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La dignité s’oppose à la valeur comme respecter s’oppose à estimer, et comme l’absolu s’impose au relatif. Alors que la valeur renvoie à un critère d’évaluation extérieur (par exemple c’est la faim qui fait valoir l’aliment) la dignité implique un principe d’être soi qui soit propre à la chose ou à l’être que l’on considère. C’est par soi-même qu’on est digne, mais c’est par autre chose que l’on vaut. Tout ce qui vaut est donc pris dans une comparaison au moins possible (par exemple tel aliment est plus nourrissant que tel autre), de sorte que tout ce qui est digne est par là même désigné comme incomparable. 

Sa propre réalité pour affaire

Est digne tout ce qui est à soi-même son principe, c’est-à-dire, concrètement, a sa propre réalité pour affaire. Cela s’oppose à avoir sa propre réalité pour nature. Un caillou n’a pas d’être un caillou pour affaire : c’est un caillou, et voilà tout. Il peut donc avoir une valeur (ce peut être un diamant !) mais aucunement une dignité. Avoir sa propre réalité pour affaire, c’est donc être sujet d’avoir cette réalité

Dès lors est-on distingué de cette réalité, bien qu’on ne puisse évidemment arguer d’aucune différence avec elle. Si l’on nomme ainsi « distinction » l’irréductibilité d’un être à une réalité dont il ne diffère pourtant pas, on peut poser une équivalence entre être digne et être distingué. L’usage social entérine cela, puisque c’est le même de dire d’une personne qu’elle est distinguée (dans son apparence, son comportement, ses idées, ses fréquentations, etc.) et de dire qu’elle est digne.

Pour expliciter que la distinction consiste à être sujet de soi par opposition au fait d’être le sujet qu’on est, on aurait pu écrire que « la dignité consiste à avoir sa propre réalité pour responsabilité », mais cela pourrait faire penser que la dignité est toujours liée à la subjectivité. Or on la reconnaît aussi à des entités idéelles comme les institutions ou à des choses comme les œuvres d’art. La notion s’impose aussi à propos du vivant sans qu’il soit nécessaire de le supposer conscient : il suffit de rappeler ce que nul n’ignore, à savoir qu’un vivant n’est pas une chose mais un être. Examinons cela.

– Les institutions d’abord. L’État (qu’on prendra à la fois pour leur principe et leur représentation) n’est certes qu’une idée. Mais il appartient constitutivement à sa réalité qu’il soit sa propre affaire. Car l’affaire propre de l’État, c’est qu’il y ait l’État – et on peut concevoir que la différence entre un État fort et un État faible soit la même qu’entre la responsabilité et la désinvolture d’être l’État. L’idée de sa dignité est donc inhérente à sa simple notion, quand bien même on rappellerait que par « raison d’État » c’est le plus souvent des indignités qu’on entend. Cela signifie qu’il n’est pas d’abord quelque chose qu’on doit estimer de manière positive ou négative (on peut le juger plus ou moins efficace pour assurer la paix à l’extérieur et la concorde à l’intérieur), mais quelque chose qu’on doit respecter (et certes il vaut pour lui-même : Kant rappelle qu’il est le règne du droit c’est-à-dire la paix et que vouloir ce règne constitue un impératif catégorique).

– Des œuvres d’art, ensuite, la question est bien qu’elles soient… des œuvres d’art. La raison en est évidente dans sa dimension subjective : il n’y a pas pour nous de différence entre comprendre une œuvre d’art et comprendre qu’elle soit une œuvre d’art – œuvre d’un auteur et non pas expression d’un sujet. C’est qu’on appelle œuvre d’art la chose qui établit et institue la définition de l’art qui nous fera reconnaître qu’elle en est une – ce qui revient bien à la caractériser comme sujet d’elle-même.

– Du vivant enfin, nous disions qu’on le reconnaît comme un être, par opposition à le constater comme une chose. Cela signifie que la vie n’est pas simplement sa réalité parce que, si rudimentaire qu’il soit (disons un simple microbe), vivre est son affaire : il a à continuer d’être un vivant, à faire tout ce qu’il peut pour cela. Force est donc de le dire sujet de la vie : un vivant n’est vivant qu’à être sujet d’être vivant, qu’à ce que ce soit lui qui soit vivant. La dignité du vivant va donc de soi, et avec elle la nécessité de le respecter – ce qu’on ne peut nier qu’à la condition de nier la notion même de dignité comme dans les cas du racisme, du sexisme et du spécisme pour lesquels n’a de dignité que le semblable du locuteur, en tant que semblable et dans la seule mesure de sa semblance. 

