Introduction à la question du mal

Conférence du 11 Octobre 2023 à l’Université Populaire de Narbonne

Texte en format PDF : cliquer ici.

Il y a des gens qui voient le mal partout ; ce sont de mauvaises personnes auxquels nous sommes heureux de ne pas ressembler, si c’est le cas.  Il y en a d’autres qui ne le voient nulle part ; ce sont des innocents qu’il faut protéger autant qu’on le peut mais dont la perte est déjà écrite[1]. Il y a aussi ceux qui le dénient et qui gardent bonne conscience jusque dans les pires exactions qu’ils commettent. Ou bien ils les imputent à leurs victimes : « Regarde ce que tu m’obliges à faire ! » crie le père à l’enfant auquel il vient d’asséner une gifle si formidable qu’elle l’a rendu momentanément sourd d’une oreille, le tympan crevé. Ou bien ils opposent à l’évidence de ce qu’ils ont fait une idée d’eux-mêmes que rien ne peut ébranler : celui qui a reconnu avoir tabassé à mort le chauffeur d’autobus qui lui demandait de respecter les consignes du transport en commun a ensuite fait cette déclaration devant la cour d’assises des Pyrénées-Atlantiques : « Je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit. Je suis quelqu’un de normal, quoi. »[2]

Et puis il y a ceux, les plus nombreux il faut l’espérer, qui le reconnaissent dans le monde et en eux-mêmes, ou plus exactement qui ne peuvent pas ne pas le reconnaître alors que, comme presque tout le monde, ils souhaiteraient que les choses de la vie extérieure et intérieure soient simples et belles. 

Ouvrent-ils le journal du matin que le spectacle de l’injustice, de l’oppression, de la violence, de la haine, de l’indifférence à la souffrance animale et humaine leur saute aux yeux, jusqu’à celui de la cruauté où le mal se redouble en quelque sorte lui-même. Comment ne pas être saisi d’effroi ? Mais il faut bien vivre, comme on dit, alors ils reprennent leurs occupations, non sans se rendre compte que, ce faisant, ils consentent en eux à cette même indifférence qui les indignait. 

Consentir

Il est vrai qu’elle n’a pas la même portée : les puissants du monde sont coupables de ne pas agir, alors que les gens ordinaires n’ont ni la possibilité d’arrêter les guerres ni celle de libérer les prisonniers politiques. Mais ce qui compte dans le mal, on l’a souvent noté[3], ce n’est pas tant qu’on le fasse puisque les personnes vraiment méchantes sont plutôt rares, c’est qu’on y consente. Non pas simplement en idée, parce qu’alors cela ne concernerait que l’idée du mal qui ne porte pas à conséquences, mais réellement.  

Consentir réellement au mal, cela consiste à admettre réellement ce qu’il est contradictoire qu’on puisse admettre. Car le mal est précisément ceci : ce que nul ne peut se représenter qu’on puisse faire

Qu’on ne puisse pas se représenter qu’on le fasse (à preuve : on se cache pour le faire, y compris à ses propres yeux en se donnant toutes sortes de « bonnes » raisons) est une chose. Qu’on ne le fasse pas en est une autre. 

En ce qui nous concerne, ne manquent pas les exemples de consentements à ce à quoi il est impossible de se représenter que l’on consente. Ainsi du quasi esclavage de populations entières pour nos vêtements et nos équipements domestiques, des tueries sans nombre pour notre nourriture, du saccage de la nature, à quoi il faut ajouter notre indifférence – certes apitoyée – envers les malheureux qui dorment dans la rue devant notre maison soigneusement cadenassée. 

Consentir ne peut concerner que ce qui apparaît comme un mal et par là en est déjà un ; pour cette raison un consentement n’est jamais une acceptation. Consentir à un mal identifié comme tel, et ainsi consentir au mal absolument parlant, ce n’est pas du tout l’accepter mais c’est l’admettre comme mal et cesser de le refuser. Si telle est notre conduite, à nous qui dans l’ensemble ne sommes pas des mauvaises personnes parce que notre disposition est plutôt faite de bonne volonté et que nous ne sommes étrangers ni à la pitié ni à la compassion, alors devient vrai, comme notre responsabilité même, que soit ce qui ne doit pas être, et que ne soit pas ce qui doit être. Et cela, c’est le mal dans l’absolu de sa notion. 

