Rédaction de ce qui a été présenté le 12 avril 2023 dans le cadre l’Université Populaire de Narbonne
Pour nous vivre consiste à avoir été mis à distance de la vie par le langage ; chacun en témoigne en disant « ma » vie. Au contraire de tous les autres vivants qui vivent tant qu’ils le peuvent, nous avons la liberté de ne vivre qu’à la condition d’avoir, à nos propres yeux et pour le moment encore, raison et non pas tort de continuer à vivre. L’être parlant est ce vivant qui soumet malgré lui la vie à la vérité. Mais précisément parce que c’est le langage qui nous donne ainsi la responsabilité de vivre, il l’inscrit d’origine dans le commun : c’est toujours avec les mots des autres qu’on parle, et parler ne consiste jamais à répondre n’importe comment en disant n’importe quoi à n’importe qui. De l’être parlant on peut donc dire qu’il est par là même un être politique.
Ainsi nous avons pour existence le nouage de la politique et de la vérité, dont il a toujours été évident qu’il constituait sinon une contradiction du moins un paradoxe. Et certes, il est paradoxal qu’un vivant parle, c’est-à-dire soit extérieur à une vie qui est pourtant toute sa réalité : extérieur à la fois par la vérité et par la politique, puisque c’est à chaque fois ce dont il s’autorise autrement dit ce par quoi il est sujet de ce qu’il fait et sujet de le faire. Le langage fait notre existence du nouage de ces deux évidences : nous ne vivons qu’à ce qu’il y ait de la vérité à ce que nous vivions, et nous ne vivons qu’à ce qu’il soit politique que nous vivions.
La politique décide de la vie
Si la vie relève d’une autorité, c’est que la vie est quelque chose dont il est décidé. Car la décision est la réalité de l’autorité. La politique n’est donc pas seulement la dimension spécifiquement humaine de la vie, c’est aussi une activité : celle qui consiste d’abord à décider de la vie. C’est donc la même chose de dire que notre vie est sociale depuis toujours et de dire que, si autonome ou même anarchiste que nous nous imaginions être, notre vie est ce dont la politique décide.
Comme Rousseau l’a noté[1], la décision de notre vie par la politique est absolue et inconditionnelle, parce qu’il n’est pas possible que notre aliénation à la société ne soit pas totale. On imagine volontiers le contraire, par exemple à propos de la religion ou de la sexualité dont on voudrait rester seul juge. Mais c’est faux : si par exemple notre religion commande des sacrifices humains ou si on est un pervers pédophile, une société comme la nôtre intervient en empêchant ou en punissant. Cette intervention est proprement politique, puisqu’elle pourrait ne pas avoir lieu ou avoir lieu à propos d’autre chose. L’idée d’un reste d’autonomie personnelle est aussi forte imaginairement qu’elle est absurde réellement (ce serait la possibilité de l’intolérable social) et logiquement (il faudrait une autorité supérieure au social dont la reconnaissance serait pourtant sociale).
Le social est toujours souverain, parce qu’il n’y a par définition pas d’instance au-dessus de lui pour trancher un différend entre lui et un particulier. Autrement dit, la définition de la souveraineté étant qu’elle soit la compétence de sa compétence, il appartient au social de se fixer à lui-même des limites et donc de les repousser ou de les révoquer à son gré. Qu’on n’objecte donc pas la protection que nous recevrions du droit, puisqu’il est précisément la formulation de la manière dont le social décide des individus. Ainsi le droit n’empêche la politique que pour autant que le politique trouve politique d’accepter d’être empêché (par exemple, l’État accepte d’être contraint par un tribunal administratif dont l’autorité est celle de… l’État).
Or si l’autorité du social est absolue et si l’on appelle « politique » la responsabilité de sa mise en œuvre, cela signifie que notre vie appartient au politique et non pas à nous-mêmes, et par conséquent qu’il en décide à la fois dans ce qu’elle est et dans le fait qu’elle soit.
Pour l’instant, si nous vivons avec assez de liberté pour nous intéresser à des questions philosophiques, et même si nous vivons tout court, c’est que les responsables politiques n’ont pas trouvé « expédient » que nous mourrions (la formule est de Rousseau) – soit officiellement (en nous mobilisant pour une guerre, en nous rayant de la liste des ayant-droits au minimum vital, en refusant de payer le traitement ou l’opération dont notre vie dépend, etc.) soit officieusement (liquidation par les services secrets), puisque c’est précisément leur responsabilité d’en décider. Allons même à l’extrême de cette vérité en reconnaissant dans la Shoah, décision politique d’exterminer une partie de la population, le paradigme du pouvoir du politique en général en tant qu’il est pouvoir souverain et donc discrétionnaire sur la vie – si apparemment « démocratique », paisible, et respectueux de la personne que soit le régime sous lequel nous vivons[2]. Bref l’activité politique, qui a comme réalité l’organisation du commun, a un seul réel, qui est cette alternative : laisser vivre ou faire mourir[3].
Nous qui sommes les dépositaires du vrai et par là même en quelque façon éternels (le vrai est absolu, ou il n’est pas), nous sommes en même temps au-dessus du gouffre ou, pour prendre une autre métaphore, toujours dans l’ombre de la mort, parce qu’il est impossible que les êtres parlants ne soient pas, par là même, des êtres relevant de la politique.
