Qu’est-ce que la philosophie ? La pensée et le nom, suite.
J’ai essayé de vous proposer les premiers éléments de la définition de la philosophie qui me semble s’imposer, quand je vous ai dit qu’il fallait entendre cette notion éthiquement comme le refus de céder sur la différence du vrai et du réel. La réflexion, s’entend bien au contraire par l’institution de cette différence, puisqu’elle est la position d’une existence en soi (il y a quelque chose à penser) à quoi on ajoute une représentation qui peut prendre toutes les formes qu’on voudra (accord de la pensée avec elle-même, accord des esprits entre eux, accord de la chose et de l’esprit, pure opérativité conceptuelle, etc.). Par cet ajout dont elle est la position pour soi, la réflexion définit donc le vrai en différence du réel : le vrai, c’est le réel auquel on a ajouté sa représentation. Récuser la différence pour lui substituer la distinction, c’est par conséquent dénoncer le primat de la réflexion pour lui substituer celui de la pensée, en même temps que c’est dénoncer le subjectivisme de la vérité. Il va de soi que je donne à ce terme de subjectivisme une dimension transcendantale, de sorte que l’opposition de la distinction et de la différence dont j’ai essayé de vous montrer dans les séances précédentes qu’elle était la clé pour penser la philosophie est en même temps une manière de récuser l’idée même du transcendantal.
Aujourd’hui je vais aborder une conséquence très importante de la définition de la philosophie que je vous ai proposée, celle qui paraît le moins favorable à la thèse que je défends, et qui est la nécessité, indubitablement représentative, de la réfutation. Et de fait, toute philosophie comprend un moment négatif en ceci qu’elle se pose à l’encontre de ses devancières : philosopher, c’est d’abord réfuter les autres philosophes, montrer pour quelle raison ils n’ont pas eu raison de dire ce qu’ils ont dit, et pour quelle raison on est soi-même mieux placé pour dire le vrai sur ce qu’ils ont manqué. Rien de moins contraire à ma théorie de la distinction que cette nécessité, vous le voyez. Eh bien il me semble au contraire qu’elle en constitue, quand on la considère concrètement c’est-à-dire telle qu’elle a effectivement lieu dans les textes que nous lisons effectivement, une vérification supplémentaire.
La philosophie comme distinction : ni art ni science
La philosophie, nous savons absolument tous et dès l’origine (voyez les citations qu’on trouve dans les textes antiques) qu’elle s’entend non pas selon les objets traités mais selon le nom des penseurs. Cela se traduit par la double impossibilité de ne pas considérer les philosophies comme des œuvres, (on lit Platon ou Aristote comme on écoute Bach ou Beethoven), et de ne pas considérer ce dont elles parlent autrement que comme des » natures « , au sens que j’ai donné à ce terme depuis le début de cette série de cours (la distinction du sensible et de l’intelligible est de » nature » platonicienne, une certaine prudence concrète qui s’oppose à la sagesse comme au savoir est de » nature » aristotélicienne, etc.).
Tant au niveau de l’énonciation (c’est le nom qui cause l’œuvre comme telle) qu’au niveau de l’énoncé (les » natures « ), la philosophie est donc faite de vérité, non pas surtout au sens d’une représentation qui serait » adéquate » à des états de choses supposés préalables (comme si, par exemple, le sensible différait de l’intelligible avant que Platon ne les ait opposés), mais au sens où le vrai, causé comme tel par le nom, n’est rien d’autre que sa propre distinction d’avec le réel.
La philosophie (l’œuvre de tel ou tel penseur) aussi bien que le philosophique (ce dont il est question et qui est toujours une certaine » nature « ) est expressément causé comme vrai par le nom du philosophe. Cela s’oppose donc à une théorie qui serait savante et intelligente d’une part, et à un état de fait préalable de l’autre – ou plus exactement cela s’en distingue, la philosophie était alors absolument constituée de cette distinction, précisément en tant qu’elle n’est pas une différence (si c’était une différence, une philosophie serait une autre théorie, et une » nature » serait un autre objet d’étude).