Ainsi sommes-nous responsables non seulement du mal que nous faisons tous plus ou moins sans le vouloir (petites entorses aux principes dont nous prétendons nous réclamer, paroles blessantes qui nous échappent, négligences auxquelles on néglige de remédier, etc.)  mais du mal tout court.

A quoi, puisqu’il n’y a rien ? 

Pris dans l’impossibilité de la nier, on reste confronté à une responsabilité, la nôtre, qu’on n’arrive pas à se représenter pour la raison simple qu’on ne voit pas de quoi elle est la responsabilité. Du mal, d’accord, mais est-ce que c’est quelque chose, le mal ? 

La première réaction de quiconque réfléchit est d’en pointer le caractère purement imaginaire. En effet c’est seulement de notre point de vue, selon nos besoins, nos désirs, nos habitudes ou nos idéaux, qu’on peut parler d’un mal par défaut ou au contraire par excès. Ces idées n’ont aucun sens en soi. Ainsi pour le sage, qui s’en tient à ce qui est et qui a compris que les choses et les êtres ne sont jamais que ce qu’ils ne pouvaient pas ne pas être, la notion du mal n’a d’autre sens que d’être illusoire, pour la très bonne raison qu’elle ne correspond à rien. Tous les exemples qu’on met en avant pour établir la réalité du mal démontrent au contraire l’inanité de sa notion : un scorpion ne piquerait-il pas que ce ne serait pas un scorpion, et l’effet de sa piqûre sur une grenouille ne serait-il pas la mort de celle-ci qu’il ne s’agirait pas d’une grenouille piquée par un scorpion ! Mentionner le mal, c’est parler pour ne rien dire. 

Ou plutôt c’est parler pour dire, à son insu, qu’on est loin d’être sage… Le sujet de l’énoncé (le mal) se révèle n’avoir jamais été que celui de l’énonciation (le locuteur, qui ne se rend pas compte qu’il témoigne seulement du fait qu’il n’est pas sage). 

Et certes, il ne faut pas être sage pour reconnaître le mal, puisque c’est reconnaître que la question qu’il pose n’est pas celle du savoir qu’on a des choses particulières et même de la réalité en général, alors que la sagesse consiste à s’en tenir à ce savoir dès lors qu’il est avéré, autrement dit à l’identifier à la vérité.  

 C’est la question de quoi, alors, si ce n’est pas celle des choses en particulier ni de la réalité en général ? 

On ne sait pas, et c’est bien en quoi consiste l’énigme du mal. 

« Parce qu’ils le peuvent »

Car si d’un côté le sage nous dit que la notion du mal ne correspond à rien (en elle, il ne s’agit que de notre manque de sagesse en tant qu’on le méconnaît), de l’autre ceux qui ne peuvent pas ne pas la maintenir, à cause de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont subi et parfois de ce qu’ils ont fait, nous disent que la question du mal n’est pas celle des maux, en quoi tout le monde reconnaît la normalité du monde (il est normal par exemple qu’à un certain moment les défenses de l’organisme soient débordées par l’infection).  

Ils justifient leur affirmation en faisant remarquer qu’on peut comprendre les maux en mobilisant les savoirs correspondants (la médecine, la sociologie, etc.), et que cela consiste à les avérer 1) comme limités parce que déterminés et 2) comme relatifs à l’être particulier pour qui ce sont des maux. Si l’intelligence des maux ne peut pas être confondue avec la pensée du mal, c’est parce que celui-ci est à la fois illimité et absolu. Le mal est illimité parce qu’il n’y jamais de raison que ça s’arrête (forcément : il n’y a jamais eu de raison que ça commence) ; le mal est absolu parce qu’il n’est pas ce qui ne devrait pas être, comme par exemple une voiture qui ne démarre pas quand c’est l’heure d’aller au travail, mais ce qui ne doit pas être – selon une affirmation aussi catégorique, c’est-à-dire inconditionnelle, que l’impératif du même nom. 

Il appartient donc au mal d’être incompréhensible. Car comprendre, comme le mot l’indique, c’est limiter et c’est rapporter à autre chose ; ne pas comprendre c’est laisser illimité et ne rapporter à rien. Sauf qu’ici il ne s’agirait pas de l’habituelle ouverture à l’inconnu qui motive qu’on le réduise toujours à nouveau en produisant du savoir, mais de l’inanité même de toute tentative de compréhension

On l’expliquera facilement. Il y a un « pourquoi » applicable à tout, et donc aussi partout.  Sauf au lieu du mal lui-même : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ! » fut-il répondu à Primo Lévi qui demandait pourquoi on l’empêchait brutalement d’apaiser sa soif en suçant un glaçon[4].

