QU’EST-CE EXACTEMENT QUE LE MAL ? (1)

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Nommer le mal, c’est dire qu’il a l’autorité pour nature, puisque c’est mentionner, sur le mode négatif, une nécessité qui est absolument obligatoire : le mal est ce qui ne doit pas être, par opposition au malheur qui est ce qui ne devrait pasêtre. Pour celui-ci l’impératif est hypothétique : si l’on veut être heureux alors il ne faut pas être malade, et à la limite si l’on veut vivre alors il ne faut pas mourir. Pour celui-là au contraire il est catégorique : le mal est ce qui ne doit absolument pas être. En quoi il n’est jamais assimilable au négatif, lequel est au contraire la réalité même du bien ou des biens, puisque le premier est ce qu’il faut se donner la peine de faire tandis que les seconds sont ce qu’il faut se donner la peine d’obtenir. 

Qu’est-ce que cela peut bien signifier, que la nature du mal soit l’autorité ? Et en quoi est-ce que cela rend compte de tout ce que nous appréhendons en parlant du mal, quand d’une part nous refusons de réduire le malheur au fait alors que ce n’est pas autre chose, et quand d’autre part nous refusons de réduire le mal au malheur (par exemple le malheur d’être méchant dont on peut s’estimer heureux d’être indemne) alors que ce n’est pas autre chose ?  

Le mal est autorité 

Ce qui relève du mal ne doit absolument pas être. « Absolument » signifie ici : quoi qu’il en soit de la réalité dans son ensemble et de toutes les raisons qu’on pourrait donner non seulement pour contester l’impératif mais même pour le justifier. Quand la nécessité négative est absolue (cela ne doit absolument pas être), ni la réalité ni les raisons n’ont droit au chapitre : ils ne comptent pas puisque leur mention est celle d’une relativité. Ainsi le mal est la transcendance de ce qui a été fait par rapport aux raisons de le faire. Dès lors la question de savoir pourquoi il faut combattre le mal n’a aucun sens : il faut combattre le mal (faire que ne soit pas ce qui ne doit pas être) parce que c’est le mal et que le mal est le mal. Pareillement s’il faut faire le bien, c’est parce que c’est le bien et que le bien est le bien

La tautologie est le dit de l’autorité comme autorité : « Obéis à ton père parce qu’il faut obéir à son père et que ton père est ton père », ordonnait-on dans les familles jusqu’à une date récente. Pareillement, on pourrait demander pourquoi il faut obéir à la loi. Parce qu’elle est utile ? mais ce qui est utile aux uns est nuisible aux autres. Parce qu’elle est juste ? Mais le juste des uns n’est pas celui des autres, et il est pour le moins difficile de trouver justes des lois qui servent, comme chez nous, à garantir un ordre où les revenus des uns représentent des dizaines de milliers d’années du revenu des autres. Non. S’il faut respecter la loi, c’est pour une seule raison : parce que c’est la loi ! 

Sont expressément tautologiques les deux notions du bien et du mal : s’y énonce que notre responsabilité soit celle de l’être de ce qui doit être, et du non être de ce qui ne doit pas être, sans que cela soit déterminé puisqu’aucun déterminant ne saurait être considéré. La conséquence est qu’on peut ramener les notions du bien et du mal à la seule notion de notre responsabilité. Avant de penser leur opposition et donc l’irréductibilité d’une négation réelle et non pas logique (on l’a dit : le mal n’est pas le négatif), il faut retenir que le bien et le mal sont semblablement identifiables à la tautologie de la responsabilité. 

C’est aussi bien celle de l’autorité comme autorité puisque ces deux notions n’en sont en réalité qu’une seule, l’autorité et la responsabilité étant simplement l’envers l’une de l’autre : d’amont en aval, si l’on peut dire, cette notion est la responsabilité, d’aval en amont c’est l’autorité. Voilà ce qu’on exprime en disant qu’il faut faire le bien parce que c’est le bien et combattre le mal parce que c’est le mal – le seul argument qu’on puisse donner étant lui-même tautologique,à savoir que le bien est ce qu’il est irresponsable de ne pas faire, et le mal ce qu’il est irresponsable de ne pas combattre[1]. Le bien et le mal, qui sont des idées c’est-à-dire des déterminations du sens des choses (par opposition aux concepts qui déterminent leur réalité), sont pour le philosophe desnotions dont il découvre qu’elles sont vides, justement parce qu’en elles ne contiennent rien d’autre que la responsabilité ou l’autorité, dans leur réalité tautologique : l’autorité, c’est que l’autorité s’exerce et la responsabilité, c’est qu’on soit responsable. 

Les biens et les maux ont une détermination matérielle (la nourriture, la maladie, etc.) mais le bien et le mal s’entendent comme autorité – c’est-à-dire responsabilité – pure : il faut parce qu’il faut, et il ne faut pas parce qu’il ne faut pas. La détermination des biens et des maux s’oppose donc à l’indétermination du bien et du mal. La difficulté disparaît quand on rappelle que la notion des biens et des maux est celle de leur irréductibilité à de simples réalités dans le premier cas (exemple un morceau de pain), et de simples faits dans le second (exemple tomber malade) : un bien est ce dont il serait irresponsable de ne pas profiter, de même qu’un mal est ce à quoi il serait irresponsable de ne pas tenter de remédier. C’est donc bien l’autorité qui les constitue, présentée par son envers.

