Cours du 13 décembre 2002

 

Une sensibilité philosophique (7) : Europe et vérité

 

On ne trouve de philosophie qu’en Europe, si l’on fait attention à ne pas confondre philosophie et conception du monde, c’est-à-dire si on la décrit strictement comme l’enquête sur une seule question, dont toutes les autres sont des modalités ou des conséquences, qui est celle de savoir comme il se peut qu’il y ait du vrai (exemple : la morale dit ce qu’on a raison de faire, l’esthétique ce que l’on a raison d’éprouver, la politique que la diversité irréductible des fins humaines permet malgré tout qu’on ait raison de faire ensemble). Universelle dans son sujet autant que dans son objet, elle est pourtant singulière dans son énonciation et ne peut intéresser qu’un lecteur de sensibilité européenne.

Le paradoxe est facile à poser : la philosophie se définit réflexivement d’avoir un sujet universel, l’humanité comme telle si elle pouvait parler (tout philosophe assure donc la prosopopée de l’humain en général), mais elle est exclusivement européenne. Bien entendu le sujet universel qu’on lie théoriquement à la philosophie est un sujet abstrait : il peut bien exister au niveau des énoncés comme il existe en mathématique, mais il est sans réalité puisqu’il n’y a jamais de philosophie que d’un auteur singulier. Peut-être alors le paradoxe d’une philosophie par définition universelle et en réalité exclusivement européenne obéit-il à la même logique : d’une part l’universalité non seulement du sujet (le philosophe) mais encore des thèmes (la question de la vérité et tout ce qui lui est attaché) serait une abstraction réflexive opposée à une seule réalité qui serait celle de la pensée et d’autre part il appartiendrait à son origine singulière, ici l’Europe, de comprendre en elle la nécessité même du passage à l’universel… En somme en interrogeant sur la philosophie comme nous le faisons depuis si longtemps, on poserait aussi bien la question de ce que c’est qu’être européen.

Si la philosophie ne touche pas les autres cultures non par on ne sait quelle incapacité qui les caractériserait (beaucoup de cultures, et parmi les plus éloignées, ont produit des œuvres qui ne sont en rien inférieures aux monuments de la culture européenne), elle ne peut le faire qu’au niveau de la sensibilité : il y a des questions auxquelles il faut être un européen pour être sensible, bien que par ailleurs tout être humain en reconnaisse réflexivement la légitimité.

 

La sensibilité n’est pas une donnée naturelle mais une inscription : on n’est sensible qu’à avoir été sensibilisé, et on n’a été sensibilisé par ce qui nous a marqués. De sorte qu’il revient au même de s’interroger sur la sensibilité européenne qui conditionne les questions philosophiques et sur ce qui a pu marquer une certaine aire de l’humanité qui, par là même, sera constituée comme étant l’Europe. Il appartient donc à la sensibilité d’être antérieure à elle-même, si la capacité de vérité ne diffère pas de la vérité et s’il appartient à cette dernière de se conditionner elle-même (il n’y a de vérité qu’en vérité). La question de la sensibilité européenne toujours impliquée dans la réflexion philosophique est par conséquent celle de l’antériorité de l’Europe à elle-même ou, si l’on préfère, celle de ses marques – puisqu’on n’est vraiment soi que là où l’on est marqué (par ailleurs, on est n’importe qui). On ne se demandera donc pas ce que c’est que l’Europe, mais ce qui a marqué l’Europe – l’instituant par là même en sujet civilisationnel localement capable de vérité.

 

 

Que le savoir ne compte pas : judéité de la philosophie

La philosophie n’est rien d’autre que sa propre distinction d’avec la métaphysique et c’est pourquoi il faut la dire originellement littéraire : les philosophes ne sont des théoriciens qu’à être d’abord des écrivains. Pour cette raison, la réalité d’une philosophie n’est pas, comme en science, la théorie mais l’écriture : ce n’est jamais comme explication de la réalité qu’elle reste mais comme œuvre – toute explication de la réalité étant de toute façon obsolète à l’instant même de sa parution (on met plus ou moins de temps à s’en rendre compte), et ne valant dès lors pas une heure de peine – sans parler de la nécessité de voir son travail soumis à une instance de légitimation qui soit une réalité en fin de compte stupidement existante. Car enfin, on peut se demander de quel droit, notamment, ce serait à la nature d’avoir raison contre la pensée !

