effectuation du nom propre. En quoi je rappelle seulement que la vérité n’est pas une sorte de réalité.
On peut rappeler exactement la même chose en indiquant qu’un texte plat, voire indigent, peut être expressément philosophique s’il appartient au corpus des productions d’un penseur. Je pense notamment à certains textes de Sartre, publiés après sa mort, et qui, pour n’être pas d’un grand intérêt théorique n’en appartiennent pas moins définitivement à l’histoire de la philosophie. C’est qu’ils sont encore des moments (certes très inessentiels, mais cela ne compte pas) de l’invention d’une réalité nominale, c’est-à-dire de la vérité. Par exemple un inédit de Sartre, qu’il n’avait pas voulu publier à cause de sa faiblesse, n’en élabore pas moins à son niveau la morale de la contingence, laquelle est assurément de » nature » sartrienne.
La notion de » distinction « , qu’il faut opposer soigneusement à celle de » différence « , porte sur cette inconsistance de la vérité. Si la philosophie s’identifiait à la métaphysique, c’est-à-dire si elle était la science du suprasensible (non pas des réalités inaccessibles à l’expérience – il ne s’agit pas d’identifier simplement la métaphysique à la théologie – mais le sens du sens), la question du nom propre comme cause du vrai n’aurait tout simplement aucun sens. Et certes elle n’en a pas. Ce qui signifie donc que la philosophie n’est pas la métaphysique à quoi on aurait ajouté ou retiré quelque chose (notamment la question du nom propre), mais seulement que la philosophie n’est rien d’autre que sa propre distinction d’avec la métaphysique, laquelle distinction est la manière dont se réfléchit la causation du vrai comme tel par le nom. Cette distinction, dont le nom propre est pour cette raison l’unique agent, c’est celle qui interdit de confondre la vérité avec la réalité, en même temps qu’elle interdit de voir entre elles une différence. Je pense que c’est clair pour tout le monde, maintenant.
Les » natures » sont faites de cette distinction : ce ne sont pas des réalités dont un autre philosophe pourrait poursuivre l’étude, après qu’un premier philosophe les ait découvertes, ainsi qu’il devrait pourtant en être si l’on pouvait parler de » connaissances » en philosophie. Non : quand un philosophe meurt, les » natures » qu’il a élaborées restent définitivement en l’état et les philosophes qui lui succéderont reprendront, comme à chaque fois, la philosophie à son origine même, puisque la question d’un philosophe n’est jamais de continuer le travail de ses prédécesseurs mais d’inventer la philosophie elle-même, d’en produire l’origine. En science, c’est le contraire : les travaux des savants ne sont possible que pour autant que ne fasse pas question l’origine de leur discipline (par exemple on ne doit pas faire retour à l’opposition de la physique et de la géométrie si l’on est un physicien relativiste). En quoi je rappelle seulement que la philosophie relève de la pensée, si l’on m’accorde de nommer » pensée » l’inouï de vérité et d’existence dont l’œuvre, qu’elle soit ou non philosophique, se constitue de relever. Le paradigme de la sédimentation qui gouverne la science (au moins dans sa visée) n’a aucun sens en philosophie, et c’est pour cette raison que j’avais récusé l’idée qu’il puisse y avoir des connaissances philosophiques : rien ne s’accumule, puisque les réalités pensées par les philosophes du passé sont constitutivement identifiées de leur nom (par exemple on ne saurait progresser dans la connaissance de l’Idée, dès lors qu’il s’agit de l’Idée platonicienne, etc.).
Si l’on ne reprend pas les questions à leur racine, là où une causation par le nom s’imposera comme la marque de leur origine, on n’est tout simplement pas philosophe. Dire que toute question philosophique relève d’une approche radicale, c’est dire qu’elle se constitue expressément de sa nomination, laquelle vaut donc comme marque et par conséquent comme cause de la vérité, en ce sens très précis que j’ai déjà développé quand je disais que c’est la marque (même dans l’exemple trivial des marques commerciales) qui fait qu’une réalité (une paire de chaussures, par exemples) sera désignée comme » vraie » – c’est-à-dire distinguée.
Il faut bien entendre que la distinction ainsi entendue est constitutive des réalités philosophiques, qui sont pour cette raison même des réalités qui comptent et non pas qui importent. Je n’ai pas assez insisté sur cet argument, dans les séances précédentes, et c’est peut-être une des causes des remarques et interrogations assez nombreuses qu’on a bien voulu me faire parvenir.
Déjà, formellement, les réalités qui comptent sont celles qui font que les autres importent. Il y a des choses, pas n’importe lesquelles assurément, qui jouent par rapport aux autres le même rôle que le zéro dans l’ensemble des entiers naturels. Ces choses là, il ne s’agit pas de dire qu’elles auraient une importance spéciale, et moins encore qu’elles seraient plus importantes que les autres. C’est tout le contraire qui est vrai : elles n’ont pas d’importance, précisément, si elles sont ce par quoi quelque chose en général peut avoir de l’importance…
Mon idée est qu’on ne peut pas parler de réalités qui auraient comme caractéristique propre de » compter » et que nous serions par là même fondés à opposer à d’autres qui, elles, importeraient. Je n’ignore pas que certaines de mes formulations vont dans ce sens, et je ne les renie pas. Mais il faut bien entendre que tout cela se situe dans le cadre de la question de la vérité en tant qu’elle n’est pas une réalité seconde (la réalité pensée, par opposition à la réalité simplement donnée ; la réalité accomplie par opposition à la réalité seulement impliquée en elle-même, etc.), dans le cadre du refus de voir une différence entre vérité et réalité, bref dans le cadre de la pensée du génie comme » distinction « , qui est évidemment celui dans lequel nous nous mouvons depuis le début. Si donc vous gardez cette nécessité présente à l’esprit, vous reconnaîtrez que les réalités qui comptent, par opposition à toutes les autres qui importent, sont philosophiques : la mort, la responsabilité, etc., ce sont bien des questions philosophiques !
