Qu'appelle-t-on méditer ?

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Rédaction a posteriori de la séance du 14 juin 2023 à l’UPN intégrant les apports de la discussion et complétée de ce qui n’avait pas eu le temps d’être exposé.

Il y a ce qui fait réfléchir, par exemple que le résultat d’une mesure soit contraire aux prévisions qu’on en avait faites, ou qu’il manque un ingrédient pour faire la tarte aux pommes que les invités attendent, ou tout simplement qu’on ait égaré ses clés ou ses lunettes ; il y a ce qui s’offre à notre contemplation, par exemple un rayon de soleil qui troue les nuages un jour de pluie ou une œuvre d’art dans sa perfection ; il y a aussi ce qui rend pensif, par exemple une maxime de sagesse abruptement donnée ou le comportement apparemment insensé d’une personne qu’on ne cesse pourtant pas de juger raisonnable. Le manque d’un élément de savoir cause la réflexion ; la beauté cause la contemplation ; l’opacité du sens rend pensif.

Et par ailleurs il y a ce qui donne à méditer. Par exemple ceci : « les hommes meurent et ils ne sont pas heureux »[1].

De quoi cette remarque est-elle l’exemple ? Autrement dit qu’est-ce qu’on assume non pas en le réfléchissant, non pas en le contemplant, non pas en en restant pensif, mais en le méditant ? Voici la réponse que le Caligula de Camus apporte à ces questions : « C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter »[2]

Nous accorder que cette référence n’est pas irresponsable, et accorder à ce personnage que sa pensée n’est pas elle-même quelque chose d’irresponsable, c’est accepter que la question particulière de la méditation soit une modalité ou une dérivée de la question générale de la vérité, puisque c’est toujours une vérité qu’on médite, précisément en tant qu’elle est une vérité

D’où cette première indication : méditer est une certaine manière de distinguer puis d’assumer qu’une certaine vérité soit une vérité. C’est donc une manière d’assumer qu’elle ne soit ni un élément de savoir, ni une idée, ni une signification isolée qui sont ce qu’on se représente qu’elle est.

D’où cette seconde indication : méditer consiste à assumer qu’une vérité ne soit pas ce qu’on se représente qu’elle est.

 

Les vérités dans leur réel

Assumer qu’une vérité ne soit pas ce qu’on se représente qu’elle est, c’est la considérer dans ce qu’on appellera son « réel ». En quoi on ne nomme pas un élément ou un trait particulier mais son irréductibilité à ce qu’elle est forcément pour nous. Toute vérité est un élément de savoir, une idée ou une signification, mais cela ne compte pas si c’est réellement d’une vérité qu’on parle. Refuser de confondre la vérité avec ce qu’elle est pour nous revient à reconnaître qu’il n’y a jamais de vérité que dans son « réel ». Et ce réel, il ne consiste en rien au sens où une différence consiste forcément en quelque chose, comme dans l’exemple du jaune qui fait différer le vert du bleu. Et certes la différence entre la vérité et le savoir ne consiste en rien, puisque le vrai des choses est ce qu’on en sait – à ceci près toutefois que ce qu’on sait, on aurait aussi bien pu ne jamais savoir. Le vrai est donc bien ce qu’on sait, mais seulement en tant que ça ne compte pas qu’on le sache (quand cela compte, il ne s’agit pas du vrai mais du certain). 

Qu’ainsi la vérité transcende le savoir, comme c’est la notion même du savoir qu’il en soit ainsi (c’est d’être savoir du vrai que le savoir est savoir), ne signifie aucunement qu’elle existe dans quelque ciel platonicien ou entendement divin ni, à défaut, qu’aucun « état de fait » n’ait à y « correspondre ». Car c’est le paradoxe de la vérité que sa notion soit réaliste(le vrai s’impose et nul n’y peut rien, sinon ce n’est pas du vrai qu’on parle) sans être ontologique, comme le montre que les vérités négatives, conditionnelles ou farfelues ne soient pas moins des vérités que celles qui sont trivialement empiriques et positives. La notion de fait est constituée de ce paradoxe : c’est par exemple un fait absolument massif et irrécusable que si je dépensais tout mon argent aujourd’hui (ce dont je me garde bien) je ne pourrais plus rien m’acheter demain. Bref, la transcendance n’implique pas l’existence[3].  

On exprimera cette mise en garde en rappelant que tout savoir – toute détermination du sujet (on est médecin ou géomètre, parent ou voisin, sportif ou mélomane, etc.) – est forcément savoir d’un vrai qui lui soit antérieur – et non pas qui lui était antérieur. Marquée dans notre langue par l’opposition du subjonctif à l’indicatif, la nuance est décisive parce qu’elle indique que la vérité n’est pas une antériorité métaphysique incompréhensible mais le constitué du savoir, dans le paradoxe qu’il n’y ait jamais de savoir que de ce qui était vrai. Il s’agit donc d’une nécessité rétrospective, dont le principe est la responsabilité que nous assumons que le savoir soit bien savoir et non pas langage vide ou délire, comme l’idéalisme réflexif affirme contradictoirement qu’il l’est (la vérité serait il n’y a pas de vérité mais juste des effets de sens). Il est donc irresponsable de ne pas admettre que s’il y a le savoir, c’est qu’il y avait le vrai, autant que d’identifier la vérité à une préexistence. Il n’existait par exemple aucune somme d’angles avant la géométrie euclidienne, dont il serait par ailleurs irresponsable de contester le statut de savoir : si c’est le cas, alors Euclide dit le vrai, et si c’est le vrai, c’est que ce l’était déjà. En quoi c’est la notion du savoir qu’on préserve et donc aussi celle de sujet, puisqu’être sujet est à chaque fois une certaine compétence et qu’en ce sens on est forcément « sujet du savoir ».

Ainsi l’argument est d’une portée supérieure. Si j’en reste à aux éléments de savoir, aux idées ou aux significations, autrement dit si je remplace la question de la vérité (absolue) par celle de la légitimité (relative) d’une position (pour tel type de rationalité dont la désignation est fondamentalement arbitraire, il est légitime de poser ceci mais illégitime de posera cela), alors l’idée d’avoir en fin de compte raison ou tort n’a plus aucun sens. N’en a par conséquent plus celle d’avoir (pour le moment encore) raison à mes propres yeux d’assumer d’être le sujet que je n’ai pas choisi d’être. La notion de sujet, qui est d’assumer à chaque instant la responsabilité d’être le sujet qu’on se trouve être, suppose que cette assomption ne soit pas pour soi quelque chose d’irresponsable. Contrairement aux autres vivants dont la vie relève de la vie (la notion de vie est celle de l’autotélie), l’être parlant ne vit qu’à avoir d’une manière ou d’une autre raison et non pas tort de vivre, c’est-à-dire qu’à ce que sa vie relève de la vérité. Dans la notion de vérité, pour nous autres, c’est donc en fin de compte de notre existence qu’il va – à nommer ainsi que vivre ne soit notre réalité qu’à d’abord être notre responsabilité. 

En appliquant ce critère, c’est-à-dire en refusant de céder sur l’irréductibilité de chacun à sa réalité impersonnelle, on comprend qu’il ne suffit pas qu’une vérité en soit une pour qu’elle soit assumée méditativement : il faut encore qu’elle en soit « réellement » une.

Si je dis par exemple qu’il pleuvait hier, c’est une vérité que j’énonce. Mais je le fais sans songer à la distinguer du savoir que j’ai de la météo du jour passé. Cependant il est toujours possible que cela se fasse : on peut imaginer quelque circonstance personnelle, par exemple un deuil, où l’énoncé « il pleuvait hier » suscite en nous cette suspension de la vie qu’est toute méditation, et nous laisse pour un moment immobile et silencieux. Il arrive en effet que même le ciel se mette à pleurer, et qu’on ne se remette pas d’en avoir pris conscience. En quoi c’est alors d’une vérité dans son réel qu’on aura parlé. 

On peut encore traduire cette idée du réel des vérités en disant que si un élément de savoir, une idée ou une signification isolée nous enrichissent, une vérité, elle, ne nous enrichit pas : elle nous marque. D’ailleurs qui a jamais ignoré que seul ce qui marque pouvait avoir statut de vérité ? 