La philosophie se trouve donc caractérisée, quand on a souligné qu’elle est d’une part la production d’un savoir (philosopher, c’est produire des théories) et d’autre part l’interdiction que ce savoir, important autant d’intelligibilité qu’on voudra, soit jamais ce qui compte. Dès qu’il y a la conjonction du savoir et de l’impossibilité qu’il compte, on est dans la philosophie – et cette nécessité n’est pas différente de celle que j’indiquais en disant qu’il n’y avait jamais de philosophie que comme interrogation du vrai, celui-ci ne s’entendant comme tel que de son antériorité – laquelle s’entend comme autorité.

Tout le monde a toujours su que la réfutation d’une philosophie, qui serait son anéantissement si le savoir comptait, ne change rien à la nécessité de l’étudier, de la conserver hors de l’alternative habituelle du représentativement vrai et du représentativement faux : on ne se demande jamais, quand il s’agit de leurs philosophies, si le monde est ou n’est pas comme Spinoza ou Hegel l’ont décrit ! Cette indifférence à la valeur de représentation est essentielle à la philosophie alors même qu’elle se définit d’être conceptuelle c’est-à-dire représentative, puisqu’elle la constitue à l’encontre de la métaphysique qui serait la science du suprasensible si, justement, toutes les métaphysiques n’étaient à chaque fois l’œuvre de philosophes c’est-à-dire d’auteurs.

Quand donc on s’interroge sur la sensibilité philosophique, le premier trait dont il faut penser l’origine est l’indifférence au savoir, corrélative paradoxalement de son autorité : c’est de valoir par son auteur autrement dit d’être vrai, et non pas par sa soumission à quelque réalité préalable et inerte que le savoir vaut, de sorte qu’en lui ce n’est pas lui qui compte mais ce qui le cause comme vrai, qui est son auteur – dont on reconnaît dès lors qu’il était toujours en train de répondre à sa propre question, à ceci près qu’il le faisait sans le savoir, précisément. Ainsi l’œuvre de Kant en est-elle une (un vrai) d’accomplir ses objets (les conditions de la connaissance, la morale, le rapport de la liberté à la réalité…) comme étant depuis toujours de  » nature  » kantienne. En quoi on peut donc dire que le savoir ne compte pas, là même où il est avéré.

Pour être sensible à cela, il faut donc avoir été marqué par l’impossibilité que le savoir, pourtant irrécusable, puisse jamais compter…

Eh bien je dis, pour désigner ce qui a marqué l’Europe de telle manière qu’elle soit capable d’un tel discours, que c’est de la paradoxale identité juive que la philosophie reçoit sa condition, une condition qui est à la fois la nécessité du savoir et l’impossibilité proprement constitutive qu’il compte jamais.

De même que l’européen se demande ce que c’est qu’être européen, celui qui se sait juif sans pouvoir dire pour quelles raisons se demande ce que c’est qu’être juif. Or il ne s’agit d’y répondre, comme Freud le rappelle, ni en termes de religion, ni en termes d’appartenance ethnique, ni même en termes de culture (on peut tout ignorer du judaïsme sans pour autant cesser d’être juif)! Bref être juif, c’est n’avoir pas de réponse à la question de ce que c’est qu’être juif (ce qui est une des causes principales de l’antisémitisme, à mon avis), au sens où c’est refuser d’avance que comptent jamais les réponses qu’on pourrait donner à cette question, notamment les identifications positives (pratique religieuse, sionisme…), qui restent de ce point de vue absolument contingentes. La judéité est donc l’exceptionnalité à tout savoir, et par conséquent aussi à soi : l’être juif est proprement l’énigme de l’être juif. En quoi nul n’est sans avoir reconnu le paradigme de l’humain, la présentification de l’énigme que l’homme est pour lui-même, et aussi celle que chacun est pour soi. (de sorte que l’idée d’une fin possible de l’antisémitisme me semble pour le moins naïve et irréaliste).

