Cours du 31 janvier 03

 

Apprendre à vivre (4) : Le savoir-passe et le point de butée personnel

 

L’idée d’apprendre à vivre renvoie non au cours mais à la leçon, non à la sagesse dont une doctrine pourrait assurer la détermination mais au savoir-passe. Par cette dernière notion, je propose de résoudre réflexivement le paradoxe de l’exclusivité du savoir et de la vérité : là où il y a savoir, il est exclu qu’il y ait de la vérité puisqu’il n’y a de vérité qu’en première personne et que celle-ci s’épuise de sa propre impossibilité, mais d’autre part il y a indubitablement des leçons de vie dont la négligence est une véritable trahison de soi, un crime selon moi. Car un savoir de la vraie vie nous est donné à travers des leçons qui, d’être à chaque fois pure contingence, sont comme autant de grâces et par conséquent d’élections ; de sorte qu’on peut aussi bien dire pour chacun que le savoir-passe est le savoir de son élection La notion de savoir-passe que je propose pour penser la réflexion de la vérité vaut donc pour une réflexion qui reconnaîtrait l’aberration d’être soi, aberration dont relève toute vérité en tant précisément qu’il n’y a de vérité qu’à l’encontre du savoir.

Le savoir-passe est forcément scandaleux parce que la vraie vie est scandaleuse : il est scandaleux d’être soi alors que tout le monde est n’importe qui – comme est scandaleuse l’impossibilité subjective dans l’ordre universel des nécessités. La vraie vie, donc, ce n’est pas la vie bonne (voilà le scandale) mais   c’est la vie en première personne dont il importe de noter qu’on ne peut la souhaiter à personne et notamment pas à soi-même. Puissions-nous chacun être délivrés de la liberté qui est aussi bien l’épreuve d’être soi et, comme un troupeau de bovins bien nourris, satisfaits d’eux-mêmes et de leur lucidité, accéder enfin au bonheur parfait qui consiste, comme chacun sait, à être comme tout le monde ! Hélas, du savoir passe depuis la vérité, celui-là même qu’il faut apercevoir en nous comme un effet de contingence dès lors qu’il n’y a de vérité qu’à l’encontre du savoir et que tout savoir l’est des nécessités.

Or cet effet de contingence, on peut le nommer grâce en définissant celle-ci d’une façon négative par l’impossibilité que les raisons puissent jamais compter, et d’une façon positive comme l’identité de notre vérité à notre rapport à la vérité. La vraie vie, par conséquent, c’est la vie de grâce qui est celle des élus – ceux pour qui les raisons ne comptent pas et dont l’aberrante vérité est de n’avoir pas été insensibles à certaine leçon, toujours unique, qui leur fut donnée par un événement purement fortuit (par exemple l’accident d’un pigeon, désormais immobile et ensanglanté au milieu du flot des voitures et que refuse de quitter un autre pigeon). Or l’élu, c’est la première personne – par définition unique à être elle alors que tous les autres sont des autres. Les notions du génie et de l’élection sont par conséquent équivalentes, à ceci près que la seconde met simplement l’accent sur l’étrangeté qui définit la vérité relativement au sujet qu’elle constitue comme personnel.

Poser la question de la vraie vie, c’est par conséquent poser la question de la première personne comme susceptible d’obtenir une réponse qui, pour être effet de vérité et non pas de savoir, de contingence et non pas de nécessité, n’en soit pas moins une réponse. J’ai proposé la notion de savoir-passe pour affronter cette difficulté, dont l’idée qu’il y a des leçons de vie est en quelque sorte la forme objective.

 

