De l’énigme originelle
La confrontation de l’étant à » rien » dans la question » pourquoi l’étant plutôt que rien »
La question inaugurale de la métaphysique, en interrogeant l’étant en tant qu’étant comme originellement concerné par le » pourquoi « , le fait en l’opposant au tien: » pourquoi y a-t-il l’étant, et non pas plutôt rien? ». Elle signifie ainsi l’identité de la fondation de l’étant à l’exclusion du rien, puisqu’on peut aussi bien demander pourquoi il y a l’étant, que pourquoi il n’y a pas rien. C’est cette énigmatique équivalence qui inaugure et constitue la métaphysique, au sens de l’interrogation humaine sur l’existence en général toujours plus ou moins obscurément présente en chacun de nous (c’est-à-dire sans préjuger de sa possibilité doctrinale), en même temps – et surtout – que l’intelligence elle-même, puisque toute question visant à comprendre relève toujours de la forme « pourquoi ceci plutôt que rien « , avant de se déterminer en » pourquoi ainsi plutôt qu’autrement « .
Or elle ne laisse pas d’être problématique, car exclure le rien, n’est-ce pas ne rien exclure, et par conséquent ne pas exclure du tout ? Le terme est indubitablement employé dans son sens négatif: il s’agit bien de ce qui n’est pas quelque chose, et non pas de bagatelles, d’entités inessentielles, de ce qu’en somme on appelle des riens. Le questionnement en direction du fondement serait donc toujours absurde, puisque n’importe quel fondement est ce par quoi il y a certains étants plutôt que rien, et que la notion d’exclusion ne semble intelligible que quand elle porte sur quelque chose. A moins de nier toute signification à la notion de fondement, de nier qu’on puisse comprendre une entité à partir de la raison (toujours plurielle) qui la justifie, c’est-à-dire à moins de renier l’intelligence elle-même comme production du savoir (car le fondement n’est pas la réalité donnée, mais une thèse qui la constitue comme objet intelligible), on devra donc admettre que le savoir confère à ce qu’il exclut (« rien ») un semblant de positivité : n’importe quel fondement est ce par quoi le rien est écarté au profit de ce qu’il fonde, selon un écart qui a positivement lieu.
Comprenons bien que l’interrogation sur le fondement n’oppose surtout pas quelque chose à autre chose, par exemple le plein au vide, mais bien quelque chose, à savoir l’étant comme fondé, à rien, curieusement assez positif dans la nécessité du savoir pour que son op-position au fondé comme tel soit possible, autrement dit pour que le fondement soit un fondement. Peut-être l’aspect hautement paradoxal de cette difficulté qui, au-delà de la métaphysique qu’elle inaugure, porte donc sur l’essence même de la Raison, se réduira-t-il si nous commençons par dénoncer le contresens habituellement commis à son propos.
LA MÉPRISE HABITUELLE
La mention du lien est ordinairement affectée d’une méprise radicale qui se présente sous trois formes essentielles, parfois distinguées, parfois confondues :
1°) l’identification du rien au néant, au sens ontologique ; 2°) son identification à la négation de l’objet, au sens gnoséologique; 3°) son interprétation, corrélative de l’une comme de l’autre de ces positons, dans la thèse dite de la » contingence » (au sens ontologique ou gnoséologique, et non pas existentiel, évidemment).
1°) L’opposition de quelque chose et du rien originellement impliquée dans l’essence du fondement semble sinon bien connue, du moins familière : dans le second terme, il s’agitait tout simplement du néant, qu’on oppose habituellement à l’être ; de sorte qu’on pourrait aussi bien traduire la question inaugurale de la métaphysique par : » pourquoi l’être est-il plutôt que le néant ? ». Or ceci est parfaitement inacceptable.
La question concerne en effet proprement l’étant, puisque c’est exclusivement à son propos qu’on peut parler de raison d’être: il est cela qui est, en tant que tel. Dire que l’être a (ou n’a pas) une raison d’être, c’est d’abord dire qu’il est, affirmation aussi peu sensée grammaticalement et sémantiquement que celle qui consisterait à dire que le manger mange, ou que le courir court. Non ; c’est l’étant qui est, de même que c’est le mangeur qui mange ou le coureur qui court. Si donc ce n’est pas l’être qui est opposé au rien ruais bien l’étant, alors le second terme ne doit pas être pensé avec moins de rigueur que le premier : il ne s’agit pas du néant (opposé à l’être), mais bien du rien (opposé à l’étant). La première méprise qu’il convient de dénoncer, celle qui conditionne une compréhension fausse de l’interrogation première et donc de la nature même de l’intelligence, est ainsi la confusion du néant et du rien, corrélative de celle qui ramène l’être à l’étant, et à laquelle Heidegger lui-même ne semble pas avoir échappé (1).
2°) Opposé à cette conception « ontologique », se trouve le point de vue selon lequel il s’agirait d’une négation opérée par la pensée à l’encontre de son objet. C’est notamment celui de Kant, pour qui ce qui n’est pas objet n’est rien, ainsi qu’il l’explique dans un texte fort connu (2). Son argumentation repose donc sur l’identification de l’étant à l’objet, dont le concept est considéré par lui, contre la logique (3), comme le plus général. Or c’est justement cette identification, et son articulation dont il faut rappeler l’essentiel, qui rendent inacceptable la conception qu’il propose.
On peut d’abord relever lu contradiction qui consiste à désigner deux acceptions du rien (ens rationis pour ce qui n’est que concevable, et ens imaginarium pour les formes de l’intuition) par le mot latin ens (étant) : à l’identifier précisément à ce que l’interrogation fondamentale de la Raison, la constitution même de l’intelligence, lui oppose ! C’est qu’une « simple fiction » n’est pas tien, puisqu’elle est justement une simple fiction : cela et non pas autre chose. De même, il est impossible de dire que l’espace et le temps, mêmes vides, ne sont rien, puisqu’ils sont précisément l’espace et le temps, caractérisés par des propriétés bien réelles. On peut en effet toujours demander : » pourquoi une simple fiction plutôt que rien? », » pourquoi l’espace et le temps plutôt que rien? « . Ensuite, le manque ne peut pas être identifié à rien : il est bien quelque chose, à savoir un manque, lequel est par exemple un motif positif pour l’éclairage, le chauffage, et plus généralement le travail : s’il n’était rien, comment pourrait-il nous préoccuper? car enfin, n’être préoccupé par rien, c’est ne pas l’être du tout… Il conviendrait donc plutôt de le désigner par le néologisme de » négatité » qu’on trouve au début de L’Etre et le Néant : une » négatité « , c’est quelque chose dont les propriétés ontologiques sont certes particulières, mais justement pour cela, ce n’est pas rien. Enfin, le contradictoire, lui non plus, n’est pas rien, puisque c’est justement comme contradictoire qu’il est : il s’agit d’un étant contradictoire, qu’on peut opposer à rien. Le bouc-cerf, une figure limité par deux droites, sont impossibles, mais, précisément comme tels, ils sont les sujets de cette impossibilité qui leur est donc propre; le contradictoire, c’est quelque chose qui se contredit. La conclusion de Kant est donc que, puisqu’il ne peut s’agir d’objets, il ne s’agit de rien. Or ce qui, pour les raisons indiquées, ne peut être objet, justement pour cela est bien quelque chose, à savoir : cela qui ne peut être objet, et non pas rien.