Indignité

Il est souvent porté atteinte à la dignité, et c’est alors d’indignités qu’on parle. Est indigne celui qui bafoue en un être la distinction qu’il est pour lui-même en le réduisant à sa réalité, et donc à ce qu’on peut en faire. Le ressort en est évident : on argue de ce que la distinction ne soit rien, par opposition à la différence qui est quelque chose. Et certes, on est responsable des distinctions qu’on reconnaît alors qu’on est innocent des différences que l’on constate. C’est ce refus de sa propre responsabilité qui fait l’indignité de celui qui dénie les distinctions.

Dignité objective et dignité réelle

Ce n’est pas du tout le même pour la dignité d’être inhérente à la notion d’une chose et d’être inhérent à cette chose. 

Pour les institutions et pour les œuvres, la question de la dignité n’est pas intrinsèque puisqu’elle se confond avec celle de leur reconnaissance. Convenons donc de dire objective cette dignité : c’est l’objet d’une reconnaissance qu’elle caractérise, et non pas un être en soi, dont ici la mention n’aurait d’ailleurs aucun sens. A la dignité objective, on peut alors convenir d’opposer la dignité réelle : celle qui appartient en propre à des êtres qui sont réellement (et pas seulement dans l’idée nécessaire que nous en avons) sujets d’eux-mêmes. Il s’agit bien sûr des vivants qui n’ont pas besoin que nous les reconnaissions pour vivre c’est-à-dire pour tâcher de vivre, pour être sujets de vivre. L’opposition est flagrante, car si la dignité des institutions et des œuvres est l’affaire de ceux qui en font les objets de leur reconnaissance, vivre est sans conteste l’affaire réelle du vivant ! 

La dignité du vivant et son réel

La question de la dignité du vivant est donc celle du réel de sa dignité : de l’irréductibilité de cette dignité à la réalité qu’à la réflexion nous pouvons ou devons lui reconnaître. Une notion dit cette irréductibilité et par conséquent nomme ce réel : la souffrance. 

Par souffrance, on entend toujours et partout d’être à soi-même sa difficulté (son problème, sa charge, sa hantise, etc.). Cela vaut en tous domaines, y compris les plus communs. Dire par exemple qu’on cesse de pratiquer l’équitation parce qu’on souffre du dos ne signifie nullement qu’on a mal sur le moment mais que, étant sujet aux pathologies dorsales, on est pour soi-même une inquiétude (une douleur ne va-t-elle pas gâcher le plaisir de ma promenade ? ne risqué-je pas d’être alors une gêne pour le groupe ?, etc.) Pareillement l’élève peu doué pour une discipline souffre en classe quand elle est enseignée : il traîne et garde avec soi quelqu’un qui est par exemple nul en mathématiques, quelqu’un qu’il se trouve être et qui transforme en peine ce qui devrait être une fête de l’intelligence. 

On peut avoir un usage métaphorique de la notion, qui n’en maintient pas moins l’idée d’avoir sa propre réalité pour affaire, puisqu’une chose ou une idée peut être réflexivement problématique. Il y a par exemple du courrier « en souffrance », et on sait qu’un aspect important de la technologie concerne la « souffrance des matériaux », notamment en aéronautique où l’on traque les microfissures, les modifications de conductivité électrique, etc.. Mais ni une accumulation de messages sur un bureau ni le métal d’une aile d’avion ne sont des épreuves pour soi ! 

C’est que le réel de la dignité, par rapport à sa simple notion, doit être pensé comme épreuve de soi : la souffrance est indistinctement l’épreuve qu’on est de soi et qu’on fait de soi, la notion de sujet étant indistinctement active et passive (on n’est sujet d’être soi qu’à être donné à soi comme sujet).

Tel est le vivant : si vivre est son affaire, c’est aussi son épreuve. Épreuve de soi en soi constitue d’ailleurs une définition phénoménologique de la vie. Cela signifie que, dans le cas des vivants, la vie étant épreuve d’elle-même, il n’y a pas de différence entre vivre et souffrir. Non pas qu’un vivant ait mal à chaque instant, mais il est à chaque instant en charge du vivant qu’il est, sans qu’on doive réserver cette vérité à ceux qui sont dotés d’une conscience. Qui ignore que cette charge est légère en quelques rares moments, lourde voire écrasante presque toujours (pour la plupart des vivants, travailler à le rester occupe d’une manière frénétique la totalité du temps) ? 