L’acte d’autorité est la décision

La tautologie est le dit de l’autorité, dont l’acte est la décision. Celle-ci s’oppose au choix, qui l’est par définition de ce qui apparaît comme le préférable c’est-à-dire comme le plus représentatif du bien aux yeux de quiconque occuperait la même place. La décision n’a pas à se justifier, ni donc à être approuvée par ceux dont elle déterminera pourtant la responsabilité ; par exemple le soldat, à qui l’officier ne demande pas son avis, est responsable de la bonne exécution de l’ordre reçu. Au contraire les raisons par quoi ceci vaut mieux que cela sont tout ce qui comptent dans le choix : on pèse le pour et le contre, et ce n’est la faute de personne si le fléau de la balance penche d’un côté plutôt que de l’autre. La décision, elle, est toujours la responsabilité irréductible de quelqu’un : on peut choisir en commun (d’ailleurs tout choix est virtuellement commun puisque le savoir est idéalement le même pour tous) mais on ne décide jamais que seul. 

Seul, en l’occurrence, cela signifie ceci : même pas en compagnie du semblable de ses semblables qu’on est soi-même. Dire qu’on décide toujours seul revient donc à dire qu’on décide toujours sans le savoir ou, si l’on préfère, que prendre une décision consiste à constater qu’elle est déjà prise[2]. Tout choix l’est de n’importe qui ; toute décision l’est de quelqu’un : alors qu’on est sujet quand on choisit, on est auteur quand on décide. Tout choix est statutairement compréhensible parce qu’il est celui d’un semblable, alors que toute décision est statutairement aberrante parce qu’elle est celle de qui fait exception à la semblance, d’un « à part » de la réciprocité des compréhensions – sauf bien sûr à être déniée comme décision pour être considérée comme un choix. Ce n’est donc pas d’être justifiée, c’est-à-dire potentiellement approuvée par tout le monde, qu’une décision en est une mais c’est au contraire de récuser cette nécessité dans un acte, qui est la signature, où un sujet, au-delà de toute raison, marque sa responsabilité d’être personnellement sujet de ce dont il est sujet – ce qui s’appelle être auteur. Par là tout choix consiste à supposer qu’on soit déjà sujet (la responsabilité de l’être est ailleurs) alors que toute décision consiste à faire qu’on le soit désormais (la responsabilité de l’être est ici).

Choisir consiste à faire pour le mieux devant une diversité, et donc à réaliser l’a priori du bien ou, si l’on préfère, à avoir l’a priori des raisons pour détermination de sa responsabilité : on ne saurait choisir entre deux objets sans qu’aucun savoir, même irréel ou farfelu, ne fasse apparaître l’un comme préférable à l’autre. Dans le choix c’est donc le savoir qui compte, le choix s’en trouvant suffisamment défini. Autrement dit, si la définition abstraite du choix est qu’il soit l’option du préférable, sa définition concrète est qu’il soit l’exercice d’une autorité particulière qui est celle du savoir. Du savoir et non pas du sujet – en quoi consiste donc l’opposition entre choisir et décider, 

Personnaliser les instances rend évidente cette distinction. Soit donc l’apologue suivant : les conseillers (qu’on suppose compétents et bien informés) examinent la situation et indiquent au chef l’option qu’il faut prendre parmi toutes celles qui se présentent, en lui expliquant pourquoi. Il les écoute, puis se retire sous sa tente, où il prend seul sa décision. Est-elle conforme aux recommandations qui viennent de lui être faites ? Peut-être que oui, peut-être que non. On s’en moque parce que la question n’est pas là : tous les autres choisissent, mais lui il décide. 

Cela signifie qu’un choix est bon ou mauvais, mais que l’idée qu’une décision soit bonne ou mauvaise n’a aucun sens, puisque la seule question qui en ait à son propos est de savoir si celui qui l’a prise avait autorité pour le faire. La décision, c’est toujours que le savoir ne compte pas ni donc la connaissance de ses conséquences, sinon c’est d’un choix qu’on parlerait[3]. Ainsi celui qui a fait le mauvais choix explique longuement pourquoi il a été trompé par les apparences et pourquoi n’importe qui l’aurait été pareillement à sa place, mais celui qui a pris une décision qui s’est révélée catastrophique démissionne en silence (ou pas, s’il a perdu toute dignité). C’est seulement dans la réflexion qu’on pourra faire semblant de croire que la décision a été un choix, autrement dit que le chef n’était pas le chef mais un quelconque semblable, et qu’on pourra dire que ce choix a été bon ou mauvais.

La distinction du choix et de la décision n’est pas seulement idéelle, elle est aussi réelle : tout choix relève lui-même d’une décision. 

Si l’on est par exemple médecin ou professeur, on choisit constamment entre ceci et cela (le médicament qui convient le mieux à ce cas, l’approche pédagogique la plus appropriée à ce problème, etc.), et on a pour responsabilité de faire pour le mieux. Mais il ne faut pas oublier le principal : cela n’est jamais possible qu’à ce qu’on ait d’abord décidé d’être médecin ou professeur, et que cette décision s’entende forcément en extériorité au savoir dont les choix sont l’effectuation. Car être médecin n’est pas plus quelque chose de médical qu’être professeur n’est quelque chose de pédagogique. Et si l’on veut faire rentrer la décision dans un savoir plus vaste (par exemple social ou familial), alors ce n’est plus d’une décision qu’on parle mais d’un choix (par exemple on a choisi de devenir médecin pour complaire à ses parents, notables provinciaux). 

Quel est le principe de cette distinction ? Ce qui précède en a rendu l’indication facile. La voici : il n’y a pas de dernier savoir par quoi toutes les décisions pourraient finalement apparaître comme des choix. Rien là de mystérieux : s’il n’y a pas de dernier savoir, c’est parce qu’un mot se définit par ses rapports à tous les autres et qu’il ne saurait donc jamais y en avoir de dernier par quoi tout pourrait enfin avoir été dit – et par quoi la légitimité de l’énonciation serait finalement ramenée à la nécessité de l’énoncé.  