Je vais m’expliquer en exprimant cette nécessité à partir de la distinction elle-même, en tant qu’elle est toujours celle de ce qui compte et de ce qui importe : le nom est à chaque fois la cause de la vérité (comme œuvre produite, comme » nature » pensée) mais par ailleurs il s’agit de telle ou telle question concrète, qu’on pourrait réflexivement apercevoir comme portant sur un état de fait. Traduisons : la philosophie s’entend selon la distinction de ce qui compte, le nom comme cause de vérité, et de ce qui importe, le discours comme production de savoir. Elle est l’effectuation même de cette distinction, elle qui est exclusivement constituée d’œuvres, dont par ailleurs on peut admettre ou refuser les thèses.
La question de la philosophie est donc celle non pas de l’articulation de ce qui compte et de ce qui importe, comme si la vérité et la réalité étaient des moments qu’on puisse mettre sur le même plan ou penser relativement l’un à l’autre (la réalité serait alors l’inessentiel, et la vérité serait l’essentiel), mais bien au contraire celle de la distinction – cette notion désignant toujours, dans quelque ordre que ce soit, celle de ce qui compte relativement à ce qui importe. La distinction est d’une certaine manière l’unité, puisqu’il n’y a de distinction qu’au sein du même, par opposition à la différence qui est reconnaissance de l’autre en tant qu’autre (ou plus exactement de l’autre causé comme tel par un certain » caractère « ). Ainsi, il serait aussi absurde d’enfermer la philosophie dans le seul statut d’œuvre, c’est-à-dire d’en faire un art (tous les artistes sont des penseurs mais l’inverse n’est pas vrai), que de l’enfermer dans son statut de représentation c’est-à-dire d’en faire une science (tous les savants sont des théoriciens, mais l’inverse n’est pas vrai).
Autrement dit si la distinction est toujours celle de ce qui compte (le nommé comme » nature « ) à l’encontre de ce qui importe (le théorisé qui n’en diffère pas), elle relève évidemment d’abord de la position de ce qui importe : s’il en était autrement, il faudrait reconnaître à la vérité une certaine consistance permettant de l’opposer à la réalité, alors qu’elle n’est rien d’autre que, précisément, sa distinction d’avec toute consistance c’est-à-dire toute réalité. Quand je dis que c’est le nom qui cause la vérité en tant que telle (et non pas l’intelligence ni le savoir ni le talent), c’est pour signifier cette inconsistance.
Primauté réflexive de ce qui importe sur ce qui compte
La réflexion, elle, n’admettra jamais l’inconsistance : elle ne serait réflexion de rien, et il est impossible de reconnaître ce » rien » sans en faire, même de façon paradoxale, quand même encore quelque chose. Réflexivement donc, toute philosophie est une sorte de science. C’est ce que le philosophe lui-même ne peut pas s’empêcher de croire, dès lors qu’il s’est donné un objet d’étude dont il entend présenter les propriétés à son lecteur ou à ses auditeurs. Et bien entendu, ce point de vue s’impose dès lors que vous lisez l’œuvre non pas en tant qu’œuvre (c’est-à-dire causée du seul nom) mais en tant que discours. Par exemple si vous souhaitez engager une réflexion sur le temps ou sur la vertu politique, il est certain que l’ignorance des passages qu’Aristote a consacrés à ces questions serait gravement handicapante. Dans leur réalité ces textes donnent un savoir sur ces choses : on peut alors parler d’une plus grande importance de tel auteur relativement à tel autre, en ce sens que ses thèses seront intégrées à celles que vous pourrez être amenés à poser selon un degré variable (par exemple Aristote est redevenu très important en philosophie politique, alors qu’il l’était assez peu à l’époque du marxisme triomphant). Mais en agissant exclusivement ainsi, vous ne rendez pas justice à l’œuvre philosophique, puisque vous faites comme si elle avait été rédigée par n’importe qui, c’est-à-dire comme s’il suffisait d’être savant et intelligent pour être philosophe – bref comme si la pensée était une question d’intelligence et de savoir alors qu’elle est une question d’éthique. La lecture représentative des discours philosophiques les ramènes à des connaissances (sujettes à révision comme toutes connaissances) et dénie leur dimension éthique, c’est-à-dire leur dimension de pensée – si l’on appelle » pensée » la causation de la vérité comme vérité, c’est-à-dire finalement l’incidence du nom propre. Certes la dimension représentative du discours le permet, mais c’est justement le discours de n’importe qui de représenter quelque chose, et précisément en tant qu’il est le discours de n’importe qui, de l’anonyme sujet interchangeable de la nécessité représentative. Auquel cas, donc, vous pouvez parler de connaissance mais jamais de pensée.