Origine : la définitive impossibilité de s’entendre
Nos choix particuliers procèdent forcément d’une idée de la légitimité de vivre qui n’est pas consciente (elle renverrait alors à une idée encore plus originelle) mais qui n’en est pas moins existentiellement impérative. Il est en effet flagrant que l’idée qu’il faut avoir de la vérité de la vie pour être notaire ou maquignon est absolument et donc définitivement incompatible avec celle qu’il faut en avoir pour être poète ou mathématicien. Cette absoluité est flagrante subjectivement : le poète préfèrerait mourir plutôt que d’avoir à mener une existence de notaire vu la mentalité et l’activité que cela suppose, tout comme le notaire préfèrerait mourir plutôt que d’avoir à mener une existence de poète vu la mentalité et l’activité que cela suppose.
Or c’est bien de vérité qu’il s’agit là, c’est-à-dire d’universalité : « en effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être[4] ». L’universalité étant par définition exclusive, c’est la même chose d’être notaire et d’affirmer l’illégitimité de mener une existence de poète, tout comme c’est la même chose d’être poète et d’affirmer l’illégitimité de mener une existence de notaire. Cela signifie que chacun ne s’entend qu’à avérer malgré lui l’illégitimité de la vie de l’autre. En ce sens il en est potentiellement le meurtrier.
Poser d’une manière ou d’une autre l’illégitimité de l’existence d’un certain sujet, autrement dit poser que seul un irresponsable relativement à la vérité de la vie peut accepter la responsabilité d’être ce sujet, cela s’appelle offenser (ne pas confondre l’offense qui concerne la responsabilité d’être sujet, et le tort qui la suppose aller de soi). Chacun est donc à la fois pour l’autre un meurtrier potentiel et un offenseur.
C’est ce que montrent par exemple les opinions politiques, qui sont comme elles des suppositions de vérité dont toutes les responsabilités particulières doivent relever : être de droite ne revient-il pas à penser le plus souvent qu’il faut être un imbécile pour être de gauche ? et être de gauche ne revient-il pas à penser le plus souvent qu’il faut être un salaud pour être de droite ? Or qu’est-ce qu’être un imbécile ou un salaud, sinon à chaque fois devoir être un irresponsable devant la vérité de la vie en général pour simplement pouvoir mener la vie particulière qu’on mène ?
Eh bien c’est cela qui constitue l’origine de la politique. Le prouve par excellence le repas de famille quand des sujets impliquant les options existentielles de chacun viennent à paraître dans la conversation : la crispation apparaît et la haine n’est jamais loin. Qu’est-ce qui se passe alors ? Une intervention de la maîtresse de maison qui introduit un nouveau sujet et propose, par exemple, de commenter les derniers exploits des footballeurs locaux. Cela s’appelle être politique. Chacun sait qu’il y a des sujets qu’il est politique de ne pas aborder. Pourquoi ? Parce que si on les abordait, on avèrerait être un irresponsable quant à l’ordre, par exemple la famille, qui détermine notre responsabilité d’être nous-mêmes (par exemple l’enfant ou le parent, le frère ou la cousine qu’on est). Ainsi en est-il aussi dans la vie de couple, où il peut être antipolitique de révéler certaines choses et politique de les taire parce que chacun réalise l’autorité du couple comme sa responsabilité d’être le conjoint qu’il est : en disant ce qui doit être tu il s’avèrerait comme parfaitement irresponsable, à la fois relativement au couple et relativement à lui-même. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre la différence entre un adolescent est un adulte : « Il faut tout se dire quand on s’aime », dit le premier ; « Il faut se mentir quand on s’aime » dit le second[5].
Le non-sens de la politique
Reconnaître dans l’impossibilité définitive de s’entendre l’origine de la politique, c’est reconnaître que le non-sens est sa nature même. Serait-il seulement difficile de s’entendre qu’on y verrait une technique particulière : celle des médiateurs, des conciliateurs, des négociateurs. Un savoir idéal serait à son principe : celui des dialecticiens, dont le principe est qu’une vérité naisse finalement de la réconciliation des contraires, et qu’on y voie une sorte de savoir absolu émergeant du social lui-même.
Or la question n’est pas celle des intérêts opposés ni des opinions contradictoires : c’est à chaque fois celle de la vérité forcément ultime et par là même impensable à celui qui s’en autorise, et dès lors exclue de toute éventualité qu’on la tempère, qu’on l’adapte, qu’on la restreigne, bref qu’on la concilie. Non pas un savoir ultime qui, comme tel, pourrait encore être concilié avec un autre savoir ultime dès lors, précisément, qu’ils seraient des savoirs, puisqu’il n’y a par définition de savoir que du vrai. Non : c’est bien de la vérité impossible dont toute attitude et toute évaluation doit forcément relever qu’il s’agit en chacun d’entre nous, à commencer bien sûr par la simple poursuite de sa vie. On le voit : l’irréductibilité de la vérité au savoir ne relève pas elle-même d’un savoir idéalement supérieur que des conciliateurs dialecticiens auraient à charge de faire émerger du social, tout simplement parce qu’elle est notre existence et que l’idée de concilier l’existence n’a aucun sens.
On peut dire la même chose dans le langage de la représentation, à condition d’en rappeler le caractère inadéquat : l’idée de concilier, voire simplement de rendre « compossibles », les fins ultimes de chacun constitue une contradiction dans les termes, puisque précisément elles sont ultimes et donc souveraines. Sauf bien sûr que personne n’a de « fin ultime » : on vit comme on peut et dans une certaine mesure pour le mieux, à ceci près pourtant que l’être parlant ne peut vivre que dans la responsabilité de vivre. C’est d’ailleurs pourquoi la question du « sens » ne renvoie pas à l’horizon comme on se le représente naïvement avec l’idée de « fin ultime », mais au contraire à l’origine : au don qui a été fait de la parole et qui, en nous « interpellant en sujets », a fait de chacun un répondant par sa vie, et même un répondant de répondre par sa responsabilité d’en rester le sujet.
