Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite.

 

Aujourd’hui, nous allons voir de quelle manière la métaphysique est subjectivement réelle. Nous aurons ainsi un nouvel instrument pour penser la distinction intrinsèque de la philosophie à sa propre réalité. La dernière fois, je vous ai montré que dans sa structure cette distinction était toujours déjà opérée par ce qu’on pourrait nommer l’équivocité du Bien – lequel est d’une part la corrélation de la conscience et du signe, et d’autre part l’impossibilité de ne pas être désigné métaphoriquement. Vous avez sûrement compris que dans cette impossibilité résidait une part du secret de la philosophie, si l’on peut s’exprimer ainsi. Car poser le Bien comme une nécessité en quelque sorte transcendantale (c’est l’a priori de mondanéité conditionnant l’être et la manifestation) à l’encontre du savoir auquel sa conceptualisation autoriserait, c’est admettre une reconnaissance à quoi tout s’ordonne et qui ne consiste donc en rien. Je le dis dans mon vocabulaire : c’est avoir distingué ce qui compte de ce qui importe. La distinction de la philosophe est cette distinction, dont il faudra ensuite se demander quel rapport elle entretient avec le nom, dont le paradigme de l’art nous enseigne qu’il cause la vérité en tant que telle.

 

L’intuition intellectuelle comme torsion du métaphysique

 

Donc le principe de la métaphysique, c’est la corrélation de la conscience et du signe, et par conséquent l’inhérence de la finalité au mondain en tant que tel. La notion phénoménologique d’intentionnalité réalise la finalité à la conscience, et par conséquent de la finalité au métaphysique : toute métaphysique est en quelque sorte intentionnelle, parce que c’est la même chose de prendre connaissance de la théorie d’une réalité et d’intuitionner cette réalité.

Car tel est le paradoxe de la métaphysique : la production du signifié ne renvoie pas seulement à une nouvelle orientation du lecteur vers le référent (grâce à ce qu’il vient d’apprendre, il appréhende désormais des réalités auxquelles il était aveugle) mais, précisément parce que c’est une production et non pas un simple dévoilement, à une véritable intuition intellectuelle : sa notion est celle de la finalité intrinsèque de la métaphysique en tant que telle, c’est-à-dire du discours en tant qu’accomplit contre lui-même (car tout discours se constitue de prétendre dévoiler un déjà là) dans une donation.

En quoi je ne confonds nullement le signifié et le référent, mais je pointe le statut de production du signifié par le discours et l’impossibilité que cette production n’ait pas une modalité subjective.

Ici non plus, je ne crois pas innover : quel lecteur ignore ce moment littéralement orgastique de l’intelligence des textes, là où enfin s’identifie la spontanéité de la lecture et la passivité de l’aperception de ce qui y est en cause ? Est-ce qu’on ne peut pas nommer  » intuition intellectuelle  » ce moment subjectif où concevoir, faire être et apercevoir ne peuvent être distingués ?

J’emprunte la notion à Kant, évidemment (mais aussi à Descartes). Si l’on s’en tient à cette référence, ce que je vous propose est plutôt analogique, puisque l’épreuve du signifié, même expressément considérée en tant qu’épreuve, n’est certes pas la production du référent. Et je ne vous invite pas non plus à confondre le rêve et la conscience vigile (dans le premier, l’idée de la chose est par là même déjà sa présence). C’est qu’en effet je ne parle pas de la production effective du monde réel (!) mais de la production du métaphysique. Ma thèse reste que la métaphysique entendue comme discours s’accomplit bien dans l’intuition intellectuelle du métaphysique et que l’intuition intellectuelle ainsi entendue en est la vérité expresse.