L’impossibilité qui apparaît ainsi d’accepter lu définition kantienne du rien par la négation de l’objet manifeste la fausseté fondamentale de l’identification sur quoi elle repose, à savoir précisément celle de l’étant à l’objet. Se manifeste ainsi, d’une manière pour le moment mystérieuse, la fausseté principielle de la simple notion de subjectivité, puisqu’elle n’est que le corrélat de cette identification (il n’y a d’objet que pour et par un sujet, et réciproquement). Cette dénonciation menée au nom du simple principe d’identité (qui pose l’impossibilité de nier qu’une chose, dès qu’elle est, soit ce qu’elle est) apparaît ainsi comme celle de la vérité à la représentation, dont toute la Critique de la Raison pure est la théorie. Il s’agirait donc dans tout cela de la vérité ?
3°) La mention du rien opposé à l’étant dans l’interrogation fondamentale, qu’il s’agisse d’un déterminé particulier ou de l’étant en général, est enfin habituellement comprise comme l’indication de sa contingence, que la perspective qui en conditionne la pensée soit ontologique ou gnoséologique. Cette acception a-t-elle un sens ? demandons-nous s’il est vraiment pensable que l’étant ait pu ne pas être.
L’étant, on ne peut précisément le définir que comme » ce qui est, en tant qu’il est « . La possibilité que l’étant ait pu ne pas être est donc exactement du même ordre que celle qui affirme que le carré eût pu n’avoir que trois angles, ou que les rayons du cercle eussent pu être inégaux: un énoncé sans signification. On nous objectera que les niveaux logique et ontologique doivent être soigneusement distingués. Soit. Mais lu spécificité même de ce qui est en cause rend l’objection irrecevable : l’étant ne peut être conçu que comme étant précisément ; autrement dit, s’il est affirmé comme tel, c’est que nécessairement il est (même s’il se limite à une affirmation ontologique, laquelle n’est pas rien). Ce n’est pas à l’argument ontologique de saint Anselme et de Descartes qu’il faut se référer ici, mais bien plutôt à Spinoza pour qui la Substance, c’est-à-dire le Tout de l’étant, ne peut être conçue que comme existante : l’affirmation selon laquelle le Tout de l’étant, cause de soi (toute causalité est par définition comprise en lui), est ou existe, cette affirmation, donc, est « nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce « , comme dit Descartes à propos d’une question analogue, ne serait-ce que pour cela. Si donc j’appelle étant cela qui ne se définit que par son être, alors cela, à savoir l’étant, est nécessairement, non seulement par définition, mais bien ontologiquement. S’il n’est question que de l’étant uniquement considéré comme tel, la tautologie est vérité matérielle : l’argument ontologique implicitement contenu dans les six premières définitions de L’Ethique, justement parce qu’il ne concerne pas un déterminé comme ce Dieu que conçoit Descartes, est absolument irréfutable. En tant donc que l’être n’est pas seulement pour l’étant (exclusivement conçu selon cette indéterminité) une nécessité logique comme d’avoir des rayons égaux pour le cercle, mais bien une nécessité ontologique identique à son propre fait, la possibilité que l’étant ne soit pas n’est pas seulement absurde logiquement, elle l’est aussi absolument (4). Ce premier acquis va permettre une interrogation par quoi la véritable valeur de cette thèse, dont la nécessité semblait si fortement s’imposer, deviendra manifeste.
D’abord, la thèse de la contingence ontologique est, dans son principe même, parfaitement exclusive de la question à quoi elle prétend se rapporter : en demandant pourquoi il y a l’étant en général, celle-ci le désigne bien comme relevant d’une interrogation fondamentale. Et par conséquent le désigne selon une nécessité radicale, puisque c’est précisément comme fondé, c’est-à-dire comme nécessité par une raison suffisante, qu’elle l’interroge. La question qui l’oppose au « rien » ne demande donc surtout pas s’il y a nécessité, mais bien au contraire elle l’affirme a priori, et porte sur son élucidation. En d’autres termes, la question ne constitue pas cette thèse comme la possibilité d’une réponse, mais comme la conséquence du refus d’entendre son énoncé, lui qui inaugure toute intelligence possible.
Ensuite, en présentant le rien comme une possibilité réelle écartée par l’étant dans son ensemble, et par conséquent extérieure au monde, cette thèse en peut faire autrement que le substantifier, faute de quoi il ne saurait être question de l’alternative dont elle prétend être la vérité : elle affirme que le rien (auquel, Dieu merci, nous aurions donc échappé) aurait pu être. La thèse de la contingence ontologique est ainsi celle du rien absolu comme possible rétrospectif qui aurait pu se réaliser, du rien comme étant par conséquent quelque chose… et non pas rien. Un choix originel entre quelque chose d’étant, et ce rien qui aurait donc pu être, se fût donc opéré dans un tout premier fiat, incompréhensible comme premier, et contradictoire comme étant lui-même le fait de quelque chose et non pas de rien – à savoir d’un sujet qui par ailleurs se fût lui aussi contredit, puisque l’expression qui l’eût défini comme tel eût pourtant été contingente. (Dans le même ordre d’idées, Sartre montre dans L’Etre et le Néant que pour l’étant il revient exactement au même qu’il ait été créé, ou qu’il ne l’ait pas été.)
La thèse de la contingence de l’étant comme tel qui pouvait dans un premier temps paraître provoquer » l’étonnement » dont parle Platon, l’étouffe au contraire. Certes, elle rend étonnant (c’est-à-dire incompréhensible, puisqu’elle est précisément la thèse de la contingence !) le fait qu’en général l’étant soit, mais elle ne met pas en question l’évidence première de cet être, qu’elle suppose bien au contraire. Elle se maintient ainsi dans l’ordre des » évidences à bon marché » que stigmatise Heidegger au début de son Introduction à là métaphysique : au lieu de nous réveiller de la compréhension courante que nous pouvons avoir de l’étant, elle en est au contraire l’accentuation, et d’autant plus dangereuse qu’elle se présente explicitement comme l’origine de cet étonnement radical qui définit la véritable pensée. A la fois absurde – ce qui lui ôte jusqu’à la possibilité d’être fausse – et dangereuse, cette thèse devait être dénoncée à cause de l’apparence trompeuse qu’elle confère à la mention du rien qui inaugure l’interrogation métaphysique et fonde paradigmatiquement l’intelligence en général : elle revient non seulement à en signifier par récurrence la mystérieuse positivité (ce qui ouvre la porte à toutes les démissions de la religion ou à toutes les rages du nihilisme), mais surtout elle désigne l’intelligence comme essentiellement vaine : qu’importent les explications qu’on élabore, puisque les choses sont, dans leur nature ultime c’est-à-dire véritable, inexplicables !
Il n’en reste pas moins que la mention du rien se fait à propos du pourquoi : toujours-déjà reconnu dans su nécessité, l’étant est interrogé selon elle. Ce qui signifie bien que cette nécessité, pourtant énoncée par lu question comme son u priori constitutif, ne va pas & soi, puisqu’il s’agit justement, en comprenant, de l’établir – et de l’établir comme raison d’être, de ce même être qui suffit précisément à définir, l’étant.
On l’exprimera d’une manière plus générale en disant que c’est l’étant en tant qu’étant qui se trouve mis en cause par la mention fondamentale du rien. Sujet par définition tautologique (impossible de le définir autrement que comme « cela qui est, en tant qu’il est « ), l’étant est ce par quoi il y a quelque chose, à savoir les manifestations dont et par quoi il est sujet, plutôt que rien (car n’être sujet de rien, c’est n’être pas sujet du tout, et par conséquent ne pas être), en même temps qu’il est lui-même justifié par une raison suffisante d’être (… quelque chose plutôt que rien). Parler de l’étant en tant qu’étant, c’est le considérer dans son étantité, de même que parler du cercle en tant que cercle dans sa circularité, etc. Ce que nous apprenons donc de la mention du rien, second tertre apparemment superflu de la question fondamentale, c’est que l’étantité ne va pas de soi bien que, comme on a vu, sa contestation soit dénuée de toute signification. Critique, en somme, si l’on nous accorde comme définition de la crise » la contradiction de ce qui ne peut être contredit » (crise du logement: on manque d’appartements ou de maisons, mais il faut bien se loger). Le caractère critique de l’étantité de l’étant serait donc énoncé par l’interrogation qui en définit paradigmatiquement l’intelligence comme sa confrontation à rien – » rien » où il ne faut dès lors pas voir on ne sait quel néant substantifié, mais bien l’indication de ce caractère originel. Attachons-nous à définir exactement ce qui est mis en cause de cette manière.
