Qu’est-ce exactement que le mal ? (Deuxième partie)

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Conférence du 3 avril 2024 à l’UP de Narbonne. Texte réécrit et augmenté a posteriori

Suite à plusieurs demandes d’éclaircissement qu’on a bien voulu m’adresser par oral et par écrit, je commencerai par reprendre et résumer les principaux arguments qui ont été développés, en insistant à nouveau sur certains d’entre eux qui ne sont pas bien « passés », comme on dit. Dans ce travail d’écriture a posteriori, j’en indique les conséquences, quitte à ne pas pouvoir toutes les exposer oralement. L’essentiel est que nous soyons libres de nous consacrer la prochaine fois à l’exposé et à la résolution du paradoxe qui doit clôturer notre année : que la question du mal et celle de la vérité sont la même, donc aussi le mal et la vérité dont tout le monde reconnaît de toute façon déjà qu’ils sont chacun l’autre du bien – alors même que le premier est la norme négative de l’action et la seconde la norme positive du savoir. Car lever l’énigme du mal, c’est trouver le mot dont le manque est configuré par cette contradiction. 

La nature du mal est l’autorité comme le montre la tautologie et l’impératif catégorique qui servent à l’exprimer (que le mal soit le mal est la raison suffisante de le combattre). A cause de ce caractère inconditionnel la responsabilité réflexive qui définit le mal (le mal, c’est la responsabilité du mal) ne peut pas avoir de contenu, pas plus d’ailleurs que celle du bien. On comprend les notions du bien et du mal en rappelant le paradoxe de l’autorité qui s’énonce ainsi : l’autorité, c’est juste que l’autorité s’exerce, et surtout pas qu’il y ait des raisons à ce qu’elle s’exerce (une autorité qui a besoin de se justifier prouve par là même qu’elle n’en est pas une). Pour penser le mal, il faut donc comprendre cette suffisance, le « sans raison », qu’on peut encore nommer extériorité au savoircar une raison n’est pas une chose mais un élément de savoir.

Autorité du savoir (innocence du bien) et autorité personnelle (responsabilité du mal) 

On indique ce caractère inconditionnel en rappelant que le mal relève de la décision, qui consiste à faire autorité par soi-même(son principe est la signature), et non pas du choix qui consiste à opter pour ce que notre compétence identifie comme pour le meilleur (son principe est le savoir, qu’on peut développer en explications). Dans le choix, c’est le savoir qui compte et le sujet est anonyme – ce qui revient à dire que le choix, loin d’être on ne sait quel moment de liberté personnelle, n’a qu’une seule définition : acte d’autorité du savoir. Dans la décision au contraire le sujet est personnel et le savoir ne compte pas, et c’est ce qu’indique la signature. 

Tout choix suppose une décision, qui est précisément celle d’être sujet de choisir. Le sujet du choix est donc antérieur à lui-même en ceci qu’il décide de lui-même, précisément comme sujet du choix. Aussi faut-il opposer la compétence comme responsabilité du sujet forcément déterminé, à l’autorité d’être soi comme responsabilité d’être ce sujet. Car être soi n’est pas être soi : c’est relever de soi ou, pour dire la même chose en sens inverse, s’autoriser de soi[1]. La décision est étrangère au savoir dont relève le choix ; par conséquent l’autorité de soi est autorité pure : la responsabilité du médecin est médicale, mais la responsabilité d’être médecin ne l’est d’aucune manière. 

Bien entendu, on pourra toujours déterminer ce sujet en considérant que la décision, par exemple celle d’être médecin, était en réalité un choix, par exemple celui de faire plaisir à ses parents. Mais alors il faudra admettre que ce choix témoigne comme tel d’une décision plus originelle : celle d’être un bon fils. Et bien sûr la même destitution réflexive de la décision en choix continuera de valoir : la décision d’être un bon fils peut toujours être présentée comme un choix, puisqu’il y a de mauvais fils – choix qu’il faudra donc rapporter à une décision encore plus originelle, et ainsi de suite à l’infini. 