Cela signifie déjà que dans l’ensemble du savoir humain, la philosophie n’a pas d’importance mais elle est seule à compter ! D’ailleurs personne ne le conteste : les triviaux qui croient nous insulter en disant que » la philosophie ne sert à rien » ne savent pas à quel point ils nous rendent hommage malgré eux. Car non seulement ils avouent par là même qu’elle est une liberté et qu’eux-mêmes ont des vies d’esclaves (et on perd tout dans les fers, jusqu’au désir de les quitter, dit Rousseau), mais surtout ils indiquent que la question de la philosophie n’est jamais celle d’importer. C’est quoi, alors ? Eh bien ils le savent, comme nous tous : celle de compter, puisque de toute manière tous les choix sont en dernière instance philosophiques, en ce sens que c’est seulement par leur signification philosophique que ce sont des choix (et pas simplement des modalités de fonctionnement de la machinerie psychologique et sociale). D’ailleurs on peut la définir ainsi : le savoir qui compte, en tant que tel. Mais ce n’est pas seulement comme savoir que la philosophie compte : il s’agit qu’elle compte réellement en plus de compter vraiment, c’est-à-dire qu’elle soit l’identité du vrai et du réel : qu’elle soit une œuvre, pour répondre à la première nécessité, et une théorie pour répondre à la seconde.
Concrètement, cela revient à dire que les choses qui comptent et qu’on peut pour cette seule raison appeler » philosophiques « , comptent non pas par nature mais parce que la philosophie ne s’entend jamais que sous les espèces de l’œuvre – c’est-à-dire de ce type de causalité dont l’agent est le nom propre. Je maintiens donc ce que j’ai dit précédemment : il y a des réalités qui comptent, et d’autres qui importent – les premières renvoyant à la vérité et les secondes à la réalité. Mais seulement parce qu’elles sont distinguées et que l’on qualifie de distingué ce qui compte en tant qu’il compte. Et qu’est-ce qui distingue ? Le nom !
De même qu’aucun nombre ne peut s’entendre qu’en fonction du zéro qui est assurément un nombre » distingué » de tous les autres (donc encore un nombre parmi eux), on ne saurait admettre que des réalités puissent » compter » en dehors de la problématique de la distinction, c’est-à-dire ici en dehors de la problématique du nom, parce que cela reviendrait à poser une différence entre ce qui compte et ce qui importe. Auquel cas, on dirait alors que ce qui compte est donc, en vérité, plus important que ce qui serait simplement important ! Une suite d’absurdités, comme vous voyez.
Je le dis encore autrement : rien ne saurait compter qu’il n’ait été pensé si l’on nomme pensée la » pro-duction » du vrai en tant que vrai, c’est-à-dire en tant que distingué (par le nom) du réel dont il ne diffère par ailleurs pas. Chaque œuvre, causée comme telle par le nom, relève de cette nécessité dont vous avez compris depuis longtemps, j’espère, qu’elle n’est ni ontologique (la vérité n’est pas une manière d’être qu’on pourrait mettre en regard d’une autre !) ni moins encore, transcendantale (puisque c’est en lui-même que le vrai est vrai – distingué, ai-je indiqué exemples à la clé – et que la notion du transcendantal signifie que dans ce qui est » pensé « , il n’y a que le sujet qui compte).
Vous me direz que beaucoup de choses comptent qui n’ont jamais été réfléchies par aucune philosophie. Loin de moi en effet l’idée de prétendre à une dictature philosophique qui ne serait encore qu’un déguisement de la philosophie transcendantale – puisque cela reviendrait à dire qu’en toute choses, il n’y a finalement que la philosophie comme savoir qui compte, alors que la notion du savoir s’entend expressément à l’encontre de celle de la vérité. Non, ce que je veux dire, c’est que la pensée est littéralement le don de la vérité à partir de quoi toute réalité pourra (ou non) être légitimement reconnue.