Vous comprenez donc en quel sens je dis qu’il n’y a jamais de connaissances en philosophie, bien que » par ailleurs » on puisse dire qu’il n’y a que cela, puisqu’une philosophie est un discours et que tout discours dit quelque chose sur quelque chose.
La philosophie réelle, c’est-à-dire tout simplement les œuvres des philosophes (car elle ne saurait avoir aucune autre réalité) n’a rien à voir avec cette idée de connaissance : si vous lisez Malebranche ou Leibniz, vous voyez bien qu’il serait absurde de se demander si ce qu’ils disent est, au sens représentatif, vrai ou faux ! Personne n’aurait aujourd’hui l’idée d’être leibnizien ou » malebranchien » (?), même s’il peut arriver qu’on emprunte à ces auteurs des formulations utiles pour concevoir certaines réalités auxquelles ils n’auraient pas pensé (par exemple un hologramme, où la totalité de l’information est présente dans chaque élément, peut être appréhendé comme une réalité leibnizienne). Pas de connaissances, donc, mais toujours une pensée envers laquelle nous serons toujours obligés et à laquelle on peut » par ailleurs » – et ainsi seulement – avoir recours.
Les philosophies sont des œuvres, mais » par ailleurs » elles enseignent des choses. Ce que je traduirai encore en disant qu’elles comptent, mais que » par ailleurs » elles importent.
Définition de la piété
J’exprimerai subjectivement cette nécessité en disant que notre rapport aux œuvres de la tradition est originellement un rapport de piété, bien que » par ailleurs » ce soit un rapport de connaissance.
Le rapport à ce qui compte, en tant qu’il compte, telle est en effet la définition qu’il faut donner de la piété (c’est pourquoi on peut dire que l’impiété consiste à s’en tenir à ce qui importe en tant qu’il importe).
Le rapport impie à la philosophie est le rapport représentatif. L’impiété est évidente, en effet, puisqu’il implique structurellement, et au-delà de toutes les dénégations, le mépris de ces » vieux outils » que sont les théories du passé, comme telles toute plus ou moins périmées. Si j’adoptais ce point de vue, je devrais vous enjoindre de ne lire que les philosophes contemporains qui, comme tels, constituent la pointe de la philosophie à laquelle vous aurez vous-mêmes à vous situer si vous philosophez à votre tour. C’est exactement ce qui se passe en science : si vous vous intéressez à une question scientifique, vous n’allez pas perdre votre temps à en étudier l’historique (j’écarte évidemment l’hypothèse où des savants du passé auraient laissé des notes insuffisamment exploitées, car elle revient à en faire des savants du présent) : vous lirez les toutes dernières publications, qui vous apprendront ce qu’il en estr actuellement des réalités concernées (en quoi il faut donc se résigner à parler, dans le sillage d’une célèbre formule de Heidegger, à parler d’une certaine impiété constitutive de la science…).
La réfutation est essentielle mais elle ne compte pas.
En philosophie, vous pouvez également vous informer d’une question souvent abordée et faire en quelque sorte un état des connaissances.
