Cours du 25 mai 2001
Qu’est-ce qu’un acte d’autorité ?
La question de l’autorité est toujours la question d’une division. Ne fait autorité que celui qui est divisé d’avec lui-même, que celui qui n’est pas en vérité ce que tout le monde voit qu’il est en réalité parce qu’ainsi il est ce que n’importe qui serait à sa place et qu’un acte d’autorité est précisément ce que n’importe qui ne peut pas poser.
La raison en est qu’il appartient à la définition du vrai qu’il soit sa propre division, renvoyant toute réalité à quoi n’importe qui aurait raison de se référer à l’ordre de ce qui ne compte pas.
Ainsi, on peut dire que faire autorité, c’est décider de ce qui compte et de ce qui ne compte pas, et cette décision ne peut s’entendre qu’à l’encontre de l’unité représentative dans laquelle on identifie ce qu’une chose est réellement avec ce qu’elle est vraiment.
Décider de ce qui compte, c’est distinguer. La décision dont je parle, parce qu’elle s’effectue comme distinction et qu’on ne distingue jamais que ce qui l’était déjà (le vrai, par opposition au réel ou même au faux dont il peut très bien ne pas différer), est donc à la fois externe à la chose, au sens où il s’agit de distinguer entre elles celles qui comptent et celles qui ne comptent pas, et interne à la chose au sens où il s’agit de distinguer en elle sa vérité de sa réalité – distinction par quoi elle adviendra comme vraie depuis toujours.
Appelons « autorité » l’ordre de cette distinction entre ce qui compte et ce qui ne compte pas : elle est ce qu’on respecte, parce que respecter consiste précisément à reconnaître la division qui interdit de confondre la vérité d’une chose avec sa réalité, dès lors qu’elle a produit en nous un certain effet qui, dans sa subjectivation à travers le sentiment du respect, est un effet de vérité. Ce qu’il faut penser, c’est donc un acte produisant un effet de vérité parce qu’il est instituteur du vrai.
L’acte d’autorité assure l’impossibilité que l’autorité soit jamais justifiée
Je proposerai d’abord deux exemples évidents d’actes d’autorité : l’appel du 18 juin, et le jugement de Salomon.
Qu’est-ce que l’appel du général de Gaulle, sinon une distinction, et donc une division entre la vérité et la réalité ? Et de fait, cette parole consiste à poser que la vraie France n’est pas la France réelle. Personne ne nie la défaite, l’attentisme des populations ni, d’un point de vue militaire, la réalité des forces en présence avec que cette reconnaissance implique de dispositions et de prévisions (estimation des ressources militaires et diplomatiques, des possibilités encore inexplorées, etc.) ; l’appel en marque bien l’importance ; mais son sens, c’est que rien de tout cela ne compte : la réalité indéniable de la France n’est pas sa vérité, et c’est de la position expresse de cette distinction qu’il s’agit.
Pareillement, le jugement de Salomon consiste à distinguer la vraie mère entre deux femmes qui se présentent à lui comme parfaitement semblables. Je dis bien distinguer et non pas différencier : c’est de l’extérieur, du point de vue de notre savoir objectif, qu’on peut parler de différence entre elles (l’enfant de l’une est mort, alors que l’enfant de l’autre est vivant), mais c’est comme semblables qu’elles se présentent au roi, lequel est donc dans une problématique de la distinction et non de la différence. Et dès lors qu’il ne s’agit pas pour lui de reconnaître une différence dans la réalité, il se trouve placé dans une position qui n’est plus de savoir mais de vérité : son problème n’est pas de savoir laquelle des deux femmes est réellement la mère de l’enfant, mais de décider laquelle est vraiment cette mère. Voilà en quoi c’est un acte d’autorité, et non pas une simple aperception particulièrement perspicace.
Et puis le jugement de Salomon est un acte d’autorité, parce qu’il apparaître cette distinction d’abord dans le questionnement lui-même, par opposition à faire une différence dans la réalité. On peut dire exactement la même chose à propos de l’appel du 18 juin, qui ne consiste pas à réexaminer la situation de la France dans un contexte militaire et politique insuffisamment étudié par ceux qui ont trop vite signé l’armistice, mais bien à déplacer le questionnement depuis ce point de vue d’expert ne pouvant porter que sur des réalités plus ou moins importantes, jusqu’à un point de vue d’autorité qui, comme tel, ne concerne que ce qui compte. Aux experts toute la réalité du pays, à de Gaulle la vérité de la France.