D’où cette relativité à la détermination du sujet qu’on est : ce qui nous marque comme citoyens peut par exemple nous laisser indifférents comme consommateurs ou comme parents. On peut même imaginer des continuités paradoxales ou des emboîtements que des assomptions différentes permettraient de distinguer. Il est par exemple impossible de ne pas être marqués par la Révolution en tant que nous sommes des citoyens français, mais on peut concevoir qu’on ne le soit pas si c’est simplement comme Français que nous sommes interpellés, la Révolution n’étant alors qu’une des péripéties – peut-être la plus importante – de l’histoire d’une nation qui était déjà elle-même. Des vérités sont donc réelles d’un certain point de vue, et ne le sont pas d’un autre pour lequel elles ne sont que des éléments de savoir, des idées ou des significations. 

Si donc méditer consiste à reconnaître des vérités comme telles, cela signifie qu’en méditant on a moins affaire aux vérités dans leur contenu, puisqu’il est le même que celui des savoirs correspondants, que dans leur réel puisque c’est en cela précisément qu’elles sont des vérités. Insistons : méditer, c’est avoir affaire au réel des vérités et non pas à ce qu’elles sont, parce qu’alors ce n’est pas de vérités qu’on parlerait.  

L’autre raison qui justifie qu’on associe au « réel » l’idée d’être une vérité est la corrélation des notions du possible et du savoir qui nous définit à chaque fois comme « sujet de la représentation » – dont la notion du « réel » est qu’il soit frappé d’inanité. 

Nous identifier au « sujet de la représentation » ne signifie certes pas que nous n’aurions affaire qu’à des figures de choses (ce n’est pas sur l’image d’une table de travail que je m’appuie en écrivant ces lignes, et je ne me nourris pas de représentations d’aliments !) : cela signifie que nous appréhendons les choses dans l’a priori de leur possibilité. Pour être réelle, par exemple, ma table devait d’abord être possible et ce statut est identique au savoir que j’en ai puisque c’est celui du caractère non contradictoire de son concept, et aussi du caractère non contradictoire de son idée avec ce que je sais par ailleurs (par exemple de la surface de mon cabinet de travail). Définir la vérité à l’encontre du savoir, autrement dit par leur « réel », c’est donc dire que ne compte pas l’antériorité conditionnante du possible, ni par conséquent l’anticipation que nous avons forcément comme structure subjective. La certitude est anticipable, mais pas la vérité. 

Le monde étant d’une manière générale l’horizon du possible dont les « vérités » dont exclues (elles ne sont que « réelles »), on dira que toute méditation est une sortie du monde. D’où le caractère « absent » des méditants. 

 

Réaliser une vérité 

Méditer, avons-nous commencé par dire, c’est assumer qu’une vérité en soit une. Nous savons maintenant que cela signifie : l’assumer dans son réel. Méditer une vérité consiste ainsi à valider qu’elle soit une vérité. Toute la question est bien sûr que cette validation ne soit pas arbitraire c’est-à-dire irresponsable, alors qu’il est par principe exclu qu’elle soit justifiée, c’est-à-dire excusée et par là abolie, par quelque raison que ce soit. Si valider une vérité consiste à faire qu’elle en soit une, et si c’est par son réel qu’une vérité en est une, on ne s’étonnera pas nous voir affirmer que méditer, c’est réaliser

Caligula, comme tout le monde, a toujours su que les hommes mourraient et qu’ils n’étaient pas heureux. C’était son savoir, comme c’est depuis toujours celui de n’importe qui. Sauf que maintenant, comme disent les enfants, il le sait « pour de vrai »[4]. Si c’est bien par son réel qu’une vérité en est une, alors nous dirons qu’il « réalise » enfin ce qu’il savait depuis toujours. 

Méditer consiste à réaliser, au sens exact où l’on dit, à propos de quelque chose qui vient d’arriver, « je sais ce qu’il en est, mais je n’arrive pas à le réaliser ». 

Qu’est-ce qu’on « réalise », en ce sens particulier ? Pas n’importe quoi : seulement quelque chose en quoi il s’agit – ou va s’agir – non pas du sujet qu’on est mais d’être ce sujet, et de la charge qu’être ce sujet consiste à porter. Il y a en effet ce dont nous sommes responsables, mais il y a aussi – et d’abord – que cette responsabilité soit la nôtre : non pas au sens de l’attribution à quelque chose mais à celui de l’imputation à quelqu’un. Sans cela elle ne serait pas réellement la nôtre. Par exemple il y a, derrière pas responsabilité de soigner au mieux, la responsabilité d’être médecin qui n’est pas plus médicale que la responsabilité d’être géomètre n’est géométrique ou que celle d’être empereur n’est impériale. Par cette exclusivité au savoir nous disons qu’elle est « réelle ».

On saisit alors la portée de cette indication : si l’on dit « réelle » (au sens des vérités comme telles) la responsabilité d’être sujet, c’est parce qu’elle frappe d’inanité toute réponse que sa propre réalité pourrait constituer pour elle. Ainsi il y a une réponse à la question de ce que c’est qu’être médecin, géomètre, ou empereur. Mais il n’y a en a pas à celle de ce que c’est qu’assumer la responsabilité d’être médecin, géomètre ou empereur. S’ensuit cette évidence : alors que la responsabilité approprie le sujet au savoir de sa détermination, la responsabilité d’être ce sujet le met au bord de sa propre question, qui est d’être sujet, et à laquelle aucune réponse ne viendra jamais parer. 

D’où le vide de savoir et donc de soi-même qu’on est phénoménologiquement pour soi (le méditant descend en lui-même jusqu’à son propre vide). 

 « Réaliser », dans le sens que prend ce terme quand on dit qu’on n’arrive pas à réaliser ce qui vient de se passer, cela consiste donc à y reconnaître l’affaire qui était depuis toujours la nôtre et que, jusqu’à présent, on méconnaissait parce que tout le champ était occupé par les responsabilités que l’ordinaire d’une vie qui va de soi consiste à assumer. « Réaliser » ce qui vient d’arriver va donc le faire advenir non plus dans sa responsabilité de sujet, comme c’est le cas de toutes les péripéties de la vie, mais dans sa responsabilité d’être sujet – en rupture, donc, avec la continuité de la vie. Réaliser une vérité, c’est toujours trouer le savoir qu’on a pour détermination, et par là installer des béances d’impossibilité dans le monde dont la définition est pourtant d’être l’horizon de la possibilité en général – béances par lesquelles sourd la responsabilité d’être sujet dans son réel, c’est-à-dire dans son irréductibilité à toute responsabilité de sujet.. 

L’enjeu de la méditation, c’est alors que nous le réalisions que notre vie relève d’une vérité qui, au lieu d’être interne à la vie comme le sont les éléments de savoirs, les idées ou les significations isolées, la suspende et ainsi la mette localement au bord d’elle-même

 

Les vérités inconnues dont nous ne cessons de témoigner 

Être soi, ce n’est pas être soi puisque c’est assumer d’être soi. Or cette assomption n’est subjectivement possible que dans l’a priori de la vérité : on n’assume que ce qu’on a pour soi raison et non pas tort d’assumer. Ainsi l’idée de responsabilité de soi est le subjectif de celle de vérité. Le propre des vérités est évidemment que personne n’en décide (est-ce ma faute, s’il est vrai qu’il pleut ce matin ?). Cela signifie par conséquent qu’il revient au même de dire qu’on n’est sujet qu’à assumer de l’être, et de dire qu’on n’est soi qu’à l’être depuis les vérités dont nul ne décide mais qui au contraire décident de nous

De quelle vérité m’autorisé-je en ce moment, par exemple, pour que continuer à vivre ne soit pas à mes yeux quelque chose d’irresponsable ? Je l’ignore. J’ai pourtant l’idée irrépressible que si je tombe malade je ferai mon possible pour guérir, parce que je me dis qu’il y aura encore de la vérité à ce que je vive. Tout mon possible ? Non, justement, pas tout, contrairement à ce qu’il en serait d’un animal que le langage n’a pas exilé de sa vie, et pour qui la question de la limite du prix à payer ne peut pas se poser. Car pour ceux que le langage a définitivement séparés de leur réalité (ainsi puis-je parler de « ma » réalité de sujet), tout reste subordonné à la nécessité qu’il y ait encore de la vérité à ce qu’on reste le sujet qu’on se trouve être. C’est ce qui se trouve déterminé dans les « vérités » qu’on médite.