Le savoir-passe et la question de la métaphore

On ne sait pas matériellement ce qu’il en est de la vraie vie, mais on le sait formellement : c’est par l’impossibilité d’être soi que la vie peut être vraie – tout le reste, notamment les doctrines et les sagesses y afférentes, n’étant jamais que du semblant (la constitution transcendantale de chacun en semblable de ses semblables). Dans l’ordre de la réflexion, l’opposition du cours qui rassemble et de la leçon qui distingue dit cette impossibilité. Il n’y a par conséquent de savoir de la vraie vie que sous forme de leçons. Il n’y a pas de leçons qui ne fasse exception, non pas au sens où elle dispenserait un savoir exceptionnel mais au sens où, dans la leçon, ce n’est pas le savoir qui compte mais le rapport de distinction entre celui qui parle et ceux qui écoutent. Quand la semblance ne compte pas, on ne peut pas à proprement parler d’exception puisque l’exception aussi relève d’un savoir et par conséquent d’une semblance de second degré (par exemple les verbes irréguliers en anglais), mais on ne peut pas non plus nier qu’il y ait quelque chose d’exceptionnel. A la leçon ne correspondra donc pas un savoir exceptionnel mais un pas sans savoir. Celui qui reste marqué par une leçon de vérité n’est désormais pas sans savoir ce qu’il en est de la vraie vie. C’est en ce sens qu’il fait exception au savoir commun, et non pas par une supériorité que les tenants dudit savoir pourraient envier.

Celui, par exemple, qui a reconnu la souffrance d’un matériau comme le bronze quand tout le monde sait bien que seul un être sensible peut souffrir, je dis qu’il fait désormais exception à ce savoir commun(dont par ailleurs nul ne songerait à contester ni l’exhaustivité ni la légitimité), non pas en ce qu’il aurait connaissance de réalitésignorées des autres humains mais, au contraire dirais-je presque, en ce qu’il n’est désormais pas sans savoir ce qu’il en est d’une certaine vérité. Ce statut de passant pour la vérité est celui de chacun, par opposition à au statut de semblant pour un même savoir qu’on peut reconnaître à tout le monde ; et chacun peut trouver en ses propres marques des notations correspondant à l’exemple personnel que je prends là (j’en ai donné beaucoup d’autres et pas seulement dans mon enseignement philosophique).

Bien sûr la réflexion décrètera que tout cela est folie. Mais quelle sorte de folie ? Je réponds : la même que celle qui définit la métaphore ! Car enfin, c’est de la même folie que participe celui qui voit souffrir du métal et celui qui identifie le dernier chevalier français à un félin de la savane africaine.

Telle est l’épreuve une de la reconnaissance de la vérité et de la parole en première personne : assumer sa folie contre l’idée qu’il y aurait un signifié métaphorique (si l’on veut signifier que Bayard était fort et courageux, que ne le dit-on clairement !), et aussi contre l’idée qu’une sagesse pourrait rassembler dans un même savoir pratique ceux qui auraient reconnu le vrai et reçu sa leçon. Or l’essence de la métaphore n’est pas qu’elle soit une manière de signifier mais réside au contrairedans son caractère fou, puisqu’elle est non pas le discours de celui qui, plus subtile ou lucide que les autres, aurait reconnu une réalité trop subtile pour être dite dans le langage quotidien (par exemple un type très particulier de courage), mais au contraire le discours de celui qui n’est pas revenu d’une certaine reconnaissance. En un mot, il faut appeler  » métaphore  » le discours de celui qui est sans recours puisque c’est cela qui définit l’épreuve, alors que, quand nous nommons les choses habituelles, nous ne sommes évidemment pas sans recours (tout le langage et toutes les possibilités de périphrases sont à notre disposition). Or la rencontre du vrai est précisément ce qui est en cause dans l’épreuve, dont la métaphore sera la reprise : on est toujours sans recours devant le vrai.

N’est-ce pas à dire que le savoir-passe, dont la notion s’entend de ce que la compréhension soit exclue comme recours subjectif, renvoie malgré tout à quelque signifié de la métaphore ? Car enfin ce savoir opère aussi une discrimination, puisque c’est depuis son effet que nous sommes parfois amenés (même si la réflexion déconstruit ensuite cette évidence) qu’il y a des gens qui n’ont jamais rien compris à rien. Je ne répondrais donc positivement à cette question qu’à la condition qu’on ait préalablement reconnu qu’on ne peut rien apprendre d’une métaphore – sinon à dénier qu’elle en soit une en voulant y voir un ersatz de concept (on a compris que Bayard était fort et courageux).

On aperçoit par conséquent que la question du savoir-passe est celle de la distinction métaphorique. Rien là que de très évident, si la rencontre du vrai est par définition une épreuve et si c’est depuis la marque (dont j’ai déjà dit qu’on pouvait l’identifier à un morceau de mort fiché dans la vie) que la métaphore se donne à entendre – elle qui est le discours en première personne c’est-à-dire en personne localement  » impossibilisée  » (car par ailleurs, chacun de nous est n’importe qui : une constante nécessité transcendantale dont la forme conceptuelle est la vérité).