Or l’idée de la politique est celle d’une habileté à organiser la diversité humaine dans l’a priori normatif du caractère commun qui définit le monde. Dès lors qu’en chacun la question de répondre de vivre est non pas finale mais originelle, donc impensable par lui, qui ne voit que cette idée est tout simplement un non-sens ?
Eh bien la mise en œuvre de ce non-sens, c’est la politique elle-même !
La conséquence en est que la politique, tout comme l’art et pour la même raison, ne peut jamais s’entendre qu’en récusation de l’idée qu’on en a. C’est ce qu’on exprime en disant que l’activité politique consiste non pas à appliquer la politique, comme celle du médecin est d’appliquer la médecine, mais au contraire à en décider : la responsabilité politique est celle de la décision de la politique. Ce qui revient donc à rappeler que la politique n’a pas de sens et qu’elle n’est notamment pas la mise en œuvre de moyens en vue d’une fin (concilier les libertés) que par ailleurs il est impossible de ne pas lui attribuer.
Dès lors le paradoxe constitutif de cette pratique saute aux yeux : faire de la politique, puisque cela consiste à œuvrer dans l’impossibilité même de la politique et donc à faire autre chose (décider de la politique) que ce qu’on se représente nécessairement devoir faire (concilier les libertés), cela consiste à faire comme si on ne faisait pas de politique !
Quel est en effet le plus habile politicien ? Celui qui fait constater par tout le monde l’évidente force des choses (lesquelles peuvent éventuellement être des idées). Cela revient à dire que ce qui est politique pour la politique, c’est de se représenter comme non politique autrement dit comme instrumentale : pour la vie le plus souvent (« la politique du gouvernement doit permettre de faire baisser le chômage ») mais aussi parfois pour la vérité (ainsi le stalinisme s’entendait comme l’effectuation même du « matérialisme dialectique »).
Ce dont on décide pour des raisons politiques, il est structurellement impératif qu’on le représente comme procédant du vrai, du bon ou du juste, et surtout du réel, et non pas de la politique. Y amener les gouvernés est la réussite des gouvernants. Le comble du comportement antipolitique n’est dès lors pas l’indifférence, la corruption ou l’incompétence, comme on l’imagine à partir des autorités du vrai du bien du juste et du réel, parce que ces autorités sont précisément ce que la politique frappe d’inanité en ne relevant que d’elle-même. Non : le comble de l’antipolitique est d’apparaître comme un politicien c’est-à-dire comme quelqu’un dont la politique est la préoccupation. La politique ne s’entend donc jamais que de son exclusion d’elle-même, parce qu’il est impossible de ne pas se représenter qu’elle a des fins, lesquelles sont ou bien celle qui la réduit à la gestion (assurer la communauté du monde malgré la diversité des fins particulières) ou bien celle qui la réduit à l’idéologie (unifier l’humanité sous une fin générale).
Or, on l’a vu, la notion de la politique est précisément celle de ne pas être gestion et de ne pas être idéologie – sans être pour autant autre chose parce qu’alors on parlerait forcément d’un type particulier de gestion ou d’idéologie. Ainsi la politique n’est rien d’autre que sa propre impossibilité mise en acte. C’est cette mise en acte qu’on appelle « faire de la politique » – ce qui ne consiste pas à faire quelque chose (auquel cas la politique serait possible) mais seulement à assumer une responsabilité.
Insistons : l’impossibilité de la politique, c’est que faire de la politique ne consiste pas à faire quelque chose mais à assumer une responsabilité ou, si l’on préfère parce que les deux notions sont l’envers l’une de l’autre, à faire autorité. Tel est bien le paradoxe que l’agir politique consiste à faire autorité sur les domaines que la politique se définit expressément de ne pas être : la gestion de la diversité humaine et l’indication des fins. Ce qui revient à poser le paradoxe que la politique, en fait, c’est la mise en acte de l’impossibilité que la gestion de la diversité humaine et l’indication des fins soient jamais ce qui compte.
La notion d’être un responsable politique n’est pas celle d’être un responsable de la réalité, de la vérité, de l’utilité ou même de la vertu sauf s’il est politique qu’il le soit. La politique se tient tout entière dans cette dernière restriction – dont il revient donc au même de dire qu’elle signifie qu’il est contradictoire d’assigner une fin à la politique puisqu’on ne le ferait réellement qu’à ce qu’il soit politique de le faire, l’idée d’une fin échappant à cette condition étant celle de la pure et simple irresponsabilité. Et la réalité de la politique, évidemment, est qu’elle s’applique à ceux pour qui il est impossible de se représenter que la politique ne soit pas une activité finalisée – raison pour laquelle le comble de l’antipolitique est de laisser voir, quand on fait de la politique, qu’on fait de la politique.