Quelle est la portée de cette indication ? Celle-ci : il n’y a pas de possibilité pour que la question de l’être parlant soit jamais identifiable à celle de son bien, c’est-à-dire à celle de ses choix et/ ou à celle d’un choix qui serait ultime ou originel. Pour l’être parlant, la question de son bien et la question d’être sujet sont structurellement disjointes, la première qui est celle du représentable ne se posant jamais que dans l’a priori de la seconde qui ne l’est pas. Le vivant non-parlant, au contraire, les confond : pour l’animal qui a faim, c’est la même chose d’exister et de chercher à manger.

Le mal est le décisif de l’humain

Si le choix effectue l’a priorité du bien (choisir c’est faire pour le mieux), la décision lui est parfaitement étrangère. Le choix est toujours limitation (le savoir compte), et la décision toujours illimitation (le savoir ne compte pas). Or être sujet d’une illimitation dont il y a seulement à dire qu’elle est absolument indifférente à la nécessité du bien, n’est-ce pas s’abolir comme sujetau sens où un sujet est forcément déterminé ? Si, justement : il n’y a pas de sujet au mal mais un auteur. On est le sujet d’une bonne action, mais on est l’auteur des faits. C’est qu’on est sujet de l’énoncé, mais auteur de l’énonciation.

Par « autorité » on entend alors le fait d’être auteur et non pas sujet, autrement dit de décider et non pas de choisir. Ici, on parle de la décision que chacun est de lui-même, en tant qu’être sujet ne consiste pas à être sujet mais, au contraire pourrait-on presque dire, à avoir pour affaire d’être sujet. On n’est pas soi : on a pour affaire (légère parfois, lourde souvent, écrasante à certains moments…) d’être soi, on relève de soi. 

Si l’impossibilité d’un ultime savoir fait qu’un parlant se définit par la décision et non pas par le choix de lui-même, cela signifie qu’à l’être parlant il appartient structurellement d’être indifférent au bien – la question de celui-ci n’étant que celle du vivant qu’il n’aura jamais que pour affaire d’être.

Que l’être parlant soit structurellement indifférent au bien a pour corollaire que ce soit uniquement du mal que nous ayons à répondre – nous que le don de la parole a originellement institués en répondants, et donc aussi en répondants de répondre c’est-à-dire d’eux-mêmes. Et certes on n’est pas envoyé devant le tribunal pour avoir respecté la loi c’est-à-dire d’être ce qu’il appartient à la notion de citoyen qu’on soit, et ni sommé de rendre des comptes quand on a bien travaillé, c’est-à-dire d’être ce qu’il appartient à la notion de travailleur qu’on soit ! En quoi c’est forcément du mal qu’il s’agit quand la question est de répondre de ce dont on est sujet, et donc aussi d’en être sujet. La question que chaque être parlant est pour lui-même s’énonce alors par un énoncé uniquement négatif : pour l’être parlant le bien – et donc le choix – ne compte pas. Cela signifie qu’il ne peut jamais s’agir de nous comme sujets du bien quand nous sommes mis en demeure de répondre de nous-mêmes

Le mal est décisif de ce que nous sommes en ce qu’il nous met au pied de notre propre mur qui est celui d’être sujet, comme il arrive qu’on en subisse la douloureuse épreuve, par exemple en ne faisant rien parce qu’intervenir est trop dangereux quand il est évident qu’il faut absolument faire quelque chose… 

Ramassons l’argument : la responsabilité décide de ce qu’il en est de nous et le mal décide de la responsabilité. Il en décide absolument. 

En quoi nous sommes humains, c’est-à-dire nés à nous-même dans le mal[4] non pas selon quelque a priori diabolique qui nous ferait mauvais par nature, mais simplement comme l’impossibilité langagière que la question du bien soit originellement la nôtre. Or c’est cela, la disposition originelle au mal : l’impossibilité que le bien, c’est-à-dire l’autorité des raisons, soit jamais ce qui compte. Mais alors qu’est-ce que le mal, dans la paradoxale positivité d’une notion exclusive de toute détermination ? 

Voici la réponse : le mal est la responsabilité qu’on assume que ce qu’on fait n’ait pas pu être choisi mais ait dû être décidé.

Le contradictoire de choisir : élire

Le mal dont le principe est l’irréductibilité de la décision au choix (originellement de la légitimité de l’énonciation à la nécessité de l’énoncé) est lui-même le décisif de l’humain. Il serait dès lors contradictoire que son objet – la victime – relevât, elle, du choix c’est-à-dire fût la meilleure comme victime, celle qu’on aurait donc préférée à d’autres. La victime est prise parmi ses semblables mais l’idée de la choisir est contradictoire. Sa notion est alors celle d’être désignée en exclusivité de toutes raisons qu’il y aurait de la désigner : « – Ce sera toi ! – Pourquoi ? – Pour rien. Juste parce que je le décide. » Quel est en effet le leitmotiv de toutes les victimes ? celui-ci, toujours le même : « pourquoi moi ? mais pourquoi moi ? »

En quoi on vient de déterminer une notion très précise : celle d’élection. Le statut de victime est toujours celui d’élu – ce qui explique la violence de la compétition victimaire, par ailleurs tellement obscène (si j’arrive à démontrer que je suis plus victime que les autres, alors au fond de moi je saurai que je suis élu entre les élus !) 

