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A propos de la vérité, Séminaire de NARBONNE (Université Populaire), séance du 7 décembre 22
Rappelons en un paragraphe le point décisif auquel nous sommes arrivés la dernière fois, ainsi que ce qu’il implique :
Le vrai est ce qu’il en est, tandis que la vérité est qu’il en soit comme il en est. Il y a forcément le vrai parce que le nier est encore l’avérer et que la formule « il est vrai que » vaut en facteur silencieux de tout énoncé, témoignant de la secondarité paradoxale de l’être par rapport à la vérité (ainsi en métaphysique : le vrai – sous-entendu « et non pas le réel » – c’est qu’il y a en général quelque chose et non pas rien). Le vrai est indifférent à nous mais la vérité relève de notre responsabilité. Plus précisément de la responsabilité d’en être responsable, car nous en sommes les dépositaires : des responsables qui doivent l’être d’une manière qui soit elle-même responsable. Nous le sommes contre la nature où l’idée de vérité n’a aucun sens, puisqu’elle suppose le désintéressement et qu’être vivant consiste au contraire à tout comprendre de manière intéressée (une chose est plus ou moins bonne ou mauvaise, une idée est plus ou moins acceptable ou inacceptable).
Or nous appartenons à la nature au sens large puisque la culture, effet du social comme tel, est du naturel de second degré (la nature produit les cultures, de sorte que l’irréductibilité de la culture à la nature est elle-même naturelle). Aussi est-il impossible que nous ne soyons pas divisés par le vrai, en ce qu’il en nous sépare de notre propre réalité : nous sommes les résultats de l’ordre et du cours des choses mais nous sommes concernés par la vérité et capables de vérité seulement à la condition qu’en nous cela ne compte pas (même si cela importe toujours plus ou moins).
La vérité : à la fois l’universel pour tous et le plus personnel de chacun
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Statut de la vérité dans la vie
Dès lors faut-il reconnaître ce paradoxe existentiel : que le vrai, qui est indéniable, fait que notre propre réalité ne compte pas alors que nous passons notre temps à chercher à la servir – ce qui s’appelle vouloir son bien, celui-ci étant par définition ce qu’on a raison et non pas tort de privilégier.
D’où cette conséquence étonnante : en avérant ainsi que la vérité est irréductiblement antérieure, on produit une contradiction qui est le principe même de notre réalité de sujet, à savoir qu’il est vrai que c’est le bien qui compte et non pas le vrai.
Comme c’est une contradiction dans l’acte même de parler, elle n’est pas assumable dans notre représentation et le déni en est pour ainsi dire inévitable. Il suffit d’écouter notre propre parole dans la vie pour saisir l’aveu que nous en faisons : comment nous déterminons-nous, en effet, compte tenu de la finitude de notre savoir, sinon en fonction de ce qui semble vrai ? Mais c’est quoi, ce syntagme « ce qui semble vrai », sinon la définition la plus exacte du faux ?
Ainsi reconnaissons-nous, sans même avoir besoin de se référer aux fables auxquelles les sociétés assujettissent leurs membres[1], qu’en réalité notre option habituelle est expressément celle du faux. Et certes il est multiple et particulier comme les situations de la vie, alors que le vrai est un et universel comme l’absolu qui ne correspond à rien et dans lequel personne ne vit.
Et pourtant, comme la terre qui se meut selon Galilée, il y a le vrai (dire que non, c’est avérer que oui).
On peut donc classiquement opposer l’existence où il s’agit de la vérité, et la vie où il s’agit de la vie c’est-à-dire du bien, y compris dans son aspect moral – le faux, en l’occurrence, étant l’ensemble des idéaux auxquels nous croyons devoir croire, si Pascal a raison de dire que « la vraie morale se moque de la morale ».
Nous n’existons pas souvent : la plupart du temps, nous nous contentons de vivre. Sauf que la vie dont il s’agit n’est plus celle d’un vivant mais, depuis que le langage nous a rendus capables de vérité, d’un existant !
Tandis que pour le vivant en général la question du bien et celle de de la vie sont la même, pour nous c’est originellement la vérité qui compte puisque nous ne vivons qu’à nous supposer avoir encore raison et non pas tort de vivre, c’est-à-dire qu’à ce que notre vie s’autorise du vrai. Mais parce que vivre consiste à faire ce qu’il faut pour vivre encore et le mieux possible, force et d’admettre que vivre consiste par là même à refouler la question pourtant originelle en chacun d’avoir raison et non pas tort de vivre encore. Cependant pour originel qu’il soit, le refoulement n’est jamais total, puisqu’il y a du vrai. Voilà pourquoi la question du bien, qui se confond pour la vie avec celle de la vie, a pour réalité première d’être celle du déni de sa distinction d’avec le vrai….