Je vais essayer de déterminer cette idée plus concrètement, en m’appuyant sur l’exemple de Spinoza. Prenons la thèse métaphysique suivante :  » Deus sive natura  » – Dieu c’est-à-dire la nature. Je le demande : est-ce que cela ne s’impose pas intuitivement au lecteur de l’Éthique ? Car enfin ce livre est une voie, un chemin, que le lecteur parcourt. Une voie vers quoi, sinon vers ce qu’elle définit et produit en même temps comme la  » connaissance du troisième genre  » ? Je répète donc, pour pointer la vérité du tout discours représentatif, c’est-à-dire de toute situation de la vérité dans l’ordre du signifié : l’essentiel du discours métaphysique n’est pas sa dimension de représentation mais c’est l’impossibilité finale de séparer la représentation de la donation. On n’a pas assez insisté, à ma connaissance, sur cette intentionnalité du théorique, c’est-à-dire sur le fait qu’il constitue en lui-même non pas simplement une visée, ce qui va de soi, mais bien une donation, avec ce paradoxe que c’est dans l’activité même de la lecture qu’elle s’opère. Je maintiens donc mon idée de l’intuition intellectuelle, en disant par exemple que le Dieu de Spinoza est effectivement donné au lecteur de l’Éthique. La doctrine est indistinctement le moyen et le lieu de l’intuition intellectuelle, et cette nécessité n’est à mon avis rien d’autre que l’effectuation de son a priori de finalité.

Ainsi la métaphysique est faite de sa propre torsion : la représentation s’accomplit en immanence.

 

La signification métaphysique est finalement toujours une donation.

 

Mais alors, si l’on dit que  » la  » métaphysique est une réflexion opérée sur  » le  » métaphysique, cela signifie que l’intuition intellectuelle se retrouve partout où l’on identifie la vérité au savoir ! Plus concrètement, cela signifie que l’identification de la vérité au savoir est en réalité toujours une identification de la signification à la donation ! Et comme l’identification de la vérité au savoir est inhérente à la réflexion ( » je me demande si…. « ) et donc à l’ordre du mondain comme tel, il semble qu’on puisse en conclure que celui-ci a pour vérité de faire de la signification une intuition intellectuelle ! J’accorde que l’hypothèse paraît folle. Examinons-la cependant.

Le métaphysique en général, je l’ai indiqué depuis longtemps, ce n’est pas simplement le suprasensible (ou, si l’on préfère le sens du sens), mais c’est le préalable (trouver, c’est toujours retrouver, dès lors qu’avoir raison consiste à savoir et que le savoir concerne ce qui était – selon la formule que Hegel consacre à l’essence). Tout discours dit quelque chose sur quelque chose : il dévoile une qualité ou une propriété déjà là d’une chose qui elle aussi était déjà là (bien entendu il y a de multiples manières d’être préalable : énoncer une propriété en mathématiques est autre chose qu’indiquer la présence d’un objet dans un tiroir). Tout discours, en faisant comprendre, fait réflexivement voir, et c’est cette corrélation qui institue le métaphysique comme tel.

Une donation qui s’opère à la fin du discours, quand il ne concerne plus des réalités simplement mondaines ou idéales mais bien ce qui cause le sens comme sens, en tant que cette cause est par là même aussi bien institution subjective, et nécessairement intuitionnante !

Prenons donc un exemple concret, disons celui du médecin que j’ai utilisé plus haut, à propos de la production subjective par le savoir. Je rappelle plus explicitement le principe de cet exemple : qu’est-ce que le médecin en tant que médecin, sinon la réalité même de la médecine, laquelle réalité est forcément subjective puisque la médecine n’est jamais réelle que dans le jugement médical (en dehors de ce jugement, on peut parler de connaissances médicales, mais surtout pas de savoir médical).

Alors je le demande : est-ce que la production du médecin comme médecin n’est pas déjà en lui l’intuition intellectuelle du médical en tant que médical ? Non pas qu’un objet particulier lui soit donné (tel malade, atteint de telle maladie) mais en ceci qu’il n’y a pas de différence entre être médecin et considérer que tout est finalement de  » nature  » médicale. Voilà, c’est en ce premier sens que j’entends l’idée d’intuition intellectuelle : dans l’intuition intellectuelle qui est une fonction du discours, il s’agit non pas de ceci ou de cela, mais littéralement de  » tout « .

A propos de cet exemple, vous m’objecterez que, même pour la médecine en tant que médecine, la santé existe et qu’elle n’est par définition pas justiciable d’elle, du moins en tant que pratique. Grave erreur ! Relisez Jules Romains et vous apprendrez que quand on va très bien il faut se dépêcher de consulter, pour cette raison en effet imparable que  » la santé est un état très provisoire, et qui n’annonce rien de bon  » (je cite de mémoire). Et les autres choses, demanderez-vous ? Ici encore la  » nature  » médicale s’impose : toute l’activité humaine n’est-elle pas destinée à assurer et à agrémenter la vie ? Et n’est-elle pas par là même une sorte de dérivation originelle de la médecine ? Quant à l’univers lui-même, à la production des atomes au cœur des étoiles, n’est-ce pas le creuset d’où la vie, dont le médecin comme tel a la garde, devait émerger ?