Si l’on prend la métaphore en la débarrassant de ce que son déni veut y faire reconnaître, à savoir un pseudo-concept, il reste quelque chose qui est bien de l’ordre du savoir alors même qu’il n’apprend rien puisqu’on est prêt à récuser d’autres possibilités métaphoriques (par exemple dire de Bayard qu’il était une belette). La distinction de la métaphore relativement au semblant de concept qu’elle devrait être aurait pu sembler interdire une telle exclusion.

Je le dis autrement : la question de la métaphore n’est jamais celle de son exactitude (nous avons même appris que la notion d’exactitude s’identifie totalement à l’interdiction de la métaphore !), mais c’est celle de sa justesse. Ma notion de savoir-passe renvoie donc expressément à cette nécessité. Une  » leçon de vie  » est toujours une leçon de justesse – jamais une leçon de sagesse. Bref, voici le critère : mener une vie qui soit vraie, toujours par opposition à la vie bonne que les maîtres font miroiter devant nous, c’est vivre juste, au sens exact où l’on parle de chanter juste. La question du savoir-passe est donc celle de la justesse, à l’exclusion de tout savoir potentiellement endoctrinant, et nous l’apprenons d’avoir reconnu dans cette notion la même nécessité que celle qui gouverne la distinction métaphorique.

La question de la vérité quitte celle du savoir (un maître quelconque aurait découvert ce que c’est que la vraie vie et nous n’aurions plus qu’à identifier notre vie à l’effectuation de sa doctrine) pour devenir celle de la justesse. Il faut en souligner le paradoxe : la justesse est originellement celle de la métaphore, laquelle s’entend expressément de sa folie ! C’est du même mouvement qu’on refuse d’identifier la métaphore à un ersatz de concept, et qu’on refuse d’identifier la vérité à l’enseignement d’un maître : hors de la compréhension et de la communication à quoi servirait la métaphore si elle valait pour un concept il n’y a que la folie d’un discours absolument aberrant, exactement comme est aberrante et folle la conduite de celui qui, refusant d’obéir à celui qui sait, s’autorise de lui-même c’est-à-dire de sa propre impossibilité – pose par conséquent des actes que lui-même ne peut pas comprendre. Bien sûr, ce terme de folie a d’abord un sens négatif, celui d’exclure toute éventualité de sagesse c’est-à-dire toute éventualité d’appropriation du vrai, de familiarité avec lui. Mais il faut aussi l’entendre positivement : si la vérité de chacun lui est absolument et définitivement étrangère, il est bien évident qu’il ne comprendra jamais rien à ce qu’il aura pourtant raison de faire !

On ne saurait trop insister sur cette conséquence strictement impliquée par la notion de savoir-passe : les  » leçons de vie  » ne nous disent pas ce que nous devons faire de notre vie, elles nous disent que la vraie vie n’est pas celle qui pourrait susciter l’approbation des gens raisonnables, c’est-à-dire de nous-mêmes en position de réflexion. En quoi je rappelle simplement ce truisme que le vrai n’est pas le bien et qu’il s’entend au contraire de son exclusion préalable : il faut d’abord avoir reconnu que ce qui importe, justement pour cela, ne compte pas.

Or dans l’acte subjectif de la métaphore, qu’est-ce qui importe, sinon la signification ? On propose une image impliquant une analogie pour bien faire comprendre à nos interlocuteurs de quelle réalité très particulière nous leur parlons. En quoi nous sommes aveugles et sourds à l’acte lui-même qui est celui d’une invention – aveugles et sourds à sa folie littérale (nous imaginons que n’importe qui emploierait les mêmes images que nous pour communiquer les mêmes choses). Quand donc je parle de la distinction métaphorique, il faut entendre que c’est d’abord en référence à ceci que, dans la métaphore, la signification ne compte pas – puisqu’elle n’advient comme métaphore, précisément, qu’à l’encontre du concept par défaut qu’il faut toujours en faire de ce point de vue. Dès lors la vraie vie est aussi folle : elle n’advient comme vraie qu’à ce que le service des biens en quoi toute vie consiste normalement ait cessé de compter. Or qu’est-ce que le service des biens (qui sont aussi spirituels, ne l’oublions pas), sinon justement l’ordre des justifications, des possibilités d’avoir raison ?