Insistons : comme se conduire de manière responsable consiste à faire ce qu’on a raison de faire de son point de vue et à ne pas faire ce qu’on aurait tort de faire, c’est une évidence de dire que chacun n’est lui-même (responsable d’être le sujet qu’il se trouve être) que par certaines vérités, lesquelles resteront à jamais ignorées puisque c’est la disposition même d’être sujet qui en relève.

Tout sujet est un certain sujet, et toute vérité est une certaine vérité : être un certain sujet consiste à avoir certaines vérités pour causes. Quelles vérités ? 

On l’a deviné : précisément celles sur lesquelles on tombe ou qui nous sautent à la figure et dont on assume, sous le nom de « méditation », leur irréductibilité aux éléments de savoir, aux idées et aux significations qu’elles sont pourtant. 

Ainsi revient-il au même de dire que méditer consiste à remonter depuis sa propre réalité de sujet vers sa responsabilité d’être sujet, et de dire que cela consiste depuis sa vie et son monde à remonter vers les vérités originelles qui en font des réalités (pour l’instant encore) valables.

Les vérités dont nous nous autorisons sans le savoir peuvent bien entendu être négatives. Quand par exemple Lucien de Rubempré se pend dans sa cellule de la Conciergerie alors qu’on l’avait averti qu’aucune charge n’était retenue contre lui dans l’enquête sur la mort d’Esther et qu’il allait donc être libéré, c’est à cause d’une vérité : par la faiblesse qui a toujours été la sienne et dont il est absolument coupable (puisqu’être soi, c’est avoir pour responsabilité d’être soi)il a trahi celui à qui il devait tout. Il l’a fait sans que rien ne l’y contraigne, car si le juge Camusot l’a manipulé, c’est surtout en le laissant parler et sans le forcer à rien. Nous apprenons ensuite qu’il hérite, par Esther, de l’énorme fortune de Gobseck et qu’à quelques minutes près il eût sans doute choisi de vivre. Mais un doute reste en nous, qui est l’insistance c’est-à-dire le réel de cette vérité : sorti d’affaire, riche d’argent et de bonheurs sociaux, il n’en eût pas moins été à jamais celui dont la manière générale d’assumer la vie (sa « faiblesse ») devait perdre son bienfaiteur[5], qui l’aimait. C’est l’affaire de chacun d’être soi, et pour Lucien cela se déterminait ainsi. Or nous le demandons : qu’est-ce qu’assumerd’avoir cela pour affaire, sinon se pendre ?

En nous désignant comme les responsables de nous-mêmes nous désignons des vérités comme l’autorité dont être responsable de soi consiste à relever

Ce que nous méditons, c’est donc que notre responsabilité d’être nous-mêmes soit la même chose que l’autorité de certaines vérités. Autrement dit que l’autorité que nous sommes sur nous-mêmes, au sens où être sujet c’est relever de soi ou s’autoriser de soi, que cette autorité, donc, soit l’autorité de vérités précisément quant à ce qu’elles soient des vérités.

 

La nature de toute vérité 

Quand on parle des « vérités », on commence par les saisir comme des énoncés (des hommes, par exemple, il est dit qu’ils meurent et ne sont pas heureux, ou de la vie il est dit qu’elle est brève) ; mais c’est une illusion ou plus exactement un leurre puisque cela revient à les identifier à des éléments de savoir, des idées ou des significations. 

La notion de vérité, en tant qu’elle implique en elle un réel, se ramène donc au statut de celui qui parle, en tant qu’il est responsable non pas tant de ce qu’il dit (ce qui renvoie au savoir) que de le dire. Dans une « vérité », il s’agit moins du savoir de celui qui parle, que de sa responsabilité de parler. Alors que la condition du savoir est l’anonymat du sujet et par là son innocence, la condition de la vérité est sa distinction et par là sa responsabilité d’être lui-même. Ce que je sais, c’est en tant que je suis n’importe qui que je le sais ; mais ce qui est vrai, c’est ce que j’ai personnellement reconnu comme impliquant que j’aie pour affaire d’en être sujet. En témoigne expressément le « D’accord ! » dont on valide comme vérité ce qui, autrement, n’aurait été qu’un savoir communiqué.

Qu’ainsi la nature de la vérité soit l’autorité, c’est ce qu’on dit implicitement quand on identifie le vrai à ce qu’on sait, à ceci près que ça ne compte pas. L’autorité en effet, c’est que le savoir ne compte pas. Dans la cour de la caserne, l’adjudant ne cesse d’aboyer la même phrase pour marquer son autorité sur les hommes du rang : « Je ne veux pas le savoir !» (par exemple qu’une panne de métro explique, et donc excuse, le retard d’un soldat à l’appel du soir). Et un ordre n’en est un qu’à la condition qu’il s’impose hors de toute explication et de toute justification : le général ne compte pas sur l’approbation des soldats, ni même sur leur compréhension des ordres qu’ils reçoivent, mais seulement sur leur obéissance. Pas de différence, donc, entre refuser d’identifier la vérité au savoir et reconnaître qu’elle a l’autorité (et pas la connaissance !) pour nature.

On peut encore le montrer en rappelant ce truisme qu’une vérité n’en est une qu’à être définitive et indifférente à toute éventualité de remise en question (sinon c’est une hypothèse et non pas une vérité), mais aussi à tout supplément de précision et même à tout commentaire – puisque commenter une vérité revient à en faire une autre vérité. 

La tautologie répond à cette nécessité. Le vrai est ce qu’il en est, et la vérité est qu’il en soit comme il en est. Qu’on détermine à chaque fois cette tautologie et c’est autant de « vérités » qu’on énoncera. Ainsi la vérité rapportée par Camus au début de sa pièce pourrait aussi bien se dire « la condition humaine, c’est la condition humaine ». Or la tautologie est un discours parfaitement identifié : celui qui dit l’autorité comme telle (par exemple : il faut obéir à la loi parce que la loi est la loi). 

En toute vérité, si multiple et diverse qu’elle soit, il ne s’agit donc jamais que de l’autorité. 

On le montrera aussi en rappelant la définition exacte de la vérité, qui est d’être l’« autorité des choses ». Est vraie une proposition qui dit ce que son référent commande de poser (par exemple la neige est blanche), tandis qu’est fausse celle qui dit ce que son référent interdit de poser (par exemple le neige est noire) tandis qu’est subjectivement vraie une proposition que son référent laisse à la responsabilité du sujet (par exemple la neige est belle), et donc à son éventuelle irresponsabilité (par exemple la neige est laide). Appliquée à la vérité pointée par Camus, on obtient ceci : la condition humaine commande que les hommes meurent et interdit qu’ils soient heureux. 

L’objet de la méditation, c’est donc toujours et seulement l’autorité.

 

S’étonner

La méditation est une sorte d’étonnement. On l’indique implicitement en disant que c’est toujours une vérité qu’on médite, puisqu’est vrai ce qu’on sait en tant que ça ne compte pas qu’on le sache, et que l’étonnement est l’épreuve qu’on fait de l’inanité du savoir (ainsi reste-t-on étonné d’un tour de magie, bien qu’on sache qu’il ne consiste qu’en habileté manuelle et en détournement d’attention). Reconnaissance d’une vérité comme telle c’est-à-dire dans ce « réel » qui nous fait buter sur elle, la méditation consiste donc en premier lieu à s’étonner qu’une vérité soit une vérité, alors que tout le monde y voit un élément de savoir, une idée ou une signification

Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant dans une vérité, quant à ce qu’elle en soit une ? 

D’abord qu’elle ne soit rien d’autre que le savoir dont elle est pourtant l’inanité, autrement dit qu’elle ne soit tout simplement rien (si la vérité était quelque chose, elle serait un élément de savoir, une idée ou une signification). Et certes, l’autorité est étonnante, puisqu’elle s’impose envers et contre tout et qu’elle ne consiste en rien. Consisterait-elle en quelque chose que ce ne serait pas l’autorité mais, selon les cas, le pouvoir ou la puissance qui sont précisément ce que l’autorité se définit de ne pas être – ainsi qu’on le traduit en remarquant que l’autorité exclut autant de contraindre que de convaincre. Portons ces paradoxes à leur comble en remarquant que l’autorité frappe d’inanité la réalité elle-même, comme tout le domaine de la politique en est l’illustration : s’il est politiquement correct que de dire, et par conséquent de finir par penser, que la somme de deux et de deux est égale à cinq ou à mille, eh bien elle sera égale à cinq ou à mille et elle l’aura toujours été.