Élire, c’est le contraire de choisir parce que c’est décider de celui qu’on sortira du lot des semblables ; autrement dit c’est désigner en récusation de toute raison qu’on aurait de choisir. En toute élection, il s’agit de l’irréductibilité de la décision au choix, c’est-à-dire de l’assomption d’être sujet au fait d’être un sujet. Deux domaines en relèvent spécifiquement, qui réalisent cette assomption : l’amour et la politique. Sur le premier tout le monde sait qu’on n’aime pas à cause des raisons qu’on aurait d’aimer, et qu’on aime en dépit des raisons qu’on aurait de ne pas aimer. Empruntons un exemple au second parce qu’il porte à son comble d’évidence l’irréductibilité de l’élection au choix. Soit donc une compétition où il s’agit d’élire un chef et absolument pas de choisirun mandataire ou un représentant. Du premier des candidats, tout le monde reconnaît la compétence et la probité. Son adversaire, par contre, est notoirement incompétent, fier de son inculture, fou de narcissisme, méprisant des institutions, éhonté quant à mentir constamment, et toute sa carrière a avéré qu’il était foncièrement malhonnête. C’est évidemment le premier qu’il fallait choisir. Mais, que voulez-vous, c’est le second qui a été élu, et il faut en prendre son parti. Alors que les analystes sont compétents, le peuple est souverain : eux, ils choisissent, mais lui, il décide. Traduit autrement cela donne ceci : le peuple est souverain et pour cette raison n’a que faire d’avoir des raisons, et notamment il n’a que faire du bien en général et de son bien propre en particulier

Si maintenant on veut penser une élection en termes de raisons sans pour autant la nier comme telle pour en faire un choix (qui serait alors celui de la majorité ignorante et facile à manipuler), alors on dira ceci : pour que le pire soit élu, il suffit qu’il n’y ait pas de raison pour qu’il ne le soit pas. Quant à cet élu lui-même, il est comme tel tout aussi indifférent au bien, par opposition à un mandataire qui aurait été choisi pour en assurer le service. D’un mandataire ou d’un représentant (le savoir compte), on doit s’attendre au meilleur, mais d’un élu (le savoir ne compte pas) il faut s’attendre au pire.

Or qui niera que la notion d’élection soit aussi celle de la première personne, celle qui est incommensurable à sa propre semblance ? Chacun de nous est originellement l’élu, puisque la parole lui a été personnellement donnée alors que le langage est transmis à n’importe quel représentant de l’espèce humaine, c’est-à-dire à n’importe lequel de ces vivants dont la question serait celle du bien. De sorte que jamais notre question, qui est celle d’être sujet, n’est superposable à celle du bien en général, ni même à celle de notre bien particulier[5].

La définition du bien 

Le bien n’est pas ce qu’il est bon qu’on fasse. Non : le bien, c’est ce qu’il est normal qu’on fasse. Il est par exemple inutile de dire qu’aider un malheureux est bien : c’est juste normal, puisque la notion d’un malheureux est qu’on doive l’aider. D’où cette évidence que le normal et le bien sont la même chose. Pourtant le normal est neutre. En effet. Le paradoxe est résolu quand on a compris que la nature du bien était l’autorité : le bien, c’est ce qu’il est inconditionnellement impératif qu’on fasse. Aussi le normal, neutre par définition, accède existentiellement à la positivité quand sa notion est celle de ce qui doit impérativement être assumé et surtout assuré. Disons la même chose autrement : ce qui est inconditionnellement impératif à propos d’une chose ou d’une personne, c’est qu’il s’agisse de cette chose ou de cette personne. 

Un exemple va nous l’enseigner, et d’autant mieux qu’il sera plus ordinaire et commun. 

Soit une voiture. Son concept est d’être un véhicule permettant notre déplacement. Or est-ce que cela ne signifie pas qu’il est bien qu’elle démarre le matin quand on se rend au travail, et mal qu’elle ne démarre pas, nous empêchant de remplir nos obligations ? Rien là qui soit « subjectif » au sens du relativisme : la distinction de ce qui relève du bien et de ce qui relève du mal est imposée par le concept, qui exige par ailleurs que la voiture ait des roues qui tournent, un moteur qui ne soit pas grippé, etc. Autrement dit le concept de la voiture est l’autorité dont elle relève : ce qui, à propos d’elle, pose inconditionnellement la distinction du bien et du mal. 

Mais le bien aussi s’en trouve posé. Quand en effet la voiture est en panne, le bien sera représenté par l’intervention du mécanicien, et il sera déterminé comme « réparation ». En quoi, d’un point de vue philosophique, aura consisté cette intervention ? en ceci : le mécanicien aura rendu la voiture à l’autorité de son concept, laquelle était bafouée par l’autorité de la nature c’est-à-dire par ses lois (disons que l’humidité de l’air s’était condensée dans la « tête du delco »). 

Le concept d’une chose, qui est son gouvernement, est par définition un élément de savoir. Ainsi toute chose est-elle sous l’autorité de son concept donc du savoir dont elle relève en tant qu’elle est ceci ou cela.

 La notion aussi est un élément de savoir et un gouvernement (en termes techniques : un transcendantal pour déterminé. Ainsi celle de personne dont le rapport de transcendance avec celle d’individu contient l’impératif inconditionnel du respect. Cela signifie qu’on n’a pas plus à prendre la responsabilité de respecter une personne qu’on n’a à prendre la responsabilité de dire qu’une panne de voiture est un mal ou qu’un démarrage au quart de tour est un bien. Le savoir, concept ou notion, décide. 

La leçon est donc claire : il s’agit toujours que le savoir fasse autorité et qu’il fasse autorité inconditionnellement

Si l’on a pu s’enfermer dans les apories à propos du bien ou même opposer une conception matérielle disons de type antique (le bien, c’est d’être heureux, ou c’est d’être sage, ou c’est d’être un bon citoyen, etc.) à une conception formelle disons de type kantien (le bien c’est de faire ce que ferait n’importe qui), c’est parce qu’on ne se rendait pas compte qu’à chaque fois on parlait d’une seule chose, toujours la même : le savoir, dont il est dès lors indifférent qu’on le considère matériellement ou formellement

Pourquoi indifférent ? Parce que la question n’est pas celle du savoir mais celle de son autorité !