D’accord, répondrez-vous. Mais où est l’intuition intellectuelle, dans tout cela ?

Rien de plus évident. Heidegger nous a donné la réponse avec sa conception du Dasein. Si la conscience, avant d’être cette finalité entée sur le signe dont je vous ai parlé, est  » le là de l’être « , comment pourriez-vous l’entendre autrement que comme intuition intellectuelle, dès lors que vous venez de reconnaître avec le médecin que tout – et donc l’étant du strict point de vue de son être, puisqu’en  » tout  » il n’y a que l’être qu’on puisse communément reconnaître – est originellement médical ? Le là de l’être, c’est donc le  » là  » de la  » médicalité  » dont tout relève du strict point de vue de son être, puisque pour le médecin en tant que médecin (subjectivité constitutivement autorisée du savoir)  » être  » c’est forcément  » être médicalement « . Voilà l’intuition intellectuelle !

Revenons à la conscience. Je demande en effet : la conscience n’est-elle pas déjà dans son être même intuition intellectuelle, dès lors qu’il est impossible à la conscience de ne pas être en même temps présence à soi ? Être conscient, nous rappelle Sartre, c’est être conscient d’être. Et si vous m’avez accordé tout à l’heure l’éventualité que l’être s’entende d’une manière originellement médicale pour le médecin en tant que tel, alors vous m’accordez que la présence à soi du Dasein est intuition intellectuel du médical en tant que tel, puisqu’elle est reconnaissance de la  » médicalité  » de tout, et par là même institution de cette  » médicalité  » comme une vérité dont tout relève finalement – c’est-à-dire au-delà des apparences. En quoi nous avons assuré le passage du Dasein à la conscience quand celle-ci s’accomplit dans sa propre réminiscence : tout était déjà médical depuis toujours, et le médecin considère que ceux qui ne s’en rendent pas compte sont tout simplement des inconscients (mais pas forcément des ignorants). Ce que peut-être l’exemple religieux montrerait encore mieux : on peut être parfaitement inconscient, pour certains, parce qu’on ne voit pas ce qui fait et ordonne tout, à savoir que la réalité est en dernière instance de nature religieuse.

Vous comprenez maintenant en quel sens l’intuition intellectuelle est la vérité originelle de la conscience, dont la finalité est la structure. Eh bien j’appelle  » métaphysique  » le dit de cette nécessité.

Avant de revenir à la question de la philosophie, je dois faire une remarque liée au caractère partiel de mon exemple. Je parle de la finalité de la conscience, c’est-à-dire des réalités mondaines comme constitutivement ordonnées au Bien platonicien, et je viens de considérer l’exemple d’une détermination (le  » médical « ) qui en elle-même renvoie forcément à autre chose (la santé, qu’il s’agisse de la retrouver ou de la conserver). Il y a donc une contradiction entre la trivialité de l’exemple et ce que je voulais établir, puisque la trivialité n’est rien d’autre que l’inhérence au service des biens (la santé est un bien, et le service de la santé, c’est la médecine – laquelle s’épuise donc dans sa propre trivialité). Je traduis l’objection : certes pour le médecin, le médical en tant que tel est l’ultime vérité dont tout relève constitutivement, mais le médecin est aussi homme c’est-à-dire capable de réfléchir et d’apercevoir la contradiction qui vient d’être mentionnée. Je traduis donc l’objection par une question : s’il y a indubitablement un savoir médical qui m’autorise à considérer les actes du médecin en tant que médecin, il faut qu’il y ait un certain savoir qui m’autoriserait pareillement à considérer les actes de l’homme en tant qu’homme… Et ce savoir, quel est-il ? Il suffit de poser la question pour avoir la réponse : c’est la philosophie, puisque toute justification est en fin de compte forcément de nature philosophique (elle s’appuie forcément sur des valeurs, sur une certaine définition de la vérité et de l’existence, sur une certaine conception de la vie  » bonne « …) !

