LE MAL SUBI : DOULEUR ET SOUFFRANCE
Conférence du 6 décembre 2023 à l’Université Populaire de Narbonne
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La douleur et la souffrance sont le mal subi, sa réalité effective. Personne ne les confond dans le discours spontané, mais presque tout le monde les inverse : la souffrance serait une douleur notamment morale, et la douleur une souffrance notamment physique. Or cette confusion est si insistante qu’il est impossible de l’attribuer seulement à l’ignorance ou au manque d’attention : quelque chose dans la réflexion de la douleur doit justifier qu’elle donne à penser qu’elle est une souffrance, et dans la réflexion de la souffrance qu’elle est une douleur. Tout se passe donc comme si la pensée commune signalait un trait paradoxalement propre à chacune des notions, qui est de se voir réfléchie en l’autre malgré l’évidente dissymétrie de leur détermination – le caractère certain de la douleur s’opposant au caractère indécis de la souffrance. Ainsi se déterminerait l’épreuve du mal et donc le mal lui-même, puisqu’est absurde l’idée d’un mal qui soit autre chose que l’épreuve qu’on en fait, d’un mal qu’une réalité propre ferait relever de la normalité des choses.
Le mal n’est rien que l’épreuve qu’on en fait, mais cette épreuve est indubitable. Donc le mal n’est rien mais il y a le mal. D’où l’évidence que ce soit comme souffrance que le mal est éprouvé comme ne pouvant être le mal (s’il était le mal, il serait une réalité parmi les autres et ne serait donc pas le mal) mais que ce soit comme douleur qu’il est éprouvé comme ne pouvant pas ne pas être le mal (car enfin, il y a le mal). Suivons ce fil et nous parviendrons à dire ce qu’il est.
La sensibilité et le mal : les mêmes traits, antériorité et insistance
Entreprendre de distinguer la douleur et la souffrance, c’est interroger un objet parfaitement précis, la sensibilité, dont la nature est intrinsèquement réflexive, puisqu’on n’est sensible qu’à être sensible à sa propre sensibilité et que dans l’insistance de la sensibilité à elle-même. A contrario, on dira que l’insensibilité consiste non pas à ne pas être affecté (il faudrait n’être pas réel) mais d’une part à ne pas être affecté par le fait d’être affecté, et d’autre part à ce qu’il n’y ait pas d’insistance de la sensibilité quant à être la sensibilité. Cela vaut dans le positif comme dans le négatif : non seulement le plaisir relève du plaisir (il est plaisant), et la douleur de la douleur (elle est douloureuse), mais encore ils n’ont de réalité que comme insistance de la douleur à être douleur et du plaisir à être plaisir. De la même façon on souffre de souffrir et on est heureux d’être heureux, la souffrance et le bonheur réalisant cette antériorité à eux-mêmes dans leur insistance à être l’une la souffrance, et l’autre le bonheur. La sensibilité est donc toujours épreuve d’elle-même. Cela signifie qu’elle a pour réalité l’indistinction de son antériorité à elle-même (la sensibilité est la sensibilité à la sensibilité) et de son insistance (la sensibilité n’est la sensibilité qu’à insister quant à être la sensibilité).
Or cette condition est aussi celle du mal : il n’y a de mal qu’à ce que le mal relève lui-même du mal et non pas de la réalité, ce qui en ferait un simple malheur (même métaphysique) c’est-à-dire une innocence de second degré, et il n’y a de mal que dans son insistance à être le mal. On le voit quand on présente cela en termes subjectifs : quelqu’un qui serait simplement méchant ne serait paradoxalement pas méchant : il serait juste affecté d’un trait de caractère qui le rendrait dangereux et associable et dont nous serions heureux, nous autres, de ne pas être affectés. Autrement dit la méchanceté serait une infirmité morale comme il y a des infirmités physiques. Or on n’est jamais méchant qu’à ce que le fait d’être méchant soit l’assomption, elle-même méchante, d’une méchanceté antérieure : celle d’être méchant. Que chacun s’interroge : si on pouvait choisir son caractère comme dans le mythe platonicien des âmes qui peuvent choisir les vies qui seront les leurs, personne ne choisirait jamais d’être méchant. Personne ? Si, il y a des gens qui choisiraient à coup sûr de mener une vie de méchanceté : ceux qui sont déjà méchants ! Ceci pour l’antériorité. Quant à l’insistance, elle est flagrante : le méchant l’est précisément de ce qu’il soit satisfait de l’être, et surtout de ce qu’il entende continuer à l’être et accentuer qu’il le soit.