Pour le philosophe, au contraire des gouvernés (dont par ailleurs il fait forcément partie), la question de la politique se ramène à ce qui pour lui est un truisme, et qui pour eux est impensable : qu’il n’y ait aucun sens à vouloir que le sens ait lui-même un sens. Et certes par « politique » c’est toujours le sens des affaires humaines qu’on désigne, puisqu’être humain c’est être social, et qu’être social c’est être politique. L’idée qu’il puisse y avoir quelque chose d’humain qui ne soit pas en même temps politique n’a en effet aucun sens, à commencer par tout ce qui se prétendrait étranger à la politique, comme par exemple l’art qu’on pourra toujours qualifier, selon les cas et les situations toujours nouvelles, de « dégénéré », de « prolétarien », de « minoritaire », de « postcolonial », et bien sûr de « révolutionnaire » ou de « militant ». Mais si tout ce qui est humain a forcément un sens politique, l’idée que ce sens puisse lui-même un sens n’a… pas de sens.
En effet il faudrait s’interroger sur le sens de ce sens, et ainsi de suite à l’infini, de sorte que tout sens particulier aurait sa propre exténuation pour réalité. A moins qu’il ne se rassemble dans l’ultime affirmation téléologique du « règne des fins » c’est-à-dire concrètement du « communisme » où toute reconnaissance serait effective[6]. Or cette affirmation est comme telle expressément antipolitique. Car si c’est de s’imposer qu’une autorité en est une, qu’elle s’affirme est au contraire une prétention odieuse(l’antipolitique en quelque sorte à l’état pur) puisque c’est l’intention d’assujettir. Si donc la politique est bien le sens des affaires humaines, alors c’est sa notion même qu’elle n’ait pas de sens : elle est non pas ce qu’il serait de toute éternité nécessaire qu’elle fût, mais ce qu’il est sur le moment politique qu’elle soit.
Définir ce qui n’a pas d’essence
Que fait-on concrètement, quand on fait de la politique c’est-à-dire quand on décide de la politique ? La réponse est évidente : on prend des décisions à propos du social. Les responsables politiques ont la responsabilité de décider, et quand on n’en fait pas partie, il faut qu’on se conforme à leurs décisions, qu’on ait pour responsabilité de réaliser leur autorité.
Mais c’est quoi, le social, sinon le champ des autorités c’est-à-dire des constitutions des individus en sujets ? Par exemple l’autorité de l’université fait l’étudiant, celle de l’hôpital fait le malade, celle du système pénal fait le délinquant, celle du commerce fait le client, celle de la famille fait le parent, et ainsi de suite, avec toutes les combinaisons, surdéterminations et réciprocités qu’on voudra.
Pour définir la politique il suffit d’une part de rappeler qu’elle consiste à décider et que décider c’est faire autorité, et d’autre part de rappeler que le social dont elle décide est lui-même fait d’autorité. On assume donc ce double rappel en disant que la responsabilité politique consiste à faire qu’elle soit ce qu’il est à chaque moment politique qu’elle soit, sans préjuger de ce qu’il en sera le moment suivant[7].
D’où la définition enfin exacte de la politique, que voici : la politique est l’autorité de l’autorité.
L’autorité ne l’est qu’à n’avoir pas de sens, puisque c’est seulement à s’imposer qu’une autorité en est une, et qu’il ne sert à rien à une autorité d’être légitime (elle ne s’en imposera pas pour autant) pas plus que ne lui dessert d’être illégitime (elle ne s’en imposera pas moins). Définir la politique comme « l’autorité de l’autorité » revient donc à l’identifier au redoublement du non-sens.
Qui l’ignore ? Pas ceux qu’on envoie se faire tuer, en tout cas, qui l’accomplissent dans sa nudité. Or, potentiellement, c’est chacun et chacune d’entre nous.
Entendons bien cette notion de redoublement. Elle ne signifie certes pas que toute politique soit un absolu non-sens, mais que si une politique a du sens (par exemple celle de soutenir l’Ukraine aujourd’hui), c’est seulement dans la négation d’une autre qu’on appréhendera comme un non-sens (par exemple la décision de Poutine). Bien sûr l’argument peut toujours être remonté et ce non-sens être lui-même nié en présentant la politique combattue comme étant elle-même le combat d’un non-sens plus originel (aux yeux de Poutine : le non-sens est que le monde environnant s’occidentalise ; aux yeux de Hitler : le non-sens est qu’il y ait des Juifs). Et ainsi de suite. C’est ce « et ainsi de suite » que désigne l’expression « redoublement du non-sens » à propos de la politique considérée dans le paradoxe de sa notion.
La question du mensonge en politique
La politique, dont la notion est qu’elle ne soit ni sa propre réalité ni sa propre idée (elle n’est ni triviale gestion ni sublime idéologie), n’est ni la morale (question du bien), ni la philosophie (question du vrai), ni le droit (question du juste), ni même la science (question du réel). Relevant d’elle-même comme parole, comme action, comme présentation, et même comme reconnaissance, elle est par conséquent la décision de ce qu’il sera politique de dire, de faire, de montrer ou d’admettre.
D’où ces définitions, qu’il faut opposer à d’éventuelles définitions philosophiques : le bien est ce qu’il est politique qu’on fasse ; le vrai est ce qu’il est politique qu’on dise ; le juste est ce qu’il est politique qu’on présente.
Manque le réel, dont on dira qu’il résiste et s’impose même à la politique. Ce serait oublier que le politique n’admet que ce qu’il est politique d’admettre. Ne sera donc jamais réel que ce dont la reconnaissance comme réel sera politique. L’idée paraît folle : le réel n’est-il pas, par définition, ce qu’il est impossible de ne pas admettre ?