Ainsi sommes-nous parvenus à la définition exacte du bien. La voici dans sa littéralité : 

Le bien est l’autorité du savoir[6].

La distinction du bien et du mal

Cette définition a une conséquence très importante pour ce qui est de la responsabilité, et de la distinction du bien et du mal.

A cause de leur nature commune qui est l’autorité, on peut dire que la responsabilité du bien est la même que celle du mal : non pas responsabilité de ce qu’on fait qui renvoie à notre détermination de sujet qui est toujours une certaine compétence, mais responsabilité de le faire qui renvoie à la responsabilité d’être sujet. 

D’un autre côté elle s’y oppose parce qu’en rester à cette évidence contrevient au critère de la non-substitution qui est inhérent à la notion de responsabilité (on n’est responsable qu’à l’être en personne). On vient de le rappeler : le bien est ce qu’il normal de faire, autrement dit ce dont le sujet est absolument n’importe qui et ne peut être sujet du bien qu’à cette condition. Autrement dit une action est bonne quand son sujet agit comme s’il était indifférent. Telle est la notion morale et esthétique du désintéressement : laisser en arrière ses intérêts objectifs et subjectifs et donc les déterminants qu’ils expriment. Réussirions-nous à être constamment n’importe qui que nous serions, par comparaison avec ce que nous sommes, tous des héros. Car le héros se reconnaît à sa parole, qui est toujours la même : « j’ai juste fait ce que n’importe qui aurait fait à ma place ». D’ailleurs les pires d’entre nous témoignent pareillement de la justesse de cette idée : veulent-ils dénier le mal dont on les sait coupables, qu’il leur suffit de se dire anonymes c’est-à-dire de se présenter comme étant absolument quelconques : « oui, il est vrai que j’ai pris l’argent ; mais n’importe qui aurait fait la même chose !». Le bien est ce qu’il est normal de faire, la chose étant ce qu’elle est dans son concept, la situation étant ce qu’elle est dans son sens. 

D’où cette évidence : dès lors qu’un savoir est posé, le bien est son autorité. C’est ce qu’on traduit en disant que faire le bien consiste à ne plus être que le vecteur du savoir – proposition qui signifie l’indistinction de la réalité du savoir et du désintéressement du sujet.

Le mal au contraire consistera à faire ce qu’on sera seul à faire non seulement dans l’ordre de causer le malheur (la chirurgie répare les pieds bots ; Bovary estropie son patient) mais encore dans celui de le vouloir (le méchant est imprévisible puisqu’il n’est le semblable de personnes). Dans le mal, la question de s’égaler à ce qu’il faut faire n’a aucun sens, puisque l’autorité dont il s’agit n’est plus celle du savoir (il ne compte pas) mais celle du sujet quant à être sujet

Prenons un exemple : n’importe qui a le devoir de protéger un vase en argile, puisque son concept implique la fragilité. Eh bien moi, au contraire de n’importe qui, c’est-à-dire en fait de l’autorité du concept sur le vase, je vais le jeter au sol ! Et puis je vais disperser les éclats pour que personne ne tente de les recoller c’est-à-dire de rendre à ce concept une partie de son autorité qui est en réalité celle du vase sur lui-même. Et ainsi de suite, indéfiniment, sans qu’il y ait de raison de s’arrêter. Car le mal, récusation du savoir et donc de la limitation, est illimitation, au contraire du bien. 

C’est évident pour les choses mais ce l’est plus encore pour les personnes : puisqu’aucun savoir ne compte, ni donc aucune détermination, il n’y a jamais de limite au mal que les hommes peuvent faire et il faut toujours s’attendre à encore pire. 

D’où cette conclusion sur les principes :

Le bien, c’est que le savoir compte (compter = faire autorité) et donc que la question, celle de l’autorité, ne soit pas celle du sujet mais celle du savoir ; le mal, c’est que le savoir ne compte pas et donc que la question, celle de l’autorité, ne soit pas celle du savoir mais celle du sujet. 

La définition du mal  

L’idée qu’on puisse choisir entre le bien et le mal est une sottise, puisque tout choix l’est de ce qui apparaît sur le moment comme le préférable c’est-à-dire le plus représentatif du bien. Mais si l’on ne peut choisir le mal, on peut avoir décidé d’être une mauvaise personne : non pas quelqu’un qui voudrait le mal (personne n’est le diable) mais quelqu’un pour qui le bien ne comptera pas autrement dit quelqu’un pour qui les raisons de faire quelque chose ne seront pas plus les raisons de le faire que les raisons de ne pas le faire. Si la notion du mal est positive, c’est parce que le mal, comme le bien, est ce qu’on fait et que dans le cas du mal, ce qu’on fait c’est de tenir positivement pour rien les raisons.

 Autrement dit le mal est la responsabilité de faire ce qu’il est injustifiable qu’on fasse, et non pas ce qu’il est de notre point de vue justifiable (= bon) qu’on fasse. 

Sauf évidemment qu’on peut toujours hausser ce paradoxe d’un degré réflexif. Le choix de la délinquance par exemple est compréhensible autrement dit représentable comme une figure de son bien par celui qui le fait : les vols et les divers trafics sont en général plus lucratifs que les travaux honnêtes, surtout quand on n’a aucune compétence particulière à monnayer. Mais ce qui n’est pas représentable c’est la délinquance elle-même, non pas tant parce qu’elle ne peut pas constituer une généralité (il est sûr que si tout le monde vole toujours tout, la notion de vol n’a plus aucun sens !) que parce qu’on ne peut pas se représenter soi-même comme son sujet : pour le faire, il faut se trouver des excuses, c’est-à-dire des raisons qui prendront notre place au moment de l’imputation. Au juge, on expliquera que rien n’est notre faute et par conséquent qu’on n’est responsable de rien : si l’on a commis des crimes et des délits, c’est seulement que notre situation objective et subjective n’offrait pas d’autre possibilité. Et cela, ce n’est la faute de personne (si ce n’est de « la société », entité parfaitement anonyme). Ainsi, quand on hausse d’un cran réflexif la question de la responsabilité, on revient à l’idée que le mal est de faire ce qu’on ne peut pas justifier qu’on fasse, autrement dit ce dont on ne peut prendre la responsabilité qu’à la condition de s’en innocenter.