Ainsi certains ciels d’été, faits de mauve, de rose, et d’orange, n’accèdent-ils à la légitimité de leur reconnaissance que par le don que nous en avons reçu de Poussin. Pour les sentiments, c’est pareil : il faut qu’ils nous aient été donnés par la poésie ou la littérature, bref par des penseurs, pour simplement accéder à une reconnaissance qui puisse être légitime. Par exemple l’amour tel que nous le reconnaissons spontanément ne peut accéder à la dimension de la vérité que depuis la poésie courtoise. Pour prendre un exemple plus précis, je mentionnerai la jalousie proustienne : cette jalousie-là (qui n’est jamais la jalousie en général), il faut que nous l’ayons reçue de Proust pour avoir raison de la reconnaître, exactement comme une autre jalousie nous a été donnée par le texte d’Othello (c’est toujours de la jalousie amoureuse qu’il s’agit, mais ce n’est pas vraimentla même chez Proust et Shakespeare). Et le don, par définition, c’est l’origine – de sorte qu’on peut aussi bien définir la vérité comme » l’existence selon l’origine « . L’origine, vous m’accorderez que c’est ce qui compte (par exemple le point zéro d’une droite). La dernière fois, j’ai indiqué l’envers subjectif de cette nécessité : cela s’appelle la piété. C’est donc plutôt d’une théorie de la donation qu’il s’agit, quand je parle de pensée : la réalité de l’origine est le don, qui n’est, comme chacun sait, que sa propre impossibilité (si le don est possible, il s’inscrit dans l’ordre des échanges et alors ce n’est pas un don mais une vente, puisque ce qui aura été donné sera au moins échangé contre l’idée de la gratitude ou de la reconnaissance de celui qui donne).
Maintenant quand on parle de réalités installées dans l’ordre du concept, c’est-à-dire des réalités que nous ne nous contentons pas de recevoir dans la légitimité d’une donation originelle mais que nous nous approprions réflexivement, alors ces réalités n’accèdent à une reconnaissance spécifiquement conceptuelle que dans une donation qui soit spécifiquement philosophique. Et c’est cette donation que je désigne habituellement sous le terme de » natures « . Par exemple, dire que la différence ontologique est de » nature » heideggerienne, c’est simplement dire qu’en sa reconnaissance il s’agit toujours, et quoi que nous en ayons, d’une certaine piété envers le texte heideggerien qui nous a littéralement donné cette différence.
Donc si je parle de réalités dont tout le monde accordera qu’elles sont de » nature » philosophique, par exemple la mort ou la liberté, je ne peux le faire que » pieusement « , c’est-à-dire qu’en reconnaissant qu’elles comptent c’est-à-dire à la fois qu’elles ont été données (par exemple par Heidegger) et qu’elles donnent. Compter en effet s’entend toujours d’une réversibilité dont le nom est proprement l’indication, puisqu’il est toujours reçu et en même temps qu’il a lui-même valeur d’origine.
Et reconnaître qu’elles comptent, c’est d’une certaine manière à chaque fois y voir un don, le don de la vérité dont le nom propre est, en ce double sens, toujours le principe. Par exemple j’aurais du mal à réfléchir sur la mort en dehors du » don » de son concept par les textes hégéliens, pour m’en tenir à cette référence, et d’un autre côté il m’est impossible de vivre sans que l’idée de ma mort ne me soit constamment présente à l’esprit. Non pas ma mortalité, j’insiste bien, que j’ai reçue de chaque épreuve que j’ai traversée (et dont la toute première, celle dont personne ne se remet jamais, est l’entrée dans l’ordre du langage : quand nous avons cessé d’être des existants pour devenir des sujets), mais l’idée de ma mort qui, comme idée et non pas comme peur ou sentiment, me vient d’un certain don que des œuvres philosophiques ont fait à ma réflexion.
le nom décide du vrai, contre le savoir qui décide du réel
Prenez le nom propre : parce qu’il ne signifie rien (comme le zéro qui ne nombre rien), il s’entend forcément à l’encontre de la signification. Le nom s’entend donc originellement en extériorité au savoir – et donc en étrangeté à la réalité que le savoir assume comme telle. Je vais essayer de préciser à nouveau cette nécessité.
La décision du réel par le savoir
Car le réel, il faut encore le reconnaître c’est-à-dire en décider ! Et qu’est-ce qui décide de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, sinon le savoir ? Bien entendu, on peut l’entendre de diverses manières (un savoir a priori, le résultat d’une expérience singulière, un savoir à la fois empirique et rationnel comme celui de l’expérimentation, une autorité…), mais cela ne change rien à sa fonction qui est à chaque fois de décider du réel. Si je vois un éléphant rose au fond de la classe pendant que je vous expose ces questions philosophiques, tout ce que je sais du monde me fera dénier sa réalité ! Plus sérieusement, on peut même dire que la confrontation du savoir au réel en tant qu’il en décide s’appelle l’expérience, qui est, comme vous savez, une mobilisation de savoir en vue d’un surplus de savoir. Je définis l’expérience en disant que c’est la corrélation de ces deux choses : l’objet qui importe, et le savoir qui compte (j’y reviendrai longuement dans la suite de mon enseignement). Ce qui ne peut d’aucune manière relever de l’expérience, ainsi définie, eh bien nous disons que ce n’est tout simplement pas réel (ce peut être réel en tant qu’hallucination, par exemple, ou en tant qu’artefact mais c’est encore un savoir qui décidera de ces types de réalité). Donc le savoir, parce qu’il constitue le sujet dans la capacité d’aperception (le mécanicien aperçoit une panne imminente là où moi je trouve que la voiture fonctionne très bien ; le médecin aperçoit un symptôme inquiétant chez celui qui se sent en bonne santé, etc.), est en même temps l’instance de décision quant à la réalité du réel.