En posant que dans la philosophie il s’agit de savoir et non de vérité, vous refuseriez donc de penser c’est-à-dire de produire une œuvre (question d’éthique).
Mais en disant cela je ne parle que de l’aspect représentatif du travail : on peut vouloir faire une théorie, on ne peut pas vouloir faire une œuvre. Il n’est donc pas impossible que, croyant produire du savoir, vous causiez de la vérité – dès lors que ce dont vous parlerez n’aura finalement de sens que sous votreplume, c’est-à-dire dès lors que vos lecteurs ne pourront y voir qu’une » nature « , au sens que j’ai donné à ce mot.
D’ailleurs même la position réflexive qu’on ne peut pas ne pas adopter quand on travaille à produire de la théorie se dénonce elle-même, de sorte qu’il me semble possible d’avancer que personne n’est vraiment dupe de la confusion du savoir et de la vérité. Que je veuille par exemple faire une théorie de la création artistique, et je devrai sinon tomber dans la sinistre litanie du catalogue académique (l’art chez Platon, l’art chez Kant, l’art chez Hegel, l’art chez Schopenhauer, l’art chez Heidegger, l’art au Congo, l’art en Amérique, les cigares de l’art, on a marché sur l’art, etc.) du moins prendre en considération quelques unes des théories du passé avec lesquelles il sera inévitable que je débatte (comment penser l’art, sans que certains arguments ne s’adressent implicitement à Kant ?). Mais cette attitude, encore une fois inévitable (et comme est inévitable le moment réflexif de la philosophie, celui qui importe mais qui ne compte pas), je sais d’avance que c’est un malentendu, puisque c’est de toute manière à des » natures » que je m’adresserai. Par exemple, comment la notion du génie telle qu’on la trouve chez Kant pourrait-elle n’être pas kantienne de part en part, dès lors que Kant était non pas un savant mais un penseur ? On voit bien que l’idée de réfuter la notion kantienne du génie (l’idée que la nature donnerait des règles…) est aussi absurde que celle qui voudrait reprocher à Kant d’avoir été Kant, et non pas n’importe qui ! Car si tel avait été le cas, alors sa conception du génie n’aurait pas été kantienne : elle serait simplement passée, avec ce que ce terme peut receler de possibilités d’être encore valable et d’éventualité d’être obsolète.
Impossible donc de penser sans réfuter, mais comme la réfutation concerne non des réalités (par exemple le génie, qui existerait objectivement et qu’on essaierait de comprendre depuis plus de deux millénaires) mais toujours forcément des » natures « , c’est-à-dire en fin de compte des noms propres, la réfutation n’apparaît jamais que comme la convention que la réflexion passe avec elle-même, elle qui de toute manière ne compte pas à cause de son caractère anonyme (quand je réfléchis, je me mets dans la position d’être n’importe qui, puisque j’entends dire et faire ce que n’importe qui, sachant ce que je sais, aurait raison de dire ou de faire).
Prenons un exemple réel. Hegel réfute l’opposition du phénomène et de la chose en soi. On peut donc réfuter une idée de Kant en montrant qu’elle aboutit à des absurdités : tout lecteur de Hegel peut dire qu’il a assisté à cela, et aucun lecteur de Hegel ne devrait dès lors plus lire un ouvrage de Kant autrement que comme un » vieil outil « . Telle est la nécessité représentative.
Je ne lui opposerai certes pas le statut d’œuvre du kantisme : argumentant comme tout philosophe le fait toujours, Kant s’est d’emblée offert à la critique et donc à l’éventualité de la réfutation. Mais je demanderai simplement si l’opposition effectivement démolie par Hegel est vraiment celle qu’il visait. Entendons-nous : loin de moi l’idée, que je laisse aux kantiens professionnels, de vous indiquer, textes à l’appui, que Hegel à mal compris Kant. Au contraire : je suppose d’avance qu’il l’a bien compris et par conséquent que sa critique démolit effectivement ce qu’elle attaque. Mais j’opposerai à cette légitimité la distinction de la philosophie kantienne en disant que si la différence de la chose en soi et du phénomène est une différence réelle, Hegel l’a abolie (en a réfuté la position), mais que justement ce n’est pas une différence réelle : c’est une différence vraie !