Si l’on ne peut se reconnaître sujet du mal qu’à brandir tout ce qui excuse qu’on le soit, autrement dit si on ne peut dire qu’on l’est qu’à montrer qu’on ne l’est pas, c’est que le mal n’est rien d’autre que sa propre inconsistance subjective : rien d’autre que l’impossibilité qu’on ne puisse jamais en être sujet. D’où cette évidence qu’on a énoncée d’emblée en disant que « le mal est sans pourquoi » : relève du mal ce qu’on fait quand il n’y a pas de raisons qu’on le fasse, le mal lui-même étant la suffisance de cette détermination, justement en tant qu’elle n’en est pas une.

Tous les exemples mettront en évidence ce paradoxe de la responsabilité pure. Untel ne m’a rien fait, et je le sais très bien. Ce n’est pas une raison pour ne pas le frapper. Le commerçant qu’on vient de dévaliser ne nous menace en rien et n’a aucun moyen de nous identifier. On le sait. Ce n’est pas une raison pour ne pas le tuer. Dans les procès staliniens où l’on était accusé de complicité « objective » avec l’Amérique, être manifestement innocent n’était pas une raison pour ne pas être envoyé à la potence. Ainsi pouvons-nous comprendre la parole glaçante et apparemment absurde de l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau qu’on a citée la dernière fois : si la soldatesque commet des atrocités sur les populations civiles, c’est seulement parce qu’elle le peut. 

Pour que le mal advienne, en effet, il suffit qu’il n’y ait pas de raison pour qu’il n’advienne pas, et c’est précisément par cette suffisance que c’est le mal. 

D’où la contingence qu’on a souvent remarquée, et qu’il faut opposer à la nécessité de ce qui relève du bien : à la fois dans le fait (le mal, on ne s’y attend jamais) et dans la détermination (on ne peut jamais savoir ce que les méchants auront inventé). 

L’absolue positivité du mal est maintenant flagrante : elle consiste à ce qu’on fasse qu’il n’y ait pas de raison. Par exemple on tuera le commerçant qu’on vient de dévaliser et qui ne constituait nullement une menace.

Et certes, si le bien est « l’autorité du savoir » (les guillemets signifient l’exactitude de cette définition), alors le mal consiste à faire que le savoir ne fasse pas autorité. Ainsi fracasser le vase, c’est faire que son concept, qui en gouvernait l’unité, ne compte plus. L’indifférence aussi est une forme du mal, alors qu’elle ne consiste à ne rien faire : ne pas secourir un malheureux, c’est indéniablement faire que ne fasse plus autorité la notion d’un malheureux qui comprend l’exigence de son secours. Voler, c’est faire que la notion de propriété ne fasse plus autorité. Mentir, c’est faire que la réciprocité de la parole ne fasse plus autorité, etc.

Et bien sûr tuer, c’est refuser que fasse autorité la notion de sujet propre à tout vivant, en tant que non seulement des actions peuvent lui être imputées alors qu’à une substance on peut seulement attribuer des expression (or c’est bien le lapin qui court, c’est bien l’oiseau qui chante) mais encore en tant que sa vie est bien la sienne : tuer la moindre bête, c’est lui prendre sa vie, à elle. Et détruire sa vie, c’est récuser par l’anéantissement de fait l’autorité qu’elle était de cette vie. C’est donc parce que vivre consiste à avoir sa propre vie pour affaire que tout vivant se caractérise par une dignité inaliénable – autorité d’être soi que la méchanceté va consister non pas à dénier, puisqu’elle est l’objet même de leur agir, mais à récuser. 

Quant à l’être parlant, lui aussi sujet d’une vie qui est proprement la sienne, sa dignité de vivant est transcendée par ce qu’on peut appeler la dignité proprement humaine et qui consiste, contrairement à tous les autres vivants qui vivent autant qu’ils le peuvent, à ne jamais vivre qu’autant que la question de sa vie ne soit pas celle de son bien. Car du bien en général, et de son bien en particulier on est forcément innocent. Quand on n’a plus comme question d’être sujet que la question de son bien, c’est-à-dire du maintien de sa vie et de l’assurance de ses conditions, alors la vie est ce qu’il est irresponsable de mener encore. En témoignent ceux qui mettent fin à leurs jours alors qu’ils ont, comme on dit, « tout pour être heureux », mais aussi, a contrario, ceux qui s’accrochent de toutes leurs forces à une vie dont la misère matérielle ou morale fait qu’elle n’ait plus rien de bon. 

Que la question de l’être parlant ne soit pas celle de son bien, contrairement à ce qu’il en est du simple vivant, c’est la désignation négative, dans son cas, de l’autorité d’être soi. Or celle-ci, précisément comme autorité, est transcendante : elle est que la réalité ne compte pas. Ainsi tuer peut-il ne pas suffire au méchant : il appartient encore au mal de s’acharner sur la dépouille, de profaner la tombe, de salir la mémoire où se marquent l’irréductibilité absolue de l’autorité d’être soi au fait d’être soi. 

Nous possédons maintenant la définition exacte du mal, corrélative de celle du bien révélée plus haut : 

Le mal est en tout la récusation de l’autorité d’être soi.

Qu’est-ce que la méchanceté ?