La contradiction entre la trivialité de l’exemple et le fait qu’il s’agisse, pour celui qui se constitue comme sujet d’être autorisé, de tel ou tel savoir, on peut donc l’énoncer plus simplement en disant que la plupart des détermination ne passent pas avec succès l’épreuve de la philosophie : précisément elles sont triviales, et par définition le sens de  » tout  » ne peut pas l’être ! On peut donc multiplier les exemple à l’infini (pour le banquier, tout est de nature financière, etc.), et mettre ainsi en évidence la contingence (et donc la folie) d’en rester, comme vérité ultime, à telle intuition déterminée. Je le dis plus concrètement : on ne peut se consacrer à ce qui est conditionné qu’à éviter très soigneusement de se demander ce qu’il en est vraiment de cette vérité qu’on a par ailleurs métaphysiquement reconnue comme telle.

Je vous indique maintenant la direction de cette nécessité, en tant qu’elle est réflexive : la doctrine aristotélicienne du  » souverain Bien « , activité théorétique qui accomplit l’humain en tant qu’humain, c’est-à-dire en tant qu’il se définit par quelque chose de divin en lui (la partie délibérative de l’âme) et qu’il s’accomplit dès lors dans cette contemplation de ce qui ne vaut que par soi, le divin lui-même. Contrairement à ce qu’on pourrait croire en imaginant qu’elle a un objet, l’idée de contemplation est en effet intransitive à cause de l’immanence de sa transcendance, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire à cause du fait qu’elle est la plénitude de l’âme comme réalisée en elle-même dans sa propre vérité – ce qu’Aristote nomme  » bonheur « . Et c’est bien l’intransitivité qui définit cet état (Aristote parle de  » suffisance « ). En quoi je reviens à ma notion de l’intuition intellectuelle : est-ce qu’on ne peut pas dire que  » le  » métaphysique est  » intellectuellement intuitionné « , dans cette conception ? Et j’insiste pour dire que la conception aristotélicienne n’est en ce sens pas contingente : elle appartient à la nécessité métaphysique elle-même, en tant que celle-ci est à la fois la position d’un sens du sens comme préalable (théologie aristotélicienne : c’est comme finalité que s’exerce la causalité du premier moteur, c’est-à-dire comme  » sens du sens  » toujours premier) et essentialité de la réflexion (car il s’agit bien de  » l’activité théorétique « ).

Qu’il y ait une intuition intellectuelle de n’importe quelle détermination de l’existence en général (ce qui est à proprement parler le métaphysique), si triviale qu’on la conçoive, c’est ce qui peut donc s’entendre comme mensonge, quand on en reste à la dimension métaphysique dont une telle position est l’exigence : l’épicier en gros voit littéralement dans le mercantilisme l’essence originelle et finale de tout, et ne se prive d’ailleurs pas de le proclamer à l’envi. Il y a donc bien intuition intellectuelle, mais, contrairement à ce qui se passe chez Aristote, il y a mensonge parce qu’il est réflexivement impossible de soutenir qu’une trivialité vaut absolument (le trivialité est le service de la vie, de laquelle il faudra encore trouver l’accomplissement). Mais la nécessité de ce mensonge est en réalité un redoublement de l’intuition dont je parle : voir dans le mercantilisme (ou tout autre chose différente de la  » contemplation des choses divines « ) l’essence originelle et finale de tout, c’est avoir vu que cette essence, précisément en tant que finale et originelle, impliquait le déni de la nécessité réflexive ! En quoi il s’agit autant de la nécessité du métaphysique que dans l’exposition qu’en donne Aristote : l’honnêteté de celui-ci ne s’oppose au mensonge de celui-là qu’à la condition qu’on reste sidéré devant une telle mauvaise foi, c’est-à-dire qu’à la condition qu’on refuse de l’admettre ; or l’admettre, c’est l’apercevoir comme vraie : l’ultime vérité est telle que, par exemple, il vaudrait finalement mieux mourir que réfléchir… Mais de toute façon, c’est toujours l’ultime vérité, dont tout relève et dont, comme Dasein, on et aussi on est littéralement l’intuition. On ne sort pas de la corrélation du métaphysique et de l’intuition intellectuelle.