La dignité de l’existant et son réel

Parce que la vie est épreuve de soi, le réel de la dignité du vivant en général est la souffrance. Reste à spécifier cette épreuve. C’est la question de l’absolu d’être vivant, autrement dit de l’irréductibilité d’exister à l’épreuve de vivre. Car ce n’est pas la même chose d’avoir pour affaire de vivre, et d’éprouver l’existence comme l’enjeu de ce qu’on fait ou de ce qu’on subit. 

Dans le premier cas, il s’agit d’assurer la vie à travers la satisfaction des besoins : se nourrir, respirer, aménager son environnement sont des activités dont le sens est le maintien en vie du vivant qu’on est spécifiquement. Vivre en effet est spécifique : la notion d’assurer la vie a beau être identique, cela ne consiste pas du tout en mêmes choses pour l’insecte, pour la souris, pour l’humain. Par contre il s’agit de la même chose quand l’existence est en jeu : fuir un prédateur, tenter de s’arracher à un piège etc. sont des conduites dont le sens est hors de toute spécificité parce qu’exister n’est pas spécifique. Si donc quelque chose apparaît (certes spécifiquement) qui fasse advenir l’éventualité de ne plus exister, alors cela signifie qu’il faut reconnaître dans le savoir de soi qui conditionne la perception du danger, autrement dit dans la conscience, une même épreuve de soi qui est celle de l’existence dans son irréductibilité au souci de vivre.

L’épreuve de l’existence comme enjeu est la peur (par opposition à l’épreuve de l’existence comme fait, qui est la douleur). Vivre et souffrir sont le même (généralité), mais ce n’est pas le même de vivre et d’avoir peur (particularité) parce que ce n’est pas le même de vivre et d’exister. La crainte qui concerne la vie est spécifique, mais pas la peur qui concerne l’existence. Par ce terme de peur, on désigne donc le propre de tout vivant doté d’une conscience : l’épreuve de ce que l’existence excède la vie, et qu’en fin de compte, c’est-à-dire au-delà de toutes les spécificités vitales, la question de l’existant soit toujours là.

Pour penser de manière concrète la dignité du vivant, il faut donc dépasser la notion générale de souffrance qui sert à dire le réel de sa dignité en général, pour arriver à la notion particulière de peur qui sert à dire le réel de la dignité particulière des existants – toujours la même quelles que soient par ailleurs les spécificités de la vie consciente. Personne n’imagine que la conscience d’un canard qui vient quand il voit qu’on lui lance du pain soit la même que celle d’un homme qui organise sa journée de travail, mais la peur du canard devant la fermière qui pense au repas familial est la même que celle de l’otage devant le fanatique bien décidé à « punir l’Occident ». La vie est spécifique en chacun de ses instants, pas l’existence. 

Conclusion

Ainsi se résout le problème général de la dignité : par le pointage d’un réel qui soit d’abord celui de la vie (la souffrance) puis celui del’existence c’est-à-dire, jusque dans l’exubérante diversité de ses formes, de la conscience (la peur). 

On y parvient d’abord à travers la distinction d’une dignité objective (institutions, œuvres d’art) et d’une dignité réelle (vivants), puis à travers la distinction d’une dignité réelle générale et conditionnelle (tous les êtres, par opposition aux choses) et d’une dignité réelle particulière et inconditionnelle (tout être conscient c’est-à-dire ayant peur ou susceptible d’avoir peur). 

Concrètement, cela signifie que si le vivant en général doit être respecté, cette nécessité peut se trouver subvertie par une autre : celle du respect particulier qu’on doit à tout être susceptible d’avoir peur. Celui-ci est inconditionnel, alors que celui-là est conditionnel : on doit respecter le vivant en général à condition qu’aucun vivant susceptible d’avoir peur ne soit mis en cause, puisque l’existence est irréductible à la vie non pas en représentation (dans notre idée) mais réellement.

 Ici est donc le dernier réel de la dignité c’est-à-dire, pour nous, le point de butée de la politique : la souffrance et, au-delà d’elle, la peur, est ce réel de la morale et du droit.