Telle est l’injonction que nous ne cessons de nous adresser à nous-mêmes en veillant très soigneusement à ne pas en voir l’absurdité : il faut que ce qui est vrai soit bon, et il faut que ce qui est bon soit vrai. Est en effet intolérable la disjonction des deux, telle que le langage l’a produite en faisant qu’un énoncé ait à être vrai et pas seulement expressif ou communicationnel comme il appartient à tout vivant de l’être (mourir, en fait, c’est cesser d’être expressif et de communiquer).
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L’idée de la vraie vie
Reconnaître ces paradoxes revient à opposer deux compréhensions de la vie, comme si notre existence était originellement constituée d’une alternative : d’une part celle dans laquelle c’est la vie qui compte et dont l’idée est celle de la vie bonne (du moins aussi bonne que possible puisque vivre, c’est toujours vivre au mieux), et d’autre part celle dans laquelle c’est au contraire la vérité qui compte et dont l’idée est celle de la « vraie vie ». A moins d’être fou, choisir celle-ci est impossible parce qu’il n’y a par définition de choix que du préférable et qu’on appelle préférable ce qui apparaît comme le mieux ou le meilleur : si le vrai était préférable au bien ce ne serait pas le vrai mais encore le bien. Pour cette raison, on ne saurait penser « la vraie vie » comme un idéal auquel il faudrait croire et qu’on aurait le devoir de réaliser. « La vraie vie est ailleurs », dit Rimbaud, et sa nature est d’y rester.
L’argument est simple : le vrai ne se gagne pas, parce que sa notion est qu’il le soit déjà de toute façon. Autrement dit si on le pensait en termes de finalité, c’est de son propre bien qu’on parlerait, du relatif à soi, bref du faux et non pas du vrai. Donc si la notion de « vraie vie » a un sens, autrement dit s’il est vrai que nous sommes des vivants dévoyés (=sortis du chemin de la vie) par la vérité et que cela constitue une responsabilité et pas seulement un malheur (puisque par cela le bien cesse d’être ce qui compte), il faut la penser à travers des rencontres. Elles sont forcément contingentes et inattendues, même quand elles surgissent d’un raisonnement. Et certes une rencontre est une promesse – de la vraie vie, justement : non pas d’une vie qui remplacerait celle que nous menons et que nous avons raison de vouloir aussi bonne que possible, mais de celle qui est « ailleurs ». La question de la vérité est celle de cette étrangeté. Son épreuve comme telle porte un nom : on dit que c’est un « moment de vérité ».
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Les moments de vérité
Reconnaître la contingence, le caractère inanticipable et donc l’événementialité de la vérité[2], cela revient à reconnaître que le vrai apparaît non pas dans l’accomplissement du savoir où des nécessités ont été articulées et des conclusions anticipées (ce qui apparaît là, c’est au contraire le certain) mais quand le savoir ne compte plus. On ne rencontre jamais qu’à ne pas anticiper la rencontre, non seulement dans ce qu’elle sera mais dans le fait même qu’elle ait lieu. Car si on l’anticipe, comme dans l’exemple d’une visite de routine chez le médecin ou d’un cours adressé aux étudiants, personne ne rencontre personne : chacun reste dans son rôle.
Refuser de confondre la vérité avec le savoir à cause de son caractère événementiel, c’est reconnaître qu’il n’y a jamais de vérité que par surprise. La vérité relève de la rencontre et non pas du savoir. Mais bien sûr cela n’empêche pas que dans le savoir aussi il y ait des rencontres : on peut être stupéfait d’une conclusion qu’on vient de tirer, ou advenir à soi-même par la lecture d’un ouvrage qu’on avait par ailleurs l’obligation ordinaire de connaître[3].
Parce que nous sommes et restons les vivants que nous sommes, ces rencontres ou de ces surgissements sont des ruptures, des empêchements, des impossibilités de vivre dans une vie qui par ailleurs reste englobante. La vie continue, mais l’être de langage que nous sommes par ailleurs (celui pour lequel il y a du vrai qui n’a à être ni bon ni même acceptable) n’est jamais sans y avoir reconnu sa responsabilité de sujet quand il reprend ses occupations de vivant. Beaucoup peuvent en témoigner : en revenant à nos affaires, nous comprenons, après coup c’est-à-dire trop tard, que l’indifférence du vrai à toute idée de bien nous mettait au pied de notre propre mur. Celui-ci n’est pas d’en rester à vivre quand on vit déjà ni de se soumettre à des idéaux par définition communs mais d’être sujet, c’est-à-dire assumer la responsabilité d’être un vivant ayant le vrai pour affaire.