Que ce qu’on critique soit nécessairement représenté comme réel est une chose. Que ce soit vrai en est une autre. La critique est donc, dans son principe qui est par définition réflexif, absolument justifiée et en droit efficace. Mais elle ne porte que sur une position réelle, pas une position vraie. C’est exactement cette distinction que j’indiquais par ma notion de » nature » : Hegel a parfaitement réfuté l’opposition de la chose en soi et du phénomène en tant qu’elle est métaphysique, et il a eu bien raison de la considérer comme métaphysique dans la réflexivité de sa position (en l’occurrence il pense contre cette idée). Pour nous, la question ne se pose pas ainsi : l’opposition entre le phénomène et la chose en soi n’est pas métaphysique (c’est-à-dire à sa façon réelle) elle est kantienne (c’est-à-dire vraie).
Peut-on vraiment réfuter cette opposition, en tant que la réalité concernée est de » nature » kantienne ? La réponse est non : on peut réfuter réellement oui, mais pas vraiment. Si ce que je vous ai dit plus haut de la distinction vérité / réalité est doit être conservé, autrement dit si vous reconnaissez que dans l’invention philosophique il s’agit à chaque fois d’un acte et pas d’une action (ce qui aurait été le cas si le concept posé par le philosophe était la synthèse des meilleures raisons aperçues par lui), alors vous admettrez la formulation suivante : oui, Hegel (ou tout autre philosophe à propos de ses prédécesseurs) a réellement réfuté ce qu’il a réfuté ; mais en tant qu’il s’agissait d’une réalité qu’un nom propre causait comme vraie, il ne l’a pas vraiment réfutée.
Je le dis plus simplement, en vous rappelant que ma distinction de la vérité et de la réalité recoupe exactement celle de ce qui compte et de ce qui importe. Cela donne : Hegel a réfuté la distinction kantienne de la chose en soi et du phénomène, oui, mais cela ne compte pas.
La philosophie réside précisément dans cette distinction.
En quoi, comme souvent, je n’avance absolument rien de personnel. Je fais à nouveau appel à votre expérience de lecteurs : est-ce que vous avez cessé (ou est-ce que vous auriez dû cesser) de lire Kant après avoir lu la réfutation que Hegel en a donnée ? Avez-vous (ou auriez-vous dû) cessé de lire Descartes après avoir lu la réfutation de l’argument ontologique par Kant ? Et ainsi de suite, puisque c’est le propre de tous les philosophes sans exception d’avoir réfuté leurs prédécesseurs.
Si vous avez répondu non à ces questions, alors vous êtes d’accord avec moi : les réfutations ont effectivement eu lieu, on ne le nie pas. Mais elles n’ont lieu que » par ailleurs « . C’est-à-dire plus simplement : cela a réellement eu lieu, mais cela ne compte pas.
En tant que la philosophie est essentiellement une activité réflexive, il est impossible de philosopher sans par là même réfuter les positions réelles ou possibles qui s’opposent à la nôtre : la réfutation accomplit la réflexion comme réflexion (et c’est pourquoi je la qualifie d’essentielle). Et de fait, il suffit de lire n’importe quel texte pour constater que toute philosophie a une dimension réfutative ; elle est le plus souvent explicite (on cite les positions dont on entend montrer la fausseté), mais elle parfois aussi implicite, voire méconnue de l’auteur lui-même comme dans les cas de philosophies un peu particulières comme celle de Wittgenstein (ainsi trouve-t-on des exégètes pour faire une critique » wittgensteinienne » d’auteurs que leur maître, qui préférait souvent les westerns et les films policiers à la lecture canonique, n’avait simplement pas lus). La réfutation est essentielle en philosophie, parce qu’elle est l’envers de la dimension argumentative de son discours, et que c’est dans l’argumentation que la philosophie trouve sa spécificité discursive.