Cette vérité est une des bases de notre rapport à nous-mêmes, qui avons beaucoup de défauts au sens moral du mot. Certains, qui sont pourtant notre réalité, ne cessent de nos insupporter et nous ne cessons de les dénoncer en nous : l’élève paresseux donnerait n’importe quoi pour aimer travailler comme certains de ses camarades, le soldat pour n’être pas lâche au moment du danger et pour ne pas mériter le mépris dont il est l’objet de la part des autres et surtout de lui-même. Car tous ces défauts, véniels comme l’imprudence et la prodigalité ou mortels comme la paresse et l’égoïsme, nous savons parfaitement qu’on a raison de nous les reprocher. On n’est pas imprudent ou paresseux comme on est blond ou brun : on ne l’est qu’à être coupable de l’être, et à chaque fois d’une culpabilité particulière. Or en quoi consiste cette culpabilité, dans son principe ? En l’impossibilité que le défaut qu’on avait ne soit pas celui qu’on est déjà en train d’accentuer. L’élève qui se désole d’être paresseux a déjà décidé, à son grand dam, de ne pas faire le prochain devoir demandé par le maître ou de le recopier d’un camarade, et le soldat qui se désole d’être lâche ne peut pas s’empêcher de chercher n’importe quel expédient pour ne pas participer à la prochaine attaque.
D’où l’affirmation suivante : s’il y a une réalité effective du mal comme douleur et souffrance, c’est parce que les deux traits qui constituent le mal dans sa structure sont les mêmes que ceux qui constituent la sensibilité. Ainsi l’idée du mal échappe au risque de l’abstraction.
La sensibilité et le mal : la même épreuve de l’étrangeté
L’origine du mal n’est bien sûr pas la sensibilité, qui en est juste la condition. Cependant la sensibilité n’est pas sans en être la réalité sous les espèces de la douleur et de la souffrance, et pas seulement la condition. Entendons-nous : il ne faut pas identifier la douleur et la souffrance à la réalité du mal, puisqu’elles sont d’abord un malheur et que la notion du malheur est au contraire celle de l’innocence. Mais d’un autre côté, on voit bien qu’un mal qui ne se réaliserait d’aucune manière en douleur et en souffrance, c’est-à-dire qui n’affecterait personne d’aucune manière négative, ne serait que l’idée du mal et pas du tout le mal lui-même. Si donc on veut penser la douleur et la souffrance comme la réalité du mal, il faut commencer par comprendre comment elles peuvent, dans une négativité qui doit être irréductible, ne pas relever du simple malheur.
On le comprendra en faisant un sort à l’opinion qui voudrait qu’on puisse tout ramener à un étiage nul en pointant l’équivalence de contraires : certes il y a la douleur mais il y a aussi le plaisir ; certes il y a la souffrance mais il y a aussi le bonheur (ou du moins du bonheur). Or s’il est vrai qu’il n’y a de plaisir et de bonheur qu’en antériorité à soi et en insistance, il s’agit là d’une nécessité de structure qui est en même temps nécessité normative, puisque le plaisir est la norme d’une activité particulière et le bonheur celui de la vie en général. Autrement dit ils ont l’innocence de la positivité pour première condition : un plaisir qui n’est pas innocent est déjà une perversion, de sorte qu’il cesse d’être un plaisir pour être déjà une volonté de jouir ; et un bonheur qui ne l’est pas non plus est déjà une mauvaise conscience c’est-à-dire une souffrance. Le mal exclut donc par définition de se réaliser dans le plaisir ou le bonheur, dont il serait absurde de nier que ce sont des biens et contradictoire de contester l’innocence. D’où la nécessité d’écarter une opinion aussi envahissante qu’irréfléchie selon laquelle les méchants le seraient par plaisir et seraient heureux de l’être. Les deux termes que nous avons reconnus être communs à la sensibilité et au mal disent ce qu’il en est : on n’est donc pas méchant par plaisir mais par méchanceté (antériorité), et il n’y a pas de bonheur à être méchant mais seulement le malheur de ne l’être pas assez (insistance).