Je me souviens d’avoir entendu à la radio, d’un historien dont je n’ai hélas pas compris ni donc retenu le nom, une parole qui m’a aidé à identifier la question du mal. C’était un spécialiste de la seconde guerre mondiale et on lui demandait pourquoi certains soldats se livrent sur les populations civiles à des exactions d’une barbarie et d’un sadisme qu’on n’arrive même pas à concevoir – et qu’on retrouve presque à chaque fois qu’une armée s’empare d’un territoire[5]. Voici sa réponse : « Parce qu’ils le peuvent. »

On s’étonnera : la réponse n’est pas logique puisqu’à la demande de raisons qui expliquent ou qui justifient, autrement dit à la demande d’un « pourquoi », il répond juste en indiquant des conditions qui, simplement comme telles, restent vides. 

En effet : dans son insuffisance par rapport à la question, la réponse n’est pas logique, et les conditions restent vide. Mais elle est vraie. 

Eh bien le mal, c’est cela : que cette réponse soit vraie alors qu’elle n’est pas logique.  

Un gouffre s’ouvre alors sous notre intelligence. Ou alors c’est un mur contre quoi elle se fracasse, et dont le paradoxe est qu’il ne consiste en rien. Le mal, on s’y cogne à telle enseigne qu’on ne peut pas y croire (« non, ce n’est pas vrai, je ne peux pas y croire ! »). Ou alors c’est un gouffre sans fond en quoi on est toujours sur le point de glisser à force de petits arrangements, ou d’être happé parce que l’inouï de n’avoir pas besoin de raisons vient de s’abattre sur nous.

Il n’y a pas de raisons de faire le mal, puisque s’il y en avait, il s’agirait du bien. Et comme il n’y a pas de raisons de le faire, il suffit de pouvoir le faire pour le faire… 

Ni le non-sens, ni l’absurde mais l’insensé. 

La suffisance des conditions, c’est l’impossibilité a priori que dans le mal il aille de quelque sens que ce soit. Or le mal n’est pas ce qui s’oppose au sens, comme une idée s’oppose à une autre, ni ce qui lui reste extérieur comme l’existence du point de vue des exigences de l’humanité (Camus) : c’est ce qui le contredit. Si on veut se représenter l’idée dans le champ de la parole, on citera celle de l’adolescent en crise dont chaque mot veut blesser et provoquer. 

L’exemple est pertinent, parce qu’il montre une énonciation sans énoncé (l’adolescent ne s’occupe pas de ce qu’il dit : il faut juste que ce soit le contraire des opinions de ses parents). L’énoncé s’oppose à ce qu’on l’énonce comme ce qu’on fait s’oppose à ce qu’on le fasse. Dans le mal en effet ce n’est pas ce qu’on fait qui compte puisque la question n’est pas celle de la réalité mais celle de la responsabilité : c’est de le faire (ce qu’on fait compte donc en tant qu’on le fait)Ainsi un homme fait le mal quand il agit dans la société comme les prédateurs agissent dans la nature (cf. les violeurs, les tueurs en série, etc. mais aussi les « requins » de la finance et autres « accapareurs », comme on disait sous la Révolution). La positivité qu’on aurait imaginée être celle d’une réalité (ce qu’on dit, ce qu’on fait) est donc celle du mal, quand elle n’est celle de la réalité qu’à être celle de la responsabilité (qu’on le dise, qu’on le fasse). Le mal n’est le mal qu’à ce qu’on en soit positivement responsable.

Mais si on se représente la positivité du négatif quand elle concerne ce qu’on peut constater (par exemple une destruction peut être plus importante qu’une autre), on ne se la représente pas quand elle concerne la responsabilité : on peut être plus ou moins responsable de quelque chose (par exemple l’exécutant l’est moins que le donneur d’ordre) mais on ne voit pas ce que peut être la positivité du mal si le mal c’est la responsabilité du mal.  

J’ai dû forger la notion d’« insistance » pour traiter ce point essentiel. On en saisira la nécessité quand j’aurai fait remarquer que la méchanceté n’est la méchanceté qu’à insister comme méchanceté – sinon ce n’est pas la méchanceté mais juste un instant de colère ou d’exaspération. Et c’est proprement constitutif du mal lui-même. Autrement dit cela ne vaut pas moins pour le mal subi que pour le mal agi. Ainsi la douleur n’est la douleur qu’à insister comme douleur, la souffrance n’est la souffrance qu’à insister comme souffrance.