C’est ce qu’on appelle des « moments de vérité », qui sont ainsi des moments de non-savoir : si grand qu’il soit, notre bagage intellectuel et social ne nous y sert de rien, parce que s’y joue non pas notre compétence mais notre responsabilité d’être sujet c’est-à-dire responsable (en quoi on retrouve la responsabilité elle-même responsable qui définit le « dépositaire »).
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Le sujet de la vérité est celui qu’on ne se sait pas être
Dans les moments de vérité, la question n’y est jamais celle de notre bien c’est-à-dire de vivre mais celle d’exister, c’est-à-dire d’être celui ou celle qu’on n’aurait jamais deviné qu’on était puisque c’est celui, né de la responsabilité du vrai impliquée dans le langage, que les légitimes nécessités de la vie (le politique, l’économique, le psychologique, le social…) interdisaient qu’on soit.
D’où l’idée qu’en effet ce ne soit pas du tout la même chose d’être soi, et d’être vraiment soi – pourvu qu’on entende qu’il s’agit là de celui ou de celle qu’on était sans le savoir et qu’on ne saura de toute façon jamais qu’on est. En effet :il est impossible que la vie, autrement dit le service des biens, n’ait pas déjà repris ses droits, et ne recouvre pas la vérité qu’on a originellement pour affaire. Être « vraiment » soi serait qu’être sujet de la vie et être sujet de la vie soient la même chose. C’est absurde, puisque la vie qui est le sens refoule la vérité qui, au contraire, est le non-sens. La « vraie vie » ne peut donc constituer l’idéal de personne : à s’en prévaloir, on révèlerait seulement son ignorance et sa fatuité.
Ne pas se défiler au nom de la vie devant un moment de vérité définit l’héroïsme : le héros ou l’héroïne est la personne qui s’est révélée être ce qu’elle n’aurait jamais imaginé pouvoir être et donc ce que, sans le savoir, elle avait depuis toujours pour vérité d’être. Ici, « depuis toujours » signifie : depuis que le langage, dont pour nous tout relève d’avance, l’avait rendu humain.
Nul n’ignore qu’il y a quelque chose d’héroïque à assumer un moment de vérité : par exemple tout abandonner (détruire la vie qu’on s’est construite, causer le malheur des siens…), pour suivre quelqu’un qu’on ne connaissait pas une heure auparavant et dont notre bonheur ne sera jamais le souci, ou encore renoncer à tout pour une vocation d’artiste dont il est quasiment certain qu’elle ne nous fera pas vivre et qu’elle ne donnera lieu à aucune reconnaissance. A le faire pourtant, c’est encore la vie qu’on retrouvera, la seule différence étant qu’elle comprendra d’autres joies et d’autres difficultés : vraie, elle ne le sera pas plus qu’une autre (à cultiver son jardin comme fait un modeste employé ou à arracher son plus intime secret à l’univers comme a fait Einstein, chacun agit pour le mieux). Est-ce à dire que tout se vaut ? Non : s’il est vrai qu’aucune vie n’est vraie précisément parce que c’est une vie, il l’est tout autant que certaines l’auront été…
Personne n’est « vraiment » soi-même, mais il n’est pas vrai que quelques-uns ne l’aient pas été là où ils ne savaient pas. En témoigne le discours des héros, qui ne peuvent concevoir qu’ils soient des héros puisqu’à chaque fois il leur semble qu’ils ont agi pour le mieux : « j’ai fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place, il se trouve juste que j’étais là ». Nous, par contre, les reconnaissons comme les sujets d’avoir acté l’impossibilité originelle que chez l’être parlant ce soit la vie qui compte. Tout le monde poursuit son bien, mais quelques-uns témoignent que la question n’est pas là.
A quoi reconnaît-on le vrai ?
