Cours du 16 novembre 2001
Spiritualité de l’auteur
L’impossibilité qui définit l’origine aussi bien à l’encontre du commencement (réalité) que de la fondation (nécessité), on la pense en termes subjectifs en parlant du nom propre, celui que l’auteur se constitue de ne pas pouvoir énoncer. La reconnaissance de l’auteur est par conséquent celle d’une nécessité spirituelle, si l’on nomme ainsi une cause inconsistante de vérité.
La nature spirituelle de l’autorité
Tout auteur s’entend de l’impossibilité originelle de son nom : il ne peut pas l’énoncer précisément parce qu’il se définit de ce que ce soit l’œuvre elle-même qui compte. Pas de différence entre reconnaître que c’est l’œuvre qui compte, et reconnaître que le nom qui la cause comme telle n’apporte rien, ne lui impose pas une nécessité d’expression dont elle serait l’inessentiel. Il faut mettre en corrélation la propriété du nom, c’est-à-dire l’impossibilité pour soi de l’adjectiver, et la reconnaissance de l’œuvre comme telle de la part des autres, de ceux qui, précisément, pourront nommer la vérité dont elle relève. Les personnages de la Nausée, par exemple, sont sartriens – et c’est du même mouvement que nous reconnaissons ce livre pour une œuvre, autrement dit que nous reconnaissons Sartre pour un auteur et pas simplement un scripteur, et que nous admettons que » sartrien » donne une certaine réponse à la question de l’existence et de la vérité. Mais c’est une réponse spirituelle, parce qu’on ne peut pas dire que l’existence est sartrienne comme dit que le papier est blanc : en cette réponse, il s’agira pour nous d’une méditation et non d’une réflexion. Tout auteur livre donc son œuvre à la méditation, et inversement c’est dans la méditation de ce qu’il nous donne que nous le reconnaissons comme auteur. Je le dis d’un mot : l’autorité n’est telle qu’à donner à méditer.
Rien ne saurait donner à méditer sans être étonnant. Impossible de séparer la question de l’autorité de celle de l’étonnement qui force à poser la question de l’auteur, c’est-à-dire du nom impossible à cause de sa propriété, au niveau de la vérité et non pas de la réalité. L’étonnement se distingue en effet de la surprise en ceci qu’il porte sur la vérité comme telle. J’avais pris l’exemple du prestidigitateur qui pratique un art étonnant : si un lapin peut sortir d’un chapeau dont on vient à l’instant même de nous montrer qu’il était vide, c’est que nous n’avions rien compris à la nature de la réalité et à la nature de l’existence. L’œuvre est toujours étonnante, parce que l’essentiel réside dans la définition de la vérité et de l’existence qui rendra possible en même temps chacun et tous de ses éléments. Il est bien évident, par exemple, que la » chimie des sentiments » relève d’une conception de la vérité que Sartre récuse et pointe en même temps dans l’Etre et le Néant à travers ses critiques phénoménologiques : à comprendre la » fausseté » de la psychologie proustienne, on comprend par là même qu’il fallait être Proust pour dire tout ce qui l’a été, puisque ce qui est exact est comme tel accessible à n’importe qui. Autrement dit ses descriptions produisent un effet de vérité, et pourtant elles ne correspondent pas à la réalité c’est-à-dire qu’elle ne produisent aucun effet de savoir. Voilà la dimension proprement spirituelle.
On pointe ce paradoxe en parlant de distinction : il y a toutes sortes de monographies sur la jalousie, et puis il y a le texte de Proust. La distinction n’est pas la différence et cette opposition est la forme réfléchie de l’impossibilité qui définit le nom comme propre, ou encore qui constituera la » nature » comme telle (la jalousie de Swann est de » nature » proustienne). La spiritualité de l’auteur, l’impossibilité de son nom, ou la nécessité que l’existence et la vérité relèvent originellement d’une » nature » dont ce nom est la seule indication possible, c’est tout un.