Point n’est besoin d’avoir lu Orwell, ni d’assister à l’actuelle vague de « wokisme », pour avoir compris que s’il devait par exemple s’avérer politique que la somme de deux et de deux soit égale à cinq, eh bien elle serait égale à cinq. Quant aux réalités historiques, les exemples ne manquent pas de leur falsification ou de leur effacement : s’il est politique que tel événement n’ait jamais eu lieu, il n’aura jamais eu lieu ; que tel ancien dirigeant n’ait pas fait ce qu’il a fait, il ne l’aura pas fait. Et s’il est politique qu’il n’ait jamais existé, eh bien il n’aura jamais existé – ainsi qu’une multitude de documents de toutes natures ne manquera pas d’en attester. Il serait naïf de voir en ces traits une simple particularité du régime stalinien car la politique étant souveraine par définition, rien ne saurait l’obliger : ni la vérité ni la réalité. La notion moderne de « cancel culture » en est par exemple l’objurgation littérale.
Ce qu’il est « politiquement correct » de dire, nous finirons par le penser. Car « Il n’est pas de mensonge qui ne finisse par être soutenu très sincèrement »[8]. En effet « Le langage politique (…) a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance »[9]. D’où cette évidence que la notion orwellienne de « novlangue » soit la notion langagière du politique en général, tout comme celle du « ministère de la vérité » sa notion institutionnelle. Dans le sillage d’Orwell[10], il faut en effet souligner qu’en ordonnant le langage le politique ordonne la pensée, et qu’en ordonnant la pensée il décide de la réalité. Dès lors ce n’est pas seulement le bien le vrai ou le juste qui ne doivent être que ce qu’il est politiquement correct qu’ils soient, c’est le réel lui-même !
Machiavel définit l’ordre politique par une conversion ontologique : ce que tout le monde considère relever de l’être, le politique sait que cela relève du paraître. Le mensonge serait la dissimulation de l’être par le paraître. Or il n’y a pas d’autre question que celle du paraître, dès lors que l’agir politique est une adresse. Autrement dit : la question politique est toujours et seulement celle du sens que ce qu’on dit ou fait ou présente, ou admet aura pour les autres, puisque l’ordre politique est celui du rapport de chacun à ceux que leur caractère insondable oblige à considérer comme des rivaux ou des ennemis potentiels. Et parce que la seule question est celle du paraître, il remarque que ce qui est inconsistant, comme une opinion ou une rumeur, peut avoir autant de réalité que ce qui est consistant comme une armée ennemie. On peut par exemple remporter une victoire en faisant courir le bruit que le capitaine ennemi a été tué mais qu’on le cache à ses troupes, puisque cela provoque leur débandade. Ainsi que les ingérences russes l’ont montré lors d’élections récentes, nos modernes « influences » ou « fake news » ne sont donc pas moins des réalités politiques que les autres, et c’est finalement ignorer la nature de la politique que de souhaiter, comme Arendt[11], que les « faits » soient sanctuarisés : il faudrait que la responsabilité politique soit limitée par la responsabilité du vrai, ce qui est certes humainement légitime (point de vue des gouvernés dont la politique n’est pas l’affaire) mais politiquement absurde (point de vue des gouvernants dont la politique est l’affaire).
Dès lors ce qui est expressément antipolitique est de se faire prendre en train de mentir, de trahir, de mépriser les croyances communes, c’est-à-dire d’apparaître comme un menteur, un traître ou un impie, en un mot d’apparaître comme méprisable à ceux auxquels l’agir politique a pour réalité d’être adressé. Car, ajouterons-nous, le mépris est le contraire du respect, et le respect est en propre le sentiment qu’il appartient à l’autorité de susciter[12].
Bref, la question du mensonge en politique ne se pose que du point de vue de ceux dont la politique n’est pas l’affaire, c’est-à-dire de ceux pour qui la distinction de l’être et du paraître a un sens. La politique étant l’effacement de cette distinction puisque c’est la représentation que les autres ont des choses qui décide de leur réalité, elle est en même temps l’effacement de cette question. On ne ment pas quand il serait irresponsable d’accorder le moindre sens à l’idée commune de vérité. D’où la très politique formule chiraquienne : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ».
La disparition de l’énoncé derrière l’énonciation
La politique relève de la parole et d’autre part elle n’est rien d’autre que sa propre pratique. La conséquence est évidente : des paroles ne peut jamais compter que leur effet, la question de leur éventuelle vérité ou fausseté n’ayant aucun sens. Ce qui a du sens n’est donc pas ce qu’on dit : c’est qu’on le dise. Rien là qui ne soit compréhensible : l’énonciation seule est un acte social c’est-à-dire politique alors que la notion de l’énoncé est qu’il y soit indifférent, sa question étant celle de son éventuelle vérité c’est-à-dire d’une transcendance à toute réalité.
L’auditeur du discours politique assiste en permanence à cette rhétorique de la substitution. Un locuteur naïf énoncera-t-il un fait qu’aussitôt la réponse fusera : « C’est un scandale de dire cela, vous devriez avoir honte ! », ou au contraire : « Je vous remercie de vous ranger à mes côtés !». L’idée de se demander si ce qui a été dit est vrai ou est faux ne vient à personne, et c’était précisément la naïveté oublieuse du premier locuteur de s’autoriser de la vérité de ce qu’il disait pour le dire.
Chacun a bien sûr en tête une multitude l’affirmations concernant les réalités sociales, mais on aurait tort de croire que les vérité objectives, par définition étrangères aux luttes de pouvoir, échappent à cette conversion : elles ne le peuvent pas, parce qu’il faut bien qu’elles aient une énonciation pour réalité. Le sempiternel exemple du théorème d’Euclide le montrera : mentionnons-nous l’égalité à deux droits de la somme des angles du triangle plan qu’on nous accusera d’élitisme (on ostracise les personnes n’ayant pas fait d’études) ou au contraire de démagogie (on vise au plus bas en ne prenant que des exemples d’école primaire).