Nous restons à jamais marqués par l’événement, la chose ou la personne dont les moments de vérité ont été l’épreuve ou la rencontre. La raison en est simple : cela nous rend sujets c’est-à-dire responsables du vrai, alors que vivre consiste à être des vivants occupés de leur bien (et, réflexivement, du bien au sens moral : réfléchir est encore une manière de vivre et la conscience morale est un aspect essentiel de la vie humaine). On ne se remettra jamais du vrai de notre existence qu’on aura entr’aperçu ; mais par ailleurs la vie ne cesse jamais d’effectuer l’exigence de non-vérité en quoi elle consiste. Dans le continu de la vie, il y a donc des marques qui, du point de vue de la vie et donc du service des biens, sont comme des trous : des absences locales de celui ou de celle qu’il est normal qu’on soit. Nombre de personnes le signifient presque malgré elles : « De cela, je ne suis jamais revenu ; mais par ailleurs je suis toujours le même et la vie continue ». Étrangeté locale à soi – telle est la définition de la marque.
Le vrai dont on vient de faire l’épreuve ou la rencontre, aucun savoir n’aurait permis de l’anticiper (quand c’est le cas, il ne s’agit pas du vrai mais du certain). Il lui appartient donc forcément d’être étonnant. Il ne faut pas confondre la surprise de la rencontre ou du surgissement, et l’étonnement que suscite ce qu’on rencontre ou ce qui surgit.
Cette suspension locale de la vie se réfléchit en nous comme un silence qui se fait malgré nous : la méditation.
Il faut donc récuser l’idée habituelle qu’il n’y aurait pas de critère du vrai mais seulement un critère de la légitimité des affirmations dans un cadre donné. Voici en effet à quoi on reconnaît le vrai :
- pour la suite de la vie : qu’on en reste marqué,
- sur le moment : qu’il étonne (alors qu’au contraire la vérité surprend),
- juste après et plus tard épisodiquement : qu’il installe en nous et malgré nous ce silence très particulier qu’on appelle méditation.
Aborder la question de la vérité, c’est donc élucider ces trois notions de la marque, de l’étonnement et de la méditation. A quoi s’ajoute celle de l’évidence, puisqu’être évident consiste à « apparaître comme vrai » – définition dont tout le monde accorde qu’elle est plutôt celle du faux, ainsi que chacun peut en témoigner en se souvenant que c’est en se fiant à des évidences qu’on se trompe, et que tromper quelqu’un consiste à construire des évidences autour de lui.
La suite de notre enquête :
Reste maintenant à remonter au principe des nécessités existentielles qu’on vient d’indiquer en donnant d’abord de la vérité la définition exacte dont le caractère insatisfaisant de celles que nous possédons atteste du manque, puis en rendant compte de la possibilité qu’il y ait du vrai en général (on sait d’avance que c’est lié au langage, mais comment ?), et enfin en comprenant que la question de la vérité n’est pas tant qu’elle soit possible mais qu’elle soit réelle. C’est qu’en effet la vérité n’est rien – ni une chose, ni même le savoir des choses qui est encore lui-même une sorte de chose qu’on peut acquérir ou perdre – alors qu’elle est intraitable, irrécusable, incontournable. Et que tout en relève.
NOTES
[1] On pense tout de suite aux diverses croyances religieuses, plus oniriques et baroques les unes que les autres, ou à des convictions politiques raciales ou nationalistes. Mais songeons simplement chez nous à l’État auquel nous nous confions alors qu’il n’est qu’une idée, à la Démocratie où tout le monde vote mais où le sort commun est toujours décidé par la même minorité, à la République où les lois de l’égalité citoyenne garantissent un ordre social dont personne ne nie le caractère inimaginablement inégalitaire. Etc. Sans parler bien sûr des fables que chacun ne cesse de se raconter sur lui-même pour simplement supporter d’être celui qu’il est.
[2] Argument qui suffit à détruire l’idée de sagesse, si être sage consiste à vivre selon ou dans la vérité et si c’est une « disposition habituelle » (Aristote). Ajoutons que si la sagesse consiste à occuper sa juste place dans le monde, c’est à la condition que le monde relève d’un ordre qui soit lui-même sage – ce qui suppose un cosmos bien ordonné et donc finalement un Dieu bienveillant. Mais si le monde est fou c’est-à-dire s’il n’y a pas de Dieu bienveillant ? La sagesse consistera-t-elle alors à être sage, ou bien à être fou ? C’est indécidable. Bref, la folie du monde et l’événementialité de la vérité suffisent chacune de son côté à avérer que la position de sagesse est en réalité une imposture.
[3] C’est à peu près ce que dit Kant de lui-même en mentionnant ses lectures de Hume et de Rousseau – le portrait de celui-ci étant le seul ornement de son austère cabinet de travail.