L’envers de cette évidence est qu’il faut en finir avec l’idée que la question du mal serait la question du non-sens. C’est faux parce que le non-sens n’est que ce qu’il est, si l’on peut dire : il n’insiste pas. Quand il insiste, ce qui est donc le mal à proprement parler, ce n’est plus la notion négative et abstraite qu’il faut employer mais la notion paradoxalement positive et concrète de l’insensé. La notion du non-sens s’oppose à celle du sens, mais celle de l’insensé la contredit – et c’est en l’effectivité de cette contradiction qu’il faut voir l’insistance c’est-à-dire le malOr que le mal soit le positivement insensé (et non pas ce qui n’aurait simplement pas de sens), n’importe quel exemple le met en évidence. Ainsi le régime hitlérien mobilisait les derniers trains disponibles pour conduire des Juifs à l’extermination alors que l’avance russe rendait toujours plus criants les besoins en transports de troupes. L’absurde, ici, révèle l’insensé. 

La question du mal est celle de ce qui est positivement insensé, et qui ne cesse d’insister – insensé en cela précisément. Le non-sens on le constate. L’absurde, on en prend son parti. Mais l’insensé, on ne cesse pas d’en être oppressé.  

Car le mal n’est pas le mal. Non : le mal, c’est l’insistance du mal. 

D’où ce paradoxe que le mal ne soit rien d’autre que sa propre insistance… C’est cela qui va être difficile à penser : le mal est une insistance dont il revient au même de dire qu’elle n’est insistance de rien (sinon on parlerait d’une forme du bien), ou de dire qu’elle est insistance du mal lui-même quant à être le mal. 

Ce qui fait que le savoir ne compte pas

Il faut se garder du pathétique auquel la notion ne manque pas d’inciter. Et certes, on a l’idée que l’homme est trop petit pour avoir fait ce qu’il a fait en certaines circonstances, parce qu’aucun égoïsme ni aucune haine particulière ne peuvent en donner la mesure. De même qu’un chaos de rochers ou l’océan déchaîné nous donne l’idée du sublime et par là de notre « destination suprasensible » (Kant), nous ne pouvons empêcher de sentir naître en nous l’idée du métaphysique ou du surnaturel à l’évocation de ce que des hommes ont infligé à d’autres hommes, précisément parce que ce n’est pas humain

Une des façons de céder au pathétique serait d’admettre que ce qui est arrivé ou ce qui a été fait est inexplicable. C’est absurde, parce que cela reviendrait à nier non seulement la raison mais la réalité comme telle. Le sage l’a dit : les choses en général, et donc les crimes en particulier, sont ce qu’il était impossible qu’elles ne soient pas – et sont donc en ce sens toujours « normales ». 

C’est qu’on se trompe complètement : ce qui relève du mal n’est pas ce dont l’explication ou la justification manque : c’est ce dont ni explication ni la justification ne compte !

Considérez les clauses iniques du traité de Versailles, la crise économique des années 30, le nationalisme allemand, le traditionnel antisémitisme chrétien et encore d’autres facteurs que les historiens et les anthropologues peuvent indiquer, et vous rendrez compte du nazisme comme idéologie populaire. Mais tout ce que vous savez sera comme rien devant le fait de ce qui est arrivé. Cela ne signifiera pas que votre savoir n’en était pas un. Cela signifie que quand on a énuméré toutes les causes (en admettant que ce soit possible), autrement dit quand tout le savoir est effectif, la question n’en continue pas moins de se poser : « pourquoi ? », de se poser encore, de se poser toujours : « pourquoi ? mais pourquoi ? ». 

Voilà le mal : que la question du pourquoi ne cesse jamais de se poser, alors même que la notion du savoir est, pour une question donnée, qu’il puisse être satisfaisant. C’est cela qu’il faut appeler l’insistance du mal. Autrement dit : le mal n’est pas que le savoir ne compte pas, non : le mal est ce qui fait que le savoir ne compte pas, ce qui empêche le savoir de compter. 

