La joie d’être séduit et le bonheur de séduire
On ne peut penser la séduction que par la distinction de ce qui importe et de ce qui compte, parce qu’elle en est la mise en œuvre injonctive. Toute séduction, dans quelque domaine et à quelque niveau que ce soit, se ramène en effet toujours à ce que figure cette prosopopée : « Laisse ce qui importe et décide-toi enfin pour ce qui compte ! » Séduire, c’est toujours mettre l’autre au pied de cette alternative qui est celle de la vie toujours particulière, et de l’existence toujours singulière. Il n’y a aucune différence entre dire que séduire consiste à mettre l’autre au pied de son propre mur (« Alors, tu te décides ? ») qui est toujours celui d’être sujet (« Sois enfin sujet !), et dire que cela consiste à le mettre devant l’alternative de ce qui importe et de ce qui compte, autrement dit de vivre ou d’exister. Sans cette distinction, on est condamné à confondre la séduction avec la tentation, et à manquer le tragique de la séduction qui est, comme on vient de voir, l’irréductibilité du remords au regret, l’irréductibilité pour chacun d’entre nous de sa question à celle de son bien. Séduire, c’est toujours sommer quelqu’un de différer enfin de sa propre inexistence en prenant enfin la responsabilité de faire ce qu’il ne va pas de soi qu’il fasse.
L’objet de la tentation importe (du plaisir, du bonheur, etc. dans nos vies) parce qu’il relève du bien, alors que l’objet de la séduction compte parce qu’il produit cet effet de responsabilité qu’on signifie implicitement en redoublant la notion : séduire, c’est sommer l’autre de prendre la responsabilité d’être responsable – alors qu’elle était jusque là toujours supposée, comme on le voit de ce que n’importe quel moment du service des biens puisse relever de la morale et / ou du droit. On ne tente jamais que des personnes dont on suppose qu’elles sont assujetties à leur bien, autrement dit communes (ce qui signifie être comme tout le monde) ; par contre on n’essaie de séduire que des personnes dont on suppose, à tort ou à raison, que la condition de sujet est pour elle problématique, ou du moins pourrait le devenir dès lors qu’on les aura confrontées à des éventualités étrangères au service de leur bien. Le pari de la séduction est qu’elles pourraient y reconnaître que ce service n’est pas leur vérité. Pour le dire en termes positifs : séduire consiste à présenter à l’autre quelque chose (éventuellement soi-même) en quoi il apercevra le lieu de sa vérité (la question n’étant pas ici de savoir s’il le fera à tort ou à raison). Etre séduit, c’est donc avoir le sentiment que l’objet qu’on vient de rencontrer ouvre à une vie dont il serait dès lors possible qu’on soit enfin sujet parce qu’on aura pour une fois pris la responsabilité de l’être.
Tout ce qui nous séduit nous promet une vie qui soit enfin la nôtre : il suffit que nous nous décidions à être enfin sujet en laissant en arrière le service de notre bien autrement dit en cessant de ne pas exister .
Une vie qui s’ouvre, en tant qu’elle s’ouvre, cela s’appelle un avenir. Aussi peut-on définir la séduction très simplement en disant que, dans tous les domaines et à tous les niveaux, séduire consiste à offrir un avenir.
Il ne faut pas confondre l’avenir et le futur. Celui-ci est l’indéfinie réitération d’un aujourd’hui toujours identique à lui-même (demain est un autre jour, c’est-à-dire, en tant que jour, le même qu’aujourd’hui à la date près) tandis que celui-là renvoie à une ouverture dont l’acte est précisément ce qui séduit dans le séduisant ou le séducteur. Cet acte porte un nom : la promesse. C’est en effet le même de dire qu’une réalité est prometteuse et de dire qu’elle a de l’avenir (qu’elle donnerait de l’avenir à celui qui s’y assujettirait). Remarquons que cet avenir peut ne consister en rien si les circonstances font que la promesse n’est pas tenue : on aura parlé d’une réalité qui aura eu de l’avenir mais pas de futur, exactement comme on peut parler d’une réalité qui a un futur mais pas d’avenir. Les techniques le montrent d’une manière particulièrement flagrante, qui peuvent être séparées en techniques d’avenir (tel moteur non polluant, qui n’aurait pourtant aucun futur si les lobbies pétroliers en détruisaient le projet dans l’oeuf) et en techniques de futur (le moteur thermique, qui n’a aucun avenir mais dont on peut penser qu’il équipera encore longtemps nos véhicules) – certaines, comme l’informatique, relevant évidemment des deux domaines. (On le dit aussi de certaines personnes, par exemple des écrivains, des savants, des artistes ou des hommes politiques : il y en a qui peuvent être « finis » alors qu’ils ont encore à vivre de nombreuses décennies, et inversement la mort peut faucher des individus en pleine ascension.) Le lecteur a compris où nous voulions en venir : si ce qui importe s’oppose à ce qui compte comme le futur s’oppose à l’avenir, alors le sujet de la séduction est celui que l’objet aura sommé de prendre la décision de se détourner de son futur pour se tourner vers son avenir.
