Cours du 22 juin 2001
S’autoriser : contingence et vérité (suite)
On ne s’autorise que de sa contingence, que de l’impossibilité qu’on soit nécessité, ou plus exactement que de l’impossibilité que compte la nécessité dont on relève forcément. C’est justement la non vérité de la nécessité d’être nécessité qu’on appelle autorité : elle est l’impossibilité que la nécessité compte, notamment quand elle s’impose au titre de la place. Et l’envers de cette impossibilité est la corrélation d’une contingence et d’une marque ou, si l’on préfère, c’est l’existence comme autorisée d’un sujet qui ne le fait que pour la seule raison qu’il est lui-même (définition génie, au sens éthique du terme, puisqu’il n’y en a pas d’autre). Pas de différence, en ce sens, entre s’autoriser de soi-même et s’autoriser de sa propre contingence. Rien de justifié ne peut donc faire autorité, puisque faire ce qu’il est justifié de faire consiste à faire jouer sa propre nécessité (par exemple on est directeur et on agit en tant que tel : il faut bien que le service soit dirigé). On ne fait donc autorité que pour autant que les titres qu’on a d’imposer notre point de vue ne comptent pas, lesquels titres sont la nécessité même de ce point de vue. D’où ce paradoxe de l’exclusivité de l’autorité et de la nécessité, qui peut notamment s’exacerber comme tension contradictoire dans la figure du chef, qui est d’un côté un parfait médiocre (ce qui compte en lui, c’est sa place à la » tête » de l’entreprise ou du groupe : elle suffit à le définir) mais qui est de l’autre côté un sujet qui s’autorise de lui-même (ce qui implique notamment qu’il puisse désobéir à des ordres supérieurs), quelqu’un qui décide quand tout autre à sa place choisirait la meilleure ou la moins mauvaise des possibilités. Voilà globalement une première approche de la notion de contingence, telle qu’elle est inhérente, à mon avis, au concept d’autorité.
Les questions qu’on a bien voulu me poser montrent cependant que l’inhérence de la contingence à l’autorité n’est pas évidente pour tout le monde – ne serait-ce qu’à cause de notre habitude d’enfermer la question de l’autorité dans le service des biens (le chef, par exemple, doit mener à bien l’entreprise collective), et par là de la méconnaître totalement en faisant de l’autorité un principe de nécessité. Car si l’autorité est une fonction (et par exemple si le chef est une sorte de mercenaire : on lui demanderait d’apporter la victoire comme on demande au cuisinier de préparer une bonne nourriture), autrement dit si elle s’inscrit dans le service habituel des biens, alors elle devient absolument incompréhensible puisqu’on ne peut s’autoriser de soi même – principe même de l’autorité hors de quoi il n’y a qu’un jeu anonyme de nécessités sociales – qu’à la condition, justement, que les biens ne comptent pas. Le bien, en effet, c’est ce que n’importe qui a raison de vouloir ou, si l’on préfère, ce qui détermine le sujet de son vouloir comme étant n’importe qui. Or il n’y a d’autorité que d’un sujet qui n’est pas n’importe qui, si vous continuez de m’accordez la corrélation de l’autorité et du respect. Et nous savons qu’il n’y a concrètement de respect qu’en particulier, c’est-à-dire que d’un sujet qui ne apparaisse comme n’étant pas n’importe qui, comme n’étant pas un représentant de l’humanité, une fonction.
C’est par conséquent en m’appuyant sur la corrélation du respect et de l’autorité, une fois reconnue l’impossibilité d’éprouver un respect » général » (le respect pour l’humanité en général n’est que l’idée du respect, avons-nous vu), que je pose l’exclusivité absolue de l’autorité et du service des biens. La contingence dont je vous parle, c’est d’abord cette exclusivité.