On médite les vérités qui font retour, mais elles n’existent que dans ce retour autrement dit que dans notre méditation. Car en méditant, c’est à soi-même qu’on revient dans sa propre originalité, c’est-à-dire dans la particularité à chaque fois étonnante d’être soi (et non pas causée de l’extérieur par des « vérités » produisant par définition un effet innocent et impersonnel). Parce que c’est cette particularité qui compte, et que les vérités ne sont donc rien par elles-mêmes (elle n’existence que dans l’après-coup qu’on assumera en méditant), elle ne se donnent pas comme des connaissances qu’on retrouverait mais juste comme des impossibilités de continuer à être le sujet déterminé qu’on est normalement. A la limite, on parlera d’une impossibilité existentielle d’assumer encore d’être le sujet qu’on se trouve être – impossibilité dont aucune raison ne saurait rendre compte puisque les pires conditions ne suffisent pas à la justifier ni les meilleures à la récuser : il y a des gens qui mettent fin à leurs jours alors qu’ils ont, comme on dit, tout pour être heureux, et d’autres qui endurent pour continuer à vivre des misères matérielles et morales dont personne – ni donc eux-mêmes – ne peut concevoir qu’un être humain puisse même envisager de les supporter. C’est que pour les premiers il n’y a plus de vérité à vivre, alors qu’il y en a encore pour les seconds. 

D’où cette iodée essentielle pour notre propos : on ne bute pas sur des vérités, mais il faut appeler « vérité » ce sur quoi on bute – une certaine impossibilité de continuer à être sujet, dont la réflexion fera ensuite une « vérité ». 

Eh bien la méditation consiste à chaque fois à assumer sur le mode de l’étonnement cette négativité, parce qu’on ne médite jamais qu’à buter sur une « vérité » dont le « réel » est précisément de renvoyer à rien ce dont elle ne diffère pourtant pas : les éléments de savoir, les idées et les significations.

La seconde raison qui rend étonnantes les vérités, non pas dans leur contenu (quoi de plus banal et évident que ceci : « les hommes meurent et ils ne sont pas heureux » ?) mais quant à ce qu’elles soient des vérités, est donc la suivante : en elles, c’est de nous qu’il va. 

A la vérité il appartient en effet qu’elle s’impose comme vérité, et donc qu’aucune raison n’ait à être invoquée qui nous innocenterait de la reconnaître c’est-à-dire de la valider en nous en autorisant. En quoi c’est notre existence de sujets qu’on désigne. Non pas au sens où cela concernerait notre réalité dont l’ordre du monde est au contraire la raison suffisante (né dans tel milieu, avec tel génome, à telle époque, je ne pouvais être que ce que je suis) mais en ce que cela concerne notre responsabilité d’être ce que nous sommes. 

Car celui que je suis, je ne le suis qu’à ce qu’il y ait de la vérité à ce que je le sois. C’est cela qui ne laisse pas d’étonner. 

 

Se déposer

Parce que c’est toujours une vérité qu’on médite, il est impossible que méditer ne consiste pas d’abord à déposer le savoir, autrement dit se quitter soi-même comme sujet du savoir. Le « doute hyperbolique » de Descartes en est évidemment le paradigme, qui le fait se dépouiller de lui-même. Toute méditation commence donc par une déposition de soi, au sens de la déposition d’un roi. 

Méditer, c’est advenir comme le sujet de cette déposition même : est méditant celui pour qui ne compte plus sa réalité de sujet déterminé. En se déposant (de) lui-même, le sujet du savoir devient sujet de la méditation.

Pour comprendre de ce point de vue la possibilité de méditer commençons par nous demander quand on médite. En reprenant l’exemple commode du médecin, proposons la « vérité » suivante : la souffrance est inhérente à la vie et le mieux qu’on puisse faire est de la soulager provisoirement. Quand occupe-t-elle son esprit ? La réponse est évidente, et constituera la première indication d’une typologie des méditations : elle occupe son esprit quand sa journée de travail est terminée et qu’il est de retour, le soir, chez lui. Sa blouse blanche est restée au vestiaire de l’hôpital et c’est dans la tiédeur de son foyer qu’il réalise à la fois la nécessité et la vanité de ses efforts : ce qui fait qu’il a raison et non pas tort de se battre pour soulager la souffrance bien qu’en fin de compte ça ne serve à rien. La « vérité » qu’on vient de citer ne le concerne pas comme médecin puisque ce n’est pas une pensée médicale, mais elle le concerne comme ayant pour affaire de l’être. Le sujet qui médite, par exemple le médecin non plus en journée à l’hôpital mais le soir chez lui, on peut convenir de l’appeler vespéral

On proposera aussi l’idée du sujet personnel pour rappeler que le sujet déterminé qu’on est, c’est personnellementqu’on l’est, et que rien n’est jamais imputable que ce ne soit personnellement. De ce point de vue il faut opposer le personnel au réel : c’est réellement que le médecin est responsable de soigner les malades, mais s’il devait s’avérer qu’il les soigne mal, autrement dit qu’il un imposteur (un médecin est forcément un bon médecin – celui qui est mauvais n’étant donc pas médecin dans cette mesure), alors c’est personnellement qu’il aurait à en répondre. D’une manière générale on dit qu’une affaire est personnelle quand elle nous concerne non pas ès qualité, c’est-à-dire dans nos responsabilités qu’on vient de dire réelles, mais en tant qu’on est responsable d’avoir pris cette qualité pour responsabilité. Tout ce qui concernera cette responsabilité d’être responsable relèvera donc du personnel, quand bien même ce serait intégralement social. Ainsi le montant du salaire est une information personnelle quand on est médecin et qu’on se trouve devant les malades, mais ce n’en est évidemment pas une quand on est contribuable et qu’on se trouve dans le bureau du percepteur – le même individu étant en cause dans les deux cas. Ce qui est personnel ici ne l’est donc pas là, parce que la responsabilité d’être celui qu’on est ici n’est pas celle d’être celui qu’on est là. Bien entendu toutes sorte d’interférences sont envisageables entre ces niveaux, comme quand le médecin s’occupe personnellement d’un patient qui vient d’être admis parce que celui-ci appartient à sa famille. Mais sur le principe, la distinction est claire : ce qui est réel s’oppose à ce qui est personnel comme la responsabilité s’oppose à la responsabilité d’être responsable.

Enfin on ne saurait penser le sujet de la méditation sans appliquer l’idée qu’à certains moments – qu’on dira donc « de vérité » – le savoir ne compte réellement pas. L’alternative qu’il compte ou qu’il ne compte pas définit un couple de notions qui est celui de l’expérience et de l’épreuve. La première est l’effectivité de ce que le savoir compte (on appelle expérience une mobilisation de savoir en vue d’un supplément de savoir), l’effectivité de ce qu’il ne compte pas définissant l’épreuve. L’expérience enrichit, alors que l’épreuve marque. Être éprouvé, c’est toujours être marqué, et on est toujours marqué de ce que le savoir n’ait pas compté c’est-à-dire de ce que la question n’ait pas été, comme dans l’expérience, celle de ce dont on est sujet mais au contraire celle d’être sujet, par exemple de la poursuite de ses études si l’on parle des « épreuves » d’un examen[6]. Constitue donc une épreuve tout ce qui met en question non pas le sujet qu’on est, mais qu’on soit ce sujet.

 On proposera donc un troisième type de sujet pour la méditation, après le sujet vespéral et le sujet personnel : le sujet marqué – celui qui ne revient pas de ce que son savoir n’ait pas compté, comme par exemple le médecin qui n’a rien pu faire pour sauver un malade et qui reste donc en question quant à être ce qu’il est en ce point précis, tout en assumant de nouveau ses responsabilités habituelles. 