 

Le philosophique : on ne cède pas sur la distinction du réel et du vrai

 

Le métaphysique est donc toujours le même, et sa réalité est en fin de compte toujours celle de l’intuition intellectuelle. Contrairement aux apparences induites par la notion de finalité, l’intransitivité est sa structure : on en reste là, et il n’est pas question qu’on envisage le moins du monde d’interroger plus avant. Dans l’exemple paradigmatique d’Aristote, c’est parce que l’hypothèse d’une poursuite de l’interrogation est tout simplement dénuée de sens : il n’y a par définition rien à concevoir au-delà (ou en-deçà) des  » premières causes et des premiers principes  » ; dans l’exemple du trivial, c’est un refus (qu’il est donc impossible de ne pas réfléchir comme mensonge et mauvaise foi), lequel refus n’est absolument pas négociable(l’homme du trivial préfère mourir plutôt que de s’interroger sur la légitimité du sens de sa propre vie).

L’intuition intellectuelle dont je vous parle pour vous montrer ce qu’est finalement la métaphysique et donc aussi bien la position réflexive, c’est ce caractère non négociable de la vérité, qu’elle soit entendue au premier ou au second degré, c’est-à-dire qu’elle le soit honnêtement ou mensongèrement.

Alors je demande : mais pourquoi ce refus ? La question est absurde, répondrez-vous, puisque l’intuition intellectuelle que je viens de vous dévoiler porte expressément sur le métaphysique accompli, c’est-à-dire sur la vérité ultime. Certes, mais alors si cette intuition est bien une intuition, c’est-à-dire si j’ai eu raison de définir la métaphysique par la nécessité que toute signification s’accomplisse en donation, elle constitue une réalité de dernière instance : précisément la réalité métaphysique ou, si vous préférez, le suprasensible lui-même. L’intuition intellectuelle, c’est l’intuition du suprasensible en tant que tel – dont on aurait tort de croire l’idée contradictoire, ainsi qu’on le voit chez Kant lui-même à propos du sublime. Mais le suprasensible est suprasensible parce qu’il n’est pas la réalité : ce n’est pas d’une réalité qu’il s’agit dans ce que j’ai exposé, mais bien de la vérité, la vérité de toute réalité. Dire que  » tout  » relève de la création divine, par exemple, ne porte pas sur la réalité des choses (ce bureau, vous ou moi, etc.) ni même sur la réalité particulière de Dieu, puisque ceux qui sont aveugles à ce qu’on a reconnu ne sont pas pour autant ignorants d’une réalité qu’ils peuvent par exemple concevoir par ailleurs. Celui qui voit en toute chose une œuvre divine n’en déduit pas que l’homme de science n’appréhende pas la réalité propre de ce qu’il étudie : il affirme seulement qu’il en manque la vérité.

Ainsi la métaphysique s’inaugure-t-elle par une distinction expresse de la réalité et de la vérité : la métaphysique ce n’est pas que la réalité soit donnée, ce dont personne n’a jamais douté, c’est que la vérité soit à la fois cachée et préalable. Nietzsche caractérise la métaphysique par l’idée que le réel n’est pas vrai. Je ne dis rien d’autre, sinon que cela doit s’entendre comme la non distinction de la vérité à la réalité, ou encore comme la considération qu’il y a le fait (métempirique, et donnant lieu à l’intuition intellectuelle) qu’il y a la vérité.

Mais dès lors que vous m’accorderez que le métaphysique s’accomplit en intuition intellectuelle, vous m’accordez aussitôt cette conversion paradoxale de la vérité en réalité ! Car enfin, on ne peut intuitionner qu’une réalité… Par où j’arrive à la dernière caractérisation que je voudrais donner de la métaphysique, aujourd’hui où je m’efforce de penser la distinction du philosophique et du métaphysique : la métaphysique, c’est finalement (dans cette finalité il s’agit donc de l’intuition intellectuelle) que la vérité soit une sorte de réalité ! La torsion métaphysique, en référence à ce que je vous ai dit de Platon la semaine dernière, c’est donc une infidélité à l’origine. Ceux qui me suivent depuis un moment savent que je préfère ici le terme d’impiété.

L’idée d’une intuition ultime, c’est l’idée non négociable d’un ultime  » c’est ainsi « . En quoi c’est bien de réalité qu’on parle, et pas de vérité. L’intuition intellectuelle, c’est l’impiété elle-même comme  » réalisation  » de la vérité, c’est-à-dire (en langage métaphysique) qu’elle est détermination de son statut comme un statut de dernière instance, un statut dès lors non négociable.

Eh bien ma thèse est précisément que la philosophie se constitue, à l’encontre de sa propre réalité métaphysique, de ne pas céder sur la distinction de la vérité et de la réalité et par conséquent de ne pas céder sur sa distinction d’elle-même.