Un acte d’autorité s’entend donc originellement à partir de l’alternative proprement éthique entre une position de savoir et une position de vérité. Le corrélat de cette alternative est la division du distingué entre sa réalité qui ne compte pas et sa vérité par là même instituée. Car il ne s’agit pas d’opposer deux réalités (une France pétainiste et une autre qui va devenir gaulliste) mais bien d’opposer la vérité à la réalité, et par là de faire advenir la vérité comme toujours déjà faite de sa propre antériorité.
Cette antériorité de la vérité à elle-même (il n’y a de vérité qu’en vérité), c’est l’impossibilité que la vérité soit fondée sur des raisons dont on pourrait s’autoriser pour la faire reconnaître. Il n’y a pas de fondement à la vérité, ni par conséquent à l’autorité, parce que la vérité n’est pas une sorte de réalité et que l’autorité n’est pas une sorte de puissance. Loin donc qu’il s’agisse d’une faiblesse ou d’une insuffisance, l’impossibilité que la vérité (et donc l’autorité) soit appuyée sur quelque chose l’institue précisément comme vérité, c’est-à-dire comme n’étant pas une dimension réflexive de la réalité.
L’autorité s’identifie à cette impossibilité de la fondation. D’ailleurs c’est très évident : Saussure, par exemple, rappelle qu’il n’y a pas de différence entre la motivation et l’éventualité de la contestation, donc l’absence d’autorité. Il appartient donc à l’essence de l’autorité qu’elle soit non motivée, non justifiable : c’est par là exclusivement qu’elle advient comme autorité.
Quand je parle d’un acte d’autorité, c’est expressément pour indiquer cette nécessité : si c’est d’autorité que quelque chose est posé, il n’y a pas à en chercher la raison, parce qu’alors ce serait en vertu de la nécessité de cette dernière qu’il y aurait position, et non pas d’autorité. Inversement, il est impossible de mentionner une quelconque autorité (à commencer par celle du vrai) sans se référer implicitement à un acte d’autorité, c’est-à-dire à une impossibilité littéralement décisive qu’il y ait jamais de justification. Vous savez qu’il faut appeler « génie » cette nécessité – ce qui revient tout simplement à rappeler que la question de la vérité se confond avec l’éventualité éthique, pour un sujet, qu’il s’autorise de soi.
L’acte d’autorité exclut d’être jamais motivé par aucune différence dont il serait le repérage. C’est pourquoi je dis qu’il est distinction, non seulement au sens objectif (il distingue en disant ce qui compte et ce qui ne compte pas et par là fait advenir le vrai) mais aussi au sens subjectif : il ne concerne la réalité dès lors instituée comme vraie (la vraie France est celle qui résiste) qu’à s’être d’abord concerné lui-même : il n’est pas la constatation d’une différence mais la reconnaissance d’une distinction ; autrement dit ce n’est pas un avis d’expert (ou plutôt que c’en soit un ne compte pas).
Précisément parce que l’acte d’autorité est en distinction de lui-même (la compétence qu’on peut y voir ne compte pas), on peut dire que la division de son sujet conditionne la vérité dont il est capable. Et certes, il n’y a de vérité que comme division : est vrai ce dont la réalité ne compte pas, puisque ce n’est pas à une simple constatation qu’il donne lieu, mais à une reconnaissance qui se réfléchit comme respect.
L’alternative éthique de la constatation et de la reconnaissance, autrement dit du savoir et de la vérité, quand elle se réalise comme telle, c’est un acte d’autorité c’est-à-dire de vérité. Tout acte d’autorité est donc un acte de vérité : une distinction par quoi du vrai advient, là où il n’y avait que du réel. Et le vrai ne peut advenir qu’à la condition de renvoyer à ce qui ne relèvera pas d’un choix mais d’une décision. Toute décision s’entend en exclusivité du choix : le choix s’impose depuis la réalité des choses (ceci est meilleur que cela, donc doit être préféré) alors que la décision s’entend depuis la vérité du sujet.
Plus simplement, on peut dire que l’acte d’autorité est la décision elle-même et comme telle, à condition de bien préciser que décider s’oppose à choisir parce qu’on ne choisit jamais que le préférable, que n’importe qui aurait raison de choisir à notre place. A l’inverse la décision laisse en arrière toutes les raisons qu’on avait de choisir ceci plutôt que cela, et c’est d’être laissé en arrière comme sujet de choix qu’on peut être sujet de décision et par là poser un acte d’autorité. L’acte d’autorité est donc bien d’abord la distinction de celui qui le pose.