L’ÉTANTITÉ DE L’ÉTANT
Si l’étant est désigné comme tel, c’est en tant que lui-même il est. Le désigner selon son étantité, c’est le dire sujet déterminé de son propre être. Mais l’acte d’être est conçu abstraitement si on ne le comprend pas comme accomplissement, son sujet n’étant réellement sujet que par ce qui l’accomplit comme tel. La mention de l’étantité désigne donc l’étant selon ce qui l’exprime, en tant qu’il en est le sujet : raison de toutes ses manifestations, il sera récurremment défini, et donc constitué, par elles dans sa détermination effective. Mais la raison des manifestations est justifiée de l’être : c’est comme expression de son fondement que l’étant peut être fondement de ses expressions. Sa détermination essentielle à son étantité, puisqu’il est bien cela qui est, en tant que tel – se comprend donc à la fois selon la justification qu’en donne une raison suffisante, et selon la définition récurrente qu’en donnent les manifestations. Plus exactement, on dira que son identité particulière propre (iJ est lui-même et non un autre, et comme tel il est) se trouve assurée d’une part par un fondement déterminé qui, en le justifiant s’exprime en lui, et d’autre part par des manifestations elles aussi déterminées qui le manifestent, précisément, comme tel ou tel. C’est donc inséparablement dans la procession de son fondement et dans la fondation de tout ce qui le manifeste que l’étant est assuré d’être lui-même- La transitivité de l’expression (il exprime son fondement et fonde ses expressions) est ainsi l’origine de ce qu’on doit nommer l’univocité essentielle de l’étantité, le fait que comme sujet de son propre être l’étant soit bien lui-même et non un autre, ainsi déterminé et non autrement ; ou plus précisément elle est l’unité de la fondation qui justifie l’étant d’être (celui qu’il est), et de la manifestation qui le définit récurremment comme tel ou tel. C’est par conséquent la mise en cause de cette structure (qui ne fait qu’expliciter la définition de l’étant comme » cela qui est « ) que signifie la mention du rien, seconde partie de la question fondamentale.
Comprendre l’étant selon une déterminité établie (tel ou tel, et ainsi sujet de son propre être), c’est le concevoir à partir d’un fondement et d’expressions également assurés. Si en effet le fondement est problématique il est impossible de dire que l’étant est vraiment ce que, de toutes manières, il doit bien être puisqu’il n’est précisément pas rien : ce rêve est-il un avertissement divin, ou une formation de compromis justifiée par l’inconscient du rêveur ? Exactement comme il est impossible de le dire si ce caractère appartient à son accomplissement: cette hache est-elle un simple outil, ou au contraire l’instrument d’un horrible drame ? C’est que l’univocité proprement dite relève de la continuité de la constitution qu’opèrent les manifestations continuité assurée par la transitivité de l’expression. in tant donc que tout étant est expression de son fondement et fondement de ses expressions, de ce qui le justifie et le réalise comme sujet, son étantité peut se trouver mise en question comme non assurée à l’un et/ou à l’autre de ces niveaux : on dira à chaque fois que l’étant considéré ne sera pas vraiment lui-même, bien qu’évidemment il ne soit surtout pas un autre – en quoi consiste donc à proprement parler la » crise d’étantité « . On doit même ajouter que l’étantité de l’étant est originellement critique, puisque ni son statut de fondé ni son statut de fondement ne vont de soi, n’échappent à une confrontation qui les rend problématiques: le fondé est comme tel essentiellement l’autre du rien et le fondement, de la même manière, ce par quoi le rien n’est précisément rien. Au double niveau où son étantité doit s’assurer, l’étant se trouve donc toujours-déjà confronté à ce qui n’est pas lui, alors que par définition lui seul peut être…
Qu’en est-il exactement de cette crise d’étantité qu’on doit par conséquent dire originelle, et dont la mention du rien est l’indication ? Comment l’étant peut-il être celui qu’il est (puisque c’est bien lui qui est) tout en ne l’étant pas vraiment ? Nous n’aurons quelque chance de répondre à ces questions, c’est-à-dire de savoir ce que signifie en fin de compte l’incontournable mention du rien inaugurale non seulement de la métaphysique, mais surtout de toute intelligence possible que cette dernière conditionne comme supposition a priori de la légitimité du savoir, que si nous découvrons sa nécessité profonde à partir de son origine, telle que ce même savoir en est l’imposition.
L’ORIGINE DU RIEN
Une première indication se présente: c’est uniquement le fondement, considéré comme tel, qui peut en être l’origine. Le rien, comme autre de l’étant, ne se définit en effet que par l’exclusion qui en est faite et le fondement est précisément ce par quoi il y a quelque chose et non pas rien. Cela signifie, pour ce qui le concerne, l’identité de la fondation des fondés et de l’exclusion du rien. Les fondés sont tels par la fondation, le rien n’est tel que par l’exclusion; les deux opérations n’en sont réellement qu’une : l’actualité spécifique du fondement. La question de l’origine du rien est donc équivalente à celle-ci : pourquoi le fondement a-t-il comme caractère essentiel d’opposer le rien à ce qu’il fonde ? Traduisons cette question en indiquant qu’elle porte sur le savoir en tant que tel, puisque la position du fondement pour rendre compte de la réalité que dès lors on nommera fondée, s’autorise de la thèse implicite que cette réalité relevait déjà du savoir de sa nécessité.
Le fondement n’est tel que s’il s’épuise à fonder. Cela ne signifie évidemment pas qu’il soit impossible au fondement d’exister proprement (le soleil qui fonde une multiplicité de phénomènes existe aussi), mais cela signifie que c’est seulement ce qui en lui s’épuise à fonder qui peut être dit fondamental (le soleil fonde beaucoup de choses, mais s’il existe, c’est qu’il ne s’épuise Pas entièrement à les fonder). L’être du fondement qu’on définit comme son expression est donc rigoureusement identique à la négation de son être en soi, à l’exclusion de sa subsistance en deçà des fondés ; ou plus exactement, son être est cette exclusion elle-même, puisqu’il n’est justement fondement que dans la mesure exclusive de son épuisement. Ce qu’on peut signifier en disant que l’essence du fondement consiste à se nier dans la réalité de ses expressions, et par conséquent à n’être surtout pas autre chose qu’elles : en tant que tel, il n’a de réalité que comme modalité du savoir. On le voit d’ailleurs très bien en comprenant que s’il pouvait être réellement autre chose que la totalité des fondés, cela signifierait qu’il ne se serait pas épuisé en elle, qu’il ne l’aurait pas fondée (et par conséquent on se tromperait en parlant de fondés qui seraient les siens), ou bien alors que l’on aurait considéré en lui une partie qui n’était pas fondamentale. L’essence du fondement est donc de ne pas être autre chose que ce qu’il fonde. Et le savoir se pose comme tel (comme savoir de quelque chose et non pas de rien) dans l’acte même de cette exclusion. On exprimera cette nécessité, en disant qu’elle réside dans le fait qu’en soi, c’est-à-dire abstraction fuite des entités dont il est la justification, il n’est absolument rien. Et en effet, quand on fait abstraction de toutes les expressions d’un fondement, il ne reste rien, comme si ce rien, autre des fondés, était précisément le fondement qu’on avait voulu isoler.