 

Il n’y a qu’un seul métaphysicien : le lecteur

 

Qu’il y ait une vérité de dernière instance, c’est un fait pour l’attitude métaphysique. Non pas surtout un fait logique (je sais bien que l’expression se contredit elle-même) mais un fait métaphysique ou, si vous préférez  » métempirique « . C’est l’intuition intellectuelle. Si je lis Spinoza, j’accède à celle-ci, comme je l’ai dit plus haut. En tant que lecteur de l’Éthique, c’est-à-dire en tant que je parcours la  » voie  » de ce livre, je ne peux pas ne pas poser une dernière vérité, quoi que ma réflexion m’enseigne par ailleurs. La raison en est évidente : le lecteur s’installe forcément dans la transitivité de la lecture. Il est en effet impossible de lire sans vouloir connaître la suite, sans espérer qu’on découvrira plus loin la solution des problèmes dont on est actuellement en train de prendre conscience. Cette finalité fait de la lecture l’acte métaphysique par excellence, en tant qu’elle culmine là où se produit cette donation dont j’ai essayé de faire la théorie aujourd’hui, c’est-à-dire au lieu du point final. Le  » point  » est expressément le point d’appel du suprasensible, puisqu’il est le lieu de la production (et non pas du simple dévoilement !) du signifié.

La métaphysique, on peut donc la définir suffisamment en disant qu’elle nécessite la métaphore de la lecture. Si le monde est un  » grand livre « , alors cela signifie que sa structure originelle et celle du signe (et réciproquement !), et que son accomplissement, au point final de notre opération de lecture, sera l’intuition intellectuelle dont je vous ai parlé.

La métaphysique est la position du lecteur en tant que lecteur.

Dès lors je trouve une nouvelle formulation de la distinction philosophique : la réalité diffère de la vérité comme la lecture diffère… de l’écriture !

Je viens de dire que la position du lecteur était la transitivité même (donc, finalement, sa torsion en intuition intellectuelle). Pour l’écriture, c’est exactement le contraire. Un écrivain (qu’il soit philosophe ou autre) n’est pas quelqu’un qui aurait quelque chose à communiquer : c’est simplement quelqu’un qui ne va pas se coucher le soir tant qu’il n’a pas terminé ses trois ou quatre feuillets journaliers. L’écriture n’est rien d’autre que sa propre intransitivité : il s’y agit seulement de poser le signifiant. D’ailleurs c’est tout à fait évident quand on regarde comment les écrivains travaillent (et non pas comment on s’imagine que tel romancier ou tel philosophe doit travailler) : quand le contrat est rempli, c’est-à-dire quand le nombre nécessaire de feuillets a été rédigé, il s’arrête – éventuellement au milieu d’une phrase. Le lecteur s’imagine qu’on écrit parce qu’on a des choses à dire ou des histoires à raconter. C’est cet a priori de l’imaginaire qui fait de lui un métaphysicien. L’écrivain n’a aucune idée de ce qu’il dira demain et d’ailleurs cela ne l’intéresse en rien : il sait seulement qu’il ne doit pas céder sur la nécessité de rédiger son nombre de feuillets.

Je ne nie pas qu’il y ait des philosophes qui ont cru à ce qu’ils disaient, c’est-à-dire qui ne se soient considérés eux-mêmes comme des maîtres. Mais des maîtres, on en trouve à tous les coins de rue : presque tous les gens avec qui vous pouvez bavarder dans une journée sont prêts à vous donner des conseils, à vous indiquer quel est votre bien, éventuellement même à le vouloir à votre place (exemple des enseignants, qui veulent la réussite même des élèves qui refusent de travailler !). Pas besoin d’avoir écrit une œuvre comme l’Éthique pour occuper cette place : il suffit d’être n’importe qui. Par ailleurs, je peux même envisager que certains auteurs, comme Spinoza, aient non seulement cru à ce qu’ils exposaient, mais encore en aient été absolument certains. Bon, eh bien c’étaient des psychotiques, et plus précisément des paranoïaques, de ce point de vue (souvenez-vous de sa devise :  » Méfie-toi « ). Mais s’il y a des maîtres à tous les coins de rue, il y a des fous plein les asiles ! Est-ce donc ce qui fait de Spinoza un philosophe ? Vous voyez bien que non. Ce n’est pas ce qui se passait dans la tête de l’individu Spinoza qui peut nous intéresser le moins du monde : c’est qu’il ait laissé une œuvre ! Et pour cela, il ne suffit pas d’être psychotique ! D’ailleurs j’ai déjà cité, je crois, la définition que Foucault donnait de la folie :  » l’absence d’œuvre « .