J’insiste sur cette corrélation : ce n’est pas magiquement que le savoir décide du réel, c’est uniquement en tant qu’il produit la subjectivité (la médecine produit le regard du médecin en tant que médecin, etc.), laquelle rencontrera comme réel ce qui se caractérisera par le mouvement d’une résistance dépassée toujours sur le point d’être dépassée (un des sens de la formule lacanienne : » le réel est ce qui revient toujours à la même place « ). Sans entrer dans le détail, je peux vous le faire très facilement apercevoir en vous faisant prendre conscience de la différence radicale qu’il y a entre voir et regarder.
Imaginez que votre voiture présente un certain dysfonctionnement. Vous soulevez le capot, vous regardez, et vous ne voyez rien. Alors vous vous rendez chez le garagiste qui vous dit » ouvrez le capot, je vais regarder « . Un instant après, il s’écrie » ah, je vois ! c’est telle pièce qui est défectueuse « . La différence est évidente : vous, et lui quand il n’avait pas encore trouvé, vous » regardiez « . Cela signifie que vous étiez en quelque sorte à l’extérieur du savoir, et que le regard est l’extériorité au savoir comme subjectivité. Mais dès qu’il » voit « , il reconnaît : il sait que telle pièce est sujette à une usure rapide, par exemple, et c’est cela qu’il vient de constater. Comme chacun le dit expressément, quand on est hors savoir, la vision ne porte sur rien ( » je regarde, mais je ne vois rien « ), et dès que le savoir apparaît ce qui n’était » rien » devient subitement » quelque chose « . Je laisse provisoirement de côté cette dernière opposition qui n’est rien moins que la caractérisation de la métaphysique, et je me contente de vous faire remarquer que si vous soutenez que votre voiture ne marche pas correctement à un garagiste qui, après une inspection minutieuse, ne voit toujours » rien « , il finira par se demander si vous ne vous moquez pas de lui. Mais dès qu’il reconnaîtra ce qui correspond à son savoir il vous donnera raison, et reconnaîtra la réalité du dysfonctionnement dont vous vous plaigniez.
Le savoir, donc, décide de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas. Mais le savoir n’est pas un sujet auquel on puisse imputer quoi que ce soit, et c’est seulement par métaphore qu’on peut dire qu’il décide, bien qu’on ne puisse guère exprimer autrement cette évidence philosophique. Pour revenir à la distinction, c’est-à-dire à l’impossibilité de confondre le réel et le vrai, je dirai que le savoir est l’anonymat à l’état en quelque sorte pur. Car si ma voiture fonctionne mal ou si je suis malade, c’est n’est pas Monsieur ou Madame Un tel que je veux consulter, c’est la Mécanique ou la Médecine qui, en fait, n’existent que comme subjectivités. Celui qui s’autorise de son savoir est par définition n’importe qui : meilleur il est, plus anonyme il est (le meilleur médecin est celui dont les soins sont exactement ceux que n’importe quel médecin prodiguerait).
Donc la décision du réel comme réel ne fait qu’un avec l’anonymat de celui qui décide. Et c’est de cet anonymat, du manque du nom, que le réel surgit, en quelque sorte (la clinique de la psychose rejoindrait assez cette analyse, mais peu importe ici). Le réel s’entend donc de ne pas être causé par le nom ! De même, vous pouvez dire qu’un ensemble de quatre cailloux est réel de ne pas être causé par le zéro, mais que c’est cette causation qui lui permettra seule d’accéder disons à une vérité arithmétique.
J’insiste sur le paradoxe de cette causalité négative : il y a du réel, en tant que réel (par opposition à la réalité qui s’entend depuis un savoir déjà effectué) là où originellement le nom manque. Mais cette idée (évidente à ceux d’entre vous qui viennent de la psychanalyse) n’a de sens pour moi que si on la replace dans l’horizon de la distinction, c’est-à-dire dans celui de l’a priori de légitimité dont toute reconnaissance doit d’abordrelever. Autrement dit, la catégorie du réel ne peut pas être posée en elle-même parce que cela reviendrait à oublier que la vérité est en facteur silencieux de toute reconnaissance (toute assertion peut toujours être précédée d’un » il est vrai que « ), mais il faut l’entendre comme philosophiquement seconde : le réel, c’est le non vrai en tant que tel (attention : ce n’est pas le faux, lequel est une représentation du vrai !). C’est pourquoi l’anonymat du savoir doit être entendu dans son essentielle négativité (le nom manque), c’est-à-dire dans sa secondarité de principe relativement à ce qui aura été causé comme vrai, par le nom précisément.
La décision du vrai par le nom propre
A l’opposé du sujet qui sait (le médecin, le mécanicien, etc.) et qui en tant que tel décide de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, on peut considérer le philosophe. Je vous l’ai dit depuis longtemps : on est philosophe à ne pas céder, dans l’ordre représentatif qui semble pourtant impliquer leur confusion (la philosophie est théorie, et toute théorie porte sur quelque chose qu’elle suppose préalable) sur la distinction du vrai et du réel.