Il n’y a de contingence que du distingué
Je mets en rapport la contingence et la liberté, au sens où on peut nommer » liberté » le fait de s’autoriser de soi-même, ce qui aussi bien être nommé » distinction » (notons que cela implique l’exclusivité de la liberté et de la lucidité, alors que l’idéalisme réflexif habituel s’attache à les identifier au nom de l’idéal de la semblance universelle). Ce rapprochement de termes n’a pas manqué d’évoquer des souvenirs de lectures sartriennes, et il est très important que j’écarte le contresens qui risquerait d’advenir ici en insistant bien sur l’impossibilité, pour la contingence dont je vous parle, d’être confondue avec le simple être-là inerte et la stupide de la » contingence » sartrienne. Une raison de principe suffirait : le statut de cette notion développée dans l’Etre et le Néant, qui est exclusivement réflexive. Il n’y a en effet d’en soi que pour un pour soi, de sorte que la » contingence » sartrienne est simplement l’envers de la nécessité que le sujet universel de la réflexion est pour lui-même. Quand en effet je prends conscience de moi, je prends par là même conscience que le » sens » procède nécessairement de ma conscience : un stylo en est-il un en lui-même, si personne n’y pense ? certes non ; et pourtant l’objet ne cesse pas d’exister quand nous cessons d’y penser ; de sorte qu’il n’y a pas de différence entre adopter la position réflexive et définir comme » en soi massif et opaque » l’être propre des choses. En quoi nous aboutissons bien à une contradiction, excluant définitivement qu’on puisse jamais se poser la question du vrai : le propre (si cet objet est vraiment un stylo et non pas un dromadaire, par exemple…) est exclusif du fait d’être ce qu’on est et par conséquent de toute éventualité de vérité, laquelle est par définition vérité du vrai lui-même. C’est à pointer cette contradiction que je récuse, comme je l’ai souvent dit, la validité de la position réflexive, et que je définis la vérité non pas par la souveraineté du sujet pur en face d’un » en soi » en lui-même in-signifiant, mais au contraire par sa récusation et donc, subjectivement, par l’étrangeté que nous sommes pour nous-mêmes. Car s’il y a du vrai alors le sujet constituant ne compte pas. Là où je ne compte pas, moi qui suis ma propre présence pour moi-même, est le vrai, et je dois corrélativement appeler » vrai » tout ce qui a produit en moi cet effet de division que j’appréhende en reconnaissant qu’en un certain endroit de mon existence (la marque, où dès lors je suis sans moi capable de vérité), je ne compte pas. Ce rappel est destiné à éviter le contresens qu’on peut commettre facilement sur la contingence en séparant les notion de contingence et de vérité, alors qu’elles sont inséparables, si, précisément, c’est le vrai lui-même (par opposition à toutes les raisons dont il serait l’expression, à commencer bien sûr par des raisons transcendantales) qui est sujet de la vérité.
En présentant la même nécessité sous une forme subjective, on dira que le vrai ne peut être sujet de la vérité qu’à s’être depuis toujours distingué du réel qu’il est par ailleurs. Au vrai, il appartient donc de ce point de vue de renvoyer au sujet de la distinction, qui ne peut l’être qu’à s’entendre depuis toujours dans sa division entre vérité et réalité, faute de quoi il ne serait jamais, toujours subjectivement, que le sujet de son expression. Car le sujet qui s’exprime est le même alors que le sujet qui distingue est un autre : le premier est toujours réellement lui-même, alors que le second a à l’être vraiment. La formule freudienne du » wo es war… » renvoie, de mon point de vue, à cette nécessité qu’il ne suffit pas d’être soi (même divisé) pour être vraiment soi : non pas qu’on doive conquérir une vérité à la manière d’une sagesse qui ramènerait tout à on ne sait quelle harmonie, mais en ceci que notre vérité nous est étrangère et que c’est en cette étrangeté que s’origine ce qui est vraiment de nous. Est vrai ce que nul, notamment son auteur, n’avait la possibilité de faire : il faut toujours être un autre, pour qu’il y ait du vrai. C’est pourquoi je dis qu’entre le vrai et le réel il n’y a pas de différence (la vérité n’est pas un élément qu’il suffirait d’ajouter ou de retirer au réel) mais une distinction.