Cependant on se contredirait à parler d’une sensibilité qui ne le soit pas à l’étrangeté de ce à quoi elle est sensible, à savoir celle des choses dans la douleur, comme par exemple celle du coin de table qu’on vient de heurter, et celle de soi-même dans la souffrance, comme quand on réalise que sa vie est derrière soi et qu’il ne reste plus qu’à limiter les dégâts. Or c’est la notion même de la sensibilité qu’elle le soit à quelque chose et non pas à rien c’est-à-dire à autre chose qu’elle-même. Il y a certes des réalités qui conviennent (un rayon de soleil quand on est joyeux, la retrouvaille fortuite de quelqu’un qu’on n’a pas cessé d’aimer…), mais c’est par hasard et donc d’une manière non vraie : on est sensible à la réalité, dont la notion est avant tout celle de l’indifférence des choses et non pas leur convenance à notre sensibilité. Il arrive parfois que la vie soit comme un rêve, mais vivre n’est pas rêver. D’où ce (triste) paradoxe que la sensibilité négative (douleur et souffrance) soit la « vraie » sensibilité puisqu’elle est sensibilité à la réalité, par opposition à la sensibilité positive (plaisir et bonheur) qui ne l’est pas à la réalité mais au contraire à la convenance.
Voilà pourquoi la sensibilité, neutre par définition (c’est un des traits du vivant), peut néanmoins être le mal lui-même dans son effectivité.
Du malheur au mal
Le fait qu’il y ait la souffrance et la douleur n’est pas le mal mais seulement un malheur. Or la douleur et la souffrance, malheurs indiscutables, sont la réalité du mal. Le mal est cette contradiction. Il faut l’assumer comme telle, ce qui n’implique nullement qu’on ne la résolve pas.
On énoncera la difficulté en usant de la distinction que fait notre langue entre le conditionnel et l’indicatif, c’est-à-dire ici entre ce qui ne devrait pas être et qui est le malheur, et ce qui ne doit pas être et qui est le mal. Se marque ainsi que la douleur et la souffrance sont relatives, et d’abord à leurs causes, et que le mal au contraire est absolu. C’est un impératif catégorique, inconditionnel que ne soitpas ce qui en relève, alors que c’est seulement un impératif hypothétique, conditionnel, qu’il n’y ait pas la douleur (il ne faut pas qu’il y ait de douleur sauf si elle est inévitable pour nous soigner ; il ne faut pas qu’il y ait de souffrance sauf si elle peut nous amener à une prise de conscience salutaire, etc.). Or nous le demandons : la douleur et la souffrance, par définition relatives et en ce sens innocentes, ne sont-elles pas en elles-mêmes absolues dans certains cas ? Si oui, lesquels ?
Voici la réponse : ceux où elles constituent la réalité de crimes. Le point décisif est en effet celui-ci : de par la relativité de tout qui définit le monde (il y a des causes à la haine et à la criminalité comme à n’importe quoi d’autre), il y a de l’absolu.
On le voit en ce qu’il est impossible à quiconque de considérer qu’un crime a un sujet dont il serait l’expression. Cela ne vaut d’ailleurs pas seulement pour le mal. Tout est toujours attribuable autrement dit relève du paradigme de l’expression, sauf ces absolus que sont les crimes et les œuvres. Eux, on ne les attribue à personne. Cela signifie que leur é-normité (ils ne sont pas l’application plus ou moins bonne de normes) les exclut le régime commun qui est l’expression. La société le marque de la manière la plus consciente et la plus expresse en disant que ceux qui les ont signés dans le cas des œuvres, ou perpétrés dans le cas des crimes, en sont non pas les sujets mais les auteurs. Quand un crime a été commis dont la police a pu arrêter le coupable, on désigne celui-ci non pas comme le sujet de la mauvaise action mais comme « l’auteur des faits ». L’autorité s’est substituée à l’expression : le meurtrier est l’autorité dont relève la mort d’une personne, par exemple. L’œuvre n’est pas ce que quelqu’un a fait, mais ce que quelqu’un a signé.
L’argument est simple : les œuvres et les crimes ont en commun d’être à chaque fois quelque chose dont on ne peut pas se représenter qu’on puisse être sujet. Autrement dit les œuvres et les crimes ont en commun de ne pas être possibles avant d’être réels. Or la définition même du monde, c’est qu’il soit l’horizon de la possibilité. L’impossibilité au monde est donc leur statut : comme tels ni les crimes commis ni les œuvres créées n’étaient anticipables : ce qui l’est, c’est seulement la progression de la délinquance ou la production éditoriale. En soi, ils sont donc « immondes » ou, si l’on préfère, inhumains.