Quand ni le savoir auquel on pourrait se conformer, ni les biens dont on pourrait s’assurer l’appropriation, ne comptent, il est certain que la question de la vérité devient celle de la justesse : si absurde littéralement qu’elle soit (comment la terre pourrait-elle être  » bleue comme une orange ?? « ), il y a des métaphores qui tombent juste, qui s’imposent d’elles-mêmes parce qu’elles ne sont pas plates comme elles devraient l’être pour indiquer au mieux l’état d’une certaine réalité.

Ma thèse est que l’idée de  » leçon de vie  » doit être comprise à partir de l’interdiction éthique que la métaphore soit plate – et je souligne de ce point de vue que la vraie vie ne peut pas plus être la vie morale (la question du bien comme nécessité) qu’elle ne peut être la vie bonne (la question du bien comme réalité).

Les leçons de vie ne nous apprennent rien mais ne nous laissent cependant pas sans savoir, impliquant qu’on les pense à travers une nécessité purement subjective non pas de conformité (soumission) mais, tout au contraire, de justesse – toute la question étant évidemment de préciser ce dernier terme.

On peut donner une première indication en disant qu’il y a des choses qui nous parlent, comme celles que j’ai prises en exemples dans cet enseignement et ailleurs, et ces choses exigent de nous une certaine réponse, dont je maintiens qu’il est criminel de ne pas l’apporter. Qui serai-je, par exemple, si je ne réponds pas au hurlement silencieux du bronze en souffrance, au regard qu’un chien m’aura adressé dans la rue, à la splendeur d’un vers de Racine – et si je n’y réponds pas avec justesse c’est-à-dire en ma propre absence ? Ces choses, qu’à chaque fois nous sommes fondés à nommer le vrai parce que c’est en première personne qu’elles s’adressent à nous (en troisième personne, il n’y a tout simplement rien : l’idée qu’un bloc de bronze puisse souffrir est simplement ridicule) ces choses, disais-je, exigent par là même que nous répondions en première personne, dans un acte dont le paradigme soit la métaphore et dont la notion du génie assure la consistance en libérant la problématique de tout souci de correspondance ou de justification (justesse et non plus exactitude, pour aborder la question du vrai).

 

Le savoir-passe est le savoir de la métaphore exigée comme réponse par ce qui nous parle, c’est-à-dire par ces réalités peu habituelles (mais pas extrêmement rares, puisqu’on peut en donner de nombreux exemples) dont le statut transcendantalement aberrant est non pas celui d’être des objets mais au contraire des sujets. Il y a des choses qui sont des sujets. Le paradigme en est évidemment l’œuvre, chacun le sait, mais il y en a bien d’autres (par exemple un arbre, avec lequel on peu avoir rendez-vous…). Ce sont les choses qui nous parlent – nous mettant pour ainsi dire au pied de notre propre mur, nous éprouvant.

 

Le savoir-passe et le point de butée personnel

La distinction métaphorique doit être pensée à la fois dans son statut de réponse effective, s’il est vrai que ce qui nous inspire du respect nous apprend vraiment à vivre, et dans son statut de folie, si cette vérité s’entend en exclusivité tant du savoir, que des biens ou que de la morale. Telle est la distinction sur laquelle céder revient à céder sur soi. En ce sens, il faut la voir comme un point de butée – et la question de l’éthique doit aussi être pensée comme celle de son surgissement, le surgissement d’une folie décisive dans le règne général des bonnes raisons.

La folie dont je parle en me référant à l’épreuve d’avoir à répondre n’est pas une raison différente, meilleure, plus noble ou plus spirituelle que les autres. Rien de plus contraire à la notion du savoir-passe que celle d’une sagesse plus ou moins ésotérique et ineffable à laquelle certaines expériences particulières nous permettraient d’accéder. Non : je parle de la vie en première personne, la métaphore étant, dans sa folie même et surtout pas dans son usage de compréhension et de communication, le répondant de l’impossibilité à soi qui définit cette personne. Or une sagesse, par définition, c’est le rapport d’épuisement et donc d’anonymat que le sujet entretient avec une nécessité qu’il méconnaissait mais dont il reconnaîtra ensuite qu’elle était depuis toujours sa vérité. Les notions de sagesse et de vérité sont parfaitement exclusives et rien ne peut plus différer de la vraie vie qu’une vie sage. La folie de la butée dit d’abord cette exclusivité.