Identifier le vrai au distingué comme je le fais, ce n’est pas y reconnaître l’expression d’un sujet divisé parce qu’une expression est tout ce qu’on veut sauf distinguée : aussi paradoxalement qu’on la conçoive, une réalité ne sera jamais assimilable à une vérité, parce qu’on ne sera jamais sorti du domaine de la nécessité (s’exprimer, c’est nécessiter à partir de soi ce en quoi on se retrouvera comme le même que soi). Autrement dit, rien de ce en quoi on peut se reconnaître ne saurait être vrai, même si » par ailleurs » l’idiosyncrasie, les fantasmes et toute la singularité subjective de l’auteur se laisse reconnaître. Mais justement : la vérité, c’est que cela ne compte pas.
Définir le vrai par sa contingence, c’est dire qu’il s’entend en exclusivité à toute problématique de l’expression et de la reconnaissance de soi. Si je me reconnais en quelque chose dont je me dis l’auteur, alors j’usurpe la notion d’auteur, puisqu’elle est celle de l’autorité et par conséquent de l’étrangeté. On ne saurait être l’auteur que de ce qui nous surprend, que de ce qui exclut qu’on se retrouve – puisque de toute façon le vrai se reconnaît à l’effet de division qu’il produit sur nous (qu’on en soit ou non l’auteur, sur ce point, ne change rien). C’est pourquoi la notion de contingence telle que je l’emploie ici renvoie expressément à la distinction de ce qui compte et de ce qui importe, puisqu’on peut aussi bien la définir en disant que le contingent, c’est l’étant dont la nécessité ne compte pas – autrement dit le distingué. On dira par conséquent qu’il n’y a de contingence que du distingué comme tel, puisque la nécessité est le régime commun de l’étant comme tel, de l’étant qui relève du discours métaphysique c’est-à-dire avant tout du principe de raison. Et c’est à partir du moment où il importe sans compter qu’on peut aborder la question de la vérité.
Exemples du vrai
On m’a demandé de prendre un autre exemple que l’œuvre pour expliquer la contingence, telle qu’elle est impliquée dans la problématique de la vérité.
Tout ce qui produit un effet de vérité peut convenir : certes, c’est l’œuvre qui constitue le vrai, paradigmatiquement, puisqu’on appelle ainsi ce qui relève du génie, autrement dit de la première personne comme telle (c’est-à-dire dans son étrangeté à soi). Mais je vous rappelle aussi que la question du vrai n’est pas simplement celle de sa production, c’est également celle de sa reconnaissance. Tout ce qui produit en nous un effet de division entre réalité et vérité, et par là nous met au pied du mur de la question que nous sommes pour nous-mêmes, est vrai. Je le dis autrement : j’appelle vrai tout ce qui me cause comme première personne.
Souvenez-vous de l’exemple de l’exercice de géométrie : on peut parler de vérité à propos d’une démonstration faite par un élève de quatrième si elle produit en nous un effet de géométrie, par opposition à l’effet d’arpentage que produirait une mesure soigneusement faite avec un rapporteur et un double décimètre. Dans le second cas, on est toujours dans la réalité au sens où il n’y a pas de division entre ce qui importe et ce qui compte, alors que dans le premier il y en a : ce qui compte n’est rien mais c’est justement par ce rien que ce qui est quelque chose pourra passer au statut de figure géométrique. Le cercle ou la sphère ne sont rien, par opposition au rond ou à la boule ; mais c’est seulement parce que le cercle et la sphère comptent qu’on peut reconnaître dans leur distinction – c’est-à-dire comme figures engagées dans un exercice de géométrie – un rond ou une boule.
Je prends un autre exemple : la loi, qui produit en nous un effet, disons, de » citoyenneté » par opposition à la règle, qui ne nous divise pas parce que nous sommes toujours déjà convaincus de l’impossibilité de vivre n’importe comment en société. Donc la loi comme telle est vraie : le particulier que je suis importe assurément, mais c’est le citoyen qui compte, politiquement (c’est-à-dire dans le domaine dont la loi est l’institution). Je présente la même chose autrement en disant, à propos de la loi entendue comme expression de la volonté du peuple, que celui-ci fait autorité précisément de ne pas être le peuple réel, bien qu’il n’en existe évidemment aucun autre. En effet le peuple réel, n’est pas le vrai peuple : l’ensemble des citoyens n’est pas l’ensemble des particuliers, la volonté générale n’est pas la volonté de tous. Bref, c’est la distinction qui fait la contingence, au sens où s’autoriser de soi s’oppose à une nécessité dans laquelle les importances se conditionnent les unes les autres, dans l’horizon général de la finalité que la vie est pour soi.