Ce qu’on peut encore exprimer de la façon suivante : pour s’intéresser aux questions philosophiques, il faut avoir une sensibilité d’élu. Les gens du commun (c’est-à-dire ceux qui ne sont pas installés dans l’énigmatique incompréhensibilité que chacun est pour soi) ne peuvent tout simplement pas s’intéresser aux questions philosophiques, de sorte que c’est seulement à être marquée de judéitéque l’Europe est l’Europe, c’est-à-dire le continent élu de la pensée.

Et c’est bien ce que nous retrouvons dans la philosophie qui est toujours le traitement la question que la philosophie est pour elle-même – au point même que toute doctrine, qui porte explicitement sur l’existence et la vérité, peut être ramenée à la seule question de la philosophie. Toute philosophie est une philosophie de la philosophie et c’est en ce sens très précis, par opposition à l’universalité grecque des questions dont elle est par ailleurs le traitement, qu’il faut dire juive la sensibilité philosophique.

L’hellénisme de l’Europe serait évidemment premier sur sa judaïté si le savoir comptait en philosophie, et si la question des philosophes n’était pas toujours leur propre question, celle de ce qui leur parle et qui par là même les élit (car c’est uniquement cela qui compte, quand on pense !) – autrement dit s’il était permis de confondre la philosophie et la métaphysique. Or elle en est la distinction.

 

L’Europe comme sensibilité véritative

Dire qu’il n’y a de philosophie qu’européenne, c’est rappeler que seul un européen peut s’apercevoir comme identique à sa propre question. Toutes les autres aires civilisationnelles sont en effet pour elles-mêmes des évidences aveugles à elles-mêmes, chacune se concevant la seule vraie humanité, soit d’une manière naïve et spontanée (les humanités différentes sont constituées d’  » œufs de poux « , des  » singes de terre « , et autres  » chiens d’infidèles « ), soit d’une manière réfléchie (il appartient par exemple à l’américain de ne pas comprendre que tout le monde ne soit pas américain ou du moins ne souhaite pas l’être).

En reconnaissant l’Europe pour le continent élu de la vérité, on indique d’abord sa capacité à reconnaître ce que tous méconnaissent – à savoir que toute signification se constitue d’être en passe de sa propre universalité – et que c’est ce passage même qu’on appelle la signification : qu’on puisse idéalement s’accorder non seulement sur les choses mais sur leur signification, voilà qui implique une distinction (et non une différence : leur signification n’est pas une réalité différente des choses elles-mêmes) qui, comme telle, est forcément sensible. La sensibilité européenne procède par conséquent d’une marque dont la distinction des choses et de leurs signification soit la conséquence. On peut en ce sens dire que l’Europe est le continent distingué – dès lors que le propre d’un sujet distingué est de faire des distinctions là où les autres sont seulement capables de faire des différences. La sensibilité de l’Europe et sa distinction sont le même, et c’est de cette identité que procède forcément l’intérêt pour la philosophie, qui ne porte jamais sur des réalités  » séparées « , c’est-à-dire sur des choses différentes mais seulement sur des significations distinguées. Disons le encore autrement : l’Europe est le continent élu, parce que c’est le seul continent où la notion de vérité ait un sens. La question de la vérité doit par conséquent s’entendre à partir d’une marque originelle, et non pas comme une donnée qui irait de soi, comme s’il appartenait à tous les êtres humains de se poser la question du vrai. En fait, la question est plutôt inverse, dans la mesure où il appartient à presque tous les êtres humains de refuser cette question, le vrai étant ou bien immédiatement confondu avec le sacré ou bien avec le réel. Il faut donc plutôt s’interroger sur une marque en quelque sorte négative : comment une civilisation a-t-elle pu cesser de confondre le vrai et le sacré comme le font les sociétés traditionnelles, comment a-t-elle pu cesser de confondre le vrai et le réel comme le font les sociétés capables de poser ce dernier pour lui-même dans une construction objective ?