Nous nous demandions comment comprendre l’équivalence radicale de la position transitive de quelque chose et de l’exclusion du rien (exclusion par quoi le rien n’est précisément rien); nous voyons maintenant que la réponse à cette question est tout simplement la définition de la fondation du fondement – c’est-à-dire de son être – comme son acte : tout acte est en effet l’identité pour un sujet de la négation radicale de son être en soi à l’affirmation de ses expressions. Car c’est bien dans la mesure exacte où en soi le fondement n’est rien, que les fondés sont en son nom : il n’est surtout pas une substance mystérieusement tapie derrière ses expressions, mais il est le fait qu’elles soient précisément des expressions, qu’elles soient proprement intelligibles. Le savoir ne peut ainsi parler d’être propre, pour le fondement, que dans la seule mesure où il y a en lui quelque chose qui n’est pas fondamental, que dans la mesure de son existence, si on lui accorde d’entendre cette dernière (ainsi que le montre l’exemple du soleil qui vient d’être cité) comme « l’acte de ce qui ne s’épuise pas en autres que soi « . Par où l’on signifie comme vérité du savoir que le rien originellement exclu par le fondement, et défini comme tel précisément dans cette exclusion, c’est le fondement lui-même en tant que tel, c’est-à-dire en tant que son acte est de s’épuiser en ses manifestations : il n’est absolument rien d’autre que le fait qu’elles soient, en leur être, des manifestations. On peut dire ainsi que le fondement est l’autre des fondés, compte tenu de ce qu’en dehors de leur totalité, il n’y a rien. Cette position du rien comme tel (pour ainsi dire en face de l’étant) est par conséquent le trait inaugural du savoir.
LE RIEN COMME RÉVÉLATION FONDAMENTALE
Enquêtant sur la manière dont le savoir se pose lui-même, nous venons d’apprendre qu’il le faisait en décidant que le fondement était comme tel l’origine du rien, ou plus précisément qu’il était ce rien lui-même comme l’autre des étants (toujours fondés), en quoi son être est de s’épuiser. Seul ce qui s’épuise dans la nécessité de l’étant, à savoir son fondement, peut à la fois lui être opposé et n’être rien d’autre que lui. Toute mention du rien est donc signification du fondement, et le savoir s’indiquerait ainsi lui-même pour ainsi dire à côté de tous les objets que, comme tel, il constitue c’est-à-dire dont il autorise la reconnaissance.
La déduction paraît hâtive, pourtant. La problématique du fondement n’est en effet pas la seule occasion de mentionner le rien, lequel et même parfois cité (en accord avec l’étymologie française: du latin res) en un sens positif. Je dirai par exemple qu’il n’y a rien dans le vivier quand ne s’y trouve aucun poisson, ou que j’ai occupé ma journée à des riens…
En examinant la structure de l’étantité tel que le savoir en est obligatoirement la reconnaissance, nous avons vu que l’étant devait être compris inséparablement comme l’expression de son fondement et le fondement de ses expressions. La mention du rien peut assurément le concerner comme fondé, selon ce qui vient d’être dit ( » il est ceci et non pas rien « ). Mais ce qui apparaît également, si l’on veut bien y prendre garde, c’est que les mentions du rien qui sont étrangères à son fondement le concernent en tant que lui-même est fondement : cela dont l’être ne peut être pensé que comme expression, accomplissement. Qu’est-ce, par exemple, qu’un vivier qui ne contient rien, sinon un vivier qui ne s’accomplit pas entièrement comme vivier, auquel il appartient essentiellement de contenir des poissons ? Et quelqu’un qui parle pour ne rien dire, n’est-ce pas quelqu’un qui ne s’accomplit pas entièrement comme locuteur, en tant qu’il appartient essentiellement à la parole d’être créatrice de sens ? Quant à ce qu’on appelle des riens (bagatelles, choses de peu d’importance, etc.), ne doit-on pas les définir à la fois comme semblant à peine fondés, en ce sens que leur nécessité ne s’impose pas, et comme ne donnant pas lieu à des conséquences essentielles, à des effets importants (à peine un sourire, ou un léger plaisir…) ? La mention positive du rien, loin de contredire son habituelle mention négative, l’accomplit au contraire selon l’affirmation qui résulte d’une double négation: elle concerne ce dont le fondement ET l’accomplissement manquent également d’assurance, ce dont l’étantité est donc de part en part problématique (des étants, oui, mais à peine…), tandis que l’autre n’est utilisée qu’à propos du fondement (quelque chose et non pas rien) OU de l’accomplissement (le vivier ne contient rien). L’étant à propos duquel est fait mention du rien est ainsi toujours celui dont l’étantité est problématique au niveau de son fondement et/ou de son accomplissement. Ce qu’on signifiera donc en disant qu’il n’est pas vraiment lui-même: comme l’expression de son fondement et/ou sujet de son accomplissement – son étantité proprement dite devant se comprendre selon leur continuité assurée par la transitivité de l’expression – l’étant n’est pas absolument assuré celui d’être que, comme sujet de son propre être, il est.
Or force nous est d’admettre que ce défaut d’assurance concerne tout étant, selon la double structure qui conditionne son étantité. D’abord, tout ce qui est relève d’une raison d’être qui, précisément comme telle, n’est rien d’autre que l’intelligibilité de ce qu’elle permet de comprendre (qu’est-ce que l’inconscient, par exemple, sinon ce qu’un ensemble de phénomènes humains, ceux où la parole manque, définit comme son intelligibilité fondamentale?), autrement dit n’est jamais donnée. L’étant n’est par conséquent jamais définitivement assuré de sa fondation : comme fondé, il n’est jamais définitivement défini (pour les hommes de l’Antiquité, le rêve procédait de la parole divine, pour nous cette même réalité exprime l’inconscient du rêveur; que sera-t-elle pour nos descendants ? et pour les leurs?). Ensuite, tout étant s’accomplit comme sujet en un ensemble d’expressions dont le nombre est aussi indéfini que celui des possibles, de sorte qu’à son propos on peut toujours faire mention du rien. Si par exemple, on trouve des poissons dans le vivier, on pourra toujours dire qu’il ne contient rien comme crustacés, comme cailloux ou même comme secret si à la suite de circonstances rocambolesques il s’est trouvé être une cachette. Ainsi, tous les possibles envisageables conditionnent autant de définitions récurrentes pour l’entité qu’ils concernent, car le possible n’est pas moins déterminant que le réel (c’est par exemple la possibilité de blesser et non la blessure effective qui suffit à définir l’arme; mais celle-ci peut encore donner lieu à un marché, à une exposition, etc., c’est-à-dire être encore différemment définie). Ce qui nous oblige à conclure que comme fondement l’étant n’est jamais définitivement défini et que le savoir s’entend originellement lui-même selon l’impossibilité de sa clôture.