Admettre dans notre réflexion cette incommensurabilité en quelque sorte actuelle du mal à tout ce qui pourrait en rendre compte ne revient donc pas à tomber dans la pensée magique et paresseuse de considérer des effets sans cause : cela revient à reconnaître que la question du mal n’est pas là où se trouve pourtant toute question, c’est-à-dire au lieu du savoir

Or notre conscience est l’a priorité même du savoir : on anticipe la réalité des choses et on comprend ce qu’elles sont dans l’a priori du savoir dont elles relèvent (un arbre, c’est de la botanique ; une bissectrice, c’est de la géométrie ; un prix, c’est de l’économie, etc.) et d’autre part en avoir conscience consiste à les comprendre dans leur rapport au monde. L’insistance du mal ne peut donc s’entendre autrement que comme une béance qui ne cesse pas d’insister dans la nature commune de notre conscience et du monde

Cela signifie que le mal lui-même est trouage dans le tissu du monde, qui est en toutes les choses l’horizon de leur normalité c’est-à-dire de l’autorité du savoir dont elles relèvent. Dans le monde, il y a des trous qui sont ses incidences. Certains sont tout petits, à peine des accrocs. Mais d’autres sont immenses. Il y en a même dont la densité est infinie ; dans le vocabulaire des savants on dira que la lumière (la vie, la pensée…) les évite et les contourne.

Qui par exemple peut nier que les lieux de l’extermination soient dans notre géographie des gouffres de définitive impossibilité[6] ?

Un réel qui force. Mais lequel ? 

On en déduit la seule manière dont on puisse dire le mal : non pas par une affirmation qui serait celle de la normalité, ou par une nécessité qui serait celle de la rationalité, ni même par une impossibilité qui renverrait encore au savoir, mais par une double négation où se convoque la responsabilité de reconnaître non pas le non-sens, non pas l’absurde mais bien l’insensé dans son insistance. 

Le mal n’est aucunement ce qui est (tout dans l’être est « normal »), ni même ce qu’on doit reconnaître (ce qui définit le rationnel) : c’est qu’il ne soit pas possible d’admettre que soit ce qui est, ou que ne soit pas ce qui n’est pas. Par cette contradiction en nous, on peut aussi bien dire que le mal est ce qu’il n’est pas possible de ne pas reconnaître (par opposition à ce qu’il serait nécessaire de reconnaître). 

La reconnaissance, rappelons-le, est une prise de responsabilité : on se porte garant. D’où ce statut d’énonciation : ceux qui affirment le mal sont des délirants (ils croient au diable) ou des naïfs (ils ne voient pas qu’ils en contredisent la notion), par contre ceux qui le nient sont des irresponsables. 

La reconnaissance du mal c’est donc l’impossibilité, propre à l’être parlant (puisque les êtres naturels ne sont que leur propre innocence), d’être suffisamment irresponsable pour ne pas le reconnaître. Une impossibilité sur quoi il bute. Qu’est-ce qui peut bien faire que l’être parlant ne puisse pas être absolument irresponsable ? C’est la question à laquelle il faudra répondre pour que l’entreprise de penser le mal ne soit pas une imposture : celle non pas de la cause du mal (idée contradictoire) mais de son origine…

On est en tout cas forcé d’admettre que d’une part il n’y a de mal que par le problème du mal, mais que d’autre part il est impossible que ce problème ne s’impose pas en nous et que cette impossibilité ne soit pas en nous le choc du mal lui-même – par opposition à la simple idée que nous nous en faisons. L’impossibilité qu’on ne le reconnaisse pas, c’est l’insistance en quoi seulement il consiste – et dont la notion est un peu moins mystérieuse une fois qu’on y reconnaît notre responsabilité. 

On aborde enfin le secret de sa notion quand on réalise que le mal n’est pas ce qui sollicite la reconnaissance mais ce qui la force. En quoi on ne désigne rien d’autre que l’insistance, qui est que le mal soit le mal.

Dès lors peut-on reprendre à nouveaux frais la question du mal en faisant de ce forçage notre objet. Car le mal, qui n’est pas une réalité, ne s’entend que du forçage de notre reconnaissance. Autrement dit : le mal, on ne le heurte pas parce qu’il n’est pas quelque chose, mais on se heurte à l’impossibilité sans cesse insistante de ne pas le reconnaître – que ce soit dans une nouvelle qu’on vient d’apprendre à la radio, un comportement auquel on vient d’assister dans la rue, ou les éventualités de notre conscience. Et c’est cela, se heurter au mal (à distinguer du fait de le subir, bien sûr).