Cela change tout, pour notre question qui était celle de l’irréductibilité du mal (absolu) au malheur (relatif) : par les crimes, ce qui s’entendait comme « ce qui ne devrait pas être » doit alors s’entendre comme « ce qui ne doit pas être ». On est passé de l’impératif hypothétique (ce qui ne devrait pas être, sous-entendu : du point de vue de l’idéal normatif) à l’impératif hypothétique (ce qui ne doit pas être – inconditionnellement). La douleur et la souffrance quand elles relèvent de la force des choses (par exemple de la progression d’une maladie), sont ce qui ne devrait pas être. Mais la douleur et la souffrance, quand elles relèvent du mal lui-même, sont ce qui ne doit pas être parce que ce qui relève du mal en est la réalité.
Une réflexion réelle
Avoir mal et souffrir ne renvoient pas du tout aux mêmes situations ni par conséquent aux mêmes significations : on ne peut pas mettre sur le même plan le fait se cogner violemment à un meuble (douleur), et celui de réaliser progressivement que ses aptitudes physiques et intellectuelles, parfois même morales, diminuent avec l’âge et qu’on n’est pas seul à s’en rendre compte (souffrance). Nous savons tous que la douleur où l’on fait l’épreuve de l’étrangeté des choses n’est pas la souffrance où l’on fait l’épreuve de sa propre étrangeté. Nous savons aussi qu’on fait l’épreuve de soi comme faisant l’épreuve des choses, et qu’en ce sens toute douleur est en même temps une souffrance. Nous savons encore qu’une souffrance, de nous être donnée comme nous sommes donnés à nous-mêmes, peut avoir quasiment la brutalité et l’extériorité d’une douleur. La souffrance et la douleur sont parfaitement distinguées dans leur concept, mais leur réalité est en même temps leur croisement : parce que la sensibilité est toujours celle d’un être qui vit et qu’on ne vit que de manière sensible, chacune se distingue de l’autre en la redoublant.
On le voit bien dans les situations concrètes. Une douleur qui ne serait pas en même temps une souffrance, parce qu’elle ne serait donc pas la douleur d’un être donné à lui-même, ne serait en quelque sorte qu’une douleur en soi, non ressentie, et donc pas une douleur du tout. Celui qui ne souffre pas d’avoir mal, eh bien il n’a tout simplement pas mal. On se souvient de ces récits de blessures du champ de bataille où des soldats, pris dans l’urgence d’un engagement collectif (« allez, on y va ! »), auront après coup la stupeur de n’avoir pas eu mal : le substrat de douleurs insupportables était bien là mais il n’y avait littéralement personne pour souffrir, barré que chacun était dans sa réalité de sujet pour la douleur par son appartenance au « groupe en fusion », selon l’expression de Sartre. Dans ce type de circonstances chacun n’a plus pour lui-même l’affaire d’être sujet, laquelle est prise en charge par le groupe – comme elle peut l’être, dans d’autres cas, par des identifications communautaires, politiques ou religieuses (les fanatiques sont en général insensibles à la douleur), sans parler bien sûr de l’hypnose où le sujet accepte de s’en remettre au thérapeute préalablement ramené à un seul de ses traits (par exemple le son de sa voix). Et puis les souffrances que nous pourrions croire purement morales ou existentielles, en tant qu’elles sont endurées, sont par là même aussi des douleurs psychiques qui peuvent être aussi intolérables et désespérantes que d’autres qui sont corporelles. En témoignent les hurlements qu’on entend dans les hôpitaux psychiatriques, où pourtant les patients sont assurés d’un relatif confort matériel. On ne souffre donc jamais qu’à être dans l’épreuve que constitue la souffrance : tout être qui endure d’être une difficulté pour lui-même est pris dans une douleur qu’on méconnaîtrait en enfermant la question de la souffrance dans celle d’une dimension purement morale ou existentielle de la vie.
Si la vie n’était que la vie, il y aurait la douleur, mais pas la souffrance ; comme elle est toujours la vie d’un être et non pas la vie en général, une douleur est toujours en même temps une souffrance, celle de cet être dans sa vie. Si l’esprit n’était que l’esprit, il y aurait la souffrance (car l’esprit se définit d’être pour lui-même sa propre question, par là même en question et donc en étrangeté par rapport à lui-même) mais pas la douleur ; sauf qu’alors cette souffrance ne serait éprouvée par personne et qu’il n’y aurait donc pas d’esprit ! Comme épreuve d’elle-même une souffrance est toujours en même temps une douleur. Quant aux douleurs, les éprouver, c’est souffrir de les éprouver.