Mais une œuvre, est-ce que c’est transitif ? Il suffit de poser la question pour y répondre. Donc si le spinozisme est une métaphysique, c’est uniquement du fait de ses lecteurs en tant que lecteurs (au premier rang desquels on peut éventuellement ranger l’individu Spinoza, sans que cela ait la moindre importance).

 

La torsion géniale de la métaphysique en philosophie

 

Le lecteur est le lieu de la production du signifié et par conséquent celui de la donation de la vérité. S’il y a une donation, alors c’est qu’on parle d’un niveau simplement supérieur de réalité. Le propre de la réalité, c’est toujours d’être ce qu’elle est (éventuellement une réalité qui aurait pour propriété principale, comme la conscience libre selon Sartre, de ne pas être ce qu’elle est et d’être ce qu’elle n’est pas). S’il y a bien finalement dans tout savoir la torsion de la signification en donation, c’est-à-dire du discours en intuition intellectuelle, on en reste stupidité d’un dernier  » c’est ainsi « . A l’encontre de cette position de lecture s’impose, disais-je, la considération de la métaphysique comme œuvre.

Reprenons l’exemple d’un métaphysicien classique, Spinoza. L’intuition dont j’ai parlé tient à ce qu’on entende ce qu’il a dit comme une doctrine. Mais il ne l’a pas dit, il l’a écrit ! Aussi ne s’agit-il pas vraiment d’une doctrine (cela c’est ce que la parole intérieure de notre lecture nous fera admettre) mais d’un livre. Par livre, on entend l’écrit en tant qu’écrit. Le spinozisme, c’est l’œuvre de Spinoza, et c’est seulement à la quitter, comme on fait quand on repose un livre qu’on vient de lire, qu’on peut parler de sa doctrine.

Alors qu’en est-il de l’intuition intellectuelle, dans l’exemple de Spinoza ? Est-ce, à l’instar des exemples précédents, l’intuition de la nature  » substantielle  » (au sens qu’il donne à ce mot) de toute réalité ? Il pourrait sembler, si l’on s’en tenait à l’idée de sa doctrine. Mais alors nous serions en pleine trivialité, si l’on nomme ainsi la nécessité de soigneusement  » oublier  » de s’interroger sur ce qu’on vient de poser (Tout est nécessaire ? D’accord. Mais alors quelle est la nécessité de ce fait métaphysique : pourquoi est-il nécessaire que tout soit nécessaire et non pas contingent ?). Or ce n’est pas de la doctrine (un discours de maître, un délire paranoïaque) qu’il s’agit, mais de l’œuvredont la doctrine est seulement la réflexion. Si donc il y a bien la torsion que j’ai indiquée (et que selon moi Spinoza lui-même indique dans son idée de la  » béatitude « ), c’est-à-dire si la torsion se fait à la fin, là où le signifié se produit comme tel, est-ce que cette torsion n’est pas aussi bien la reconnaissance de l’œuvre comme telle – dès lors qu’on cesse de dénier ce qu’on a pourtant sous les yeux, à savoir qu’il s’agit de lire et non pas d’entendre ?

Pour penser ce qu’est un métaphysicien (un penseur, donc) par opposition à la simple structure métaphysique du discours en général, je pose donc que le moment de la torsion n’est que le moment où le signifié est produit comme tel que pour l’imagination (qui est en effet l’ordre du signifié comme tel) : la vérité entendue comme moment, c’est quand l’œuvre apparaît comme telle à l’intérieur d’elle-même.

Où est alors l’intuition intellectuelle, demanderez-vous une nouvelle fois ? Et en quoi cette intuition n’est-elle pas, comme dans les exemples précédents, une dernière stupidité ?

Pour vous répondre, je vous renvoie à ce que j’ai dit de l’œuvre, au début de cette série consacrée à la philosophie. Je le reprends rapidement.