Je note par conséquent que rien ne peut plus différer de la vraie vie qu’une vie lucide. Nous le savons, la lucidité est l’attitude qui consiste à reconnaître en toute signification une nécessité qui reste celle de la constitution : quand je suis lucide, je reconnais que rien de ce qui me passionne n’est passionnant en soi, que rien n’est vraiment vrai et qu’il n’y a dès lors pas de vérité ; de sorte que c’est à me méconnaître comme origine du sens dont je suis la dupe que, précisément, je pouvais l’être. Mais que je m’y reconnaisse enfin et plus rien ne vaut plus : en face de moi comme sujet pur de la réflexion, rien ne mérite plus que je m’y investisse. En fait, il y a bien une vérité supposée, qui est l’absolu de la définition représentative sur laquelle il n’est pas question de s’interroger sans pétition de principe – a-t-on raison de réfléchir ? – de sorte que la notion de lucidité est en fin de compte aussi absurde que celle de sagesse : une notion qui sert seulement au flicage de la pensée par ses ennemis (ceux qui ont décidé, d’abord pour eux-mêmes, qu’il fallait être celui que n’importe qui aurait été à la même place). D’où cette nécessité éthique, à vrai dire plutôt banale dans sa formulation, de rester la dupe non pas de ce qui nous fait vivre (un idéal dont l’imposture va pour ainsi dire de soi) mais de ce qui nous fait pour nous-mêmes avoir raison de vivre – ce qui est tout autre chose. Et par exemple il est bien certain qu’on ne peut écrire qu’à ne pas s’interroger sur la nécessité d’écrire, dont l’établissement dans une démonstration irréfutable ne serait de toute manière qu’une inertie supplémentaire. L’écrivain est dupe de la nécessité d’écrire en ceci qu’il remplit ses trois pages minimum par jour sans jamais se demander sérieusement si toute cette vie sacrifiée à un travail que personne ne demande et qui sera très probablement oublié aussitôt publié (s’il l’est), en valait la peine – la réponse étant de toute manière toujours non. Cela dit, quand on s’appelle Balzac ou Proust, il faut s’en tenir inconditionnellement à ce qui, chez tout autre, serait une sinistre aliénation graphomaniaque. Eh bien c’est très exactement de cette inconditionnalité qu’il s’agit ma notion du savoir-passe.

Qu’est-ce que l’inconditionnel, en effet, sinon la nécessité propre du vrai, dont la notion exclut qu’il soit jamais soumis à autre chose que lui-même puisqu’il décide de ses propres conditions ? Si l’on prend l’exemple de l’impératif catégorique, on dira qu’il effectue une nécessité inconditionnelle parce qu’en lui c’est la conscience réflexive qui parle comme telle, c’est-à-dire notamment comme indifférente et anonyme – en première personne en quelque sorte. L’impératif moral est donc vrai pour cette conscience réflexive abstraite : absolu, indépassable, impossible à soumettre à quelque condition que ce soit notamment aux postulats de la raison pure pratique. Car s’il n’y a ni liberté ni Dieu ni âme immortelle, sa nécessité n’est en rien modifiée : il faut toujours faire son devoir, et que cela n’ait dès lors aucun sens, aucune portée ni aucune conséquence n’entre absolument pas en ligne de compte. (Mais bien sûr on peut contester à Kant que la conscience réflexive universelle et anonyme soit la vérité du sujet parce qu’elle le réduit au statut de représentant de l’humanité, et ne voir là que l’idée abstraite de l’inconditionnel).

Le savoir-passe, lui aussi, est porteur d’inconditionnel : quand une réalité m’inspire du respect (par exemple l’action des pompiers new-yorkais au moment de l’écroulement des tours) elle m’indique bien une vie qui est non pas bonne mais vraie et qui vaut donc inconditionnellement, envers et contre tout – et d’abord la vie même, condition pourtant de toute condition.