D’où cette définition que je vous propose : on appelle acte d’autorité l’acte du sujet distingué en tant que distingué. Par exemple quand de Gaulle parle en première personne (et donc en impossibilité à lui-même : là où il ne peut pas être en réalité parce qu’il y est en vérité), alors sa parole est un acte d’autorité. Par ailleurs il était n’importe qui, un sujet défini seulement par son savoir et sa place.
Tout acte d’autorité est un acte de distinction qui suppose lui-même la distinction de son sujet : c’est de ce que le sujet se soit distingué ( = s’autoriser de soi-même) qu’il fait advenir le vrai. Quand un sujet parle depuis sa distinction, alors c’est forcément un acte d’autorité qu’il pose, lequel acte est donc lui-même un acte de distinction. La « vraie » France n’est pas la France réelle, et cela ne peut être « causé » que par de Gaulle, toujours déjà fait de sa propre distinction.
Bien sûr, il y a une circularité des deux notions : on appelle acte d’autorité l’acte de celui qui s’autorise de lui-même, et d’autre part on dira que s’autorise de lui-même celui qui pose un acte d’autorité(et non pas une action de fonctionnaire d’autorité !). Mais cela ne dispense pas d’interroger pour elle-même la distinction de ce qui compte (que la France soit la France) et de ce qui importe (la défaite et les possibilités qui restent exploitables), en tant qu’elle est institutrice du vrai (la vraie France, celle qui était à Londres).
C’est cette institution du vrai qui est l’acte d’autorité proprement dit – une institution purement distinctive, puisqu’elle se fait à l’encontre du réel qu’il est par ailleurs sans rien ajouter ni retrancher. Autorité est impossibilité de la justification vont donc de pair : là où il est vraiment impossible de justifier est l’autorité, et donc la vérité.
Je ramasse les acquis de ce point : là où la conception prédicative de la vérité est renvoyée à son essentielle vanité (à l’indéfinie nécessité du métalangage dans laquelle elle enferme), là est le vrai – ce renvoi (l’éventualité des justifications) étant l’acte d’autorité proprement dit.
Exclusivité de l’autorité et du service des biens
L’acte d’autorité est l’acte par lequel la réalité, y compris dans sa dimension de possibilité, ne compte pas – elle qui pourrait justifier la décision qu’on a prise (et qui n’en serait dès lors pas une). C’est par conséquent un acte absolument indiscutable : on ne saurait jamais discuter qu’en arguant de telle ou telle raison, c’est-à-dire de tel ou tel aspect de la réalité. Devant l’autorité, il n’y a rien à dire : quand c’est un quelconque responsable qui parle, on peut avec la déférence due à son rang lui faire remarquer tel ou tel aspect de la réalité qu’il aurait pu ne pas voir ; mais quand c’est de Gaulle, on se tait : devant le sujet d’un acte d’autorité, toute intervention paraît triviale, si importante et donc nécessaire qu’elle puisse être par ailleurs. Car la nécessité véritative du vrai renvoie à la trivialité tout ce qui pourrait donner lieu à justification : c’est l’esclave toujours potentiellement fautif qui doit se justifier, et uniquement lui.
Or qu’est-ce que se justifier, sinon arguer de la visée du bien ? Si donc l’autorité s’entend à l’encontre de l’éventualité de la justification, autrement dit si la problématique de la vérité s’entend à l’encontre de toute idée qu’on puisse jamais lui découvrir un fondement, alors on se trouve forcé de conclure qu’il n’y a d’autorité, et donc de vérité, qu’à l’encontre de l’universel service des biens ! Et certes, ce service, qui se confond avec la finalité qui structure a priori le monde (et qui relève donc d’une nécessité transcendantale) s’identifie à l’ordre des importances, alors que l’acte d’autorité consiste à distinguer ce qui compte de tout le reste, qui ne compte pas.