Or s’engager sur cette voie est vain : cela ne change rien à l’irréductibilité de la décision au choix qu’on est forcé d’admettre quand on distingue la responsabilité de ce qu’on fait et la responsabilité de le faire ! A quelque niveau réflexif qu’on la prenne, cette distinction reste irréductible et c’est la seule chose qui compte quand on veut penser le mal c’est-à-dire ce que l’on fait sans se représenter qu’on le fasse. 

Répondre de ce qu’on fait, c’est répondre de le faire. Dans la responsabilité de ce qu’on fait, il n’y a pas de mal puisque le sujet ne fait jamais autorité, malgré ce qu’on se raconte quand on ne s’est jamais demandé ce que c’est que choisir. Par exemple le médecin qui est sujet de soigner ne fait rien d’autre que ce que la médecine commande pour le cas qui s’est présenté, et ses choix ne sont rien d’autre pour le patient que les différentes déclinaisons de l’autorité de la médecine. L’autorité du sujet déterminé est en réalité celle du savoir, la définition du savoir étant précisément qu’il soit la détermination du sujet. La conséquence est qu’il appartient au sujet d’avoir pour question non pas celle d’être sujet mais celle du bien – par quoi on entend justement l’autorité du savoir. Quant à l’autorité d’être ce sujet, elle est forcément extérieure au savoir, l’autorité du savoir ne relevant évidemment pas du savoir

Elles sont articulées selon la distinction entre la responsabilité de ce qu’on fait, où la question est celle du savoir dans son autorité(par exemple en cas d’infection, la médecin commande d’utiliser les antibiotiques),  et la responsabilité de le faire où la question est celle du sujet qui prend sur lui – dès lors hors savoir – que cette autorité soit bien une autoritéet que cette validation de l’autorité comme telle ce soit sa question : celle de sa propre autorité d’être soi

Il y a la responsabilité de ce qu’on fait, qui est donc l’autorité du savoir qu’on a pour détermination, et il y a la responsabilité de le faire. Celle-ci est bien la nôtre puisque l’autorité du savoir n’en est une que pour autant qu’on prend sur soi qu’elle en soit une,une autorité n’en étant jamais une qu’à être autorisée à faire autorité (dans cet exemple, c’est la décision d’être médecin que quelqu’un prend). 

Une autre présentation de la même nécessité consiste à faire remarquer que tout ce qu’on fait, on le fait personnellement. Médecin, bon fils, ou tout ce qu’on voudra imaginer d’autre, on ne l’est qu’à l’être en personne – ce qui signifie donc de sa propre autoritéet non plus de l’autorité du savoir caractérisant le sujet particulier c’est-à-dire considéré dans sa détermination.

Quand on ne distingue pas entre la responsabilité forcément déterminée qui est celle du sujet, et la responsabilité forcément exclusive de toute détermination qui est celle d’être ce sujet, on se condamne à des apories dans le meilleur des cas, c’est-à-dire à en rester à la reconnaissance navrée et stérile qu’on est sa propre contradiction : « je vois le meilleur et je l’approuve, mais je me place sous l’égide du pire » dit Ovide ; « j’aime le bien mais je ne le fais pas ; je hais le mal mais je le fais » dit Saint Paul. 

Quand on distingue, on reconnaît l’opposition entre d’une part la responsabilité de ce dont on est sujet et dont l’idée est forcément celle du bien puisque l’être-sujet-déterminé se confond avec l’autorité du savoir et que c’est précisément cela qu’on appelle le bien, et d’autre part la responsabilité exclusive de toute détermination d’être ce sujet, qui est positivement une responsabilité tout en étant exclusive au bien. 

Or une responsabilité positive et pourtant exclusive à la détermination donc au bien, comment l’appeler sinon responsabilité du mal – laquelle est le mal lui-même ? 