Le seul cas où la vérité ou la fausseté sont prises en compte est celui de la possibilité de se vanter de sa lucidité ou de son honnêteté, et d’accuser ses adversaires de mensonge ou d’aveuglement. Et certes, il est toujours très politique de se présenter comme le champion du « parler vrai » (la formule est de Michel Rocard) et de renvoyer les autres à l’hypocrisie habituelle des discours politiciens.
Des positions irréductibles
D’une part c’est la réalité de la politique qu’elle soit la décision de la vie (donc virtuellement de la mort), mais d’autre part il est impossible que nous, qui en relevons, n’ayons pas le contraire pour représentation, à savoir que la vie soit la décision de la politique. Pourquoi en effet assumer ses charges et ses contraintes, sinon parce que, d’une manière ou d’une autre, c’est utile et même nécessaire à la vie ? Il n’y a aucun sens à vouloir la politique pour la politique, d’autant que c’est se livrer potentiellement à des incapables, à des fous et à des criminels comme l’Histoire en regorge d’exemples. Par contre il est très raisonnable de considérer qu’il faut assurer dans le monde la cohésion d’un ensemble humain avant tout caractérisé par sa diversité, et que cela constitue une responsabilité proprement vitale.
Apparaissent ainsi deux points de vue structurellement irréductibles. Il y a ceux pour qui la politique est ce qui compte (elle définit leur responsabilité) et donc pour lesquelles la vie est ce qui importe (elle donne du contenu à une responsabilité définie par ailleurs) ; ce sont les gouvernants. Par ailleurs il y a ceux pour qui la vie est ce qui compte (dans le social ils ont pour affaire d’assurer et d’accomplir leur vie) et donc pour lesquels la politique est ce qui importe (aplanir les oppositions, dépasser les contradictions pour que l’espace commun puisse, précisément, être commun c’est-à-dire vivable) ; ce sont les gouvernés. Chacun a une idée de la politique : pour les uns elle est le décisif de la vie, alors que pour les autres elle en est l’instrument. Ce qui compte pour les uns ne compte pas pour les autres.
Les gouvernés ont une volonté qui est toujours en continuité avec le monde, comme l’indique l’idée de toujours mieux assurer et accomplir la vie. On dira qu’ils sont les représentants du savoir en ce qu’ils sont sujets de choisir, et que choisir consiste toujours à effectuer un certain savoir : celui qui fait apparaître ceci comme préférable à cela. Le sujet du choix est toujours celui de la représentation car choisir consiste à effectuer la représentation qu’on a de ceci comme préférable à cela.
Au contraire les gouvernants sont ceux qui décident, c’est-à-dire instaurent du nouveau. Toute décision est un événement à partir de quoi les choses cessent d’être ce qu’il était normal qu’elles continuent d’être. Le nouveau se définissant par son irréductibilité à l’ancien, la décision se définira forcément de ne pas être l’effectuation du savoir qui déterminerait le choix. On ne décide jamais que sans le savoir.
Car le sujet de la décision ne se représente pas lui-même en train de décider, et ne se représente pas non plus la décision qu’il prend, contrairement à ce qui se passe quand on choisit. C’est très concret : quand nous avons à choisir, nous rassemblons les informations et le choix est fixé par l’inclinaison du fléau de la balance, en quoi chacun se reconnaît : les arguments pour ceci pèsent plus lourd que les arguments pour cela. Au contraire, décider se fait toujours sans soi : quand on a une décision à prendre, on fait le vide dans son esprit, et au bout d’un moment on s’aperçoit qu’elle est prise, quand bien même toutes les raisons impliqueraient son contraire. Il n’y a donc de décision qu’après coup et sans le savoir, comme dans l’exemple de ces couples qu’un léger différend du quotidien fait brusquement prendre conscience qu’ils avaient depuis longtemps décidé de divorcer, mais qu’ils ne le savaient pas.
Si la politique n’a pas de sens, c’est donc parce qu’une décision n’en a jamais : c’est un choix qui a un sens et qui va se révéler bon ou mauvais. D’une décision, la question est seulement de savoir si celui qui l’a prise avait autorité pour la prendre. La même décision serait appelée un choix si elle était le fait non d’un responsable politique mais d’un mandataire : à celui-ci seulement on reprocherait son incompétence, alors que nul ne songe à reprocher à nos dirigeants celles de leurs décisions qui se sont révélées catastrophiques et dont nous ne cessons de subir les conséquences. On ne rend pas compte d’une décision : on la signe, et c’est tout. D’un choix, au contraire, des explications sont possibles et même nécessaires.
Les gouvernés sont ceux qui choisissent : pour eux le savoir compte. Au contraire, les gouvernants sont ceux qui décident : pour eux le savoir ne compte pas.
La vérité politique au-delà d’elle-même ?
La distinction des gouvernants et des gouvernés se représente par l’alternative qu’on vient de dire : soit la politique décide de la vie, soit la vie décide de la politique. Les deux branches ne se valent pas : cela reviendrait à faire du non-sens (l’affaire de la politique, c’est la politique) l’équivalent du sens (l’affaire de la vie est d’assurer la première de ses conditions qui est que la diversité humaine ne fasse pas de chacun le meurtrier potentiel et l’offenseur de tous les autres). Sauf que ce dernier jugement reproduit la posture du choix et que le choix, comme tout le reste de l’humain, ressortit déjà de la politique c’est-à-dire de la première branche de l’alternative.