Ainsi, comme expression de son fondement et fondement de ses expressions, autrement dit dans son étantité, tout étant est originellement et irréductiblement concerné par le rien: à l’un et/ou à l’autre de ces niveaux, on pourra toujours mentionner une impossibilité pour lui d’être absolument univoque, d’être absolument ceci ou cela sans qu’apparaisse la moindre frange d’équivocité. On exprimera cette nécessité en disant qu’aucun étant n’est jamais définitivement défini (5), que son étantité n’est jamais absolument assurée qu’elle est originellement critique. C’est ce que signifie la mention du rien, positive ou négative, à quelque niveau qu’on la considère. Loin donc de s’enfermer dans la position d’une identification totale à la vérité, il appartient au savoir en tant que tel, c’est-à-dire à la reconnaissance légitime des étants comme étants, d’apercevoir en eux sa propre incomplétude, et même de les constituer par la contradiction de relever d’un savoir toujours préalable et par conséquent théologique donc total (la problématique du fondement dans laquelle n’importe quoi s’inscrit d’avance) et aussi de relever d’une incomplétude, d’une impossibilité que ce préalable soit en même temps totale, dont l’inaccomplissement du fondé en tant que fondé – autrement dit du phénomène – est l’indication. Traduisons encore : tout savoir est théologique à cause de son antériorité de principe sur les réalités qui en relèveront, et tout savoir bute sur le mur de l’athéisme à cause de l’impossibilité que cette théologie assure totalement l’étant comme tel. Car voilà bien la raison décisive de l’alternative entre quelque chose et rien dans la question du savoir c’est-à-dire de la théologie (la raison pour laquelle il y a en général quelque chose et non pas rien, c’est Dieu par définition) : le monde est originellement théologique (impossible d’appréhender la moindre chose sans le faire depuis l’a priori des raisons de son existence) et en même temps cette théologie est frappée d’une impossibilité (l’incomplétude de tout savoir) dont l’étant en tant que tel, c’est-à-dire en tant que légitimement reconnu comme tel, est pour ainsi dire la victime.
CONSÉQUENCES TRANSCENDANTALES
La mention du rien comme mise en cause de l’étantité pourtant tautologique de l’étant doit se comprendre selon ce qui la conditionne, à savoir 1°) sa rationalité, puisqu’on vient de voir que son étantité était la nécessité même qu’il fût compris comme expression de son fondement et fondement de ses expressions, et 2°) son être, puisque c’est seulement par son être qu’un étant peut, précisément, être dit étant.
1°) Mise en question de là rationalité Tout étant, comme déterminé, relève d’un ordre qui lui donne sens (par exemple, pour le vivier : l’élevage des poissons, et plus généralement l’alimentation des hommes). Ce domaine n’est pas seulement matériel en ce qu’il comprend un grand nombre de choses, mais principalement formel en ce que les relations qui confèrent leurs propriétés aux entités qui le composent relèvent d’une légalité qui lui est propre (on ne range pas un bureau de la même façon qu’une cuisine, etc.). Un ordre de signifiance, c’est donc une certaine manière pour les étants qu’il comprend de faire sens. Or quand un étant apparaît concerné par le rien au double niveau où iJ peut l’être, ce qu’on pourrait nommer le circuit de sens par quoi l’identité fondamentale de son domaine s’effectue jusque dans la plus humble des choses est en quelque sorte rompu : quand on ne sait pas pourquoi il y a un vivier (la formulation » plutôt que rien » étant sous-entendue), ou quand il ne contient rien, c’est l’alimentation elle-même qui pose problème, ainsi que les différentes façons qu’elle a de s’effectuer – puisqu’ainsi tout étant relève de la légalité de son domaine de signifiance, non seulement en ce qu’il s’y soumet mais encore en ce qu’il en est l’effectuation concrète, et même en ce que celle-ci le constitue exhaustivement, le fait qu’il ne soit plus vraiment lui-même s’identifie à la mise en question de cette légalité originelle : elle ne s’effectue plus comme elle doit le faire pour être, à son tour, vraiment elle-même. On dira ainsi que le rien met en question la rationalité de l’étant – ou plus exactement qu’il est proprement cette mise en question – ce qui est une manière d’en reconnaître le caractère d’a priorité, mais aussi la contestation. Nous avons vu en effet que la question qui demande pourquoi il y a l’étant plutôt que rien ne niait surtout pas qu’il s’épuisât en sa rationalité (expression de son fondement et fondement de ses expressions), mais qu’elle le supposait bien au contraire. Dans la mention du rien, cette rationalité toujours-déjà reconnue est mise en question: absolue, et pourtant nullement assurée.
2° ) La mise en question de l’être Conformément à la structure de l’étantité, la mise en question de son être doit concerner l’étant comme expression de son fondement et/ou comme fondement de ses expressions.
a) Expression de son fondement, l’étant voit son être mis en question quand celui-ci est problématique. Supposons par exemple qu’on ne sache pas s’il convient de comprendre un rêve comme avertissement divin, satisfaction hallucinatoire d’un désir inconscient, ou autrement. Il apparaîtra problématique quant à son être de fondé, lequel sera pourtant toujours-déjà reconnu en tant précisément qu’on l’interrogera. Phénoménologiquement, on décrira cela en disant que le fondé en tant que tel apparaît comme en trop, modalité réductible seulement par la découverte de sa nécessité. Tant qu’en effet je n’ai pas rendu compte de quelque chose par une raison suffisante, l’étant en question apparaît comme injustifié, comme n’ayant pas lieu d’être, bien qu’à l’évidence il soit. En cela consiste donc le caractère problématique de l’être du fondé: son être (de fondé) s’impose au lieu de passer inaperçu dans l’ustensilité générale du monde, et plus précisément dans l’ordre fondamental dont il doit bien relever. En d’autres termes, il est sans que cela aille de soi, s’imposant dès lors strictement comme étant.
b) Fondement de ses expressions, le sujet n’est rien d’autre que leur intelligibilité. S’il s’accomplit parfaitement selon la légalité de son essence concrètement déterminée (par exemple, il appartient essentiellement au vivier de contenir des poissons, et s’il est une cachette de contenir des secrets), son être ne pourra jamais poser problème, le propre du fondement étant précisément la non-propriété de son être (il est seulement ce que des phénomènes posent comme leur intelligibilité). Mais que son expression soit problématique, autrement dit qu’à propos de celle-ci le rien soit mentionné, et son être s’imposera. Si par exemple le vivier ne contient rien, alors son être de sujet posera bien problème, puisque c’est l’accomplissement qui fait le sujet. Phénoménologiquement, il apparaîtra donc comme inaccompli, comme n’étant pas ce que, selon son essence, il doit être : il apparaîtra selon le manque. Dans le cas du vivier, l’absence des poissons, ou du secret, sera en quelque sorte visible bien – ou plutôt parce – qu’il n’y aura rien à voir, et elle l’affectera en son être de sujet, ainsi rendu évidemment problématique (comme une bouteille de vin vide sur la table au début du repas relèvera d’une incongruité qui affectera sa simple présence, et non pas sa nature). Pas plus que ce qui est problématique quant à sa justification, ce qui l’est quant à son expression ne peut se perdre dans l’ustensilité générale du monde.
c) L’étant peut enfin s’imposer comme doublement problématique, selon l’une ET l’autre de ces structures. On ne suit alors de quelle justification il procède, et son accomplissement n’apparaît pas. Il s’agit de la thèse de1′ »en soi », brut et in-signifiant, qui ne doit surtout pas être comprise pour elle-même, mais seulement comme la crise qui affectera de part en part la rationalité de l’étant – lequel est bien en lui-même toujours quelque chose, puisqu’il est précisément cela (une racine de marronnier, pour reprendre l’exemple de La Nausée) qui est, en tant que tel.