Ainsi tombe une sottise, platement commune, mais qu’on est surpris de rencontrer parfois sous des plumes autorisées : que la douleur serait physique quand la souffrance serait morale ou du moins psychique. C’est oublier qu’on peut souffrir du dos sans qu’il soit par ailleurs nécessaire d’avoir mal actuellement (par exemple je peux refuser une promenade à cheval en arguant du fait général que je souffre du dos), et surtout qu’on peut éprouver de la douleur à l’occasion d’un événement purement moral ou existentiel, comme par exemple une humiliation ou un deuil. Et que signifie-t-on dans les « condoléances », sinon qu’on « partage la douleur » de qui vient de perdre son parent ou son conjoint ? Bref, il ne faut pas méconnaître cette double vérité que le corps souffre et qu’il y a des douleurs de l’âme. L’autre sottise qu’on rencontre souvent consiste à croire la douleur forcément locale, par opposition à la souffrance qui serait globale, comme s’il n’y avait pas de douleurs globales, physiques ou psychiques (maladies du squelette, pathologies du moi), ni de souffrances locales (on peut souffrir d’une seule dent sur laquelle le dentiste est obligé de réintervenir souvent, ou souffrir en tant que parent à cause de tel de ses enfants quand tout va bien par ailleurs dans la famille).
Corporelle ou morale, générale ou particulière, la souffrance comme la douleur reste une réalité sensible c’est-à-dire réflexive : chacune est éprouvée à un niveau second comme étant aussi bien une détermination de l’autre. Celui qui a mal souffre d’avoir mal, et celui qui souffre endure sa souffrance, laquelle est par conséquent aussi sa douleur.
La réciprocité de la douleur et de la souffrance constitue donc un tourniquet qu’on pourrait imaginer indéfiniment relancé, puisqu’on souffre d’être sujet à la douleur de souffrir, et qu’on endure la souffrance d’être sujet à la douleur. Or il ne peut rester dans l’idéalité d’une réflexion indéfinie, puisqu’il constitue la réalité des êtres.
Une réciprocité toujours excédée
Si c’est réellement et non pas idéalement que la douleur et la souffrance mettent en œuvre leur distinction, alors la réflexion de chacune en son autre, qui est pourtant sa réalité pour le sujet (on n’a pas mal si l’on ne souffre pas d’avoir mal, et on ne souffre pas si l’on n’endure pas sa souffrance), doit en même temps être barrée, empêchée, tronquée. De sorte que penser en même temps l’opposition de la douleur et de la souffrance et leur identité de second degré, c’est penser à la fois une réciprocité où chacune des notions prend le statut de l’autre, et le ratage de cette réciprocité.
Ce ratage est déjà impliqué dans la forme réflexive de l’opposition qu’on vient d’indiquer, puisqu’il appartient d’une part à la réflexion de poser clairement une réalité (exemple : ce qu’on mentionne quand on parle) mais que, d’autre part, elle est faite de son propre échappement (exemple : le fait qu’on le mentionne, non seulement on ne le mentionne pas mais on ne peut pas le mentionner). D’un côté le réfléchi qui est fini, de l’autre le réflexif qui est infini (chaque fois que je veux mentionner que je mentionne, cela recule d’un cran). Le tourniquet de la réflexion est donc rompu par cette dissymétrie qui est celle de l’être-sujet : ce dont on sujet est donné, mais qu’on en soit sujet échappe toujours. Dans le couple de la douleur et de la souffrance, on voit que c’est la douleur qui est donnée puisqu’elle renvoie au fait (par exemple on s’est cogné au coin de la table) tandis que c’est la souffrance qui échappe puisqu’elle est toujours plus loin que l’objectivation qu’on voudrait lui imposer et que, pour cette raison, elle est en chacun l’impossibilité qu’il se rattrape jamais lui-même.
Cela structure la vie. Celle-ci est affectation par les choses et par conséquent douleur ; mais elle est aussi affectation par elle-même en tant qu’affectée par les choses, et par conséquent souffrance. Tout vivant relève de cette nécessité : la vie est donc souffrance pour l’essentiel.