La donation de cette nature, voilà en quoi consiste l’œuvrer, l’activité de l’auteur : en tant qu’il appartient à la » nature » de se suffire à elle-même, cette donation ne peut pas être expression mais seulement autorisation. Le nom de Proust autorise une certaine jalousie (entre mille autre choses) et la rend vraie, par opposition à celle qu’on peut voir décrite dans les traités de psychologie et qui est, tout au plus, réelle (correspondant à une description exacte). C’est la littérature qui nous intéresse, pas la vie – sur ce point. Voilà l’autorité de l’auteur, le don de la distinction qu’il nous a faits, à nous ses lecteurs. Un don qui s’entend à l’encontre de la vie, c’est ce que j’appelle l’esprit, au sens du » spirituel « .
Pareillement, dans notre domaine, on n’est philosophe qu’à partir du moment où c’est la philosophie et non pas la réalité dont elle serait supposée rendre compte qui nous intéresse. On n’élucide pas tel ou tel problème qui serait supposé exister en soi d’une manière ou d’une autre mais on fait de la philosophie. Cette distinction est la dimension spirituelle du travail : elle est identique à l’impossibilité originelle que la vérité soit nommée (elle le sera éventuellement par les autres, mais alors il ne s’agira plus que d’une » nature » et non pas de la vérité qui cause notre travail). Par exemple si l’on pose la question de savoir si la vie a un sens (formulation d’autant plus juste qu’elle est plus naïve), y répondre vraiment ne consistera pas à établir que la vie a ou non un sens et si oui lequel, mais seulement à produire un texte philosophique qui soit vrai – sujet, au lieu du lecteur, d’un effet de vérité et non pas d’un effet de savoir (personne ne songe à lui enseigner quoi que ce soit). Voilà, subjectivement parlant, ce que c’est qu’être un auteur : quelque chose dont on ne peut absolument pas être assuré soi-même mais dont apprendra éventuellement qu’il s’agit d’une donation – donation de vérité, donc effet de division, par opposition à donation de savoir.
Donner à quelqu’un ce qui le divise, voilà en quoi consiste l’autorité. C’est pourquoi toute autorité est forcément de nature spirituelle, parce que cette division n’est pas l’établissement d’une différence mais celle d’une distinction. Et il est impossible d’être positivement le sujet d’un tel don. Si jamais une personne témoigne de ce qu’elle l’aura reçu, cela ne donnera jamais de notre part qu’à une audition en forme de malentendu : on est responsable de son travail, mais pas de la vérité et moins encore de son effet.
On peut dire que l’irresponsabilité de l’auteur est la dimension spirituelle de l’autorité. En quoi il faut bien entendre cette formule au sens éthique et non pas au sens moral. Je veux dire que la notion d’irresponsabilité est simplement l’envers de celle du don, au sens où l’on ne peut jamais donner qu’à ne pas être le sujet du don que, dès lors sans soi, on aura fait. Mais bien sûr on peut retourner la proposition en disant que la vraie responsabilité est celle de l’auteur par opposition à celle du sujet. C’est une question de point de vue – et cette dernière formulation sera acceptable si l’on oppose une responsabilité qui serait vraie et qui caractériserait les auteurs à une responsabilité qui serait réelle et qui caractériserait les sujets.
La dimension spirituelle de l’autorité, c’est donc que la responsabilité dont relève la donation du vrai ne soit pas réelle mais vraie, parce qu’on ne saurait disposer du vrai pour ensuite le donner. L’impossibilité qu’il soit jamais disponible (on pourrait même soutenir que son indisponibilité suffit à le définir, relativement à nous) c’est l’impossibilité qu’on veuille le donner, et par conséquent c’est l’impossibilité qu’on soit responsable du fait de l’avoir donné. On ne donne que sans soi, parfois malgré soi, parce qu’on ne peut vouloir donner que ce qui complèterait l’autre, alors que la question de la vérité qu’il aura été susceptible de recevoir sera celle de sa division. On ne se remet jamais du don qu’on peut nous avoir fait de la vérité, et pour cette raison il est impossible qu’on puisse à son tour vouloir la donner.
Cette impossibilité dont je parle est exactement la même, au sens pratique, que celle du nom qu’il est impossible de dire en première personne. Recevoir quelque chose qui soit fait de cette impossibilité, c’est être marqué, parce que c’est de l’impossibilité même qu’on sera affecté. Voilà le spirituel de l’autorité : que l’impossible produise un effet de division, et que le divisé soit par là même un distingué. Je donne ainsi la définition formelle de ce que c’est qu’être un auteur.
Je vous remercie de votre attention.