Notre responsabilité d’être sujet (par opposition à notre responsabilité de sujet) présente en effet l’étonnante particularité de n’avoir que le mal pour dimension. Non pas qu’on soit méchant par nature (expression d’ailleurs contradictoire puisqu’on n’est méchant qu’à être coupable de l’être) mais pour la raison qu’on n’a pas à répondre d’avoir fait ce qu’il était normal qu’on fasse : juste d’avoir fait ce qu’il n’était dès lors pas normal qu’on fasse. Et parce que l’idée de répondre de soi comme ayant fait ce qu’il est normal de faire (=le bien) n’a aucun sens, force est de reconnaître que répondre de soi consiste uniquement répondre de soi comme coupable

Être humain c’est-à-dire parlant (donc répondant, donc répondant d’être répondant depuis sa propre extériorité langagière) consiste ainsi à être coupable de ce dont on ne peut pas se représenter qu’on soit coupable

Il faut donc conserver précieusement l’idée de « péché originel », pourvu qu’on laisse de côté les croyances religieuses dont cette notion décisive est habituellement hypothéquée[2].

On ne saurait trop insister sur cette idée que le mal est l’autorité d’être sujet en général, exclusivement à toute détermination, et non pas celle d’un sujet qui aurait la particularité d’être méchant. 

L’oxymore d’un « sujet du mal »

Si la question du choix est celle du bien, celle de la décision est celle du mal : la décision consistant à écarter les raisons par opposition au choix qui consiste à les effectuer, elle est en elle-même exclusive de sa détermination et donc de toute idée de limitation. Car décider par opposition à choisir, c’est juste faire autorité. 

Convenons d’appeler « maître » celui auquel est imputable non pas le choix mais au contraire la décision – celui en somme qui fait autorité par opposition au sujet proprement dit dont l’autorité est toujours en réalité celle du savoir. N’oublions pas en effet que ce dernier terme désigne sa détermination (on est médecin ou géomètre, parent ou voisin, etc.), et qu’ainsi sa question de sujet ne diffère pas de celle du bien, particulier ou réfléchi[3]. Et certes la question du maître n’est pas celle du bien qui la rendrait transitive : elle est exclusivement tautologique, faire autorité ne consistant pas à entreprendre ceci ou cela mais seulement à faire autorité.  

En quoi bien sûr on ne désigne pas un nouveau sujet qui aurait ce statut pour détermination (on serait maître comme on est médecin ou géomètre) mais par ce terme qui renvoie à l’idée de s’imposer, on désigne prospectivement ce qu’on désignera rétrospectivement comme « l’auteur des faits ». Car si le bien a un sujet, le mal a un auteur : celui qui a fait ce que nul n’aurait eu la possibilité de faire, l’idée de « possibilité » renvoyant ici à l’anticipation et donc à la finalité. Nul, même pas lui.

Il s’agit évidemment du même individu. En tant que sujet, il veut forcément le bien, le sien propre quand il agit ou le bien en général quand il réfléchit, non pas par on ne sait quelle « bonté » naturelle mais pour la raison de structure qu’on vient de rappeler : le bien est l’autorité du savoir, et le savoir est la détermination du sujet. 

Son bien, ce peut être par exemple de faciliter son commerce, et il arrive parfois que cela implique d’éliminer un concurrent – nécessité purement objective dont personne n’est responsable. Qu’il le fasse assassiner est ainsi quelque chose qu’on peut parfaitement se représenter, puisque c’est éliminer un obstacle. On parlera alors de faire du mal, comme dans l’exemple des prédateurs de la nature qui sont innocents d’eux-mêmes. Mais c’est aussi quelque chose qu’on ne peut absolument pas se représenter puisqu’en faisant tuer ce concurrent il traite absolument en moyen un être qui se définit expressément par son autorité d’être soi autrement dit par sa dignité. On parlera alors de faire le mal, sans qu’aucun modèle naturel ou instrumental puisse jamais faire que ce ne soit pas le cas : bien sûr que le meurtre du concurrent était utile, mais la question n’est pas là où cela apparaît comme tel, c’est-à-dire au lieu du savoir, mais au contraire là quelqu’un a décidé à propos de lui-même d’être le commanditaire d’un meurtre c’est-à-dire de faire ce qu’on ne peut pas se représenter que quelqu’un fasse. Car si l’on peut se représenter d’éliminer un concurrent, on ne peut pas se représenter de traiter absolument comme un instrument (éliminer, c’est porter à son comble l’instrumentalité) un être dont l’existence est inconditionnelle (une « fin en soi »). Une contradiction absolue, c’est par définition impossible à assumer. 