Pour l’être parlant c’est-à-dire répondant, cette irréductibilité de la souffrance à la douleur et donc de la vie à elle-même se transpose en irréductibilité de la responsabilité à elle-même : la responsabilité de ce qu’on fait est une chose mais la responsabilité de le faire en est une autre. Cela signifie que les responsabilités de la vie n’épuisent jamais la responsabilité de vivre, même si pour la plupart d’entre nous elles servent à la dissimuler et à essayer de la faire oublier. Il y a donc en nous une irréductibilité de la souffrance d’être sujet de vivre, aux douleurs que constituent les échecs et les déceptions dont nos vies sont forcément faites.
D’un point de vue sémantique on éclairera cette irréductibilité du réflexif au réfléchi en le rapportant à deux notions permettant elles-mêmes de penser non pas l’idéalité mais la réalité de la réflexion, qui nous intéresse ici. Ces notions, qu’il ne faut pas plus confondre entre elles qu’il ne faut confondre souffrir et avoir mal, sont d’une part le commencement et d’autre part le début.
Celui-ci est un fait (il y a un instant zéro qu’on peut pointer de manière exacte) mais pas celui-là, toujours antérieur à lui-même et par conséquent impossible à identifier. Par exemple on ne commence à lire un livre qu’à ce qu’on en ait déjà lu le premier chapitre ou du moins les premières pages, et on ne commence une page qu’à ce qu’on en ait déjà lu les premières lignes. Depuis combien de temps exactement est-on sujet de ces activités ? Combien de pages ? Combien de lignes ? On ne saurait le dire. Telle est en effet l’inégalité de ces deux notions, qu’on a déjà commencé quand on commence (et réciproquement on n’a jamais fini de finir), alors qu’on ne faisait rien avant de débuter (et réciproquement il n’y a rien après qu’on ait terminé).
C’est qu’on souffre déjà quand on découvre qu’on souffre, et qu’on souffre encore quand on finit de souffrir. Pour la douleur, ces paradoxes n’existent pas, sinon bien sûr en tant qu’on en souffre. La souffrance qui est du côté du commencement est donc insaisissable, contrairement à la douleur qui est du côté du début et dont on peut fixer le terme au moins idéalement. D’où cette contradiction dont la souffrance est faite et qu’il faut explorer : nous souffrons, mais la souffrance reste indécidable contrairement à la douleur qui est certaine. Quand on se cogne violemment, on ne se demande jamais si on a mal ; mais en souffrant on peut toujours se demander si on n’est pas en train de confondre la souffrance avec l’impression, voire l’idée, de souffrir. Radicalisons : est-ce que je souffre quand je souffre, ou est-ce que je me joue la comédie de la souffrance ? La souffrance est-elle autre chose pour moi qu’une des formes de ma mauvaise foi et de ma complaisance à moi-même ? Il suffit que je me pose la question pour ne plus le savoir, pour n’être plus sûr de souffrir, donc pour souffrir de ne pas souffrir et de souffrir en même temps – sans d’ailleurs en être sûr (ce qui ne laisse pas d’être encore une souffrance). D’où cette évidence que souffrir consiste à pâtir d’être dans l’impossibilité de la souffrance, comme s’il revenait au même de souffrir de souffrir, ou de souffrir de ne pas souffrir…
Cette ambiguïté est l’essence de la souffrance, et son exclusivité à la douleur qu’elle est pourtant par ailleurs : la souffrance souffre de ne pas être la souffrance, parce qu’alors elle serait la douleur et non pas la souffrance ; elle serait sa propre tautologie et non pas son propre échappement. Ainsi est-il bien clair que douleur et souffrance s’articulent, mais que celle-ci garde, si l’on peut dire, indéfiniment le dernier mot – en ceci précisément qu’il ne cesse jamais de ne pas être le dernier mot. On a mal et on souffre d’avoir mal tout comme on souffre de souffrir, sauf qu’avoir mal est un fait alors que souffrir souffre de ne même pas être un fait – en quoi c’est quand même bien de la souffrance qu’on parle. L’être parlant, qui a pour vie sa propre distinction d’avec sa vie (je puis parler de ma vie comme je pourrais parler de ma maison ou de ma voiture), est donc aussi bien distingué de cette distinction elle-même (se distinguer de sa vie, c’est encore vivre), de sorte qu’elle ne cesse jamais de ne pas cesser de se réitérer, dans une irréductible insistance qui est le fond de souffrance endurée que nous avons pour existence[1].
Telle est donc l’opposition du mal infini et du malheur fini : la souffrance « infinitise » le malheur puisqu’elle est souffrance d’en souffrir sans que cela ne puisse jamais constituer un fait certain, de même que la douleur « finitise » le mal en en faisant la réalité d’une épreuve.