Énonçons autrement le même paradoxe : si la politique se réalise dans la distinction des gouvernants et des gouvernés (peu importe que ce soient des individus identiques ou différents), et si l’activité politique est l’agir des premiers qui ont le principe, sur les seconds qui ont le nombre la force et donc la réalité, alors la question de la vérité prend cette allure qu’avoir raison ce soit toujours avoir politiquement raison (ce qui ne concerne que les gouvernants), mais qu’on n’ait jamais politiquement raison qu’en fonction de ceux pour qui la question d’avoir politiquement raison n’a aucun sens (les gouvernés) ! Tout le monde sait en effet qu’on a raison en politique quand on obtient des gouvernés préoccupés de la vie un consentement pour quelque chose dont la nécessité n’avait rien à voir avec la vie mais seulement avec la politique.
En somme l’irréductibilité de la politique à la vie, parce qu’elle est pour les uns l’élément de leur responsabilité alors qu’elle est une aberration pour les autres, nécessité que la question de la vérité politique soit expressément distinguée de celle du savoir des nécessités qui motivent les gouvernés. La vérité politique des choses humaines n’est pas du tout le savoir qu’en ont ceux qu’elles concernent.
Et certes on répondrait à la question de la vérité en politique en avérant que par politique c’est bien son irréductibilité effective au savoir qu’on entend. On peut donc compéter la définition donnée plus haut en disant que par politique on entend l’activité de réaliser l’irréductibilité de la vérité au savoir.
On ne peut pourtant pas en rester là parce qu’on laisserait alors de côté le paradoxe de la responsabilité en général, et donc aussi de la responsabilité politique : que, pour être déterminée et réelle, elle relève toujours d’une responsabilité antérieure qui soit indéterminée et personnelle – comme quand on dit que la responsabilité professionnelle du médecin a pour sens (par exemple à l’occasion d’un reproche) d’être imputable non pas au médecin mais à celui qui a pris la responsabilité personnelle d’être ce médecin. La responsabilité déterminée s’entend toujours en troisième personne (soigner, quand on est médecin, c’est faire ce que ferait n’importe quel médecin) tandis que la responsabilité personnelle s’entend, comme son nom l’indique, en première personne.
Or ce passage de la troisième à la première personne, autrement dit de la responsabilité de quelque chose à la responsabilité d’en être responsable, c’est expressément ce qui est en cause dans la notion de vérité. Advient en effet comme vérité ce qu’on sait en tant qu’on en prend la responsabilité : « D’accord, je souscris : la somme des angles du triangle plan est bien égale à deux droits, quoi qu’il en soit par ailleurs du cours de géométrie que j’ai soigneusement appris ! »
Si donc il faut parler de vérité politique en veillant au respect de la notion de vérité, alors la question devient celle de la possibilité que la politique se fasse en première personne.
L’idée semble absurde : même en admettant un dirigeant solitaire et tout puissant, narcissique et mégalomane, ce n’est jamais en première personne qu’il agit puisque c’est en tant que dirigeant : son autorité n’est pas la sienne, mais uniquement celle de la place qu’il occupe, de sorte que l’autorité qu’il exerce avère paradoxalement sa nullité : descendez-le du trône, et il n’y a plus qu’un fugitif apeuré. Pour envisager qu’en politique il puisse y avoir de la vérité, il faudrait donc pouvoir envisager une responsabilité d’être responsable qui soit en même temps un agir politique : il y aurait de la vérité en politique si une autorité politique pouvait, malgré la contradiction dans les termes que cela constitue, être comme telle une autorité personnelle !
Par ailleurs il faudrait que la question des gouvernés cesse d’être celle de la vie pour devenir celle de la politique. Cela semble bien constituer une nouvelle absurdité puisque c’est précisément l’exclusivité de ces deux ordres qui fait la distinction des gouvernants et des gouvernés, et par conséquent la réalité de la politique.
A moins de rappeler qu’une interpellation personnelle ne touche personnellement celui à qui elle est adressée, et qu’on puisse appliquer cette vérité, à propos d’un peuple, en supposant qu’il soit « personnellement » politique avant d’être « réellement » vital, culturel, économique, etc. Et certes on le pourrait, une entité humaine n’étant jamais qu’une entité de langage et une entité de langage étant toujours originellement politique, puisque parler c’est répondre[13] !
Est-ce à dire que les gouvernés, dont la question n’est pas la politique mais la vie, pourraient advenir à leur propre origine politique en étant interpellés, pourvu que ce soit de manière indistinctement politique et personnelle ?
L’hypothèse est invraisemblable. Mais qu’elle soit tenable assurerait qu’il y a de la vérité en politique.
Il y a de la vérité en politique !
Or elle l’est. D’autant qu’elle est réelle. Qu’est-ce, par exemple, que « l’appel du 18 juin », sinon l’acte d’un politique en première personne (« Moi, général de Gaulle, j’appelle… ») dont l’effet soit de s’adresser non pas à la France réelle, résignée et lâchement soulagée, mais à la « vraie » France que par là même il a fait exister comme la vérité dont l’autre était l’oubli ? Ainsi la parole d’un politique n’a pas été la manipulation des gouvernés, mais un don : une parole a écarté la France réelle pour faire advenir la vraie France. Et cet acte d’écart, c’est l’autorité politique dans sa vérité.