Eh bien le mal, c’est que l’autorité d’être soi (être le décideur de soi-même, par opposition à un sujet qui choisirait le préférable pour lui) soit ce dont cette impossibilité va elle-même relever : c’est impossible, oui, mais en décidant de moi, je décide que cette indéniable impossibilité, qui comme telle est bien une interdiction, ne comptera pas en tant qu’autorité. 

On ne saurait en effet trop insister sur ce paradoxe qui est celui de la méchanceté : le mal n’est pas la négation de l’autorité d’être soi des choses et des êtres, comme on pourrait le croire en en restant à sa dimension de négativité, mais tout au contraire sa reconnaissance puisque c’est justement elle, dans son absoluité, qui est en même temps son indétermination (c’est l’autorité comme autorité) qui est le seul « objet » du méchant – lui-même identifié à sa seule autorité d’être soi (si c’était un sujet, son autorité serait celui de sa détermination autrement dit du savoir). Contrairement à ce qu’on croit, le méchant n’a pas pour objet le mal de sa victime : s’il lui arrive malheur par ailleurs, il n’en sera pas heureux mais au contraire malheureux car frustré. Non : en tant que pure autorité d’être sujet la question du méchant est la subordination de l’autorité d’être soi de sa victime : dans sa méchanceté (qui est donc le contraire de son utilité à laquelle par ailleurs il peut revenir), le tortionnaire ne veut pas que sa victime meure sous les coups qu’il lui assène, cette mort étant au contraire son échec. Il veut qu’elle ne soit plus qu’un tas de chair pantelante pourvu que ce tas soit encore quelqu’un, que ce ne soit plus qu’un traître pourvu que ce soit encore quelqu’un ayant à être loyal. Une chose (un corps disloqué, un traître) qui soit quand même actuellement quelqu’un, voilà la réalité abjecte qui donne sens au mal. Et bien sûr dans l’abjection de la victime au sens passif, il s’agit de l’abjection du méchant au sens actif puisqu’il est en même temps quelque chose (le mal) et quelqu’un[4].

Or celui qui fait ce qui est impossible à un sujet, cela s’appelle un auteur : instance non pas d’action mais de validation. Or la validation qui définit l’auteur ne suffit pas à caractériser celui qui fait le mal, précisément parce que le mal, on le fait en prenant la décision de faire du mal. Il faut donc augmenter cette notion de l’auteur – ne serait-ce que parce qu’ll serait absurde d’amener à penser que l’autorité consiste à faire le mal (d’autant que l’autorité, quand elle est celle du savoir, c’est le bien !)

Il est facile de répondre à cette exigence, puisque l’idée de faire le mal a un envers qu’on vient d’indiquer en mentionnant l’abjection. Quel est donc le paradigme de l’abjection, dont par ailleurs les figures sont multiples ? Voici la réponse : c’est le pouvoir en général puisque son envers est l’obéissance, par opposition à l’autorité qui est sublime puisque son envers est la responsabilité. Cela signifie évidemment que l’obéissance est abjecte quand elle est la crainte du pouvoir (la dignité serait de refuser d’obéir), alors qu’elle est sublime quand elle est la reconnaissance de l’autorité (ne pas obéir serait la preuve qu’on est un irresponsable). Comme tel c’est-à-dire dans son opposition à l’autorité par quoi seulement sa notion est pensable, le pouvoir est abject : il l’est intrinsèquement puisqu’il consiste à s’imposer à des autorités d’être soi. Le pouvoir, en effet, c’est qu’une autorité personnelle de décider, par opposition à l’autorité anonyme de choisir, ait pour envers qu’une autorité d’être soi n’advienne plus que comme subordonnée. 