La mise en question de la rationalité de l’étant au double niveau de sa fondation et de son accomplissement apparaît ainsi rigoureusement corrélative de celle de son être (6). Ce qui en effet est assuré et de sa fondation et de son accomplissement, autrement dit ce qui ne pose problème ni comme justifié ni comme sujet, relève, précisément pour cela, d’un être qui va de soi, et qui ne peut en aucun cas être problématisé comme tel – l’étant ne se comprenant alors que selon l’ustensilité générale du monde. Ce qu’on peut énoncer en disant que la question de l’être de l’étant ne peut se Poser que dans la mesure exclusive où son étantité n’est pas assurée, et selon une acuité exactement proportionnelle à l’importance de cette non-assurance. Car la crise de l’étantité signifiée par la mention (positive ou négative) du rien, rend l’être problématique ou plus exactement est ce caractère problématique lui-même. Nous comprenons alors que la question originelle de la métaphysique, discipline en quoi Heidegger voit un « oubli de l’être », signifie bien au contraire, par le rien qu’elle mentionne essentiellement, la possibilité que cet être soit porté à l’état de problème. Conformément à la structure de l’étantité dans la crise de laquelle elle trouve son origine, cette discipline traitera donc l’étant: a) comme problématique dans son être de fondé (recherche des principes ontologiques ou gnoséologiques); b) comme problématique dans son être de sujet, c’est-à-dire dans son accomplissement (problème des fins, du Bien); c) comme problématique quant à sa justification ET à son accomplissement, c’est-à-dire, globalement, quant à son sens (problème du » sens de la vie » en général – et par ailleurs le nihilisme appartient bien à la métaphysique, lui qui se définit par la double assertion suivante: « il n’y a pas de véritable justification » ET « il n’y a pas de réponse à la question » à quoi bon ? » « ).
C’est que l’être toujours-déjà reconnu (et la reconnaissance de l’être, c’est le savoir) ne peut accéder à la dimension de la pensée qu’à la condition d’avoir été rendu problématique. Or d’emblée, il ne l’est jamais, puisque l’évidence absolue de l’étant le cantonne nécessairement dans l’implicite sauf, justement, quand son étantité est en crise. Il importe donc au plus haut point de ne pas commettre de contresens au sujet de cette » révélation » de l’être, exclusivement conditionnée par son caractère problématique. L’être en effet n’est surtout pas quelque chose que l’étant dissimulerait habituellement et qui, par la miraculeuse vertu du « rien », apparaîtrait soudain au grand jour. Au sens strict, l’idée d’une dissimulation de l’être par l’étant est incompréhensible, puisque c’est précisément par son être que l’étant est reconnu » étant » – impossible en effet, nous l’avons dit, de le définir autrement que comme » ce qui est, en tant que tel » – et que d’autre part toute dissimulation est dissimulation de quelque chose (qui est), c’est-à-dire d’un étant. Mais il est vrai que l’être ne pose habituellement pas problème, teste ignoré. Ce n’est pas qu’il soit « caché », rirais c’est au contraire parce qu’il est trop proche, trop familier pour être mis en question : c’est en effet toujours auprès de l’étant, ce qui est mais d’abord toujours compris comme ceci ou cela, que nous nous affairons. Le caractère problématique par quoi seulement l’être peut se « révéler » ne peut donc se comprendre qu’à travers une crise qui va affecter l’étant comme précisément ceci ou cela dans sa détermination, c’est-à-dire dans son rapport aux déterminants. C’est, pour prendre un exemple analogique, le coureur qui retient l’attention sur le stade, et non sa course qu’en ce sens on peut dire dissimulée par lui, trop évidente pour être vue. Mais que, comme coureur, il soit en crise (insuffisamment fondé – par manque d’entraînement – à se prétendre tel, ou encore empêché – par des intempéries – de s’accomplir totalement comme tel), et c’est alors sa course elle-même, comme problématique, qui retiendra l’attention- La crise d’étantité de l’étant, c’est donc pour son être qu’il pose problème, et réciproquement. Ainsi, l’être qui se révèle dans l’absolue exclusivité de la crise d’étantité ne doit-il jamais se comprendre comme indéterminé (c’est pourquoi la mention heideggerienne de l’Etre en général, avec une majuscule et tout ce que cela connote, nous parait totalement dépourvue de signification). Il ne peut être pensé, conformément à la structure de la crise d’étantité de cet étant dont il est précisément l’être, que : a) comme l’être-fondé, b) comme l’être-sujet, c) comme l’être absurde de cet étant dont l’assurance est en crise à l’un ET à l’autre des niveaux indiqués. L’étonnement philosophique, si l’on admet qu’il concerne essentiellement l’être de l’étant, c’est-à-dire l’étant comme étant, est donc nécessairement critique, au sens de la crise d’étantité : rupture des finalités mondaines.
La mention du rien est donc celle du caractère critique de l’étantité de l’étant (laquelle, une fois sa structure élucidée, se confond avec sa rationalité) et du caractère problématique de son être. Conformément à la définition de la crise que nous avons proposée, cette signification contredit ce que nous avons appris quand il s’agissait d’écarter le contresens habituellement commis à propos du second terme de la question absolument fondamentale, à savoir que l’être de l’étant ne pouvait être contesté, et aussi, quand il s’est agi de son étantité, que tout ce qui était, comme sujet déterminé de son propre être, était nécessairement expression de son fondement et fondement de ses expressions : deux manières de dire que l’étant est assuré (étant car justifié d’être, justifié d’être puisqu’étant). Or la mention du rien, en signifiant le caractère critique de l’étantité et corrélativement le caractère problématique de l’être apparaît comme la rupture d’une assurance que la rationalité de l’étant, dont elle est la reconnaissance a priori, devrait toujours-déjà, et définitivement, avoir opérée. Autrement dit comme la rupture du savoir lui-même, dans sa nécessité transcendantale. L’énigme dont nous cherchons le mot, c’est donc dans le savoir lui-même la contradiction qu’il y a entre d’une part l’affirmation, aussi incontournable que la mention du rien, de la non-assurance de l’étantité et de l’être de l’étant, et d’autre part la nécessité de reconnaître a priori comme la condition même de cette mention (dans la question fondamentale) cette étantité et cet être comme de toutes façons toujours-déjà établis (c’est l’étant comme tel qu’elle interroge). Toujours-déjà assuré de sa rationalité et corrélativement de son être, toujours-déjà en crise pour ce qui est de l’une et problématique pour ce qui est de l’autre, voilà donc la contradiction de l’étant que, comme son unité, signifie la mention du rien. Irréductible mise en cause de ce qu’elle suppose, cette mention se donne donc pour l’identité d’une identité première et de sa rupture.
Cette difficulté, c’est l’incomplétude du savoir, autrement dit la contradiction qu’il y a entre sa nature théologique et sa réalité d’athéisme. Car l’athéisme n’est pas la négation d’un étant particulier, Dieu au nom de quoi tout est, et que le savoir identifie par conséquent à son seul nom, mais c’est la négation de la valeur d’assurance ontologique du savoir suspendu à ce nom, et dont il serait absurde de nier qu’il conditionne la légitimité des reconnaissances ontologiques. Mais justement : ce que j’ai raison de reconnaître relève d’un savoir dont je ne puis prendre conscience que réflexivement (le transcendantal est transparent : la chose est simplement présente) et ce savoir, justement comme savoir c’est-à-dire comme éventualité réflexive, n’assure comme tel aucune existence. On voit le paradoxe : le savoir autorise la reconnaissance d’un être dont il n’est pourtant pas l’assurance. Théologie dans le premier ordre – de sorte que tout le monde est naturellement croyant, puisqu’on reconnaît la réalité des choses et que toute reconnaissance s’autorise implicitement d’un savoir qui cautionne leur être -, le savoir est donc athéisme dans le second : impuissance de la caution divine à assurer ce qu’elle cautionne, et par conséquent vanité de cette caution. En ce sens, et avec Heidegger, nous reconnaissons le nihilisme pour l’accomplissement de la métaphysique.