Dire que l’autorité est inhérente à la distinction, c’est dire qu’elle ne diffère pas de l’implication de la contingence. Tout ce qui est contingent au sens que je viens de rappeler fait autorité. Un bourgeois ne fait pas autorité (puisqu’en lui ce n’est pas lui mais sa place qui compte), mais un bourgeois distingué, oui. En effet sa distinction est sa contingence : il est nécessaire dans une société marchande, mais, dans son cas particulier, cela ne compte pas. Et que sa réalité sociale (une place, des moyens, du pouvoir…) soit ce qui ne compte pas, voilà précisément qui l’instaure comme contingent et comme autorité de soi, bref comme vrai et par conséquent comme produisant un effet de vérité (le respect).
Rien là que de très évident, y compris quand on se pose la question de la vérité en termes de représentation. Ainsi vous voyez bien qu’il revient au même de dénier la vérité d’une proposition et de la rapporter à celui qui l’a proposée. » C’est parce que vous êtes ceci que vous dites cela « , disent les partisans de l’expression, autrement dit ceux qui haïssent jusqu’à l’idée qu’il puisse y avoir de la vérité parce que cela implique subjectivement la nécessité du respect (si tout exprime pareillement quelque chose, alors tout se vaut et que rien ne saurait susciter un respect particulier). Certes, qu’on soit déterminé par ce qu’on est, voilà bien une lapalissade que nul ne risque de contester ! Par exemple Rousseau était paranoïaque. Assurément, il faut l’être pour avoir l’idée de d’instituer le tout social à partir de sa seule raison. Et alors ? Qu’est-ce que cela change à la vérité, c’est-à-dire au caractère marquant, du Contrat Social – dans l’ » effet » duquel nous vivons encore et dont nous ne sommes pas encore remis ? Car qu’est-ce que ce livre, sinon ce qui nous produit comme républicains (au sens moderne) ? Est-ce que cette » production » n’est pas une distinction de nous-mêmes ? est-ce par conséquent que ce livre n’est pas vrai ? Cela ne signifie surtout pas qu’on ne puisse lui opposer des arguments importants et même décisifs (Hegel…) mais cela signifie qu’on ne se remet pas d’avoir lu ce livre, autrement dit qu’il compte. Ce qui compte, voilà le vrai. La paranoïa de Rousseau, par contre, elle ne compte pas (mais elle importe, au moins à titre de condition).
Alors la contingence ne porte pas sur les conditions qui sont, au contraire, parfaitement nécessaires mais sur la vérité même du vrai : parler de contingence ici, c’est dire que notre » causation » comme républicains par ce livre n’est pas de l’ordre des causes et des effets, puisque notre attitude républicaine est une manière de nommer notre capacité de vérité en matière politique (par opposition au » conditionnement culturel « ) !
Voilà, j’espère avoir répondu à la demande qu’on m’avait adressée, en précisant toutefois que tous les exemples que je viens de prendre renvoient vraiment à la vérité, et ne s’épuisent pas dans un » effet » qu’on pourrait simplement interpréter comme une curiosité transcendantale. (Quand j’ai parlé de la marque, j’ai insisté sur mon refus de jamais en inscrire la notion dans un tel horizon.) Car à chaque fois, on peut montrer que c’est du nom secret qu’il est question ! Par exemple, est-ce que la république au sens moderne n’est pas en grande partie rousseauiste ? L’effet de vérité dont je viens de parler sous le nom d’effet de citoyenneté (je suis un particulier, avec des intérêts et des passions de particulier, mais ma vérité politique, c’est que ça ne compte pas), est-ce que ce n’est pas un effet de » rousseauité « , si vous me pardonnez une telle expression ? voilà donc la contingence, finalement : Rousseau était lui-même, et non pas n’importe qui. Contingence et vérité sont le même : la République au sens moderne, c’est un concept en première personne – en l’occurrence un concept » rousseauiste » (je simplifie : il faudrait aussi parler de Montesquieu, etc.).