On « augmentera » donc l’idée de l’auteur, qui ne suffit pas à désigner celui auquel le mal est imputable, par celle l’abjection. Quel est le résultat ? Autrement dit : comment faut-il en fin de compte nommer celui qui fait le mal ? 

Voici la réponse : c’est le maître, à entendre ce terme comme ne désignant pas seulement celui dont l’autorité s’impose mais celui qui impose son autorité. Soyons plus précis en définissant le statut du maître par l’autorité d’imposer son autorité. Cela, c’est la responsabilité du mal et donc le mal lui-même

On ne parle pas là d’un sujet du mal, puisque les deux notions de sujet et de bien sont corrélatives (le bien est l’autorité du savoir que le sujet a pour détermination). D’un autre côté le mal est ce que quelqu’un fait, non pas selon des caractéristiques qui ne détermineraient (il serait méchant comme on est blond ou brun) mais dans la responsabilité, c’est-à-dire ici la culpabilité, de le faire. Il n’en reste pas moins que le mal est ce qui est fait et que cela produit des effets : non pas la mort du malheureux concurrent, dans l’exemple qu’on a pris (cela c’est faire du mal), mais des effets qui sont parfaitement identifiés puisque ce sont d’une part le scandale et d’autre part l’indignation, qu’on veillera à ne pas confondre (on est scandalisé par ce qui a été fait, et on est indigné de ce que cela ait été fait). 

Si donc on considère cela, d’un point de vue qui ne sera plus rétrospective comme quand on parle de l’auteur des faits, mais prospectif parce qu’on envisagera un faire, alors il faut produire un oxymore : celui d’être sujet non plus de faire du mal mais de faire le mal. Cet oxymore d’être « sujet du mal », qui conjoint les deux notions de l’autorité et de l’abjection dont on a montré qu’elles étaient les identifiants du mal, c’est le maître. 

Dès lors la question du mal s’énonce par l’interrogation suivante : que veut le maître ? 

Le mal est sa propre illimitation : ce que veut le maître

Répondre à cette question revient à résoudre la contradiction constituée par l’idée de « volonté » qui permet de représenter la notion du mal (le mal n’est pas de faire du mal, c’est de vouloir faire du mal et ainsi de faire le mal) avec celle de l’impossibilité qu’on reconnaisse au mal quelque finalité que ce soit – notamment pas d’être une punition c’est-à-dire un moyen de faire advenir la justice. Indiquons cette réponse, qui retrouve la tautologie de la responsabilité par l’indication de quoi nous avons commencé notre enquête, et qui libère de la croyance que le mal consiste en quoi que ce soit : ce que veut le maître, c’est être le maître. Il revient donc au même de rappeler que l’autorité, c’est juste de faire autorité, et de dire que c’est toujours pour rien qu’on fait lemal. 

Entendons les choses concrètement, faute de quoi en croyant parler du « maître » et de son exclusivité aux raisons, c’est en réalité dans la croyance au diable qu’on retombera. 