LE CERCLE FONDAMENTAL ET L’IMPOSSIBILITE DE SA CLOTURE
A l’intérieur du savoir lui-même c’est-à-dire de l’être même des étants du point de vue de la légitimité de sa reconnaissance, la crise d’étantité est fondamentale : elle concerne l’étant comme expression de son fondement et/ou fondement de ses expressions. Nous pourrons donc en acquérir une intelligence exacte en élucidant la nécessité transcendantale qui veut que le fondement ne soit, en tant que tel, absolument rien – absolument rien d’autre que l’étant dont il est l’intelligibilité propre (un rien que la réflexion nous fait ensuite identifier au savoir, ou plus exactement à son statut métaphysique de condition ontologique inaccomplie). Que le fondement, autre des fondés quand il est leur position (il est ce par quoi il y a l’étant et non pas rien), ne puisse qu’être ce rien, cela signifie donc, puisqu’il n’y a effectivement qu’eux, sa fondation par les fondés – qui sont bien en eux-mêmes des fondés, c’est-à-dire des étants dont l’être est seulement possible au nom d’une certaine entité, ainsi constituée et donc instituée par eux comme la raison déterminante de leur être. Attachons-nous à élucider le nihilisme comme inversion de la nécessité théologique (c’est-à-dire encore comme impossibilité structurelle de l’athéisme).
Cette nécessité, on peut donc la présenter en soulignant que tout étant n’est lui-même qu’au sein d’un espace fondamental qui le conditionne à être celui qu’il est, à savoir une manifestation de son fondement.
Celui-ci, parce qu’il donne lieu à une pluralité de fondés en quoi il s’épuise, ne se distingue pas, dans l’acte qui le définit, de l’instauration de l’espace de leur sens : nous avions pris l’exemple de l’inconscient qui, comme fondement, est identique à l’instauration d’un ordre au sein duquel seulement certains phénomènes humains pourront être ce que la psychanalyse dit qu’ils sont. Mais l’espace fondamental, comme tel lieu d’être spécifique des fondés, peut tout aussi bien être dit instauré par ceux-ci, en tant qu’ils sont (ce qu’ils sont) : il s’est trouvé par exemple une situation concrète, l’Europe à la fin du dix-neuvième siècle, où l’hystérie pour la première fois était une parole, et non plus une simulation ou la conséquence d’un déplacement d’organes, etc., et cela ne se distingue pas de l’inauguration de la psychanalyse comme espace de sens, c’est-à-dire de l’actualité de l’inconscient.
On se trouve donc bien devant un cercle, celui de la fondation du fondement par le fondé qui en est pourtant l’expression ou, si l’on préfère, de la constitution d’un espace de possibilité par cela qui y a exclusivement lieu d’être, uniquement parce qu’il est lui-même et non pas autre chose. Si donc le fondé peut de cette manière être fondement de son fondement, c’est bien parce que celui-ci n’est rien en soi, qu’il n’y a effectivement rien d’autre que le fondé, lequel est pourtant bien un fondé. Seulement, la circularité qu’on signifie en disant que le fondement est comme tel fondé par ce qu’il fonde est en soi absolument incompréhensible : sans vrai commencement, ce cercle n’est qu’une idée abstraite. Pour qu’à y ait » quelque chose plutôt que rien « , autrement dit pour que le fondement soit vraiment un fondement et le fondé une réalité effective, il est donc nécessaire qu’il soit toujours-déjà brisé, qu’on n’en reste pas à une perfection purement logique qui ne serait ainsi perfection de rien – que l’étant, en somme, diffère de sa pure intelligibilité circulaire en identifiant son être à l’effraction de la rationalité qui le constitue pourtant comme tel. Et de fait il l’est : c’est l’incomplétude du savoir dont toute reconnaissance doit forcément s’autoriser, autrement dit l’impossibilité que la garantie ontologique (le fondement est ce par quoi une chose est nécessairement) soit assurance ontologique, parce que l’étant n’est jamais définitivement assuré d’être ceci ou cela, ni par conséquent de procéder de tel ou tel fondement. Si l’on voulait assurer ontologiquement la reconnaissance de l’être, autrement dit la rationalité des choses que nous apercevons, il faudrait qu’on puisse considérer le fondé en lui-même, absolument parlant.
Le savoir se reconnaît déjà à l’encontre de sa propre transparence en ceci que le fondement peut s’accomplir en des entités qui seront à leur tour fondamentales pour d’autres, et celles-ci pour d’autres encore, et ainsi de suite selon ce que Descartes appelle la » chaîne des raisons » ; de sorte qu’à la lettre il n’y aura jamais rien, puisqu’un fondement n’est rien d’autre que les fondés et que ceux-ci peuvent très bien à leur tour n’être que des fondements d’un niveau simplement inférieur. C’est ce qu’on pourrait nommer la position pour soi du savoir, à l’encontre de toute possibilité qu’il soit jamais savoir de quelque chose : moment idéalement vide de l’esprit. Pour qu’on puisse réellement parler de fondation autrement que comme la signification abstraite de l’idée générale de » fondement « , bref pour qu’il y ait donc « quelque chose et non pas plutôt rien », il est par conséquent nécessaire que cette « chaîne » prenne fin quelque part, qu’un fondé soit d’une nature telle qu’il’ n’ait plus à s’épuiser en d’autres que lui – qu’il soit donc fondé ultime. Or c’est précisément l’existant que nous désignons maintenant si, par opposition à l’universalité de l’être, on considère selon cette terminologie le non-épuisement d’uni sujet dans des expressions qui soient d’autres entités que lui-même. C’est au niveau de l’existence que peut seulement s’opérer cette rupture de la circularité de la fondation idéale du fondement par les fondés : c’est seulement à ce niveau, précisément défini comme ultime par cette idéalité, qu’il peut y avoir » quelque chose et non pas plutôt rien » (de sorte que la confusion qu’on rencontre ,souvent, notamment dans certains textes ontologiques de Sartre, de l’être et de l’existence, se trouve en fin de compte – cette expression devant être prise au pied de la lettre – légitimée).
IDÉALITÉ ET RÉALITÉ DU RATIONNEL.
Fondé ultime, l’existant est donc récurremment fondement de tout fondement possible, si originel qu’il puisse nécessiter qu’on le conçoive, puisque tous les fondements sont ce qu’il pose nécessairement comme son intelligibilité propre. Par lui, donc, le cercle fondamental serait rompu (c’est un point de départ absolu) en même temps qu’assuré (car l’existant qui fonde récurremment est bien lui-même fondé à exister, puisqu’il existe), sa rupture n’étant alors que l’accomplissement de son assurance, c’est-à-dire que l’impossibilité d’un dernier savoir qui permettrait de tout récapituler. Mais c’est bien ce qui ne laisse pas d’être problématique, car si les fondements nécessairement posés comme son intelligibilité par l’existant l’ont fondé, précisément, ils doivent être en tant qu’avérés définis d’une manière parfaitement univoque, définitive : ce qui suppose que l’existant ait pu récurremment les constituer comme tels. Or c’est justement ce qui est impossible, puisque lui-même n’est jamais définitivement défini (le vivier peut devenir une cachette, un outil une arme, etc.), et que chaque découverte institue pour ce qui existe un nouveau fondement, dont on devra pourtant alors poser qu’il fondait depuis toujours ! Ce paradoxe, nous l’avons reconnu : c’est la crise d’étantité à son niveau ultime, qu’on signifiera dès lors en faisant remarquer qu’il n’y a rien d’autre que l’existant qu’on a raison de reconnaître, lequel est dès lors bien toujours intelligible, c’est-à-dire fondé (à être, c’est-à-dire à être reconnu). Il manque donc encore un élément pour comprendre concrètement la rupture : on sait qu’elle doit se situer au niveau de l’existence (qui rend compte de l’idéalité en tant que celle-ci en rend compte), mais qu’elle doit aussi permettre à la fondation récurrente de n’être pas absolument assurée (bien que par ailleurs sa validité ne doive pas pouvoir être contestée) – faute de quoi nous réduirions la métaphysique à un idéalisme consistant à faire de l’existence un moment de cette nécessité idéale, alors que l’analyse du fondement, bien au contraire, oblige à conclure qu’il n’y a rien d’autre que l’existant, lequel relève du savoir qui le concernait depuis toujours.