Cette définition (la définition !) permet d’éviter le contresens habituel, qui est de croire que l’objet du mal est celui qui est atteint. Non : l’objet du mal n’est pas la chose qu’on détruit ou la personne à laquelle on inflige des souffrances : c’est l’autorité dont elle relève quant à être la chose ou quant à être la personne qu’elle est.

Forcément, cette définition ne doit pas moins valoir pour l’irréductibilité du mal au fait que pour l’irréductibilité du mal au malheur. Reprenons les exemples de la dernière fois :

Celui qui frappe fait crier ou pleurer alors qu’on voulait rester stoïque ; par lui on tombe à terre alors qu’on voulait rester debout. Dans les situations extrêmes, le bourreau fait que sa victime va « donner » tout le réseau et causer la mort (sinon pire) de ses camarades alors qu’elle avait placé depuis toujours l’idéal de solidarité au principe de sa vie. D’ailleurs cet autre peut aussi être une chose, en tant qu’elle relève d’un certain concept. Briser un vase, par exemple, c’est être l’autorité de sa dispersion, alors qu’il était l’autorité de son unité. Non pas que cette autorité ait disparu : c’est bien un vase qui est en mille morceaux, mais elle est désormais invalidée

La mauvaise action, au sens de « faire le mal », consiste donc à chaque fois à invalider l’autorité d’être soi à propos d’une chose, d’un être ou d’un parlant. 

Nous avons ensuite repris l’exemple du malheur, irréductible à un simple fait parce qu’en lui aussi c’est de l’autorité d’être soi qu’il s’agit. La pauvreté par exemple empêche une personne de s’autoriser d’elle-même quand elle se rend au supermarché, de même que la paralysie empêche la personne qu’elle affecte de décider de marcher ou de courir. A chaque fois le sujet considéré reste un sujet mais une autre autorité invalide l’autorité qu’il ne cesse donc pas d’être pour et de soi.

Le mal, qui est invalidation de l’autorité et dont la question est celle pour un sujet de son autorité de sujet, est donc substitution : le vase relevait de son concept, il relève désormais de ma colère – mais c’est bien lui qui relève de ma colère. Les achats du client relevaient de sa décision, ils relèvent maintenant de la pauvreté, mais ce sont ses achats ; quant à l’immobilité de l’infirme elle ne relève plus que de la maladie, mais c’est son immobilité. Le mal est ainsi substitution de l’autorité au sens où l’instance de décision est elle-même décidée : dans le malheur, il s’agit de quelque chose (la pauvreté impose des privations, la maladie impose de rester en fauteuil roulant, etc.). 

Dans le mal, par opposition au malheur, ce n’est pas quelque chose qui invalide, mais quelqu’un.

Que veut en effet le méchant ? La réponse est évidente : puisqu’il s’autorise de lui-même en récusation de toute détermination donc de toute limitation, il veut que l’autorité qu’il est de soi décide de l’autorité dont relèvent les choses et les êtres quant à être eux-mêmes – et qu’elle en décide au-delà de toute limitation. Dans l’insistance qui le définit, le mal s’entend donc de toujours pluscreuser l’écart entre un être ou une chose et l’autorité dont il ou elle relève quant à être cet être ou cette chose, parce que l’autorité dont on relève est aussi celle dont relève l’autorité dont on relève.

Précisons encore. Est-ce que le méchant, qui a élu une certaine victime, veut qu’elle souffre ? On est tenté de répondre oui mais on répond non dès qu’on formule l’hypothèse d’une souffrance étrangère au méchant, par exemple causée par une maladie ou un accident. Car le méchant ne veut pas que l’autre souffre, c’est-à-dire soit problématique voire insupportable pour lui-même (puisque c’est cela, souffrir) sous une autre autorité que la sienne : il veut que ce soit en son nom, à lui le méchant, que l’autre n’ait plus la légitimité de valider sa propre réalité ! Son véritable objet n’est donc pas la souffrance de l’autre comme on imagine, mais sa propre autorité d’être sujet, à lui le méchant : il entend la retrouver dans les cris que ses coups arracheront à la victime, en tant que ce n’est pas de son propre chef qu’elle aura crié. Non pas qu’il fasse de sa victime sa marionnette mais en ce que son autorité à lui aura consisté à ce que sa victime ne se reconnaisse plus comme valable, elle, quant à faire autorité sur elle-même puisque, sous son autorité, elle s’est finalement autorisée à faire ce qu’il est indigne qu’elle fasse (pleurer, supplier, trahir…). Il y a donc substitution d’autorité (la victime relève de celle du méchant) mais évidemment pas remplacement (c’est comme relevant toujours d’elle-même que la victime relève de l’autorité du méchant).

La récusation de l’autorité d’être soi, nous avons une manière particulière d’en avoir conscience : l’indignation. Par quoi nous reconnaissons que la question du mal est celle de la dignité et pas du tout de l’intégrité, qui n’en est que le moyen. Qu’est-ce que la dignité en effet, que le méchant entend abattre non pas en la supprimant mais en l’invalidant ? Simple : c’est le statut de relever de soi, par opposition à la valeur qui est le statut de relever d’autre chose. On est digne par soi-même, mais on vaut par autre chose. Eh bien c’est de cela que le mal est non pas la négation (ce qui renverrait à la neutralité) mais la contradiction

Parce que le mal est sa propre insistance, il consiste toujours à amener au contradictoire de la dignité. 

Ce contradictoire porte un nom : c’est l’abject (qu’il ne faut donc pas confondre avec l’indigne). On traduit alors l’idée que le mal est sa propre insistance en disant qu’en le reconnaissant nous lui conférons non pas un but mais un horizon, qui est d’amener à l’abjection tout ce qui relève originellement de soi-même. Par exemple un système carcéral a triomphé quand un prisonnier est désormais prêt à tout pour un traitement de faveur, vraiment à tout. Nous le disions la dernière fois : le mal consiste à faire que dans le cas de la victime être sujet soit devenu quelque chose qu’elle-même éprouve comme invalidé, comme irresponsable et donc comme de moins en moins tolérable[7]

 

Annonce

Deux grandes tâches nous attendent encore. 