Faire le mal, cela consiste forcément à faire du mal ; et si c’est toujours pour rien qu’on fait le mal, c’est toujours pour quelque chose qu’on fait du mal. La question du mal n’est donc pas celle de faire du mal comme dans le cas des prédateurs de la nature qui sont innocents d’eux-mêmes, parce que c’est la responsabilité de soi que l’on y considère, ainsi qu’on l’énonce en distinguant la responsabilité de ce qu’on fait (l’autorité du savoir) de celle de le faire, laquelle s’entend en exclusivité au savoir (n’oublions pas les exemples commodes qui le rappellent : ce n’est pas plus pour des raisons médicales qu’on soigne les gens que ce n’est pour des raisons géométriques qu’on pense des espaces idéaux). Faire du mal est paradoxalement une sorte d’innocence, puisqu’il y a toujours des raisons et que notre agir est l’autorité même de ces raisons ; par contre faire le mal est forcément une culpabilité puisque l’autorité dont il s’agit est structurellement hors savoir, et qu’elle est donc la pure autorité d’être sujet (par opposition à une autorité de sujet qui est toujours celle du savoir) et ainsi l’impossibilité d’avoir aucune excuse d’aucune sorte

Et c’est justement de cette extériorité absolue au savoir qu’il s’agit quand on dit qu’il suffit, pour rendre compte du mal, d’avérer qu’il n’y ait pas eu de raisons pour qu’il n’advienne pas : pas de raisons pour ne pas en être le « sujet ». Quand il y a des raisons pour que le mal n’advienne pas, c’est donc toujours, en réalité, des raisons qui ont empêché qu’on fasse du mal et donc qu’on atteigne un certain bien dont il était la condition. Par exemple une météo défavorable a empêché le bombardement d’une ville et le massacre de ses habitants. Mais pour ce qui est du mal lui-même (non pas ce bombardement qui est un malheur mais la décision de l’ordonner en tant que décider est le contraire de choisir), on en reste toujours à la non raison, qu’on exprime depuis toujours en pointant à la fois la contingence et le caractère incompréhensible du mal (« pourquoi ? mais pourquoi ? »).

Voilà comment il faut comprendre ce que nous disions : que pour que le mal arrive, il suffit qu’il n’y ait pas de raisons pour qu’il n’arrive pas. On retrouve ce que laissait entendre une parole de Stéphane Audouin-Rouzeau, l’historien des conflits qu’on avait cité au début de notre enquête : pour expliquer que la soldatesque commette des exactions sur les populations civiles (non pas ces exactions, dont on pourrait toujours des raisons à la limite psychopathologiques, mais le fait de les commettre), il suffit qu’elle n’en soit pas empêchée (« parce qu’ils le peuvent »). 

C’est cette suffisance étonnante qui est la réalité du mal : ce qu’on vient d’indiquer en disant que le maître ne veut jamais rien de particulier parce que le propre de l’autorité est seulement de faire autorité. Autrement dit : que le maître veuille seulement être le maître – qu’en ce sens il ne veuille rien, mais que cela, il le veuille absolument parce qu’aucune détermination ne le limite. 

Voilà pourquoi il n’y a jamais de limites au mal que les hommes peuvent faire, on ne peut jamais savoir ce que les méchants iront inventer pour nuire, et il faut toujours s’attendre à pire que ce qu’il y a déjà. Eh bien cette idée à la fois étonnante et terrible, c’est la simple notion du maitre, celui qui décide (par opposition au sujet qui choisit) c’est-à-dire quand on ne la considère que comme telle. 

Concrètement, être le maître signifie non pas faire autorité autrement dit rendre responsable, mais au contraire s’imposer comme autorité à des responsabilités de soi qui existent déjà. Ainsi l’éparpillement du vase fracassé est le non-sens effectif de la responsabilité – si l’on peut s’exprimer ainsi – d’exister d’un seul tenant quand on est un vase. Par cette idée de responsabilité on signifie qu’il appartient au vase, en tant que c’est bien de lui qu’on parle, de se maintenir d’un seul tenant et qu’en cela consiste donc son « autorité d’être soi ». Voilà ce que frappe d’inanité le méchant qui le jette au sol, non pas la subordonnant à une volonté donc une finalité particulière mais seulement en la faisant relever de sa pure autorité d’être sujet en général – pour rien, donc. 