Qu’un philosophe se prenne pour une sorte de savant dévoilant à ses auditeurs et lecteurs des aspects du monde qu’ils ignoraient jusque là, nous savons que c’est une nécessité inhérente à la réflexion, une nécessité de toute façon incontournable dans un savoir dont la modalité première est une interrogation non pas du monde mais de soi. On peut vouloir réfléchir, mais penser se passe toujours en dehors de soi : là où l’on n’est pas et par conséquent cela échappe toujours à la réflexion. Nous savons ainsi que la réflexion et la pensée sont étrangères l’une à l’autre, et qu’en ce sens un philosophe, c’est-à-dire un penseur, n’assure de son savoir aucune réalité – sinon quand il s’imagine être une sorte de savant dans le moment purement réflexif de l’exposition de ses concepts. Ainsi peut-il entreprendre de nous convaincre que le monde est bien comme il l’aperçoit, voire en être la dupe, sans pour cela s’identifier à un maître c’est-à-dire à quelqu’un qui ne pense pas. Par exemple Spinoza n’y peut rien, en tant que conscience réflexive : ce n’est pas lui qui a décidé que toute chose s’efforçait d’être, et la notion du conatus a seulement pour lui le sens d’une désignation. Mais nous nous savons bien, nous, qu’affirmer la réalité du conatus ne serait pas constater un certain état de fait : ce serait avoir décidé d’être des disciples de Spinoza, de le prendre pour maître c’est-à-dire de commettre cette faute éthique gravissime (une impiété, en fait, d’après ce qu’on a vu plus haut) consistant à rabattre la vérité sur le savoir. Autrement dit si nous pouvons presque opérer la constatation métaphysique du conatus, c’est que nous aurons adopté d’abord sur la réalité un point de vue spinoziste. Comme épigones, c’est-à-dire comme sujet inséparablement savants et anonymes, nous assurerons alors une réalité, il n’y a pas de doute ! Le conatus, on y croira, et on voudra y faire croire les autres pour que l’armée des croyants n’ait qu’une seule tête…
Là on voit très bien, il me semble, l’exclusivité absolue de la réalité constatée et de la pensée, puisque l’anonymat ne convient qu’à la représentation : c’est quand il s’agit de connaissances, c’est-à-dire de se représenter une réalité préalable, qu’il s’agit d’être n’importe qui. Quand il s’agit de penser, c’est exactement le contraire : imaginerait-on un tableau qui serait, comme c’est statutairement le cas d’un théorème ou simplement d’une information de type mondain, produit par » n’importe quel » peintre ? Dans l’ordre des images, d’ailleurs, cela existe : c’est le dessin industriel, et on ne peut nier que certaines représentations de pièces mécaniques ne soient finalement très belles, mais ce n’est pas de l’art pour autant, c’est-à-dire pas de la pensée.
Je rappelle cette évidence que la majeure partie des œuvres existant en fait montre que l’art n’a rien à voir avec le beau (ne serait-ce que parce qu’il y a déjà du beau dans la nature, et qu’il est comme tel bien suffisant !), lequel ne peut donc le concerner que » par ailleurs » (par exemple dans tel moment de son histoire) : en lui il s’agit seulement de la vérité – non pas surtout au sens de la représentation (l’art serait un mode spécifique de connaissance, venant en quelque sorte pallier à on ne sait quelle impuissance du concept !) mais au sens où l’on oppose un vrai à un faux, par exemple pour les tableaux. Le penseur (donc aussi l’artiste et le philosophe) produit du vrai là où il n’y a que du réel.
En ce sens que la pensée ouvre littéralement le monde, puisque la réalité des choses ne peut être reconnue (par opposition à simplement constatée) que sur la base d’un a priori de vérité, lequel ne peut être conceptuellement posé sans qu’aussitôt la question se trouve renvoyée à l’infini. Il faut donc que le vrai soit effectivement (et non pas représentativement) posé dans la vérité dont il est l’instance de décision (et décider de la vérité dont on relève, c’est cela, être vrai, aussi bien pour les hommes que pour les choses), afin que le réel puisse à son tour devenir l’objet d’une reconnaissance et aussi d’une connaissance. Dire que le nom propre cause la vérité en tant que telle, c’est-à-dire dans sa distinction d’avec la réalité, revient donc à dire qu’il a cette fonction d’ouverture du monde.
Dans le monde comme tel, c’est-à-dire en tant qu’ordre imaginairement finalisé, ce qui compte c’est le nom originel, alors que la réalité des choses (donc aussi le savoir dont elles relèvent) est seulement ce qui importe.
La philosophie, à cause de son caractère réflexif, fournit autant d’illustrations évidentes de cette nécessité qu’il y a d’inventions conceptuelles. Je viens de parler du conatus : dire qu’il n’est réel que d’un point de vue spinoziste, c’est bien dire que sa réalité, et donc aussi la réalité de tout puisque c’est un concept métaphysique, repose sur un a priori de vérité dont le nom propre de Spinoza est la causation. C’est vrai aussi de bien d’autres œuvres elles aussi représentatives : il faut par exemple adopter un point de vue proustien pour constater effectivementen soi-même qu’il y a bien une » chimie des sentiments « , et donc assurer cette chimie de sa réalité. Mais on pourrait également prendre une multitude d’exemples dans le théâtre (une vengeance du roi du Maroc qui dure des dizaines d’années et qui s’exerce sur les enfants d’un général qui aurait comploté contre lui, voilà assurément quelque chose de shakespearien !), le cinéma (il y a des personnages felliniens), et ainsi de suite.