Mais cela renvoie aussi à une autre idée, que j’appellerai la » contingence du vrai » et dont j’énoncerai le principe de manière un peu scandaleuse, en disant que si la république est bien de » nature » rousseauiste, comme la morale est de » nature » kantienne ou comme la géométrie de l’univers est de » nature » einsteinienne, alors ma vérité à moi ne peut résider ni dans mon statut de citoyen, ni dans ma moralité, ni dans ma réalité physique…
Voilà comment, pour relancer la question de la vérité comme étant celle de la première personne, je reprendrais l’idée de contingence.
Contingence du vrai et de l’auteur
La question de la vérité (ou la question de l’auteur, puisque la notion de l’autorité fait apparaître que ce sont les mêmes) est par conséquent celle d’un manque : dire qu’il n’y a de vrai qu’à l’encontre du réel en refusant de faire une différence entre réalité et vérité, c’est dire que le vrai s’entend depuis une certaine impossibilité de la réflexion à laquelle il appartient essentiellement au réel de pouvoir donner lieu ; la marque est une pure aberration, et ne peut pas être confondue avec le trait d’identification. N’importe quoi se définit de pouvoir donner lieu à un concept qui en soit la vérité. Sauf, justement, ce qui n’est pas n’importe quoi et qu’on appelle le vrai. Lui aussi offre cette possibilité (autrement dit un discours métaphysique peut toujours le rassembler) mais, dans son cas, ça ne compte pas. Quand tout est compris, c’est comme si rien ne l’était, et il faut penser ce paradoxe comme une propriété impossible du vrai. Je dis d’une part qu’il s’agit d’une propriété, car nous ne distinguons pas le vrai arbitrairement (c’est même la définition du vrai qu’il s’entende expressément à l’encontre de l’arbitraire, puisqu’il est lui-même le sujet de la vérité – ce dont le respect imposé est la reconnaissance), et d’autre part que cette propriété est impossible car si elle existait positivement on ne pourrait pas parler de vérité, mais seulement d’une nouvelle réalité réfléchie ou paradoxale. La distinction du vrai s’entend donc à la fois comme nécessaire et comme impossible. La question de l’autorité trouve son pivot dans cette corrélation.
Or si nous réfléchissons à la notion ainsi construite, nous découvrons que la notion de contingence en répond. Cette notion est en effet celle d’une distinction et non pas d’une différence, puisque le contingent ne s’oppose pas au nécessaire comme une réalité qui existerait sans raison s’opposerait à une autre réalité qui effectuerait les raisons de son être. Il est évident que tout ce qui est contingent est » par ailleurs » nécessaire. Mais justement : c’est par ailleurs et non pas en vérité qu’il l’est. C’est pourquoi la question de l’autorité s’inscrit dans l’horizon de la contingence : là où il y a nécessité, il ne peut pas y avoir autorité, parce que la nécessité renvoie toujours à autre chose qui soit sujet, en l’occurrence un système de places ou un savoir (ce qui revient au même). Ainsi l’objet est nécessairepuisque les raisons – d’abord finales – de son être sont ce qui compte en lui, alors que la chose est contingente puisque ces raisons, les mêmes, ne comptent pas. On peut donc définir la vérité d’une manière négative et programmatique en en faisant la fausseté de la constitution. Si l’on appelle vrai l’étant qui est lui-même le sujet de son propre être dès lors reconnaissable comme vérité, autrement dit l’étant autorisé de soi – et donc l’étant qui fait autorité, l’étant qui marque – il faut le dire contingent. Car si c’est de lui et non pas des raisons de son être (à commencer par le sujet qui le comprendrait comme tel ou tel) qu’il s’autorise, autrement dit s’il institue la métaphysique comme l’ordre de ce qui ne compte pas, on peut dire que, quant à ce qu’il compte autrement dit quant à son autorité il est sans raison. Non pas aléatoire ni arbitraire ni indéterminé, mais bien contingent.