 

Revenir à l’origine 

Ce qu’on sait, en tant qu’il n’y a de savoir que du vrai, c’est ce qui était déjà vrai. Si donc on pense la méditation comme un procès de conversion du savoir en vérité, il faut la penser non pas comme un progrès, ainsi qu’on en a l’idée à propos de la réflexion, mais tout au contraire comme un retour : méditer c’est revenir à ce qu’il en était. A l’idée de s’être déposé comme sujet du savoir on fera correspondre celle, pour le sujet du savoir, d’une antériorité à lui-même. Méditer, c’est revenir en deçà de soi-même

D’où la définition suivante : méditer, c’est faire retour vers son origine de sujet.

La notion d’origine est paradoxale en ceci qu’elle est toujours antérieure, et par là même exclusive de l’habituelle a priorité de l’être : elle précède le début, le commencement ou le fondement avant quoi il n’y a, par définition, rien. On ne surprendra donc personne en indiquant que la notion d’origine relève du même paradoxe que celles de vérité et de responsabilité, qui est d’être sa propre antériorité. De même qu’il n’y a de vérité qu’en vérité et jamais en réalité (sinon on parle d’un savoir et non d’une vérité), qu’il n’y a de responsabilité que dans la responsabilité d’en être responsable (sinon on parle en réalité d’une innocence, comme quand le renard est responsable de la mort des poules), il n’y a d’origine qu’originellement, sinon elle ne serait pas l’origine de ce dont elle est l’origineOn traduit cela en disant que l’origine s’entend non pas depuis le début mais depuis toujours

On peut néanmoins représenter l’origine. On le fera en disant que par origine on entend un geste consistant à écarter. On pense à la géométrie, née du geste d’écarter tout ce qui pourrait relever de l’arpentage, mais on peut donner la même indication pour n’importe quelle discipline : c’est d’abord d’écarter le psychologique qu’on est un psychanalyste, de refuser d’être un guérisseur qu’on est un médecin, de refuser d’être un gestionnaire ou un idéologue qu’on est un politique, et ainsi de suite. Il en va de même pour les entités qu’on peut considérer comme des sujets. S’interroger sur l’origine de la France, par exemple, c’est saisir un geste (disons le baptême de Clovis) qui écarte l’identité gauloise, dont par ailleurs personne ne nie le caractère déterminant. Mais « par ailleurs », justement. Le philosophe exprimera donc cette idée en disant que l’origine est le moment (passé et en même temps actuel) où l’on a refusé de confondre ce qui importe et qui suppose une réalité, avec ce qui compte et par quoi cette réalité est instituée. D’une manière générale, l’origine n’est jamais un fait mais toujours une décision : celle que ce qui importe ne soit pas ce qui compte.

Dire que la question de la méditation est celle de l’origine, cela revient donc à dire qu’on médite quand on passe de ce qui importe à ce qui compte. 

Ce qui compte à propos de quoi ? Dans le contexte de notre interrogation, la réponse est évidente : à propos de la responsabilité. 

Or ce qui compte à propos de la responsabilité, c’est le savoir : est en effet responsable celui qui parle ou agit en sachant ce qu’il dit ou ce qu’il fait, et irresponsable celui qui parle ou agit sans savoir. Pourtant il est impossible d’en rester à l’idée que le savoir soit ce qui compte, puisqu’il se définit lui-même d’être ce qui ne compte pas. Parce que tout savoir l’est du vrai et que savoir autre chose que le vrai revient à ne pas savoir, la notion du savoir est expressément celle de la désignation de la vérité comme ce qui est seul à compter. Nous disions que la méditation est un travail de retour. On comprend maintenant que le retour dont il s’agit est retour vers soi-même tel qu’on est impliqué dans l’impossibilité que le savoir qui nous définit concrètement ne soit pas, d’une manière ou d’une autre, savoir du vrai.

Méditer consiste donc à revenir, depuis le savoir c’est-à-dire depuis sa réalité concrète de sujet, vers celui qu’on étaitavant d’être soi comme le vrai était avant d’être su.

Est-ce à dire qu’il y aurait en nous un autre sujet qui conditionnerait celui qu’on se sait être comme la vérité conditionne le savoir ? Autrement dit : la méditation consiste-t-elle à se dépouiller de son vêtement de savoir pour apparaître dans une nudité originelle qui ferait du méditant un sujet de la vérité ? 

 

L’origine en nous 

La réponse est forcément négative, puisque le savoir n’est pas un vêtement habillant non ne sait quelle substance mais la détermination du sujet, c’est-à-dire le fait d’être tel sujet et non pas tel autre. On n’est jamais sujet en général mais toujours un certain sujet, dans sa compétence d’être sujet de ce dont il est sujet. Et comme cette détermination est un savoir puisqu’être sujet est à chaque fois une certaine compétence, l’expression « sujet du savoir » est en quelque sorte un pléonasme – et celle de « sujet de la vérité » un non-sens. Pour nous cela revient à poser l’argument suivant : on n’était pas sujet de la vérité avant d’être sujet du savoir parce qu’il n’y a pas de vérité avant le savoir. Le même argument peut être présenté sous une autre forme : l’idée d’un sujet de la vérité est absurde parce que, contrairement au savoir (on peut être médecin, géomètre, etc.) la vérité ne consiste en rien, ne déterminant donc aucun sujet à être sujet de quoi que ce soit. 

Passage du savoir à la vérité, la méditation est, à partir du savoir de ce qu’il y a (le su) un retour à ce qu’il y avait (le vrai) et donc à partir de soi-même (sujet du savoir) retour à ce dont on a l’idée qu’on l’était (sujet de la vérité). Mais ce n’est qu’une idée parce qu’il n’y a pas de sujet de la vérité.

Il ne faut donc pas se méprendre quand on dit que méditer consiste à faire retour à soi : celui qu’on était (non pas le responsable de ce dont on était responsable, mais le responsable de l’être) et qu’on ne se savait pas être (puisqu’on ne s’intéressait qu’à assumer les responsabilités qui constituent notre vie), on ne l’a pourtant jamais été pour la très bonne et imparable raison qu’on l’est depuis toujours. L’origine n’est jamais autre chose que ce dont elle est l’origine.

On formulera donc l’argument décisif en disant que la question de l’origine est tout simplement celle de l’originalité de ce dont on parle.

 Quand donc nous disons que méditer consiste à revenir à celui qu’on était parce qu’on est sujet du savoir et qu’il n’y a de savoir que de ce qui était vrai, il faut bien comprendre que celui qu’on était, c’est celui qu’on est originellement et donc celui qu’on est dans l’originalité de l’être. Tel en effet le point décisif : qu’en toute méditation il s’agisse de l’originalité de l’être.

D’où cette définition : Méditer, c’est aller vers l’originalité de son être. Comprenons cela.

Le sujet du savoir est par définition le sujet commun puisque c’est la notion même du savoir qu’il soit le même pour n’importe qui, autrement dit qu’il institue son sujet comme absolument quelconque. Quand je suis malade, par exemple, j’entends que le médecin à qui je m’adresse soit absolument quelconque quant à la compétence qui le définit (je m’enfuirais de son cabinet si je comprenais soudain qu’il a des idées personnelles sur les maladies et sur la façon de les soigner !). Et ce qui est flagrant pour les savoirs facilement thématisables comme celui-ci n’est pas moins vrai pour ceux qui ne le sont pas comme ceux dont nous sommes individuellement constitués et qui sont multiples, lacunaires, surdéterminés, contradictoires. Par quoi on signifie d’abord que c’est la même chose d’être un certain sujet et d’être absolument quelconque : chacun de nous est exactement celui que n’importe qui d’autre aurait été à sa place (né tel jour, dans telle famille, avec tel génome, etc.). Mais justement : ce sujet absolument quelconque (sujet du savoir) que je suis, jele suis ! Autrement dit c’est mon affaire irréductiblement personnelle de l’être. 

En quoi il faut donc parler d’originalité : ce qui est original, et par là même originel, n’est pas ce que je suismais que je le sois. Méditer, c’est y revenir.