Je crois possible de concrétiser cette notion, telle qu’elle se traduit subjectivement par l’idée de n’être pas sans savoir ce qu’il en est de la vraie vie, par une notion dont, ici encore, j’assumerai le caractère peu académique et dont le sens est de faire reconnaître cette inconditionnalité. Je propose que l’on prenne en compte ce que je nomme le point de butée personnel.

Mon idée est simple : je dis que personne n’accepte de vivre à n’importe quel prix, quoi qu’on s’imagine par ailleurs et quelle que soit l’évidence du contraire, de sorte qu’advient toujours un moment où, quoi qu’il arrive, on n’ira pas plus loin. Se faire tuer sur place quand on pouvait longtemps encore continuer la reculade en donnerait une image.

Rares sont ceux d’entre nous qui ont eu l’occasion d’aller jusqu’à ce point de butée, de toucher en quelque sorte leur vérité du doigt – une vérité toujours absurde et arbitraire au regard de la conscience représentative et que pour cette raison même je dirai éthique et non pas morale. Les péripéties de la santé en fournissent le plus fréquemment l’occasion : si un compositeur peut encore concevoir de la musique en étant sourd, il est bien certain qu’un peintre ne peut plus travailler une fois devenu définitivement et totalement aveugle. Si c’est un peintre du dimanche ou même un bon peintre, il adaptera sa vie à son malheur et il fera tout ce qu’il faut pour mener une vie qui gardera encore quelque possibilité, même affreusement diminuée. Mais que ce peintre ait été Picasso, et il est certain que la question était immédiatement réglée : je ne m’engage guère en conjecturant qu’il n’eût pas accepté une vie sans peinture, si confortable voire luxueuse qu’elle ait pu rester par ailleurs, parce que sa vie aurait alors été privée de sens, et que personne n’accepte une vie qui ne signifie rien.

Le point de butée personnel, on l’a compris, c’est une signification dont la folie de la métaphore soit le principe – une signification dont il ne faut donc pas faire on ne sait quelle morale ou sagesse personnelles, parce qu’une morale ou une sagesse, même  » personnelles « , ne peut pas être folle alors qu’une vie, si elle doit encore signifier quelque chose, ne peut pas relever d’une signification que la conscience réflexive serait susceptible d’approuver – et cela justement parce que l’idée même de sagesse est absurde.

Je le dis plus simplement et d’une manière peut-être plus acceptable : notre vérité nous est définitivement étrangère.

L’étrangeté de notre vérité, outre qu’elle rend dérisoire l’idée de se connaître soi-même car c’est seulement en extériorité à soi qu’on peut être vraiment soi, il faut la penser comme l’impossibilité de jamais comprendre la nécessité de notre point de butée personnel, qui en ce sens est une pure contingence. Très concrètement, cela revient à dire que nous serons les premiers surpris par la limite qui s’imposera brutalement à tout ce que nous ne cessons d’accepter et qui, ne serait-ce que pour cette raison, semblera totalement arbitraire (Pourquoi fixer la limite ici plutôt qu’un peu avant ou un peu après ? il n’y a pas de raison, mais il se trouve qu’elle est là et non pas ailleurs.).

J’insiste sur la corrélation de l’arbitraire et de la contingence pour définir le point de butée personnel : c’est simplement la conséquence de l’étrangeté au sujet qui définit sa vérité, la conséquence de l’impossibilité qu’il se reconnaisse en elle – et donc la conséquence de l’impossibilité pour la vérité qu’elle soit jamais spéculative. Il n’y a rien à comprendre de notre vérité sinon qu’elle est absurde comme le fait d’exister, sauf qu’il ne s’agit pas d’un fait mais d’un acte qu’on pourrait nommer impossibilisation de soi et qui suffit à définir l’agir ou le parler en première personne. Le corrélat objectif d’un tel acte, bien sûr, c’est le vrai – dont on peut dire tout ce qu’on voudra sauf qu’il exprime son auteur. Pas de différence par conséquent entre l’exclusivité des notions d’autorité et d’expression d’une part, et l’exclusivité des notions de connaissance de soi et d’être vraiment soi d’autre part.