Le dénier reviendrait à dénier la réalité originelle de la philosophie, qui est née quand le vrai et le traditionnel se sont différenciés, quand ce n’est plus la tradition qui a compté quand il s’est agi de savoir qui avait raison et qui avait tort. Née de cette rupture, donc de l’institution d’une autre position comme inacceptable, la philosophie comprend essentiellement en elle la nécessité qu’on ne parle soi-même qu’à avoir d’abord réfuté les positions que l’on aurait pu adopter, aux yeux d’un lecteur impartial dont la position appartient constitutivement à la subjectivité philosophique. Sinon c’est l’arbitraire et la philosophie s’entend précisément de n’être pas un discours arbitraire.
Cela dit, ce n’est pas l’argumentation qui fait la philosophie, mais le nom. En tant que les livres de Platon sont argumentatifs, un autre philosophe (à commencer par son élève Aristote) peut les réfuter, mais c’est dans cette mesure seulement.
On réfute une théorie, alors que l’idée de réfuter un nom propre n’a aucun sens. Ainsi on ne réfute pas Platon, bien qu’on puisse idéalement envisager qu’un philosophe ait démontré le caractère intenables de toutes ses affirmations : que tout y soit faux ne change rien à la nécessité de continuer à le lire. La réfutation, en philosophie, cela importe mais cela ne compte pas.
Je le dis encore autrement, pour expliciter la problématique de la marque dont je pose ainsi souterrainement les bases : ce qui compte, c’est toujours quelque chose de marquant. Ce qui ne marque pas peut être très important, aussi important qu’on voudra, mais cela ne compte pas. Et les œuvres des philosophes, puisque ce sont des œuvres, elles marquent.
J’arrête la séance d’aujourd’hui sur cette idée de la distinction de ce qui compte et de ce qui importe comme interne au philosophique lui-même, qui est une pensée argumentative – le premier terme revoyant à ce qui compte, et le second à ce qui importe.
La philosophie, comme tout le monde l’a toujours su, est donc le savoir » distingué « , au sens où il y a des gens qui son indubitablement distingués bien qu’ils n’aient rien de plus que les autres, précisément parce qu’elle a pour réalité l’ordre des réfutations dont on peut qualifier de » métaphysique » le référent idéal et pour vérité le nom qui la cause comme œuvre.
Ce qui est réfuté reconnaît la supériorité théorique de ce qui le réfute. Mais on peut reconnaître toutes les supériorités qu’on voudra : quand il s’agit d’une réalité » distinguée « , par exemple l’œuvre de Descartes critiquée par Kant, cela ne compte pas et c’est encore une inhérence à la chose concernée. L’œuvre est » distinguée » en ce sens que les supériorités qu’on pourrait effectivement lui imposer ne comptent pas (car c’est bien cela, être distingué : la personne qui l’est accorde toutes les supériorités qu’on voudra, mais tout le monde sait parfaitement que cela ne compte pas – ai-je rappelé l’autre jour en citant Proust). Chaque œuvre reconnaît d’avance la légitimité des discours qui la réfuteront. Et s’il s’agissait de savoir et de réflexion, cette reconnaissance serait déjà sa propre mort. Mais précisément : les philosophes ne sont pas des savants ni même, spécifiquement, des gens qui réfléchissent (c’est le propre de n’importe qui – et réciproquement – de réfléchir) : ce sont des penseurs. La distinction de la philosophie, autrement dit le refus de jamais confondre le réel et le vrai, c’est la vanité d’une réfutation qui pourra être aussi radicale et efficace qu’on voudra : de toute manière, elle ne compte pas.
J’espère que ce que nous venons de voir à propos de la réfutation comme aspect négatif de la distinction (ce qui importe mais ne compte pas) a rendu plus claire la définition que je vous donnais de la philosophie comme distincte et non pas différente de la métaphysique.
Je vous remercie de votre attention.