Réflexivement, la nécessité que je viens d’indiquer se traduit par l’universelle nécessité de la justification. Or c’est expressément à l’encontre de cette nécessité que la notion d’autorité peut avoir un sens : il n’y a d’autorité qu’à ce que celui qui parle n’en appelle à rien. En d’autres termes, ce n’est jamais de ses bonnes intentions qu’il s’autorise (des intentions que n’importe qui aurait raison d’avoir) mais de lui-même. La raison de l’appel du 18 juin, quand on le considère comme un acte d’autorité, n’est pas la mise en œuvre de potentialités que Pétain aurait méconnues, c’est seulement que de Gaulle est de Gaulle ! De même la nécessité de la critique de la raison pure ne réside pas dans le besoin que la physique newtonienne aurait eu de s’appuyer sur une métaphysique (on peut avancer cela, mais par là même on indique que cela ne compte pas !), mais dans cela seul que Kant est Kant et non pas n’importe qui.
Le service des biens renvoie à l’essentiel anonymat d’un sujet qui, dès lors, s’est trahi lui-même. Et que le service des biens soit une trahison, c’est ce que montre l’exemple de Pétain au moment de l’armistice – c’est-à-dire avant les crimes qu’on pourra lui reprocher. Ainsi peut-on dire, pour mettre en lumière la question de l’autorité, que Pétain a signé l’armistice parce qu’il y a vu un moyen de mettre un terme aux malheurs de la population et de l’armée, alors que de Gaulle a lancé l’appel du 18 juin pour la seule raison qu’il était de Gaulle.
Là où est la justification est la trahison, éthiquement parlant, puisqu’on ne peut agir qu’à s’être préalablement déterminé à être n’importe qui. De sorte que la problématique de la vérité, parce qu’elle est celle de l’autorité c’est-à-dire de l’impossibilité des justifications, est d’une certaine manière aussi celle d’une folie.
Le caractère indiscutable de l’acte d’autorité, tel qu’il est impliqué dans l’idée que la réalité ne saurait compter quand c’est la vérité qui est en jeu, on le retrouve en effet dans l’impossibilité que cet acte soit raisonnable. Car est raisonnable l’attitude réaliste : celle qui approprie les nécessités qui s’imposent réflexivement aux possibilités offertes par la situation, autrement dit l’attitude que n’importe qui aurait raison de prendre. L’acte d’autorité, au contraire, s’entend à l’encontre de l’éventualité que la réalité puisse compter, et surtout à l’encontre de la nécessité qu’on soit celui que n’importe qui aurait été à notre place : personne ne songerait à dire que l’appel du 18 juin est ce que n’importe quel militaire devait faire, la situation de la France étant ce qu’elle était à ce moment là. L’irréductibilité subjective qu’on indique à travers l’idée de s’autoriser de soi (et non pas de sa place ni de son savoir) est inséparable de l’impossibilité de jamais confondre la réalité et la vérité, puisque c’est précisément de leur distinction qu’il s’agit dans l’acte d’autorité : instituer la Résistance, c’est distinguer la vraie France de la France réelle, et par là instituer la vérité du moment en mettant tout le monde au pied de son propre mur. Or cela, ce n’est le bien de personne.
Un acte d’autorité, parce qu’il est instituteur du vrai à l’encontre du réel déjà là, apparaît forcément comme aberrant à la nécessité représentative : notamment il s’entend à l’encontre du compromis où, tout au contraire, on prend en compte tous les aspects de la situation et toutes les susceptibilités.
D’où cette nécessité que l’acte d’autorité ne soit jamais au service du bien. Car l’ordre du bien est l’ordre de la semblance : le bien de chacun serait celui de n’importe qui à la même place ; et justement, la place est ce qui ne compte pas.
Vous me direz que l’appel du 18 juin était manifestement au service du bien, puisqu’il voulait la liberté d’un pays asservi. Mais en quoi la liberté serait-elle un bien ? Concrètement, ce qu’on appelle le service des biens, c’est l’ordre mondain finalisé en toute dernière instance par l’idéal du bonheur. Or cet idéal, ceux qui ont décidé de rester libres n’en ont cure : être heureux, c’est d’abord être n’importe qui, alors qu’au contraire ils s’autorisaient expressément d’eux-mêmes (en fait, être heureux, si l’on voulait le définir, il faudrait dire que c’est vivre comme n’importe qui). Mais celui qui ne s’est pas trahi, c’est-à-dire qui ne cède pas sur la distinction de la première personne (chacun est le semblable de ses semblables, mais est seul à être soi-même), s’il pose ses actes comme des actes d’autorité (autrement dit s’il est un auteur au sens littéral du terme), renvoie à rien cette nécessité qui est celle du service toujours anonyme des biens. Et puis qu’est-ce que la liberté, sinon justement la capacité de laisser en arrière le service des biens, de faire qu’il ne compte pas ? Il est donc absurde de considérer la liberté d’un être comme son bien. Et puis, à penser d’une manière générale la question du rapport de la liberté et du service des biens, la parabole du grand Inquisiteur est claire : c’est parce qu’il veut sincèrement leur bien que celui-ci doit mettre à mort un Christ qui reviendrait libérer les hommes !