Qu’est-ce que l’abolition de la peine de mort en 1981 par le peuple français, alors que la majorité de la population – tous les sondages l’attestaient – était partisane de cette atrocité ? C’était encore la parole d’un politique en première personne : « Je sais parfaitement que la majorité des français souhaite le maintien de la peine de mort. Eh bien moi, je suis contre, et si je suis élu je l’abolirai ». Il est donc vrai que le peuple français a aboli la peine de mort, bien que la population française ait souhaité la maintenir. La vraie France, ici encore, a été distinguée de la France réelle et l’autorité politique est cette distinction même : un moment de vérité, précisément parce que la vérité n’est pas l’exactitude. Au contraire le plus souvent.
Hélas, cela ne vaut pas moins pour les harangues hitlériennes, elles aussi tenues par un politique en première personne (« Mon combat »), puisque c’est bien comme hitlérienne (un nom propre adjectivé) que l’Allemagne de ces années-là était sujet de l’histoireet par là même « vraie », quoi qu’il en soit par ailleurs du pays réel et de sa population, et de l’héroïsme des opposants. Car contrairement à ce qu’on a tous envie de croire, la question du vrai n’a rien à voir avec celle du bien.
Conclusion
Telle est la contradiction de notre existence : qu’en nous donnant la parole, on nous ait donné en même temps la responsabilité de la vérité et celle de son impossibilité dans son réel, qui est la politique. Car l’impossibilité de la vérité, qu’on se représente d’abord comme son irréductibilité au savoir (forcément : elle en décide), se réalise dans le social comme l’irréductibilité de la politique à la vie (forcément : elle en décide). Or cette réalisation est aussi une division : celle des gouvernants pour qui le savoir ne compte pas, et des gouvernés pour qui il compte. Aristote insistait sur la réversibilité des positions : le citoyen est en même temps celui qui sait obéir quand il est gouverné et celui qui sait commander quand il est gouvernant. C’est à supposer que l’homme ne soit qu’un « animal politique » – du moins à propos des « nombreux ». Car le philosophe, lui, à autre chose à faire : mener une vie « contemplative » c’est-à-dire en réalité acquérir pour tout le monde le bagage nécessaire pour ne pas mourir sans avoir compris ce que c’était que vivre, et par là même sans avoir vécu. Encore faut-il que le politique ne trouve pas « expédient » de le lui interdire voire de l’interdire, lui, comme l’Histoire nous apprend que c’est possible à chaque instant.
JPL
[1] Rousseau, du Contrat social, livre 2, chapitre 4.
[2] Apparence qui ne tient généralement pas longtemps, comme quand la répression d’une manifestation contre les responsables politiques se traduit par des yeux crevés et des mains arrachées (« gilets jaunes »), sinon par des morts (Malik Oussekine). En quoi il ne s’agit pas de la méchanceté ou de l’orientation de tel ou tel dirigeant, par ailleurs plus ou moins habile (en l’occurrence plutôt moins que plus), mais bien de la politique comme telle, en tant qu’elle a pour limite et donc pour possibilité ultime l’anéantissement du corps social lui-même, par exemple à travers la décision d’une frappe atomique contre un ennemi dont la riposte serait certaine.
[3] A distinguer de la formule « faire vivre ou laisser mourir » par laquelle Foucault décrit le « biopouvoir » c’est-à-dire pour nous un rapport nouveau au pouvoir : sous l’ancien régime il s’exerçait en menaçant de mort, aujourd’hui il s’exerce en gérant la vie, la mort elle-même étant le moment où on lui échappe. (La volonté de savoir, premier tome de son Histoire de la sexualité – 1976). Ici, nous parlons de la condition de ce que décrit Foucault : c’est bien parce que la politique est la potentialité de faire mourir qu’il peut être politique d’exercer le pouvoir en faisant vivre.
[4] Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel 1970, p. 25
[5] Formule extraite du film de Sam Karmann Kennedy et moi.
[6] Si on définit le communisme comme la finalité en quelque sorte tautologique de la politique (assurer le commun comme tel dans la réciprocité des reconnaissances), il revient au même de le dire contradictoire avec la définitive étrangeté à soi (et donc à ses semblables) de l’être parlant, et de dire qu’il est à jamais exclu que la politique ait un sens.
[7] Raison pour laquelle il serait absurde de réduire la nécessité politique au trivial et sinistre « la fin justifie les moyens » : la fin appartient par définition à l’avenir, lequel est comme tout moment celui où s’imposera de faire ce qu’il sera politique qu’on fasse – à savoir éventuellement abandonner, dénier ou renier la fin qu’il était précédemment politique de poursuivre. Et puis si « la fin justifiait les moyens » (une des maximes du stalinisme), la politique aurait un sens, comme l’imaginent inévitablement ceux dont elle n’est pas l’affaire : par politique, il faudrait entendre non plus la politique mais, par exemple, la métaphysique en marche – ce qui est donc un déni.
[8] George Orwell, La politique et la langue anglaise, in Tels étaient nos plaisirs et autres essais – Ivrea, 2005.
[9] Ibid.
[10] George Orwell, 1984, Agone 2021, p. 59
[11] Hannah Arendt « Vérité et Politique » dans le recueil « La crise de la culture », Folio essais, 1994.
[12] En quoi nos modernes gouvernants n’avèrent pas un manque de probité qu’il serait politiquement contradictoire d’exiger d’eux, mais seulement leur extrême médiocrité en tant que politiques.
[13] Le propre du souverain est de s’exprimer et par là même d’avérer être un répondant (on appelle « loi » chacune de ses expressions et « contrat social » son institution comme tel à travers la réponse de tous à chacun).