Très concrètement encore, l’inscription de la question du point de butée personnel dans l’horizon plus général du problème de la vérité se traduit par cette évidence, passablement libératrice à mon avis, qu’un jour peut-être nous ne comprendrons pas la décision ultime que nous aurons absolument raison de prendre (ce qui n’exclut évidemment pas qu’on puisse avoir, par ailleurs, de bonnes raisons de prendre cette décision – mais alors l’acte qu’elle impliquera, d’être raisonnable, ne sera pas vraiment le nôtre et sera à peine un acte). Voilà comment on peut réfléchir l’inconditionnalité dont il faut nommer savoir-passe la reconnaissance réflexive.

 

L’inconditionnel, c’est forcément le fou. La morale, qui s’identifie à ce trait d’inconditionnalité, est folle parce qu’elle est le refus absolu de céder sur la définition représentative de la vérité. Certes, il existe de nombreuses situations impliquant qu’on s’en tienne à cette définition c’est-à-dire pour lesquelles l’attitude kantienne soit la seule admissible, mais il y en a beaucoup d’autres, comme celle de l’ami poursuivi par des assassins envisagée à propos d’un  » prétendu droit de mentir « , où le fait de s’y tenir est tout simplement l’acte d’un fou. Qui ne le voit en confrontant Kant en Benjamin Constant ?

Si l’inconditionnel est toujours fou, la vérité, qui l’est, est elle-même originellement folle. En quoi je ne fais que rappeler l’impossibilité de la sagesse ou l’imposture de ceux qui prétendent la détenir – puisque l’alternative radicale, réflexivement parlant, est celle de la sagesse et de la folie. Disant cela, je ne fais certes pas de la folie quelque caractère métaphysique propre à la vérité : je me contente de dénier qu’on puisse jamais identifier celle-ci à la sagesse.

Le point de butée personnel est par conséquent un point de folie radicale parce qu’il est le point de vérité qui définit le sujet comme sujet personnel et non pas simplement comme sujet réel (sujet de fait, effet de structure).Sujet de droit (avoir raison), cela signifie originellement sujet fou parce qu’il n’y a de droit que depuis le non-droit, forcément – que depuis une instauration de la raison qui ne peut être, par définition, que folle.

Cette folie, que signifie aussi l’idée de l’étrangeté radicale de la vérité au sujet dont elle est la vérité, je dis qu’elle est celle de l’acte subjectif, autrement dit de l’invention métaphorique : seul un fou peut prétendre que le dernier des chevaliers français est un félin de la savane africaine. Et pourtant, cette parole, du moins dans la bouche de ceux qui l’ont vu combattre, est vraie. Inexacte (impossible d’être moins exacte !) mais vraie.

Que la vérité s’entende originellement comme folie, autrement dit que le discours du maître soit toujours une imposture (car c’est lui qui tient un discours raisonnable – le maître étant celui qui dit le vrai en vue du bien), cela se trouve par conséquent impliqué dans la notion du savoir-passe, dont on aperçoit dès lors qu’il est passage de la raison réflexive (car c’est un savoir) à la folie qui est, finalement, la folie d’exister…

En somme l’éthique distingue d’une part ceux pour qui il est normal d’exister (chacun d’entre eux est n’importe qui) et ceux pour qui c’est un miracle absolument impensable, un miracle qui appuie la réflexion sur un fond de sidération et qui institue par là même la métaphore comme l’origine folle de toute reconnaissance. Depuis cette sidération, ils pensent et par là posent le vrai – ce qui consiste à prendre follement acte de l’existence. Cette folie, bien sûr, c’est le génie : le fait que la première personne soit la première personne ou, si l’on préfère, le fait de ne pas céder sur la définitive étrangeté de notre vérité à nous-même. Je dis qu’il n’y a pas de différence entre reconnaître le miracle impensable d’exister, autrement dit définir l’existence comme l’absolu de la folie métaphysique, et admettre la définitive étrangeté à soi de l’être lui-même dont, après coup, on pourra dire que l’existence avait à relever (puisque tout ce qui est – et donc n’est pas rien, par exemple un dragon – n’existe pas). Ce passé, c’est la signature. La vraie vie, qu’on aura donc vécue en première personne (la personne de l’être, par opposition à la seconde qui est celle de l’existence et à la troisième qui est celle de la représentation) est celle qu’on peut signer. On a compris quelle devait avoir eu le nom propre dans son essentielle indisponibilité pour marque distinctive.

 

Je vous remercie de votre attention.