D’où maintenant la nécessité d’identifier le pivot de cette réciprocité – qui n’en est plus une puisque la souffrance reste l’origine (le sujet de la douleur était déjà en question pour lui-même) et la fin (le sujet qui endure la souffrance est dans la souffrance de l’endurer). Un apologue permet de le faire.
Le savoir compte (malheur) ou pas (mal)
C’est un chirurgien qui visite son patient au lendemain de l’opération : « Comment vous portez-vous ce matin ? » A quoi l’autre répond : « Ah, docteur, j’ai souffert toute la nuit ». Le médecin explique alors les différents moments du geste opératoire réalisé la veille, en montre les nécessités et les modalités à son interlocuteur qui comprend bien et reçoit des réponses satisfaisantes à toutes ses interrogations. Il s’apprête ensuite à sortir de la chambre, quand il est rappelé : « Docteur, s’il vous plaît, encore une question : est-ce que j’aurai mal encore longtemps ? »
Dans ce récit, on aperçoit qu’un passage de la souffrance à la douleur a eu lieu. Par quel moyen ? Aucun soin n’a été prodigué, aucun médicament administré : c’est seulement le médecin en tant que tel qui a parlé. Autrement dit son apport n’a été constitué que de savoir. Eh bien c’est de cet apport exclusivement que la souffrance tient d’avoir été transformée en douleur !
L’opposition de la douleur et de la souffrance, qui était en même temps un nouage, livre donc son premier secret : quand le savoir compte, on est dans la douleur ; quand le savoir ne compte pas, on est dans la souffrance. Pour supprimer la souffrance, il suffit d’apporter du savoir et d’avérer qu’il compte. On le vérifie empiriquement, c’est-à-dire en évitant d’interroger l’irréductibilité de l’énonciation (le fait de dire est parfois ambigu) à l’énoncé (le dit est souvent réconfortant). Mais sur le fond, c’est un leurre pour la raison qu’il n’y a pas de savoir ultime (religieux, métaphysique, politique…). En effet : il faudrait pour cela qu’il y ait un dernier mot par quoi tout serait enfin dit – et par quoi on aurait enfin pour vérité sa seule place : créature de son dieu, vivant voué à la sagesse, agent de l’Histoire, héros de son pays ou brave père de famille etc. – ce qui signifie qu’on n’aurait plus la responsabilité, ni donc la souffrance, de l’être. Mais c’est impossible : il n’y a pas de dernier mot, puisqu’un mot n’en est un que comme appel à d’autres mots, et qu’en conséquence l’existence subjective ne cesse jamais d’être suspendue – ne cesse jamais de ne pas pouvoir ne pas être suspendue. Donc l’existence subjective est identique à la souffrance : un parlant non souffrant d’être soi, qui ne serait pas encore et toujours pour lui-même sa propre question, c’est impossible – même si la plupart d’entre nous, « malins génies » d’eux-mêmes, emploient « toute leur industrie » à prendre au sérieux leurs identifications (course aux hochets sociaux, service de son propre ego, certitudes inébranlables de toutes sortes).
Conclusion : ce que l’étude de sa réalité fait comprendre du mal
Qu’est-ce que cela veut dire, qu’un sujet reste pour lui-même sa propre question, dès lors que le langage l’a mis à distance de lui-même (« je » suis celui que je me trouve être) et qu’il n’y a pas de dernier mot pour résorber cette étrangeté ? Forcément qu’il souffre et donc qu’il endure sa souffrance. Mais nous venons de comprendre que celle-ci reste ouverte : le savoir ne cesse pas de ne pas avoir de dernier mot. Dès lors est-il impossible que le sujet soit lui-même l’autorité dont, comme répondant, il est impossible qu’il ne relève pas, puisqu’il est réel. La notion d’autonomie (délire typique du névrosé, dit Lacan) identifie cet impossible : on ne cesse pas de ne pas relever de sa propre autorité, et être soi consiste donc à relever de l’autorité d’un Autre entendu comme le jeu général des signifiants, la culture, le social autour de nous à la place exacte qui nous identifie comme nœud de relations (enfant de X, parent de Y, conjoint de Z, etc.). Insistons : il y a toujours antérieurement à nous l’autorité d’un « Autre » dont nous relevons quant à être sujet, puisqu’un sujet, c’est un répondant. L’étonnant est que cette autorité, ce soit nous au sens de l’autorité d’être soi. En d’autres termes, être soi consiste à relever de l’autorité extérieure par quoi on est constitué et validé comme celui à qui la parole est donnée, laquelle autorité est ce qu’on appelle « soi » quand on dit qu’être sujet, c’est s’autoriser de « soi » – ce qui veut donc dire de l’Autre comme autorité qu’on soit sujet.