Sachant ce que nous savons de la vie des hommes à toutes les échelles (depuis l’immensité de civilisations entières jusqu’à la singularité de chaque conscience), et aussi ignorants de ce dont nous serions nous-mêmes capables dans d’autres circonstances que celles que nous connaissons (et donc aussi ignorant de qui nous sommes vraiment…)[7]il est impossible que le problème du mal n’insiste pas en nous et que le travail de sape du forçage ne soit pas constamment effectif

Autrement dit : répondre enfin à la question du mal, cela consiste à découvrir contre quoi exactement on bute quand on se retrouve dans l’impossibilité de faire valoir le savoir qu’on a de la réalité qui est toujours neutre (les explications), et des fins humaines qui sont toujours bonnes d’un certain point de vue (les justifications). 

On ne cesse de buter sur ce qui fait que le savoir ne compte pas, si indéniable qu’il soit.

Cela revient à dire le mal, qui n’est rien, n’en est pas moins un réel. 

On peut donc formuler adéquatement, et ainsi constituer, la question philosophique du mal. Inaperçue jusqu’ici, cette question est la suivante : de quoi le mal est-il le réel ?

NOTES


[1] Comme le père du chanteur Jean Ferrat, qui était juif sous l’Occupation et qui, au dire de son fils, n’aurait jamais imaginé que ses voisins puissent le dénoncer. Il n’est pas revenu de déportation. (France-Culture, Une veillée chez Jean Ferrat, 31 décembre 1997).

[2] Propos exacts rapportés par La République des Pyrénées du 15 septembre 2023. 

[3] On tombe fréquemment sur une citation attribuée à Burke : « La seule chose nécessaire au triomphe du mal, c’est que les hommes bons ne fassent rien ». Elle est généralement rapportée à l’idée d’Arendt, menée en bateau par la stratégie de défense d’Eichmann (Bettina Stangneth, Eichmann avant Jérusalem, la vie tranquille d’un génocidaire, Calman-Lévy 2016), selon laquelle le mal consiste à ne pas penser. Cette idée vaut pour les exécutants, mais alors c’est une tautologie. Qu’on veuille en faire une pensée et son absurdité apparaît, puisque c’est forcément au nom d’une idée qu’un mal systématique peut être fait. Il y avait des intellectuels parmi les nazis (Carl Schmitt reste un théoricien très important de la politique). 

[4] Primo Lévi Si c’est un homme, Presse-Pocket 1992, p. 29 

[5] Dans le Midi-Libre du 2 Octobre 2023 on lit le rapport d’atrocités commises sur des populations arméniennes par des soldats de l’Azerbaïdjan : décapitations et dépeçage d’un maire, viols publics d’enfants…. Il y a quelques mois c’étaient des soldats russes sur des populations ukrainiennes. Le matin même de la rédaction de ce texte, on entend à la radio le récit de l’attaque du Hamas contre Israël : les commandos fondent sur des jeunes réunis pour une fête musicale : au moins 260 morts ; ils arrachent des familles à leurs maisons et les exécutent sur place, égorgeant les enfants… (France-Info, 9 octobre 2023). « Ils n’avaient pas de cibles militaires, ils visaient les civils, des grand-mères, des enfants, des bébés » raconte un témoin, Richard Hecht (tf1info.fr, 9 octobre 2023). 

[6] A Nancy ma ville d’origine (exactement à l’angle du boulevard Albert 1er et de la rue de Boudonville pour ceux qui connaissent), il y a un très bel immeuble bourgeois dont la Gestapo avait transformé les caves en salles de torture. Aujourd’hui encore on peut lire une plaque apposée à la Libération : « Ici d’innombrables patriotes ont mieux aimé souffrir que trahir, et leurs forces morales unies ont vaincu la violence de la Gestapo ». Pour me rendre à la bibliothèque et en revenir, je passais matin et soir devant cet immeuble et je ne me souviens pas d’avoir pu une seule fois éviter le mélange d’angoisse, de pitié, d’horreur et d’admiration que cela suscitait – et suscite toujours – en moi.  

[7] Il est absurde de faire un absolu de cette remarque, comme on le voit parfois : il est vrai qu’on ne sait pas ce qu’on ferait ou ce qu’on laisserait faire dans des circonstances dont nous n’avons pas idée, mais il est faux que cette ignorance soit totale. Qu’elle ne soit pas faite de certitudes ne signifie pas qu’elle n’est pas faite de probabilités positives et négatives, certaines très grandes et d’autres très petites. (Cf. Pierre Bayard Aurais-je été résistant ou bourreau ? Éditions de Minuit, 2022)