Une acte d’autorité, c’est donc avant tout une récusation du service des biens. Sans cette condition, il est impossible de parler d’acte d’autorité.
En quoi nous comprenons mieux la thèse que j’ai posée l’autre jour de l’impossibilité de distinguer la question du vrai de la question du mal.
Un paradoxe : l’autorité des « en tant que »
La nécessité du bien et celle de la trahison subjective sont le même, puisque le bien est ce que n’importe qui a raison de vouloir. Il est donc nécessaire d’avoir cédé sur sa propre distinction (sur le fait qu’on est la première personne et non pas une des troisièmes) pour vouloir le bien. En quoi il devient parfaitement clair qu’un individu au service du bien (comme nous le sommes forcément tous – mais seulement « par ailleurs » pour quelques-uns) est exclusif de toute autorité. Ainsi, l’autorité du préfet dans le département n’est-elle constitutivement que l’autorité d’un individu sans autorité, puisque c’est à l’Etat et surtout pas à lui qu’on obéit : ôtez-lui sa casquette et ses gants blancs, il ne reste rien – ce qui n’est assurément pas fait pour inspirer le respect (mais cela n’exclut pas que « par ailleurs » l’individu en question puisse être d’une grande valeur personnelle). Toutes les fonctions d’autorité renvoient donc à la médiocrité subjective d’avoir démissionné de sa propre distinction – médiocrité aussi universellement inévitable qu’est inévitable le service des biens. Quand donc je pose que l’autorité s’entend en exclusivité du service des biens, il faut aussi l’entendre à travers la nécessité que le service des biens soit l’universelle nécessité de la démission subjective.
On dira que le service des biens réclame souvent qu’on fasse preuve d’autorité : un parent peut obliger son enfant à prendre un médicament amer, ou un professeur imposer le silence dans sa classe : il s’agit bien à chaque fois d’agir « en tant que », autrement dit en s’autorisant de sa place et non pas de soi-même, mais en même temps il s’agit indubitablement d’autorité, puisqu’on peut a contrario citer en exemples des parents ou des professeurs qui n’ont aucune autorité.
Mais précisément : ceux qui sont dans ce cas sont de mauvais parents ou de mauvais professeurs. Cela signifie qu’ils n’atteignent pas le minimum requis par ces situations, lequel minimum est, comme tel, un degré zéro d’autorité : ils sont dans le négatif par rapport à cela. On ne va donc pas considérer que ne pas être trop faible pour faire correctement son métier de parent ou d’enseignant est la manifestation d’une autorité positive ! L’illusion tient à ce qu’on imagine souvent que la négation d’une négation est égale à une affirmation. Rien de plus faux : ne pas être pauvre n’équivaut absolument pas à être riche, par exemple. Ne pas manquer n’est pas équivalent à posséder, d’une manière générale. Ainsi n’être pas incapable de remplir sa fonction de parent, d’enseignant ou de sergent de ville – situations d’autorité globalement asservies au service des biens – n’équivaut absolument pas au fait d’avoir de l’autorité. Ceci pour le principe, qui apparaît d’autant plus clairement que l’exercice d’une autorité personnelle – c’est-à-dire différente de celle qui est requise pour que la fonction soit bien assurée – sera un empêchement à cette assurance. Sartre était-il un bon professeur, par exemple ? J’en doute, précisément parce que certains de ses élèves (pas tous, à ce qu’il semble !) avaient reconnu qu’il comptait. Mais est-ce qu’un professeur, dont le travail est de transmettre le savoir, de le faire passer de l’extérieur à l’intérieur de l’esprit des élèves, n’a pas exclusivement pour fonction d’importer ?