Souvenez-vous : l’intelligence de l’œuvre se fait en deux temps. Premier temps : la détermination de l’eidétique par l’œuvre qui s’en donne pour le sujet (j’avais pris un exemple qui m’est familier : qu’est-ce que le cinéma, pour que faire du cinéma ce soit tourner La Règle du Jeu et pas autre chose ?). Ici, c’est de la philosophie qu’il s’agit. Deuxième temps : si ce qui compte dans l’œuvre, c’est seulement qu’elle existe, alors la réponse qu’on aura donné à la première question vaudra comme réponse pour la question de l’existence.

Vous êtes maintenant en mesure de saisir cette dernière indication : c’est l’intuition intellectuelle ! Car quand on s’appelle Jean Renoir,  » tout  » s’entend cinématographiquement – le cinéma étant ce que le premier moment de la réflexion aura établi. Vous n’allez pas me dire, par exemple, que Renoir n’avait pas le regard originellement cinématographique, exactement comme Picasso avait le regard originellement pictural.

Spinoza, c’est pareil. C’est du génie que je parle, notion dont le pivot est cette idée que, dans l’œuvre, il n’y a finalement qu’une seule chose qui compte, c’est qu’elle existe !

S’agit-il alors d’une nouvelle trivialité comme celles que j’ai mentionnées plus haut, c’est-à-dire d’une contingence ? Car enfin, que la vérité de tout soit Dieu ou l’épicerie en gros, cela ne change rien à l’ultime contingence du faitirrécusable et doctrinalement irréductible qu’ » il y a quelque chose et non pas rien « , à quoi aucune déterminité ne saurait être commensurable ! Vous voyez bien qu’il n’y a rien de tel, ici : dans l’Éthique, ce qui compte, c’est que ce livre existe ! !

Où est l’incommensurabilité du contingent ? Nulle part. Spinoza a gagné : c’est en vérité, à l’encontre du mensonge des triviaux c’est-à-dire à l’encontre du mensonge réalisé par l’intuition intellectuelle du conditionné, que l’existence est… spinoziste !

L’exemple du tableau que je prenais à peu près au même moment vous le fait comprendre : j’ai rappelé ce paradoxe, sur lequel encore une fois tout le monde est d’accord, de l’œuvre qui est causée comme telle c’est-à-dire comme vraie par la signature. C’est d’un acte qu’il s’agit dans le génie, alors que c’est seulement d’une action qu’il s’agit dans le talent – la différence des deux n’étant surtout pas de consistance (il y a des peintures dont la facture atteste d’un immense talent et qui ne sont pourtant que de magnifiques produits artisanaux, alors que certaines œuvres, comme certaines de Duchamp que j’avais indiquées, sont indubitablement des œuvres bien qu’elles ne témoignent d’aucun talent ni même à la limite d’aucun travail). Dire par conséquent que ce qui compte, dans l’Éthique, c’est que ce livre existe, cela revient strictement à dire que l’existence qui en est donc l’enjeu s’entend exclusivement du nom de Spinoza !

C’est donc bien le nom qui réalise la torsion de ce qu’on a compris en lisant le livre et de l’intuition intellectuelle. Ce que je résumerai d’une formule : on appelle  » génie  » l’instance de décision nominale de l’existence.

Mais alors, si l’œuvre, au double niveau de compréhension que je vous ai rappelé, est en même temps décision de l’existence et de la vérité, elle est… philosophique ! Comme professant une doctrine, Spinoza est un maître. Comme croyant à sa doctrine, c’est simplement un paranoïaque. Mais parce qu’il est Spinoza, l’auteur de l’Éthique, c’est un philosophe !

Là où est le nom s’accomplit la torsion du métaphysique en philosophique c’est-à-dire de la réalité en vérité, en tant qu’elle n’en est pas un degré supplémentaire. La doctrine spinoziste n’intéresse que ceux qui veulent se soumettre, mais l’œuvre de Spinoza, non : elle est vraie !

Ce qui signifie très concrètement pour nous que nous n’avons aucunement à devenir disciples de Spinoza, mais que nous devons continuellement le lire et le relire.

Voilà. J’arrête pour aujourd’hui. Si vous m’avez suivi attentivement, vous savez désormais ce qu’il en est non seulement du métaphysique, mais encore des métaphysiciens, qui sont des philosophes. La prochaine fois, nous verrons quelle est l’incidence concrète de cette nécessité sur notre rapport à la philosophie comme réalité, c’est-à-dire d’une part comme activité, d’autre part comme histoire.

 

Je vous remercie de votre attention.