Pour distinguer le malheur du mal, nous avons été amenés à opposer le sujet qui renvoie au malheur (on est sujet au rhume des foins) et l’auteur qui renvoie au mal (Landru est l’auteur des faits). Cette distinction n’est autre que celle qui se trouve toujours déjà instaurée par le langage en tant que parler c’est répondre c’est-à-dire en tant qu’on est sujet de sa parole mais pas l’auteur du fait qu’on parle. Car non seulement il a fallu qu’on nous donne la parole (c’est donc toujours avec celle des autres qu’on parle), mais encore il est impossible que ce que nous disons ne soit pas l’envers d’un « discours » général qui nous situe et nous valide comme sujet, puisque c’est toujours d’une réponse qu’est faite notre parole ou notre action. Le prouve d’ailleurs de façon flagrante qu’on n’ait jamais que la mentalité de sa classe et de son époque et qu’on ne soit jamais préoccupé que de ce qui fait sens en son temps.
Qu’est-ce alors que le mal, au sens actif, si l’on convient dans un premier temps qu’il consiste à infliger de la souffrance (ou de la douleur mais en tant qu’on en souffre) ?
La réponse est désormais évidente : faire du mal à quelqu’un c’est creuser l’écart entre le sujet qu’il est, et l’autorité d’être ce sujet. Autrement dit c’est faire qu’être sujet, dans son cas, soit quelque chose d’invalidé, donc désormais d’irresponsable, donc de moins en moins tolérable (car, on l’a dit, le mal est sa propre insistance et il n’y a jamais de raison que ça s’arrête). Comment ?
En substituant à l’autorité qu’un être est de soi, celle qui fait qu’être c’est répondre, une autre autorité qui lui soit si étrangère qu’être ce ne soit plus répondre. L’essence du mal est là.
Par exemple celui qui frappe fait crier ou pleurer alors qu’on voulait rester stoïque ; par lui on tombe à terre alors qu’on voulait rester debout. Dans les situations extrêmes, le bourreau fait que sa victime va « donner » tout le réseau et causer la mort (sinon pire) de ses camarades alors qu’elle avait placé depuis toujours l’idéal de solidarité au principe de sa vie. D’ailleurs cet autre peut aussi être une chose, en tant qu’elle relève d’un certain concept. Briser un vase, par exemple, c’est être l’autorité de sa dispersion, alors qu’il était l’autorité de son unité. Et qu’est-ce qu’un malheur, qui doit bien relever du mal, sinon encore une substitution d’autorité ? Par exemple c’est le manque d’argent qui décide des achats d’une personne et de ce qu’elle mange : elle, elle achèterait et mangerait autre chose mais, que voulez-vous, c’est lui qui décide – de même que c’est la paralysie des jambes qui décide qu’une personne se déplace en fauteuil roulant alors que, si ça ne tenait qu’à elle, on la verrait marcher et courir.
D’où cette évidence que toute souffrance l’est de l’autorité, et que toute douleur l’est de ce qu’elle s’exerce, puisque s’exercer, pour une autorité, c’est s’imposer en dépit de toute raison (et d’abord de raisons qu’elle aurait de s’imposer, car alors il ne s’agirait que de l’autorité desdites raisons).
Tel était le secret : faire le mal, c’est substituer son autorité à l’autorité que l’autre est de/pour lui-même. D’où enfin sa définition opératoire : « Le mal est la substitution de l’autorité de l’autre. » (On donnera plus tard la définition essentielle.) D’où aussi cette réponse, tellement attendue : le sens de la souffrance, c’est que l’autorité soit la nature du mal.
L’autorité de quoi ? Gageons qu’à poursuivre en cette voie nous le saurons bientôt.
Jean-Pierre Lalloz www.philosophie-en-ligne.com
[1] Comme toute souffrance s’éprouve en douleur d’être éprouvée, et qu’on nomme traditionnellement « existence » l’unité de notre vie, du fait que nous vivions et du fait qu’elle soit notre vie, on doit finalement articuler nos deux notions en opposant la souffrance de vivre et la douleur d’exister.