Ainsi le mal n’est pas de faire quelque chose qui serait le mal (le mal serait alors le bien propre du méchant alors qu’il est sa méchanceté) : c’est de frapper d’inanité le bien dont nous savons que c’est en réalité l’autorité du savoir, au sens où le concept de vase, c’est-à-dire lui-même comme étant bien lui, commande qu’il soit d’une seule pièce et interdit qu’il ait l’éparpillement pour existence. 

Ce vase, qui exige d’être d’une seule pièce, le méchant va en quelque sorte lui rabattre son caquet, comme on pourrait l’imaginer par la prosopopée suivante, adressée au vase comme ensemble de débris sur le sol : « Tu fais moins le malin, maintenant que tu as trouvé ton maître ! ». 

A la question « qu’est-ce que le mal ?», voici donc la réponse qu’on attend depuis si longtemps : le mal est en toute chose la récusation de l’autorité d’être soi, non par négation mais par subordination.

Concluons pour aujourd’hui 

Si la question du bien est celle de l’autorité du savoir, alors celle du mal celle du sujet en exclusivité à sa détermination de sujet, autrement it de son autorité d’être sujet. Voilà ce qu’il fallait comprendre en reconnaissant que nous ne sommes pas les sujets que nous nous trouvons être (que nous n’avons pas choisi d’être, qu’il nous est donné d’être), mais que nous avons au contraire pour responsabilité d’être ces sujets. 

Or exercer son autorité d’être sujet, par opposition à sa responsabilité de sujet qui est en réalité l’autorité du savoir, est faire que le savoir ne compte pas. Car l’autorité n’est rien d’autre, d’une manière générale que ceci : le savoir ne compte pas. Et cela définit la vérité, puisque le vrai est ce qu’on sait, en tant que ça ne compte pas qu’on le sache

Le chemin du dernier exposé de cette année est dès lors tout trouvé. On l’indiquera ainsi : la vérité, pour nous, c’est assumer que le savoir ne compte pas ; le mal en soi, c’est faire que le savoir ne compte pas. Reste à nommer cette distinction entre « assumer » est « faire ».


[1] Raison pour laquelle se revendiquer d’une identité particulière (d’une nature, d’une essence, d’une race et même à la limite d’une espèce voire de la nécessité d’un mode qui serait le substrat biologique) est une attitude mensongère. L’identité est impossible chez l’être que le langage a mis hors de sa propre réalité : il n’y a jamais que des identifications c’est-à-dire en réalité que des décisions d’identifications. 

[2] Cependant on peut s’attacher à identifier ce que des peuples, en proie à leur inconscient presque par définition, ont éprouvé et transmis, donc compris et enseigné à leur insu. Ainsi peut-on interpréter le mythe du jardin d’Éden (ce qui n’est pas la même chose que le méditer comme une présentation du problème pratique de l’obéissance). C’était quoi, cette fameuse « pomme », affaire de bouche et « fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal » ? Tout simplement le langage ! Et certes, c’est la même chose d’advenir comme être parlant (c’est-à-dire comme le répondant de soi définitivement extérieur à soi) et c’être « chassé du paradis » (c’est-à-dire de l’être soi).

[3] La « volonté », notion absurde car magico-divine (comme on le voit chez Descartes mais aussi chez quiconque se prend pour le sujet qu’il se représente être), n’est absolument rien d’autre que la méconnaissance de cette identité. Cela dit son usage reste légitime quand, précisément, on parle d’un sujet dont la représentation n’a pas à être réaliste, autrement dit dont on pose l’idée mais bien sûr pas le concept – comme dans le fameux « que veut la femme ? » (d’où toutes sortes d’énoncés très valides, comme quand on se demande par exemple « ce que veut l’Amérique en pratiquant telle politique dans telle région du monde »).

[4] D’où une compréhension plus générale qu’il faut avoir de l’idée d’abjection : elle désigne l’identité d’être quelque chose et d’être quelqu’un, laquelle ne peut évidemment être assurée que par la jouissance. Ainsi un parvenu satisfait de lui-même est abject, quand bien même il ne ferait de mal à personne.