Et certes, nous l’avons déjà vu quand je disais que l’autorité excluait l’accord, autrement dit excluait pour elle-même d’être raisonnable – puisque le raisonnable, c’est ce que n’importe qui a raison de faire ou de penser, et qu’il n’y a d’autorité, précisément, que de celui qui n’est pas n’importe qui, que de celui qui n’a pas cédé sur sa » personnalité » première (être la première personne, par opposition au sujet raisonnable qui s’approuve et se reconnaît lui-même dans l’universalité de son action) et en qui, par conséquent, les autres (dont il fait partie) ne sauraient jamais se reconnaître. Celui qui agit en première personne, autrement dit celui qui s’autorise de soi – puisque c’est uniquement cela, s’autoriser de soi – est forcément contingent, par rapport à ce qu’on se représente comme nécessaire (s’autoriser de sa réflexion, de son savoir, de sa place). Le premier trait de l’auteur est donc la contingence : oui, Platon a existé, c’est un fait ; mais un fait purement contingent (bien que par ailleurs nécessaire : ses parents se sont rencontrés, etc.), et c’est seulement à reconnaître cette contingence au principe de son œuvre que celle-ci, justement, apparaît comme une œuvre – la sienne. Je dis » la sienne » par opposition à un moment historialement nécessaire de la pensée grecque qui serait seule à compter dans ses écrits, lesquels ne seraient donc pas vraiment les siens et ne seraient dès lors pas vraiment eux-mêmes, puisque le vrai ne s’entend que d’une étrangeté de la première personne à elle-même, excluant qu’elle s’y exprime.
Il faut donc penser le redoublement du nécessaire par un impossible lui-même impossible : son impossibilité n’est pas une modalité paradoxale, parce que cela reviendrait à opposer le vrai au réel par une différence et non plus par une distinction. Autrement dit l’autorité ne peut pas relever d’un fondement dont on pourrait donner la formulation paradoxale. Il y a donc ce qui relève de la métaphysique autrement dit de tout – puisqu’on appelle métaphysique le fait que tout puisse se reconnaître dans le préalable du savoir qui le concerne – et une impossibilité à cela, qui ne consiste en rien, mais dont il faut nommer » vérité » l’insistance.
On appelle auteur celui dont cette insistance constitue l’éthique – en quoi il fera autorité. Le statut d’auteur est par conséquent philosophique au sens où je vous ai expliqué que » philosophique » s’opposait à » métaphysique » : la distinction de l’auteur, c’est l’impossibilité de faire valoir une problématique de l’expression qui, pour tout autre sujet (y compris celui qu’il est » par ailleurs » et qui ne compte pas) serait pertinente.
La notion d’expression, dont j’ai parlé l’autre jour à propos du visage, dit cet encontre : toute chose exprime les raisons de son être et chacun s’exprime en faisant ce qu’il fait. La question de la vérité s’entend expressément à l’encontre de cette évidence métaphysique, et c’est le respect qui en est l’épreuve puisqu’il n’y a de respect que de la chose elle-même, à l’encontre d’autre chose qui compterait à sa place et dont elle serait l’expression.
L’auteur, c’est donc avant tout celui qui ne s’exprime pas dans ce qu’il fait : qu’il le fasse (et comment pourrait-il ne pas le faire ?) voilà précisément ce qui ne compte pas, dès lors que ce qu’il a fait inspire un respect particulier.
On peut donc nommer auteur un sujet dont l’expression ne compte pas, le sujet d’une chose qui impose le respect. Voilà comment je mets en corrélation l’autorité et la contingence.
Marque et contingence
Le réel est toujours déjà métaphysique, alors que le vrai est toujours déjà philosophique.