 

L’excès à soi de l’autorité

Que le vrai fasse autorité sur nous, c’est le paradoxe de notre responsabilité d’être nous-mêmes, laquelle consiste forcément à avoir (pour le moment encore) raison et non pas tort d’assumer d’être celui ou celle qu’on n’a pas choisi d’être, voire qu’on regrette d’êtreMais parce qu’il n’y a d’autorité qu’autorisée, il ne fait autorité sur nous que dans l’autorité qu’il le fasse

Il faut rappeler que l’autorité, comme la responsabilité qui en est l’envers exact, est à elle-même son antériorité : comme on n’est responsable de quoi que ce soit qu’à d’abord être responsable d’en être responsable (on ne l’est d’un enseignement qu’à d’abord être responsable d’être professeur, par exemple), il n’y a jamais d’autorité que dans l’autorité de faire autorité. (On appelle d’ailleurs imposture – une des formes de l’irresponsabilité – la position de faire autorité sans y être autorisé.) On les spécifiant par leur « réel » on a montré qu’on ne méditait jamais que les vérités qui font elles-mêmes autorité, les autres en restant à être des éléments de savoir, des idées ou des significations isolées

C’est toujours de l’autorité en excès à elle-même qu’on parle. Les autorités que je reconnais, par exemple celle du sergent de ville qui règle la circulation au carrefour, je ne la reconnais en effet que dans l’autorité qu’elle fasse autorité. Penser l’autorité, c’est donc toujours la penser comme étant à elle-même son excès : on ne fait jamais autorité que dans l’autorité de faire autorité, l’étonnant étant qu’en disant cela ce soit simplement de l’autorité qu’on parle[7]

Qu’on objective la notion d’autorité en la remplaçant par celle de devoir et la familiarité de cette idée devient évidente, la notion du devoir étant celle de ce qui oblige. Or nous ne cessons de mettre en œuvre la distinction désignée ici sous le nom de « réel de la vérité » quand nous nous positionnons, précisément comme obligés c’est-à-dire comme défini par une responsabilité qui en soit l’envers, selon l’autorité que la vérité a pour nature. Dans tous les devoirs qui s’imposent à moi, il y a en effet ceux que j’assume au conditionnel même quand ils sont catégoriques, et ceux que j’assume à l’indicatif même quand ils sont hypothétiques. Exemple 1 : je devrais utiliser les pièces libres de ma grande maison pour héberger une ou plusieurs des personnes qui dorment en ce moment dans la rue. Exemple 2 : vu les risques liés au surpoids, je dois maigrir. On voit bien que seule la seconde autorité est réelle alors que sa notion n’implique pas qu’elle le soit, au contraire de la première qui ne l’est pas alors que sa notion implique qu’elle le soit. Eh bien c’est de ce paradoxe qu’il s’agit quand on considère les vérités qu’on médite ou plutôt dont on médite le « réel » : ce qu’on médite, c’est qu’il y ait effectivement une autorité et donc que ces vérités soient effectivement des vérités, les autres n’étant dès lors que des représentations de vérités, comme le sont à propos des devoirs ceux que je devrais accomplir.

Il y avait donc un secret de la méditation, que nous venons de découvrir :  elle se présente à chaque fois comme la méditation de certaines vérités mais elle est en réalité toujours méditation de la même chose :  de l’autorité non pas dans sa notion mais dans son excès réel à elle-même – ce que nous avons dans un premier temps pointé en parlant du « réel » des vérités.

L’excès à elle-même qui fait que l’autorité est l’autorité est donc aussi bien dicible comme « vérité » que comme « responsabilité » dès lors qu’il n’y a de vérité qu’en vérité et de responsabilité qu’en responsabilité. Et cela, précisément, c’est la même chose : l’autorité, dont la méditation est la prise en compte comme telle

On peut le dire autrement : la méditation, c’est l’étonnement devant l’excès que l’autorité est d’elle-même. 

 

L’origine commune du vrai et de l’être-sujet

Le vrai ne fait autorité que dans l’autorité qu’il fasse autorité. Est ainsi en cause notre reconnaissance, telle qu’elle se trouve impliquée quand on dit qu’est vrai ce qui est reconnu comme vrai dès lors que cette reconnaissance n’est pas arbitraire c’est-à-dire irresponsable. La question de la vérité est donc aussi bien celle du caractère responsable de sa reconnaissance, c’est-à-dire de sa distinction d’avec le savoir. Celle-ci n’est pas responsabilité de distinguer comme ce serait le cas si un savoir normait l’opération (autrement dit s’il s’agissait d’une différence) mais responsabilité d’être sujetde distinguer, c’est-à-dire d’être réellement sujet ou encore de faire autorité quant à être sujet. Car celui qui fait autorité quant à être sujet, ce qu’il pose – et pour cette seule raison – est vrai. 

La distinction du vrai relativement au su est donc la même que notre propre distinction relativement à nous-mêmes, telle qu’on l’énonce en disant qu’être sujet consiste à avoir pour affaire d’être sujet. 

Inversons cette corrélation, et nous découvrons que si quelque autorité fait de nous non seulement des sujets mais des responsables d’être sujet, alors par là même elle sera l’origine de la distinction de la vérité relativement au savoir, donc de la vérité tout court.

Dès lors nous n’assumons d’être les sujets que nous n’avons pas choisi d’être, et par conséquent que le vrai soit transcendant au su, qu’à la condition d’un événement par quoi l’autorité soit en quelque sorte apportée de l’extérieur et réalise la corrélation vérité / responsabilité d’être soi. Toute la question est là, en effet : qu’il y ait effectivement du vrai, autrement dit que le savoir soit réellement du savoir pour que notre responsabilité d’être nous-mêmes soit réelle, ou inversement que notre responsabilité d’être nous-mêmes soit réelle, et par conséquent qu’il y ait le vrai. 

Quel est donc cet événement qui soit par principe un acte d’autorité et par quoi il soit indistinctement vrai qu’il y a de la vérité et que nous sommes responsables d’être les sujets que nous n’avons pourtant pas choisi d’être ?

La réponse est évidente : c’est le don qui nous a été fait de la parole, puisque c’est la même chose de donner la parole à quelqu’un et d’en faire à la fois le responsable de sa réponse c’est-à-dire de l’énoncé, et le responsable de répondre c’est-à-dire de l’énonciation. Or en quoi consiste la responsabilité de l’énoncé, sinon en ce qu’il soit non pas expressif et / ou communicationnel (cela, c’est sa réalité) mais vrai ? Quant à l’énonciation, en quoi consiste sa responsabilité sinon, de ne pas être arbitraire c’est-à-dire irresponsable ? 

C’est qu’on ne s’institue pas soi-même. Le don de la parole est notre origine, pour nous qui avons le langage et non la vie pour élément d’existence, puisque nous ne sommes les vivants que nous sommes qu’à assumer que nous le soyons.

Il ne faut pas confondre le don de la parole, qui est toujours personnel et qui s’adresse à quelqu’un (Pierre ou Marie), avec la transmission du langage qui est toujours anonyme et qui concerne quelque chose (des exemplaires masculins ou féminins de la génération suivante). Le langage, instrument d’expression et de communication, est un attribut des humains comme le long cou l’est des girafes. La parole, au contraire, est parole de celui ou de celle qui parle, non pas en fonction de sa réalité (appartenir à l’espèce humaine) mais parce qu’elle lui a été personnellement donnée par quelqu’un. 

On a dit qu’une vérité n’en était une qu’à nous impliquer non pas comme sujet mais comme ayant pour affaire d’être sujet ; on peut maintenant préciser en disant que pour qu’une « vérité » en soit une il faut qu’en elle il aille d’une manière ou d’une autre du don qui nous a été fait de la parole c’est-à-dire de la nécessité de répondre d’une part, et de répondre de répondre d’autre part.

Bien sûr l’origine peut être faillée – à supposer qu’elle ne le soit pas toujours, puisque celui qui donne n’est pas moins étranger à lui-même que celui qui reçoit. En effet, le don de la parole peut être seulement apparent, comme quand on donne la parole pour aussitôt la reprendre, ou à la condition implicite qu’elle sera seulement ce qu’on anticipe qu’elle sera. Il peut être réel comme aimant (parler pour accueillir) ou au contraire réel comme haineux (parler pour reprocher d’exister), et ainsi de suite selon la diversité des situations à chaque fois particulières. Et si à chaque fois le don a été différent, les vérités qui en seront les déterminations après-coup seront différentes.