Et cet a priori qui conditionne même le possible quant à son éventualité d’être reconnu c’est-à-dire légitimement posé, comment le nommer autrement que » vérité » ? car enfin, on ne reconnaît qu’à avoir raison de reconnaître ! Et le droit précède nécessairement le fait, puisque même ce qu’on se contenterait de constater (par opposition à reconnaître), on aurait raison de le constater ! Ce qui revient aussi bien à dire qu’on le reconnaîtrait encore ou, si l’on préfère, que la vérité est toujours véritativement antérieure à elle-même. Or avoir raison s’entend forcément depuis une certaine définition de la vérité et même de l’existence (puisque c’est originellement l’existence qui est reconnue). Cette antériorité indéfiniment véritative de la vérité à elle-même porte un nom : le génie (qu’on pourrait alors imaginer comme le signifié du nom propre, à la condition d’avoir préalablement rappelé l’inconsistance absolue du génie, c’est-à-dire l’impossibilité d’en faire une qualité qu’on ajouterait à un produit artisanal pour en faire une œuvre). C’est donc l’œuvre, dont la cause est le nom, qui ouvre donc l’espace véritatif de la reconnaissance, et par conséquent aussi de la connaissance qui ne trouve elle-même sa possibilité que dans un a priori de vérité.
Mais je voudrais vous montrer que ce que j’indique là, une nécessité que vous pourriez imaginer métaphysique, est en réalité très simple et pour ainsi dire connu de tout le monde. Une rapide réflexion sur la notion de justesse, appliquée notamment au nom propre, devrait nous y aider.
La justesse et sa définition
Sur le nom, et sans me donner la facilité de faire appel à la psychanalyse, je m’en tiendrai au témoignage des romanciers. Tous disent à quel point le nom des personnages est déterminant pour l’ensemble de l’intrigue, pour sa tonalité, pour le sens qu’elle donne à reconnaître implicitement au lecteur. Flaubert aurait-il emprunté le nom de » Bovary » s’il n’impliquait quelque référence à la lourdeur obtuse d’un » bœuf » ? Et Simenon a souvent dit qu’il passait des journées entières à lire le Bottin pour y trouver les noms et prénoms de ses personnages, ne les trouvant parfois qu’après plusieurs semaines de tâtonnements : il fallait qu’ils sonnent » juste » dans la situation qu’il posait à travers son récit.
Mais qu’est-ce que cela signifie, » juste « , dans ce contexte, sinon quelque chose qui renverrait exactement à cet a priori de vérité et d’existence dont le personnage et la situation ont besoin pour être eux-mêmes en vérité et pas seulement en réalité ? Dans la justesse qui est ici en question, c’est de cette distinction, et exclusivement d’elle qu’il s’agit. Concevons que tout soit donné, que les situations se tiennent, que les caractères soient campés avec la vraisemblance nécessaire (c’est-à-dire toujours celle de l’inconscient – comme on le voit par exemple en examinant les rêves du capitaine Haddock qui disent son inconscient à lui et non pas l’inconscient d’Hergé projeté sur un personnage imaginaire) : si le nom n’est pas juste absolumentrien n’est juste. Une part du génie des littérateurs réside dans cette justesse du choix des noms (par exemple Tournesol : une sorte de typhon siphonné par l’absence du langage des autres en lui et qui épuise son être à indiquer la condition de toute visibilité, le soleil – » à l’ouest, toujours plus à l’ouest » – ou » Tintin « , indication expresse de ce » rien » de la nécessité transcendantale par quoi l’aventure pourra, au lieu de la lecture, en être une).
La justesse, c’est que la tonalité générale ne soit pas » fausse « , au sens exact où l’on parle de chanter faux, autrement dit c’est que l’a priori d’existence et de vérité dont tout relèvera soit tel que soient reconnaissables chacun des éléments du récit et même le récit lui-même ( » les aventures de Tintin » et l’impossibilité, au lieu subjectif de la lecture, d’être quelque chose, » Madame Bovary » et la problématique flaubertienne de la bêtise qui est en même temps celle de l’inertie subjective de son écriture…). On peut même concevoir à la limite que toute l' » inspiration » tienne à ce choix : dites-moi comment s’appelle votre personnage, et je vous raconterai sa vie, je vous dirai ses peurs et ses angoisses ou au contraire sa suffisance, je vous dirai ce que c’est qu’écrire pour vous. Là seulement il sera vrai. A contrario peut-on assister chez Nathalie Sarraute à des confrontations de protagonistes anonymes : tout entiers enfermés dans le sous-texte de leur propre discours, ils sont moins des personnages que des moments subjectifs d’une pensée qui est aussi bien celle de n’importe qui (celle du lecteur), n’ayant dès lors qu’une vérité formellement représentative.
Essayons maintenant d’envisager l’idée de justesse dans sa généralité.
Dépassons tout de suite l’idée qui fait de la justesse une convenance : trouver le ton juste, c’est trouver le ton qui convient à la situation, à l’auditoire, à ce qu’on veut dire. C’est vrai, mais dire cela ou rien, c’est pareil. Prenons plutôt l’idée d’accord : chanter exactement dans la tonalité, c’est y être accordé. Pareillement les accordeurs de pianos, avant l’invention tellement triste du diapason électronique, étaient des gens dont l’oreille était » juste » (c’étaient le plus souvent des aveugles, d’ailleurs) : elle renvoyait pour ainsi dire de manière intrinsèque à une exigence, qui pouvait être absolue (ils posaient d’eux-mêmes le la à 440 hz, du moins pour l’époque contemporaine) ou relative (même si le la était plus haut ou plus bas que sa fréquence officielle, la gamme qu’ils obtenaient était parfaitement cohérente). Donc l’idée de justesse renvoie à l’idée de réponse, par l’existence, à une exigence. Or que l’existence, en tant que telle, réponde à une exigence (dont rien n’oblige à ce qu’elle soit représentative ni même a priori : on peut concevoir qu’une justesse soit rétroactivement la position de l’exigence), c’est encore ce qu’on peut appeler instauration. On parlera donc de justesse quand une instauration aura été réalisée. Le contraire est la fausseté (au sens de chanter faux) qui sanctionne l’échec de toute instauration. Par exemple un faux billet atteste d’une démarche qui n’a rien instauré de monétaire.