Dans tout ce qui nous séduit, ainsi que nul ne l’ignore, c’est l’avenir qui nous ouvre les bras. Inversement tout renoncement nous ramène à l’inéluctabilité du futur (par exemple un futur de tranquillité conjugale, quand on s’efforce d’oublier le regard qu’on avait croisé dans la rue). En tant qu’on s’est décidé à être sujet d’être sujet, on a un avenir ; par contre on a un futur en tant qu’on est un sujet. (En second degré, s’il est vrai qu’on n’est jamais simplement sujet, le futur peut être considéré comme l’avenir propre du renonçant : un avenir de réitération et d’inéluctabilité s’ouvre au sujet, si on considère qu’il est séduit par la perspective de rester celui qu’il se représente être).
Dire que séduire consiste à offrir un avenir, c’est dire qu’être séduit est toujours une joie – et même qu’il n’y a jamais d’autre joie que celle d’être séduit c’est-à-dire détourné, par un certain objet qu’on prend pour l’initiateur de notre vérité, de la vie qu’on était destiné à mener.
La joie, dont les définitions classiques manquent l’essence parce qu’elles ne distinguent pas les choses importantes (celles qui augmentent nos capacités dans une vie dont nous sommes déjà sujet) de celles qui comptent (celles qui instituent notre responsabilité d’être sujet), c’est tout simplement l’ouverture de l’avenir dans sa distinction d’avec le futur – laquelle distinction est la séduction proprement dite. D’où cette réciprocité qu’être séduit est forcément une joie et qu’il n’y a de joie que de la séduction. Car l’avenir ne s’ouvre qu’à ce que quelque chose ou quelqu’un l’ouvre pour nous, qu’à ce qu’il nous l’offre. Quand on est séduit, par là même, on est joyeux.
Ce qu’il ne faut surtout pas confondre avec être heureux, puisqu’on est précisément là dans le moment de sortir de la question des biens, et donc de la question du bonheur. Personne ne prétend non plus que l’avenir qu’on nous offre sera forcément heureux – la séduction étant précisément que ce genre de question n’ait plus de sens, puisqu’elle a pour critère qu’on ait accepté l’éventualité du pire. La joie s’oppose donc au bonheur comme la responsabilité d’exister s’oppose au fait de vivre, et c’est l’objet qui cause cette opposition en nous sommant de nous décider à la faire dont on dit qu’il nous séduit. Mon bonheur se trouve là où il va de soi que j’aille, là où n’importe qui aurait raison d’aller s’il se trouvait dans ma situation (d’où l’idée, secrètement reconnue par chacun sans qu’il se l’avoue, qu’être heureux consiste finalement et seulement à être comme tout le monde). Par contre ma joie demeure donc là où je suis séduit, c’est-à-dire au lieu du don qui m’est fait de ma responsabilité de sujet : là où toute finalité, c’est-à-dire tout souci inhérent au fait d’être un sujet (plaisir, utilité, bonheur, moralité, salut) a cessé de valoir – là où, en somme, je suis celui auquel l’objet séduisant ou séducteur s’est adressé en m’enjoignant de me décider à être enfin sujet. Ce qui m’offre un avenir me donne ainsi à moi-même, puisqu’il n’y a pas de différence entre voir un avenir s’ouvrir devant soi et se retrouver au pied d’avoir à se décider à être enfin sujet, ce sujet qu’il fallait bien que nous fussions depuis toujours pour que la vie, identique à notre inexistence, fût notre vie (et donc aussi notre inexistence par là même toujours déjà récusée).
La joie, donc, c’est d’advenir là où l’on n’aurait jamais imaginé qu’on pût advenir, en extériorité radicale à sa propre vie, autrement dit là où l’objet n’est pas un objet. De même qu’il faut opposer être un sujet et être sujet, il faut opposer être objet (sous entendu : dans la séduction) et être un objet (sous entendu : dans la représentation). On peut donc dire que pour soi, la joie est le passage de la condition d’être un sujet à celle d’être enfin sujet – ce sujet toujours antérieur à la vie en tant qu’elle est sa vie, puisque c’est cette vie que l’objet le somme de changer en lui enjoignant de prendre enfin sa responsabilité d’être sujet.
Si l’on voulait décrire la réalité de la joie, on pourrait parler de la levée du refoulement de l’existence par la vie ou, pour dire la même chose d’une façon plus formelle, la levée du refoulement du singulier (le sujet insubstituable de l’imputation) par le particulier (le sujet qu’un autre eût été s’il se fût trouvé à sa place, le sujet toujours excusé par les raisons qu’il a eues d’agir). La joie est donc le mouvement de quitter la particularité de la vie pour la singularité de l’existence, ou encore de passer de ce qui importe (et donc du fait inerte d’être un sujet) à ce qui compte (et donc à la responsabilité prise d’être sujet). La joie, c’est toujours d’accéder à sa propre singularité, laquelle est par définition inaccessible puisqu’elle n’est pas celle de la vie mais celle du sujet de la vie – tel que seule la sommation de ce qui séduit pouvait le faire apparaître.