Une partie de la réponse tient assurément dans l’origine politique de la pensée philosophique, je veux dire dans l’abandon de l’eunomie ou chacun effectuait son rôle traditionnel au profit de l’isonomie où la voix de chacun n’était plus qu’une voix parmi d’autres : l’équivalence idéale qui en est l’implication est en même temps la naissance du sujet de la réflexion. Mais l’élément essentiel me semble être la logique de l’après coup dans laquelle l’idéalité grecque advient à l’encontre des réalités et des croyances à travers le légalisme romain, et où le sujet platonicien et aristotélicien ordonné à la contemplation de la vérité advient dans la doctrine chrétienne de la personne. Bref, l’Europe est ce continent qui ne s’est jamais remis de la romanité ni du christianisme et c’est dans cette double marque, en plus de celle qu’elle tient du judaïsme qu’il faut voir l’origine de la sensibilité européenne c’est-à-dire de la sensibilité aux questions philosophiques – qui n’ont aucun sens pour les hommes des autres cultures.

La notion de vérité, s’agissant de la sensibilité européenne, s’entend en un double sens : d’une part, on nomme  » vérité  » la distinction elle-même, de sorte qu’on puisse dire que l’Europe est le seul vrai continent, tous les autres (y compris elle-même) étant seulement des continents réels, et d’autre part on nomme vérité la position pour soi de la signification à partir de quoi les réalités pourront être jugées (par exemple la réflexion idéalisante institue le cercle en soi, lequel permettra de décider de la plus ou moins grande perfection des ronds). Rome et le christianisme sont les marques institutrices de ce dernier aspect de la sensibilité européenne.

Pour ces questions, et afin de ne pas répéter des développements qui s’imposeraient ici mais dont j’ai déjà donné les éléments essentiels, je renvoie au petit texte que j’ai rédigé sur La philosophie et le destin européen. (il suffit de cliquer).

 

Le continent élu

Comme  » figure spirituelle « , l’Europe se confond avec l’impossibilité que l’empirie soit la vérité parce que l’empirique n’est jamais reconnu que depuis autre chose, l’idéalité, qui par là même n’importe pas (elle n’est rien) mais est seule à compter. Que la réalité ne compte pas, voilà par conséquent qui permet de relier les deux sens du terme  » vérité  » pour définir la sensibilité européenne, indistinctement sensibilité élue et sensibilité réflexive. Voilà comment je rassemblerais les deux aspects du problème que je viens d’indiquer.

La sensibilité occidentale en générale est sensibilité réflexive, mais elle n’est pas sensibilité élue : il n’y a que l’Europe qui conjoigne le sens philosophie (distinction) et le sens métaphysique (idéalité sur quoi un accord est idéalement possible) de la vérité. Tel est le trait originel de la sensibilité à la philosophie en général.

Si l’on définit la sensibilité européenne à partir de la conjonction des deux sens du mot vérité, autrement dit si l’Europe est d’une part le vrai continent et d’autre part le continent de la réflexion (ce qu’elle partage avec l’Occident en général), alors on reconnaîtra qu’il lui appartient tout aussi essentiellement d’être problématique pour soi, ainsi qu’il appartient à tout élu qui ne peut pas savoir pourquoi c’est lui et non pas quelqu’un d’autre qui a été élu.