 

 « Plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même »[8]

Comme les vérités ne sont pas des idéalités préexistantes dans quelque ciel platonicien mais certaines impossibilités par lesquelles on se trouve mis en question quant à être le sujet qu’on se trouve être, on dira que leur autorité, qui est celle d’être des vérités, est aussi la nôtre d’être sujet. Elle l’est en tant qu’elle est réelle c’est-à-dire faite de ses propres empêchements et non pas d’une nécessité qui serait le déroulement d’une essence idéale (auquel cas on ne parlerait pas de sujets mais de substances). L’autorité des vérités à être des vérités, et la nôtre à être à chaque fois le sujet que nous nous trouvons être, ne font donc qu’un. Or cette autorité est celle de tous ceux qui nous ont donné la parole d’une manière ou d’une autre

Tel est l’acquis de notre recherche, qu’on ne peut pourtant pas poser sans préciser les enjeux qui s’en trouvent mis au jour. 

On le fera d’abord en indiquant que cette identité à quoi on parvient enfin d’analyse (que notre autorité d’être sujet soit la même que celle des vérités à être des vérités) est en fait déjà admise par chacun quand, au lieu de se fantasmer comme une citadelle de souveraineté indistinctement libérale et théologique (la « volonté », le « libre-arbitre », l’« autonomie », etc.), il reconnaît cette évidence aussi flagrante que primitive : qu’être, cela consiste à être donné à soi – et donc à ne pas être celui à qui on est donné, et qu’on est (c’est-à-dire qu’on n’est pas). Chacun est donc antérieur à sa propre existence puisque, précisément, c’est la sienne. Ainsi c’est moi qui existe, non pas au sens où l’existence serait mon essence mais, au contraire, au sens où exister m’est imputable – comme en témoigne a posteriori que je n’existe qu’autant que je l’accepte. Cette remarque n’est pas seulement métaphysique (l’existence n’est pas un attribut mais une imputation) mais elle est encore existentielle : être soi consiste avant tout à être donné à soi, et par conséquent à se recevoir. Un « soi » est donc paradoxalement posé en exclusivité à l’être puisque, justement, être consiste à être donné à « soi ». Un « soi » en somme dont il y a seulement à dire qu’il est de toute façon antérieur à quelque instance que l’on envisage, si originelle qu’on la conçoive. 

Le mystère de cette antériorité plus ancienne que toute ancienneté est levé quand on rappelle qu’être sujet n’est pas une nature miraculeuse mais le résultat d’un « procès de subjectivation » (l’expression est de Foucault à propos des dispositifs de pouvoir) dont le philosophe identifie l’origine dans cet événement toujours passé et toujours actuel qu’est le don de la parole, « interpellation de l’individu en sujet » (l’expression est d’Althusser à propos de l’idéologie).

On s’est adressé à quelqu’un qui allait être nous et, depuis, nous existons comme celui ou celle à qui s’adressait une parole : seulement constitué par l’attente d’une réponse qui soit responsable d’en être une. Une parole a été adressée qui, par là même, a été indistinctement le don de la parole et de l’existence au vivant idéalement impersonnel[9] que par là même elle a aboli. Car en répondant, nous avons été ce sujet supposé, de sorte que nous avons définitivement perdu notre être – comme en témoigne d’ailleurs qu’on puisse dire « notre » être (comme on dirait notre voiture ou notre maison). Là est en effet le point décisif : la parole a été donnée à un sujet anticipé et non pas à un sujet qui aurait déjà existé et avec lequel on aurait alors « communiqué ». Ce sujet anticipé à qui la parole a été donnée, chacun peut dire que c’est lui, et en déduire qu’il a pour « réalité » d’être absolument et définitivement antérieur à lui-même – à sa propre existence. Voilà pourquoi celle-ci relève de l’imputation et ne constitue nullement un attribut, même indiscernable d’une « essence ».

Or ce « je », absolument antérieur, qu’est-il sinon l’autorité que je suis pour moi-même ou la responsabilité que je suis de moi-même au sens où être sujet d’une manière générale, cela consiste à relever de soi, à s’autoriser de soi ? En quoi je désigne mon statut de répondant de moi-même, envers de « l’interpellation en sujet » en quoi le don de la parole a consisté.

Ainsi notre responsabilité d’être nous-même n’est autre que l’autorité de l’Autre en nous. D’où ce paradoxe que l’Autre, c’est-à-dire ceux qui nous ont donné la parole, soit en même temps l’autorité que nous sommes de nous-mêmes et la cause de toute vérité – à commencer par celle qu’il y a (pour le moment encore) à ce que nous soyons ceux que nous n’avons pas choisi d’être.

Nous avions déjà compris que l’objet propre de la méditation était l’autorité. Nous pouvons maintenant préciser cette indication : l’autorité dont il s’agit est pour chacun son autorité d’être soi, laquelle est aussi bien, comme son envers, l’autorité de l’Autre dont il tient d’être sujet, et dont la vérité tient d’être la vérité. 

Cet Autre, qui n’est pas le Dieu que Descartes présente comme la solution au problème de la vérité alors qu’il en est juste le pointage, on pourrait dire que c’est la société en général : elle est d’abord notre existence même (« Tout homme est une société en acte », dit Sartre) ; elle est ensuite l’injonction adressée à chacun d’être sujet et en ce sens le don de sa responsabilité, comme on le voit a contrario dans les souffrances qu’elle produit en ceux à qui elle ne demande plus rien ; elle est enfin la cause de la vérité puisqu’est admis existentiellement comme vrai par chacun ce qui fait s’exercer l’autorité des autres, dont il est lui-même constitué[10]. D’un point de vue anthropologique, et notamment depuis le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse, l’identification au social de l’Autre de la triade vérité-existence-responsabilité va donc de soi. 

En philosophie, par contre, ce sont les notions qui comptent, à commencer par la corrélation de celles de vérité que l’on contredirait en faisant de son garant une entité empirique, et de transcendance que l’on renierait en l’identifiant à la positivité d’une existence. Mais la distinction est aussi existentielle : si le social interpelle de manière personnelle et produit en ce sens réellement de la responsabilité (par exemple un ordre de mobilisation) il n’est pas lui-même personnel (c’est l’administration militaire, dans son anonymat, qui envoie automatiquement les convocations). Il est dès lors impossible de parler de don, par définition personnel. Or c’est décisif quand on parle de vérité, puisque la notion du don est celle de l’impossibilité que compte le savoir dont sa réalité relève forcément (de sorte que si on peut assumer de manière responsable – on ne dit pas montrer ! – qu’une chose a été réellement donnée, alors cette chose est « vraie »). 

On maintiendra donc l’idée, anthropologiquement lacunaire, de ceux qui nous ont donné personnellement la parole pour rendre compte d’une part de notre responsabilité d’être sujet comme de l’envers de leur autorité à le faire, et d’autre part pour rendre compte de la vérité puisque sa notion est à la fin celle de la pure autorité. De celle-ci il est indifférent de dire qu’elle est celle de ce don, ou de dire qu’elle est, en nous, celle d’être sujet (car est vrai ce qui fait autorité pour la seule raison qu’il fait autorité). 

La notion du don n’est bien sûr décisive qu’à relever des mêmes indications. 

« Rien n’est sans raison », pas plus le don qu’autre chose, de sorte qu’on peut aussi bien dire qu’il n’y a jamais de don ou que tout don est en réalité un échange différé (Mauss), pour ne pas dire un achat ou une vente. Sauf que sa notion, celle de la gratuité, est que ses raisons ne comptent pas. Donner ne consiste pas à sortir miraculeusement des nécessités déterminantes conscientes ou inconscientes, mais cela consiste à faire autorité – par quoi on entend toujours et seulement distinguer ce qui compte de ce qui importe. On reconnaît la notion d’origine (elle-même originelle, puisqu’elle ne s’entend qu’à ce que ne comptent ni le début, ni le commencement, ni le fondement). Tout don est par conséquent originel, et n’est un don qu’à cette condition. Or nous savons en quoi cela consiste : relever d’un sujet dont l’affaire ne soit pas ce dont il est sujet mais d’en être sujet. De même que ce que pose un sujet dans sa responsabilité d’être sujet (par opposition à sa responsabilité de ce dont il est sujet) est par là même vrai, de même ce qu’il adresse est par là même donné. 