A la joie d’être séduit correspond le bonheur de séduire.
Car séduire est toujours un bonheur. Ici encore, il faut éviter les confusions : la question n’est pas celle d’être heureux c’est-à-dire d’accomplir subjectivement la condition d’être sujet du service des biens. Non, la question du bonheur de séduire est au contraire celle d’être pour l’autre l’objet qui le comptera comme sujet, qui le fera advenir là où il ne savait pas qu’il était depuis toujours parce qu’on s’est adressé à lui juste au moment où il y a eu une faille dans la nécessité de la représentation – faille qu’on a produite soi-même en s’adressant à lui hors du service de son bien, lequel est pourtant l’horizon général de tout. Pas de séduction qui ne soit appuyée sur un décalage relativement à la question des biens : on ne fait miroiter à l’autre l’éventualité qu’il soit enfin sujet qu’à lui faire reconnaître, dans ce qu’on lui présente, que sa question n’est pas celle de son bien mais celle de quelque chose dont il ignore tout.
Séduire, en ce sens, c’est toujours étonner (ce qu’il ne faut pas confondre avec surprendre). Et une fois de plus on peut affirmer la réciproque : étonner, c’est séduire. Qui ignore en effet qu’être étonnant, c’est être séduisant ? Car l’étonnement n’est pas le moyen ou l’occasion de la séduction, mais la séduction même. Demander à l’autre qu’il nous étonne, c’est lui demander qu’il nous séduise (en quoi on avère que c’est déjà fait). Le bonheur de séduire, c’est par conséquent celui de se constater étonnant – et donc de se libérer de soi, car nul ne saurait être moins étonnant que celui qu’on se représente être. Etonner l’autre, c’est faire pour soi-même l’épreuve d’être étonnant, donc de n’avoir pas sa vérité là où on se représente qu’on l’a – dans le service de son bien dont on s’imagine peut-être qu’il consiste à exercer une emprise. Le bonheur de séduire, c’est le bonheur d’éprouver que la séduction n’est telle qu’en décalage à la séduction et qu’il n’y a de séduction qu’à ce que projet de séduire soit éludé en même temps que mis en œuvre (sinon on ne s’étonnerait pas soi-même d’étonner l’autre).
Tel est le bonheur de séduire qu’il nous fasse advenir, dans la décision que l’autre prendra d’être enfin sujet, comme un étonnant étranger pour nous-mêmes : celui qu’il fallait bien que nous fussions depuis toujours, nous qui sommes à chaque fois sujet de notre vie.
Demandons alors ce qui étonne quelqu’un en général. Ce qui étonne, c’est toujours la même chose : qu’on tombe juste. Le lieu de la justesse est facile à désigner, dans sa nature négative : c’est là où le savoir ne compte pas. C’est par exemple à parler sans savoir qu’on peut tomber juste, et à cette condition seulement. Or d’une manière générale, là où le savoir ne compte pas, il faut se décider : on est arraché à l’inexistence subjective du monde où il y a des raisons, autrement dit des excuses, partout. D’où cette évidence, que par « justesse » c’est la causalité subjective qu’on entend : tout ce qui est « juste » produit un effet de sujet, par opposition à ce qui est exact ou conforme qui produit un effet de savoir. Et le sujet que produit la justesse, dès lors qu’elle-même s’entend comme extériorité au savoir, ce ne peut être le sujet de la représentation. Tomber juste, c’est donc sortir l’autre de son enfermement représentatif, le détourner des finalités inhérente à cette condition, bref le séduire, parce qu’on aura été soi-même un autre qu’on était incapable d’être : on ne saurait vouloir tomber juste.
Séduire, c’est toujours tomber juste, et inversement, pour séduire il suffit de tomber juste, autrement dit d’étonner. Séduire est donc forcément un « bonheur » – ce terme signifiant précisément qu’on tombe juste. Celui qui tombe juste est séduisant. Celui pour qui tomber juste est un semblant, une représentation (« Nous étions faits pour nous rencontrer ! ») est séducteur.
Reste ensuite la grande question qu’on peut introduire avec la remarque suivante : tout ce qui tombe juste produit par là même un effet qu’il faut dire de vérité. Séduire, dans tous les cas, c’est produire un effet de vérité, de sorte que penser la séduction revient à comprendre comment il suffit de tomber juste aux yeux de quelqu’un pour qu’il nous mette (bien souvent à tort mais peu importe ici) du côté de la vérité. Cela suppose évidemment qu’on s’interroge sur la justesse en général (opposée notamment à l’exactitude) et sur cela dont la justesse est le trait constitutif, qui sera donc le paradigme de ce qui séduit.
Qu’est-ce qui a comme essence d’avoir à être juste et en aucun cas exact (puisque le savoir ne compte pas) ? Répondre à cette question, c’est désigner le noyau de toute la problématique de la séduction.
Une seule chose répond à cette nécessité, qui fait dès lors apparaître la séduction comme son effet spécifique : la métaphore.