J’insiste sur cette caractéristique, absolument essentielle pour penserl’élection, qu’on en pose la question au niveau du sujet lui-même (l’aberration d’être la première personne et donc le génie de l’impossibilité d’être soi) ou qu’on le fasse d’une manière en quelque sorte méta-historique (le peuple juif comme sujet originel de l’humanité) : l’élu étant d’abord un des semblables, il lui appartient d’une manière en quelque sorte constitutive de ne pas différer d’eux, c’est-à-dire de ne rien présenter qui justifie son élection. Je le dis autrement : une élection n’est jamais un choix, parce que tout choix est choix du meilleur, tel que le savoir (éventuellement illusoire) le fait nécessairement apparaître. De sorte qu’il appartient à toute élection, quand on la considère dans sa stricte réalité, d’être scandaleuse : qu’est-ce que les juifs ont de plus ou de moins que les autres qui fasse d’eux les sujets originels de l’humanité ? qu’est-ce que Picasso avait de plus ou de moins que n’importe qui pour avoir été génial toute sa vie ? pourquoi tel livre restera-t-il quand tel autre est mieux écrit, mieux construit et plus original dans son sujet ? Et surtout : comment est-il possible que je sois moi alors que tout le monde est n’importe qui (question qu’on s’empresse généralement d’effacer en consacrant tous ses soins et toute son industrie à être n’importe qui, précisément). Bref, la question de l’élection est toujours celle de l’aberration d’être élu, de l’impossibilité de jamais justifier qu’on l’ait été. Rien ne serait donc plus absurde que de croire en une  » supériorité  » de l’élu – ici de l’Europe, qui s’imaginerait alors avoir le droit d’être arrogante ou méprisante envers les autres civilisations, alors que c’est justement de ne pas être la  » meilleure  » des civilisations qu’elle est précisément la civilisation élue, la seule pour qui la notion de vérité, parfaitement vide et insignifiante partout ailleurs puisqu’elle est confondue avec celle du sacré ou avec celle du réel, puisse avoir un sens.

Pas d’élection, donc, sans cette paradoxale identité de la nécessité et de la contingence dont on peut donner une idée en invitant à réfléchir sur la rencontre, notamment amoureuse : la personne qu’on a rencontrée nous semble d’autant plus nécessaire, d’autre plus destinale (elle appartenait depuis toujours à notre destin) que nous avions moins de chances de la rencontrer, que la rencontre a été plus hasardeuse, issue de circonstances plus improbables.

L’identité de la contingence et de la nécessité modalise la distinction,, parce que d’une part elle renvoie à rien le savoir qui pourrait dire ce qu’il en est réellement : par exemple la probabilité de la rencontre est objectivement très faible, eh bien c’est justement de ce que cet enseignement ne compte pas que la personne rencontrée apparaîtra comme ayant dû être rencontrée, pour ainsi dire de toute éternité. Ainsi le savoir est-il paradoxalement nécessaire pour que la réalité élue apparaisse dans sa contingence, laquelle consiste à être nécessaire de toute éternité, à s’imposer. Et certes tout ce qui est distingué s’impose de lui-même, à l’encontre de toutes les raisons dont les autres peuvent légitimement arguer et dont tout le monde sait qu’elles ne comptent pas. La question de l’élu est exclusivement celle d’une distinction : ce n’est pas du tout celle d’une différence qui permettrait de trouver l’élection légitime et compréhensible. Bien au contraire : elle a pour trait essentiel un certain caractère scandaleux, dans la mesure où ceux qui ne sont pas élus sont parfaitement fondés à dire  » pourquoi lui et non pas moi ? « . J’insiste sur la légitimité de cette protestation Je rappelle que, d’une manière générale, l’élu n’est pas préféré aux autres, ce qui renverrait à des qualités particulières pouvant justifier qu’il ait été choisi, il en est distingué.

Or s’imposer de soi, c’est s’imposer en vérité, contre toute réalité dont un savoir puisse rendre compte. De sorte que la vérité elle-même ne peut avoir qu’un sujet distingué, un sujet semblable à ses semblables et auxquels ils soit pourtant incommensurable (par exemple on peut dire que l’homme est l’animal élu : un animal parmi les autres avec ses différences spécifiques (dont le langage) mais qui s’impose de sa propre distinction). De toutes les civilisations, tel est le cas de l’Europe, dont on n’interrogera dès lors pas la réalité qui permettrait d’en penser la différence mais la marque, qui en fait apercevoir la distinction.