L’instauration, comme d’ailleurs le mot l’indique d’une manière presque explicite, renvoie à la double nécessité d’une absence originelle (pour instaurer, il faut qu’il n’y ait » rien » eu avant) et d’une existence qui soit comme la réponse qui constituera après coup cette absence en exigence. Les exemples que j’ai donnés plus haut du domaine romanesque me semblent particulièrement propres à le montrer : à la limite, on pourrait dire que quand on a le nom d’un personnage, on a toute l’intrigue du roman, parce qu’un nom propre est une certaine absence (en fait c’est toujours le nom d’un père mort), donc une certaine modalité de l’origine, qui ne devient origine de quelque chose (en l’occurrence du personnage) que par le biais de sa positivité – ce qui revient plus simplement à dire qu’un nom de personnage ( » Ursule Mirouet « ) est l’exigence d’une certaine narration. Ainsi le bœuf mentionné dans » Bovary » : ce nom est » juste » parce qu’il dit ce qu’il en est vraiment de Charles : un homme qui répond de manière bovine à la question de l’origine – réponse qui n’est pas son trait de caractère ni moins encore une quelconque essence métaphysique, mais son existence même : le roman de Flaubert. Ensuite, nous pouvons réfléchir cette vérité pour en faire une réalité. C’est ce que montre le passage sur la casquette, objet » bête » s’il en est, au tout début du roman. (On ajoutera éventuellement qu’une part de la justesse de ce nom tient peut-être à ce que Flaubert l’ait emprunté à un aubergiste, c’est-à-dire à un homme borné à la trivialité – au moins professionnellement ; l’eût-il emprunté à un poète ou à un mathématicien que la bêtise de Charles eût probablement sonné » faux » et, osons le dire, que le roman eût été raté.)
J’arrête ici sur cette idée, qui mériterait un développement que je lui donnerai peut-être un de ces jours en réfléchissant plus avant sur l’idée d’instauration – auquel cas je ne manquerai pas de souligner que l’instauration se » distingue » de l’édification comme la vérité se distingue de la réalité. Pour le moment, je vous invite à retenir deux choses : 1) ce terme renvoie à une instauration et 2) celle-ci concerne aucune réalité effective, car l’existence qui doit répondre à l’exigence n’est pas déterminée par elle d’une manière positive, dès lors que l’exigence n’est pas mondaine mais originelle. La question est donc celle d’une instauration qui dise l’origine, dont je peux déjà annoncer que la causation du vrai par le nom devra relever.
La justesse est instauration du métaphorique
Mon idée est que la notion de justesse n’a finalement de sens qu’appliqué à la métaphore et par conséquent que la causalité du nom doit, d’une certaine manière, être métaphorique. Pour l’instant, c’est un paradoxe, le propre du nom étant précisément de ne rien signifier ( » Bovary » évoque le bœuf, il n’en signifie pas l’idée), alors qu’une métaphore est une manière de signifier. Mais pour vous donner cette indication, je me base sur cette suite : le nom est » juste » (et qui nierait que heideggerienne ne soit une qualification juste pour la » différence ontologique « , ou bergsonienne pour la » durée » ?) ; or la justesse est la qualité normative de la métaphore ; donc le nom doit relever d’une manière ou d’une autre non pas de la signification mais de la production métaphorique. Essayons donc d’approfondir encore cette notion de la justesse
Je parlais de Bovary, et de la justesse de son nom. Appliquons l’indication que je viens de vous donner à propos de la métaphore en remarquant d’abord que Charles Bovary n’est pas un bœuf mais un médecin. L’instauration ne concerne aucune réalité, je le répète, mais la vérité, laquelle n’est pas une nouvelle sorte de réalité. La distinction du vrai et du réel interdit donc qu’on puisse jamais considérer qu’il aille effectivement de quelque chose (par exemple du fait d’être un lion ou d’être un bœuf) dans ce dont on reconnaîtra éventuellement la justesse. Vous reconnaissez en cela l’impossibilité qui caractérise toute métaphore : métaphoriser, c’est d’abord dire l’impossible en tant qu’impossible. Le dernier des chevaliers français n’était pas plus un félin de la savane africaine que le médecin de Yonville n’était un bœuf . Mais je le demande : est-ce que Bayard, pour ceux qui l’ont vu combattre, n’avait pas en lui quelque chose de léonin ? Si, mais quoi ? Rien ! (vous reconnaissez l’envers de ce que j’ai dit plus haut, à propos de la métaphysique : là où le savoir est la conversion de rien en quelque chose, la métaphore opère la conversion de quelque chose en rien – mais bien sûr en » pas vraiment » rien !). Car si l’on avait trouvé en lui quelque chose d’un lion, alors la métaphore qui le désigne ainsi dirait une réalité, pas une vérité. Or elle ne dit pas une réalité, parce qu’aucun terme ne manque pour dire conceptuellement de quelle espèce très particulière était le courage de cet homme : même si l’on n’a pas le mot exact il suffit de parler assez longtemps pour faire comprendre à l’auditoire quelle était exactement sa manière de se battre, de quelle nuance exacte étaient sa bravoure et sa force. Donc éliminons d’emblée qu’aucune réalité soit indiquée. D’un autre côté, tous ceux qui l’ont connu reconnaissent sa dimension » léonine « , mais justement : ils la reconnaissent comme sa vérité, pas comme sa réalité ! Je le dis autrement : les gens qui disent cela, ce ne sont pas des gens qui ont connaissance de sa manière de combattre, ce sont des gens qui ont été marqués par elle !