Quand on réfléchit cette distinction, on est obligé de la voir comme une division du vrai : est vrai ce dont la réalité ne compte pas, sans qu’il y ait rien d’autre (une réalité supplémentaire) à considérer. Ce rien est forcément local, ponctuel, conformément à l’impossibilité pour la vérité d’être la totalisation du vrai – puisqu’au contraire elle en est la fracture, le déchirement. Le point de ce » rien « , il faut le nommer » marque « . De même qu’une personne » marquée » (celle qui inspire un respect particulier) laisse reconnaître en elle un point d’aberration, un point où elle ne reconnaît pas le sujet raisonnable qu’elle est réflexivement, on dira que le vrai n’est tel que par une aberration locale, la marque, qui interdise au savoir dont l’objet relève de compter, et par là récuse que l’objectité (le fait d’être objet pour un sujet) soit la vérité de l’étant. On appellera vrai l’étant dont le traitement objectal apparaît être une désinvolture, le paradoxe étant ici que la désinvolture soit la nécessité elle-même, puisqu’il faut être désinvolte envers l’étant lui-même pour poser qu’en lui c’est nous qui comptons, ou alors son fondement. Si on respecte une chose (ce qui est la reconnaître comme vraie), on n’en fait pas l’inessentiel d’un autre qu’elle manifesterait. Or pour la reconnaître dans cette contingence alors que la nécessité est l’a priori de son aperception, il faut la supposer distinguée.
Définir la vérité par la division du vrai, par une affectation qui le rende étrange et aberrant pour lui-même, c’est ce à quoi sert la problématique de la marque. Le vrai, c’est le marqué ou encore le distingué, séparé qu’il est de sa propre réalité et donc de son inhérence au service de son bien par une aberration, un reste inassimilable qui n’apporte rien, ne signifie rien, n’apprend rien, ne sert à rien. Nous savons depuis très longtemps qu’il n’y a de vérité qu’en récusation de l’universalité incontestable du service des biens : c’est le paradoxe de cette exclusivité qui structure toute la problématique du respect, en quoi il est question de la vérité. La simple notion du respect est la récusation du service universel des biens, puisque le respectable vaut en lui-même, et non pas par son agrément ou son utilité, qui consisteraient à attribuer à autre chose sa propre vérité (c’est pourquoi l’envers du respect n’est pas le mépris, quand on en pose la question éthiquement et non pas moralement : c’est la désinvolture – autrement dit l’éthique métaphysique). Quand je parle de contingence, il ne faut pas voir cela comme on ne sait quelle négation des nécessités du savoir, mais au contraire comme leur reconnaissance – leur cantonnement dans l’ordre de ce qui ne compte pas dans l’universalité de la métaphysique ou du service des biens, bref dans l’ordre des importances. La distinction que je mets en avant à travers l’opposition de l’objet ou de la chose, ou encore à travers l’opposition de la constitution (il s’agit de moi) et du respect (il s’agit de la chose), ce n’est pas une différence : la chose et l’objet, c’est la même chose. Parce que ce n’est pas une différence, la distinction effectuée s’autorise d’une marque et non pas d’un trait. Voilà exactement ce que signifie la notion de contingence : ce dont aucune différence ne saurait être construite pour justifier l’opposition au nécessaire.
Définir la marque à partir du vrai, d’abord en ce qu’il s’en institue (le vrai, c’est le marqué) puis en ce qu’il s’y donne dans son effet (le vrai, c’est le marquant), c’est exclure qu’il relève de la nécessité, telle que la loi en est à la fois l’indication et la prescription. Et la nécessité, subjectivement, c’est le service des biens. Le vrai est contingent en ce sens que le bien est le nécessaire en soi, et que là où est le bien il ne saurait être, et réciproquement.
Car ce dont la loi est énonçable ne compte pas : il relève de l’expérience et non pas de l’épreuve, c’est-à-dire de l’éventualité d’être jeté une fois le savoir essentiel extrait. Mais si une réalité se trouve marquée, suscitant en nous un respect particulier, alors la nécessité légale dont elle serait le vecteur inessentiel sera précisément ce qui ne comptera pas, en elle.
La contingence appartient donc aux choses, par opposition aux objets, puisque c’est leur constitution par le savoir qui définit ces derniers, alors qu’une chose sera dite vraie par sa distinction propre. Partout où c’est des choses elles-mêmes qu’il s’agit, on est dans la contingence : la nécessité concerne les objets qu’elles sont par ailleurs. Il n’y a de respect que de ce qui est contingent.