Pour radicaliser, je dirai que l’Europe se définit, comme sensibilité à la vérité, par sa marque juive qu’on peut réfléchir comme celle de l’infini – et qu’il faut donc opposer à sa réalité chrétienne, pour rendre compte de ce que la vérité s’entend précisément là, et là seulement, où le savoir ne compte pas.

La philosophie, savoir identifiant le continent élu, est le savoir élu, celui qui compte quand tous les autres sont seulement plus ou moins importants. Dès lors, comme l’Europe, il appartient à la philosophie d’être en question pour elle-même : toute philosophie est une philosophie de la philosophie et donc aussi du savoir que par ailleurs elle pourrait constituer si, précisément, ce savoir n’advenait à lui-même qu’en vérité, c’est-à-dire qu’en coupure dudit savoir par un nom d’auteur, le nom impossible d’un sujet qui a parlé en première personne (par exemple  » enfin bref, la morale est kantienne « ).

La coupure du savoir par la vérité, autrement dit la vérité elle-mêmedans la forme représentative (par exemple ce n’est pas la réalité mais la vérité de la morale qu’elle soit kantienne), appartient essentiellement à l’Europe dont il revient au même de dire qu’elle est le continent élu ou de dire qu’elle est identifiée par la philosophie. Quand donc on parle de sensibilité européenne pour expliquer la possibilité d’être sensible aux questions philosophiques, il faut mettre en avant cette coupure. Les peuples traditionnels lui sont absolument étrangers et ne peuvent pour cette raison même concevoir ce que c’est en vérité qu’un problème philosophique, à savoir un problème qui se constitue de permettre l’interruption –  » enfin bref  » – par le nom propre adjectivé. Les occidentaux non européens ne le peuvent pas d’avantage, par exemple les américains qui ne peuvent pas sortir de l’évidence qu’ils sont pour eux-mêmes et qui ne comprendront jamais que tout le monde ne soit pas américain ou, au moins, ne souhaite pas le devenir. Non que la coupure du savoir par la vérité leur soit étrangère, puisqu’elle définit le génie d’un discours ou d’une pratique et que les génies ne manquent pas dans cette nation, mais la réflexion de cette coupure en un objet qui soit dès lors le vrai comme tel c’est-à-dire problématique pour lui-même (il ne possède aucun trait permettant de le différencier du faux ou du réel), y est impossible. On n’est jamais sensible à la philosophie qu’à l’être à la distinction, celle-ci n’étant finalement celle du vrai que par la pure opération réflexive. Car on aurait tort d’imaginer la philosophie comme une sorte de  » science du vrai « , bien que toute philosophie soit une doctrine de la vérité : elle ne prend le vrai comme objet qu’à être le discours élu et donc le discours problématique pour soi, sans que le vrai ait à lui être particulièrement donné. Car problématique pour soi, cela signifie réflexif – et la réflexion sur l’élection est forcément interrogation sur la vérité puisqu’elle désigne son sujet comme le vrai (et quand ce sujet est un savoir, il s’agit du vrai savoir – tous les autres n’étant que des savoirs réels). Bref, la philosophie s’entend comme doctrine de la vérité parce qu’elle se constitue d’être coupure du savoir par la vérité, et elle se constitue ainsi parce qu’elle est européenne. Inconsistance essentielle, distinction pure : parce que la croyance est commune, on n’a pas à croire ce que disent les philosophes ; autrement dit la vérité n’est pas l’affaire des croyants (les nombreux, identifiés par un trait extérieur) – mais elle est seulement affaire d’une origine toujours en question pour soi, en l’occurrence européenne.

 

J’arrête maintenant sur cette question de la sensibilité à la philosophie, et je vous remercie de votre attention.