Le lieu de la vérité, c’est la marque – comme je l’ai rappelé déjà à plusieurs reprises. Et Bovary, est-ce que ce n’est pas un homme marquant ? Vous me direz que c’est un parfait médiocre. Précisément : la rencontre de Charles n’est-elle pas l’épreuve par laquelle Emma accède à sa vérité et par là à son destin ? Un homme dont la rencontre est une épreuve, c’est un homme marquant – ce qui ne signifie aucunement qu’on lui accorderait quelque grandeur (on peut être marqué à vie par un petit tyran domestique) mais seulement que par lui une autre personne accède enfin à sa propre vérité – ou du moins à une dimension de vérité en elle, par laquelle localement elle cessera d’être ce que n’importe quelle autre personne aurait été à sa place. Nous qui avons lu le roman, est-ce qu’à notre tour nous ne sommes pas » marqués » par ces personnages, c’est-à-dire, en un certain point de notre existence, capables d’une vérité que sans eux nous aurions manquée. Si je peux citer mon cas, je dirai que depuis ma lecture du passage sur la casquette, par exemple, il m’arrive d’apercevoir des choses faites de bêtise – à quoi j’étais parfaitement aveugle avant. Dès lors, il ne s’agit plus de de réalité (une chose peut-elle jamais être » bête » ?) mais bien de vérité ! Ce n’est pas la réalité de Bovary d’être un bœuf, ce n’est pas la réalité de sa casquette d’être bête : c’est leur vérité !
Je vous propose la formulation suivante, pour dire cette distinction quand elle concerne le nom propre : cet homme répond à la question de l’origine en n’étant pas sans être un bœuf. .
» Pas sans être « . Je tiens beaucoup à la formule qui renvoie expressément à la division. Pour vous indiquer ce dernier point j’emprunterai un exemple à la psychanalyse : la fin de la cure montrera que dès toute la première séance, quand rien n’était encore commencé, on n’était pas sans savoir ce qu’il en était vraiment de notre désir, qu’il faudra éventuellement une dizaine d’années pour reconnaître. J’utiliserai cette formulation pour dire la justesse de la métaphore, dont la dimension propre est la distinction de la vérité et de la réalité. Aucune autre formule que cette double négation ne put signifier la distinction, à mon avis.
Voilà où réside la justesse, et je dirai par conséquent que la justesse est la vérité de la métaphore en tant que telle. J’explicite : on parle de vérité de la métaphore quand l’instauration de l’ordre métaphorique est devenu irrécusable parce que la distinction du vrai s’impose contre la communautédu réel, que n’importe qui se définit de pouvoir reconnaître.
Le nom propre, la marque et la parole philosophique
Pour » distinguer » le vrai, il faut avoir été marqué. C’est en ce sens subjectif qu’il s’oppose à la communauté du réel. L’irrécusable distinction du » pas sans être « , voilà à mon avis ce qui est en cause dans la notion de » justesse » : celui qui a été marqué n’est pas sans être… mort !
Et de fait, c’est toujours de son propre nom comme mort qu’on peut signer une œuvre (par opposition à une simple lettre où il s’agit de se poser comme sujet de l’énonciation et donc, éventuellement, de l’attente de la réponse).
Cette mort, je le dis dès maintenant, c’est l’aberration même de la métaphore : pas plus que Bayard n’est un lion, celui qui signe n’est mort. Ce qui revient à dire qu’à l’instar du chevalier pour l’animal, il n’est » pas sans être » mort… Si vous me demandez ce que cela signifie, de n’être pas sans être mort, je vous répondrai que c’est une position éthique très particulière, celle-là même qu’on signifie par l’idée de » génie « , et dont vous n’avez pas fini d’entendre parler si vous continuez à m’accompagner dans ces contrées inexplorées.
Mais j’arrive à la fin de notre séance, et je voudrais vous donner des indications plus concrètes sur la réponses que les considérations précédentes m’autoriseront, dans mes prochaines interventions, à apporter à la question de la philosophie. Mon idée, telle que la problématique de la métaphore – comme dit du vrai distingué du réel – l’implique, c’est de rapporter la philosophie à une certaine » marque « , dont vous avez tout de suite compris qu’elle avait grandement à voir avec le nom propre, une marque qui est donc toujours une certaine localité de mort.
Ce dernier terme n’a de sens, vous le voyez bien, que dans le cadre d’une problématique de l’épreuve : l’épreuve, c’est toujours quelque chose dont on ne revient pas – bien que «