La première est de clore la notion du mal en trouvant le quatrième terme d’une analogie dont le premier membre est constitué par l’opposition du bien et du mal, mais dont le second ne contient pour l’instant qu’un seul terme qui est le savoir. Quel est l’autre du savoir qu’on doit lui opposer comme le mal s’oppose au bien ? On le devine, cette question est la même que celle qui consiste à demander de quoi le mal, sur quoi nous ne cessons de buter dans le monde et en nous, est le réel.

La seconde est d’explorer la reconnaissance du mal, parce qu’elle est sa constitution et que la penser revient donc à penser le mal lui-même. Définir l’abjection en sera un moment, mais après qu’on ait défini le scandale et l’indignation puisque ce qui relève du mal nous scandalise quant à ce qu’il est (indicatif : mode de la réalité) et nous indigne quant à ce qu’il soit (subjonctif, mode de la responsabilité). 

Ces deux tâches accomplies, le mal ne sera plus un mystère. Mais ce sera toujours un réel.

NOTES

[1]  Il faut parler à l’indicatif. Le mal en effet n’est pas ce qu’il serait irresponsable de ne pas combattre : cette formulation ne peut valoir qu’à propos de l’idée du mal et nullement du mal lui-même. Le mal est autorité, et l’autorité est inconditionnelle par principe puisque faire autorité, c’est faire que ni la réalité ni les arguments (facteurs de relativité) ne comptent

[2] On voit donc qu’une décision n’a aucun besoin d’être consciente, ni même d’être approuvée par celui ou celle qui la prend. Décider, en effet, c’est avoir déjà décidé – peu importe que ce soit depuis un quart de seconde ou depuis cinq décennies. Ainsi il y a des couples qui, à l’occasion d’un banal différend domestique, réalisent soudain qu’ils ont depuis longtemps décidé de divorcer et qu’ils ne le savaient pas. On peut aussi dénier sa propre décision comme dans l’exemple de l’élève qui refuse d’apprendre les leçons et de faire les devoirs mais qui n’en continue pas moins de fréquenter l’école en se racontant qu’il veut, comme ses camarades, la réussite scolaire. L’asservissement à son propre ego, si répandu, implique évidemment le déni de ses propres décisions existentielles.

[3] La vie publique est remplie de cette évidence : l’idée de reprocher une décision à un chef d’État ou de gouvernement n’a aucun sens. Quand elle se révèle nuisible pour la collectivité comme l’actualité en donne des exemples presque chaque jour (privatiser les autoroutes à prix dérisoire et laisser imposer à la population des péages léonins, fermer des centrales parfaitement opérationnelles quand les besoins d’électricité explosent, privilégier fiscalement la rente aux dépens de l’investissement et du travail, etc.), tant pis, tout le monde subit en silence, comme une population subit une guerre que ses dirigeants ont déclarée. Se fût-il agi du choix d’un haut fonctionnaire qu’il eût fallu le déclarer mauvais c’est-à-dire expressif d’incompétence et de désinvolture sinon pire, et que les protestations se fussent imposées ainsi que les tentatives d’annulation. 

[4] La culpabilité est donc l’a priori de l’être dont le langage a fait un répondant de lui-même. Voilà pourquoi rien d’humain n’est pensable si l’on nie ce que le discours religieux désigne sous le nom de « péché originel ». Comme chacun sait « originel » et « décisif » sont équivalents. Depuis toujours (c’est-à-dire depuis que le langage nous a extériorisés de nous-mêmes et par là rendu responsables non plus seulement de ce que nous faisons, comme les autres vivants, mais encore de le faire) le mal qui nous est imputable est le décisif de notre humanité. 

[5] Il faut avoir le mensonge férocement chevillé au corps en regardant le passé, ou simplement en écoutant le bulletin d’information quotidien, pour croire que l’humanité veut son bien. Et tout autant pour croire, en faisant le bilan de tout ce qui peut nous être personnellement imputé, qu’on veut le sien propre…

[6] Cette définition qui manquait à Platon n’est pas sans poser beaucoup de problèmes dont le principal est celui de la bonté, qu’on dira dans un premier temps analogue à la méchanceté, la bonté étant au bien ce que la méchanceté est au mal. La principale difficulté tient à ce que la bonté soit une sensibilité : les bonnes personnes ne sont pas celles qui ont l’idée du bien (la plupart s’en moquent) ni même celles qui font leur devoir. Non. Alors que celles-ci suivent une nécessité (elles font ce qu’il faut faire), les bonnes personnes comme celles dont les noms restent au Mémorial des « Justes » à Yad Vashem butent au contraire sur une impossibilité : ce qu’elles font n’est pas ce qu’elles doivent faire (même si cela coïncide à nos yeux), ni moins encore qu’elles devraient faire, mais au contraire ce qu’il leur était inconcevable, inimaginable, en un mot impossible, de ne pas le faire. Le paradoxe de la bonté est donc qu’elle ne soit en aucune manière le service du bien puisqu’elle s’y oppose comme le réel (« impossible de ne pas ») s’oppose au nécessaire. Le bien réalise l’anonymat puisqu’il consiste à faire ce qu’il est normal de faire. Au contraire la bonté, étant la butée d’un sujet et non pas son accomplissement, est l’imputabilité pure de son irréductibilité à lui-même – le nom qui reste au-delà de tout (d’où le Mémorial).  

[7] Sur l’abjection interne à soi-même et sur la pitié que ce comble de misère peut encore susciter, on se réfèrera à la fin du film sublime de Jacques Becker, Le trou.