Il y a des professeurs dont on dit qu’ils ont de l’autorité, au-delà de leur compétence technique, et d’autres qui sont chahutés et que les élèves n’écoutent pas. Assurément, les premiers sont, toutes choses égales par ailleurs, meilleurs que les autres : plus conformes à l’esprit et à la nécessité de leur mission, mieux formatés aux nécessités de l’institution, donc plus à même que les autres de réaliser l’« importation » du savoir. Meilleurs, c’est-à-dire plus médiocres. Cependant la question de leur autorité, si c’est vraiment d’autorité qu’il s’agit et pas simplement de compétence (même psychologique), ne peut pas prendre cette allure : il faut que le service des biens soit d’une manière ou d’une autre pris en défaut, et il ne peut l’être, dans ce cadre, que comme une distinction qui ne pourra être objective (un professeur distingué – sous entendu « des autres ») qu’à être d’abord subjective. C’est ce paradoxe qui permet de rendre compte de l’autorité des « en tant que ».
La distinction dont il s’agit dans cet exemple, je la présenterai en opposant l’instruction à l’éducation. Cela donne la nécessité suivante : le professeur qui a de l’autorité s’autorise du fait qu’il est un éducateur. Au contraire, son collègue qui n’a pas spécialement d’autorité s’autorise seulement de son savoir, de la légitimité de sa nomination au sens administratif du terme (l’Etat a eu raison de lui confier une classe, puisqu’il possède le savoir requis et la compétence pour le transmettre) : on est alors dans le service des biens, parce que le sujet considéré et son service sont rigoureusement le même, institués d’un « moi » qu’on pourrait dire professionnel et en l’occurrence pédagogique. Le professeur qui a de l’autorité, tout au contraire, est fait de sa propre division entre l’éducateur qu’il est en vérité et le professeur qu’il est en réalité. Non pas qu’il y ait là deux aspects de son métier (comme si on pouvait apprendre à vivre comme on peut apprendre à résoudre des équations du second degré !). C’est même exactement le contraire : il n’y en a qu’un, mais distingué. Car le professeur « distingué » ne l’est de ses collègues qu’à l’être d’abord de lui-même : son travail de professeur est ce qui importe, mais ce n’est pas ce qui compte, et c’est précisément que ce travail ne compte pas quand il importe au plus haut point qui assure une distinction qu’on peut traduire en disant que les élèves ne sont pas sans reconnaître en lui (j’insiste sur la double négation, qui n’est pas équivalente à une affirmation) un éducateur.
Alors un acte d’autorité, quand on est professeur, c’est quelque chose qui tient sa possibilité de cette distinction qu’on peut réfléchir en disant qu’il s’impose non pas comme éducatif mais depuis sa dimension éducative du travail d’instruction, dès lors que ce travail est effectué avec « distinction ». Et nous retrouvons le paradoxe que j’ai développé plus haut de l’exclusivité de l’autorité au service des biens, puisque celui-ci est toujours l’assurance de l’unité du monde – et qu’on peut nommer « mal » la déliaison comme telle de ce qui doit faire unité. Bref, il faut s’en tenir à la conclusion que je proposais : rien de ce qui concerne le bien ne peut jamais faire autorité, et il n’y a d’autorité qu’à partir du moment où le bien ne compte plus.
L’autorité, dans son aspect négatif, c’est toujours de ne pas céder au service des biens, déjà parce qu’il va de soi (doit-on ordonner ce que chacun veut spontanément), mais surtout parce que c’est de vérité et non pas d’utilité qu’il s’agit dans cette problématique. Je l’ai déjà indiqué : on n’obéit pas à la loi parce qu’elle est utile mais uniquement parce qu’elle est la loi. L’autorité s’entend exclusivement de cette nécessité, et c’est pourquoi je maintiens qu’elle est nécessairement aberrante – comme est aberrante la nécessité de la loi, dans son irréductibilité à la figure utilitaire du règlement intérieur.
En quoi nous retrouvons ce que j’ai indiqué l’autre jour : le principe de l’autorité, c’est l’impossibilité de distinguer le mal de la vérité… car il n’y a jamais de vérité qu’en exclusivité au service des biens et, réciproquement, de service des biens qu’en haine de la vérité – qui n’a certes aucune raison d’être ce que nous avons besoin ou envie qu’elle soit.
Je m’arrête là pour aujourd’hui. La prochaine fois, j’examinerai la question de l’acte d’autorité dans son rapport à l’origine – puisqu’on ne peut penser cet acte en dehors de la question de la vérité et que l’on doit nommer vrai ce qui existe selon l’origine (par opposition au réel qui existe selon la cause).
Je vous remercie de votre attention.