La conséquence est claire : si l’on admet qu’on nous a donné la parole (par opposition à transmettre le langage), alors on admet que l’Autre auquel cela est imputé n’est pas ce qu’il est (or ce qu’il est, c’est le social) sans qu’il soit pour autant autre chose : ce n’est pas sa réalité qui compte mais son autorité, laquelle consiste précisément à faire que la réalité (donc le social comme tel) ne compte pas[11]. D’où cette évidence que l’Autre soit proprement la cause de la vérité, comme le montre a contrario que sa confusion avec le social dont il ne diffère pas soit la cause de la fausseté – le paradigme en étant la confusion de la transcendance avec l’existence. 

Naît alors une interrogation : les vérités particulières dont nous nous autorisons sans le savoir pour être ceux que nous sommes, et qui par là même sont réellement des vérités bien qu’elles ne se constituent que dans la méditation, est-ce qu’on ne peut pas dire qu’elles sont la marque laissée en nous cet Autre, qui nous précède et nous constitue tout à la fois, et dont c’est la même chose de dire qu’il est indistinctement la cause de notre existence (au sens bien sûr de notre « inexistence ») et celle de la vérité ? Il est bien l’« ouvrier » dont nous sommes l’ « ouvrage » (que sommes-nous-donc, sinon à chaque fois « une société en acte » ?), la « marque » n’étant que l’autorité elle-même et comme telle, dont il revient au même de dire qu’elle est notre existence (être sujet, c’est être l’autorité dont on relève) ou de dire qu’elle est la nature de la vérité (le vrai et le faux sont ce que le référent commande ou interdit de dire). C’est ce qu’on rassemble en disant que le don de la parole a fait de nous des répondants, lesquels ne le sont qu’à être d’abord les répondants d’être ces répondants – qu’à ce qu’ils aient donc raison et non pas tort de l’être.

Dès lors qu’est-ce que la vérité dont notre existence est la responsabilité et par là même la réalité, sinon en nous la marque de cette autorité à la façon de celle « de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage » ? Nous demandons alors : est-ce que cela ne consiste pas en toute méditation à réaliser qu’en effet « il n’est pas aussi nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même ouvrage »[12] ?

Rien là qui ne se ramène à cette évidence anthropologique mais dont on vient de montrer la portée philosophique : que c’est de parler qu’on est sujet, et qu’on ne parle jamais qu’avec les mots des autres. Plus simplement : c’est toujours en tant que parlés que nous parlons, et donc que nous existons. 

 

Conclusion

Nous devions répondre à deux questions : qu’est-ce qu’on médite ? et qu’est-ce que méditer ? 

A la première la réponse a été donnée d’emblée : des « vérités ». Restait à comprendre ce que cela signifiait, ou plus exactement de quelle vérité de la méditation les vérités qu’on médite étaient elles-mêmes l’indication. La réponse s’est progressivement imposée, valable pour toute méditation, qu’elle soit savante d’elle-même comme celle de Descartes ou ignorante d’elle-même comme la plupart des autres. On l’indiquera en disant que ce qu’on médite, au-delà des « vérités » particulières dont certaines peuvent être inattendues[13] et qui nous mettent en cette position suspensive, c’est :

l’impossibilité que notre autorité d’être nous-même soit arbitraire[14].

Bien sûr on le méconnaît habituellement, si l’on veut bien ne pas confondre méconnaître, c’est-à-dire connaître sans reconnaître, et ignorer. Celui qui par exemple médite sur la brièveté de la vie ou sur l’inhérence du mal à l’existence les êtres parlants serait bien surpris de nous entendre dire qu’en sa méditation particulière il ne s’agit en fin de compte que de l’impossibilité que son autorité d’être lui-même soit arbitraire ! Il ne le serait pourtant pas longtemps, car nous lui expliquerions que ces vérités déterminent la possibilité même que son être-sujet de quelque chose lui soit imputée – ce qui ne saurait être le cas si tout pouvait toujours être rattrapé (racheté, compensé, effacé…), ni si tout ce qu’il faisait était à chaque fois ce qu’il est bon, c’est-à-dire normal et donc anonyme, de faire. Et ainsi de suite pour tout ce qui peut susciter la méditation, si éloigné en apparence que cela soit de l’« essence » (Husserl) que nous avons dégagée.

Quel que soit le domaine dont elle relève, on retrouve en toute méditation la même impossibilité qu’en l’autorité d’être soi il n’aille pas indistinctement de la vérité comme telle (c’est-à-dire distinguée du savoir) et de l’Autre, dont l’autorité est réelle comme don de la parole. Car en toute méditation est reconnue non seulement qu’une vérité en est une (par opposition à un élément de savoir, une idée ou une signification) mais encore, et justement pour cette raison, que la nature de la vérité en général est identique à ce rapport d’autorité de chacun à lui-même qu’on indique en disant qu’être sujet consiste à relever ou à s’autoriser de soi.

A la seconde question, la réponse a déjà été donnée : l’étonnement étant l’affect de l’inanité du savoir, on dira que méditer consiste à s’étonner de ce que ce soit la même chose pour les vérités d’être réelles (c’est-à-dire d’être tout simplement des vérités) et pour nous de relever de nous (c’est-à-dire d’être tout simplement des sujets), cette « même chose » étant l’autorité non pas du langage comme transmis mais de la parole comme donnée. Voilà pourquoi un méditant est toujours quelqu’un « qui n’en revient pas », comme on dit familièrement. De quoi ? eh bien de ce que dans les vérités qu’il reconnaît et de ce qu’en lui-même qui les reconnaît, il s’agisse toujours et seulement de l’autorité d’un Autre que l’habituelle méconnaissance de notre dépendance au langage poussait à diviniser sous diverses appellations (Dieu bien sûr, mais aussi la Nature, l’Histoire, la Raison, l’Être, etc.). 

On ne se remet jamais d’être humain c’est-à-dire de la dette que cela constitue. L’assumer personnellement, au lieu de le dénier à travers toutes sortes d’identifications en trouvant cela normal, évident, ou naturel (ce que Pascal appelait le « divertissement »), c’est méditer.


[1] Camus, Caligula, acte I, scène 4

[2] Ibid.

[3] D’où la fausseté principielle de toute « preuve ontologique ».

[4] « – C’est une opinion assez répandue.  – Il est vrai.  Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. » ibid.

[5] Peu importe alors que celui-ci se rétablisse ensuite en optant pour une destinée que nous savons empruntée à Vidocq.

[6] Raison pour laquelle un examen n’est une épreuve ni pour l’étudiant paresseux ni pour l’étudiant travailleur qui ont en commun d’avoir leur sort déjà scellé : seulement pour l’étudiant moyen, dont il ne va pas de soi qu’il soit encore étudiant l’année prochaine, ni qu’il ne le soit plus.

[7] Il est probable que ce soit ce que Descartes pressentait sans avoir le moyen de le penser, quand il s’est engagé dans sa soi-disant preuve par l’idée d’infini (étant fini, je n’ai pas pu produire l’idée d’infini sans qu’elle ne soit originée dans l’infinité effective). Descartes, troisième des Méditations métaphysiques.

[8] Saint Augustin, Confessions III, 6, 11

[9] En fait il ne l’a jamais été, puisqu’on parlait de nous, qu’on déterminait la place dont notre vie serait l’envers, avant notre naissance et parfois même avant notre conception.

[10] Par exemple si nous nous mobilisions contre l’hérésie insistante de ceux qui pensent que le chien de Tintin est un basset (et qui ont incontestablement tort !), nous finirions par croire que Milou existe effectivement et que, après l’avoir rencontré, Hergé l’a seulement représenté dans ses albums.

[11] C’est ce que Descartes a méconnu sous le vocable de « Dieu ». 

[12] Descartes, Méditation troisième.

[13] Par exemple celle-ci : « On est toujours libre aux dépens de quelqu’un. » Camus, Caligula, Acte II, scène 9

[14] La formulation doublement négative est celle du réel. Malgré une représentation équivalente, il faut la distinguer de la formulation simplement positive qui est au contraire celle de l’idéal et donc de la confusion de la vérité avec le savoir, puis de la confusion de la transcendance avec l’existence, avec tous les effets de déni de la responsabilité d’être soi qu’elle implique.