D’où cette thèse qu’il n’y a d’autorité que contingente. Ce qui renvient bien à dire que la notion d’autorité implique cette nécessité qu’on s’autorise de sa propre contingence.
Je le dis en mettant l’accent sur la notion de vérité : le nécessaire, parce qu’il identifie l’être de l’objet à sa référence au savoir et donc à la constitution, implique la définition prédicative de la vérité. C’est le même de dire que la vérité est une propriété ou une qualité propre à certains énoncés et de dire que les choses » correspondantes » sont nécessaires. Or ce qui compte, justement, laisse en arrière cet impératif : si c’est lui (le vrai) qui compte, il ne » correspond » à rien (aucun référent, aucun idéal, aucun but) et rien (aucune prédication) n’a, de lui correspondre, la possibilité d’en être la vérité. J’appelle » marque » cette impossibilité. Car ce qui est marqué, c’est lui-même qui est considéré alors que ce qui ne l’est pas n’est qu’un exemplaire de l’essence qu’il a dès lors pour mission d’accomplir.
Quand donc je rapporte la contingence à la marque, c’est pour situer la problématique de l’autorité dans l’horizon de la question de la vérité entendue comme question des effets. La vérité se reconnaît à son effet. Par exemple une démonstration géométrique produit un effet de géométrie et non pas un effet d’arpentage. Si elle produisait un tel effet, elle serait sans doute exacte, mais elle ne serait absolument pas vraie. Or produire un effet de géométrie, c’est marquer. Ainsi on peut imaginer qu’un individu prédisposé aux raisonnements concernant l’espace réalise la trivialité du métier d’arpenteur qu’il est en train de pratiquer (hypothèse si peu fantaisiste que les arpenteurs qu’on voit sur les chantiers se font appeler » géomètres » !) de simplement avoir lu une démonstration géométrique, c’est-à-dire une démonstration où l’idéalité de l’espace était respectée (alors qu’elle ne l’est pas par les arpenteurs, qui ont décidé d’ignorer que tout donné renvoyait à une donation). Voilà ce qu’on nommerait un effet de vérité : quelque chose qui instituerait du respect, d’avoir une attitude respectueuse comme principe.
La contingence dont je parle ici renvoie donc à un rapport (dont la notion de respect nous donne l’intelligence) entre le vrai et l’existant qui s’est libéré de la vie, c’est-à-dire des nécessités vitales de la compréhension dans lesquelles il est forcément pris. Là où la vie qui est sa propre nécessité est frappée d’impossibilité est la contingence. Ce lieu est la marque. Et là c’est de l’existence qu’il s’agit parce que c’est seulement là où l’on est marqué qu’on peut être sensible à la chose elle-même : non pas celle qu’on utilisera mais au contraire celle qu’on respectera – la vraie, donc. C’est cette libération que j’appelle » effet « . Par exemple l’arpenteur que je viens d’imaginer aperçoit que l’asservissement des démonstrations géométriques à la construction des autoroutes est une impiété – bien que » par ailleurs » (mais justement : tout est là), ce soit une nécessité et une très bonne chose.
A l’instant où il reconnaît que le trivial n’est pas vrai et que le vrai n’est pas trivial, on peut dire qu’il disjoint en lui l’existence singulière de l’universalité de la vie (dans laquelle on a notamment besoin d’autoroutes bien alignées). Cette reconnaissance est la contingence elle-même, subjectivement entendue.
La contingence est par conséquent le rapport au vrai qui dès lors est toujours événementiel, et par conséquent elle est également son effet – parce que celui qui est désormais susceptible de vérité est vraiment lui-même, par opposition au vecteur de l’universalité anonyme. Voilà pourquoi il n’y a d’autorité que du contingent.
Voilà, j’ai dit l’essentiel de ce que je devais sur cette notion. La prochaine fois, nous aborderons la manière dont elle s’effectue, et nous réfléchirons sur la notion d’énigme.
Je vous remercie de votre attention.