La solution est à notre portée si nous comprenons ce que signifie la crise d’étantité à son dernier niveau, c’est-à-dire l’impossibilité dans laquelle l’existant se trouve de constituer d’une manière univoque et définitive les fondements, pourtant avérés par principe, dont il relève toujours – et si nous confrontons cette impossibilité à l’absolue nécessité pour ces mêmes fondements d’être définitivement définis, puisque, précisément, ils sont avérés. Ce qui donne l’idée suivante : l’existant est irréductiblement équivoque, mais en tant qu’intelligible c’est-à-dire en tant qu’existant (fondé ultime récurremment déterminant) il doit être univoque. En d’autres termes : il n’est possible, comme existant récurremment fondateur de ce qui l’a réellement fondé, que selon quelque chose qui fasse de sa propre univocité la condition réalisée de cette fondation récurrente. Par où l’on pose, quand on le considère comme fondé c’est-à-dire depuis la nécessité transcendantale du savoir, qu’il appartient spécifiquement à l’expression, à la chaîne des raisons, de se poursuivre au-delà de l’existant, pourtant fondé ultime : vers ce qui doit l’accomplit d’une manière univoque pour le définir définitivement, lui qui doit définir ce dont il procède réellement. Et ce qui doit l’accomplir, c’est comme pour tout fondement, ce dont il est le sujet. Mais précisément: il est tout au bout de la « chaîne des raisons ». Son expression de sujet ne peut alors que rester suspendue, orientée vers quelque chose qui doit l’accomplir comme univoque mais qui ne pourra par conséquent pas être réel. Ce qu’on désigne donc ainsi, par opposition à la nécessité qui définit les fondements, c’est le possible. Qu’est-il en effet, sinon ce par quoi l’existant qui en est le sujet n’est pas encore vraiment soi-même, parce que non entièrement accompli? La crise d’étantité qui a été repérée à ce niveau est donc en fin de compte identique à la possibilité même du possible : l’existant (récurremment déterminant pour tout fondement dont il procède) est lui-même, mais pas vraiment. Seulement, comme il est réellement fondé, que les fondements qu’il définira doivent être entendus, en tant qu’ils sont avérés, d’une manière absolument univoque, n’être pas vraiment soi-même dans son cas qui est la jonction du savoir et de l’existence, c’est avoir à l’être.
Pour chaque déterminé concrètement reconnu comme tel, c’est-à-dire dans chaque situation, un possible unique se trouve ainsi défini par la nécessaire vectorialité de l’acte dont, par définition, l’existant est comme tel le sujet – vectorialité qui doit être entendue non pas selon on ne sait quelle mystérieuse téléologie, mais selon l’univocité qui structure l’étantité, en tant que celle-ci est elle-même intelligible selon la transitivité de l’expression (ses expressions assurent une entité d’être bien ce que son fondement nécessitait qu’elle fût). Le possible qui assurera le fondé ultime d’être vraiment ceci ou cela (il y a des situations, par exemple, où l’outil est une possibilité de se défendre, c’est-à-dire une arme, et non plus de travailler comme il l’est à d’autres moments) assurera donc de nouveau à chaque instant tout ce dont celui-ci procède, c’est-à-dire en fin de compte le monde entier qui trouvera là sa consistance. Ainsi, il n’est surtout pas un abstrait caractérisé seulement par sa non-contradiction avec l’existant qui en est le sujet, mais n’est intelligible comme tel que dans l’exigence ontologique de sa réalisation : la nécessité pour que les fondements qui se trouvent réellement au principe de l’existant qu’il accomplira soient vraiment ce que, de toutes manières, on pose récurremment qu’ils sont – puisqu’ils sont précisément des fondements effectifs. Ecrire, par exemple, c’est accomplir mon stylo, et aussi ma journée; mais aussi la papeterie, mon travail et ma vie, et encore la société industrielle qui a un certain besoin de l’existence des intellectuels, etc., autant d’entités dont le sens ne sera pas exactement le même selon que j’écrirai, ou que je ne le ferai pas, ceci ou autre chose. Or ce stylo, cette vie et cette société doivent être accomplis d’une manière ou d’une autre, puisqu’ils sont précisément réels, et que rien de réel ne saurait être réellement indéterminé, même si c’est pour se voir à chaque instant remis en question. On a compris que la réalisation du possible, une fois accomplie, en suscite par là même un autre, et ainsi de suite toujours à nouveau. Par où l’on constate l’irréductibilité absolue de la crise d’étantité au niveau de l’accomplissement jamais vraiment avéré du dernier fondé (ou, si l’on préfère, du premier fondement), l’existant. Paradoxe de la jonction de l’existence et du savoir : il n’y a d’existence reconnue que selon le savoir, lequel est la nécessité pour cet existant de s’accomplir en ce qui avèrerait le savoir dont sa reconnaissance s’autorise.
Comme vectorialité de l’existence, c’est-à-dire comme possibilité indéfiniment réitérée du possible, la rupture du cercle fondamental s’identifie donc à l’impossibilité pour l’étant d’être jamais définitivement défini, d’être jamais assuré de son accomplissement ultime ni ainsi des fondements dont il procède, ni donc, en tant qu’il se donne comme tel ou tel, de son propre être. Car si l’avenir (même infiniment lointain) révèle qu’une chose n’est pas en réalité ce pour quoi elle se donnait, il faudra bien reconnaître que, comme telle ou telle, elle n’était pas, et par conséquent que, toujours comme telle ou telle, elle n’est présentement pas assurée d’être. Or l’étant ne peut pas ne pas être, c’est même la toute première des vérités. D’où l’indéfinie nécessité de son accomplissement dans des possibles toujours réitérés comme tels dès qu’ils se réalisent, et la vectorialité qui détermine et définit a priori ces réalisations comme la nécessité ontologique que l’étant soit assuré de sa détermination, et par là de son être – puisqu’il est.
Cette impossibilité pour l’étant d’être jamais définitivement défini, autrement dit l’irréductible nécessité du possible en tant que tel, signifie que la prise en compte de sa pure intelligibilité ne suffit pas pour le comprendre, alors même que la définition qui l’énonce comme rationnel épuise absolument tout ce qu’il peut être : expression de son fondement et fondement de ses expressions. C’est dans cette contradiction, dont l’effectuation est, si l’on peut dire, la possibilité du possible, qu’il faut voir l’effraction du cercle fondamental purement théorique qui définirait un intelligible absolu qui n’aurait jamais besoin d’être compris, parce que depuis toujours définitivement assuré de soi. La rupture du cercle idéal dont la nécessité est, ne l’oublions pas, la mention originelle du rien, apparaît donc identique à cette suspension vectorielle de l’existence, acte spécifique du fondé ultime – puisque c’est par l’inaccomplissement à quoi elle s’identifie que rien ne peut jamais se voir définitivement défini ni par conséquent définitivement assuré d’être.
Or cette suspension vectorielle selon quoi le fondé ultime diffère de soi vers ce qui l’accomplirait s’il n’était précisément tout au bout de la chaîne des raisons, on ne peut le nommer autrement que le temps – ou plus exactement le présent – lequel est donc, par opposition à la présence du fondement dans les fondés qui en est seulement l’intelligibilité, la présence spécifique de l’existant, de cela qui n’est pas présent en autre que soi, alors que toute présence est présence de quelque chose dans autre chose qui l’accomplit comme son sujet univoque. L’effraction du cercle fondamental, c’est donc le temps : l’acte de l’existant vectoriellement suspendu vers ce qui en l’assumant l’accomplira et accomplira tout fondement réel comme fondant réellement (dans chacun de nos choix, il y va donc de l’existence en général, dont le sens est ainsi toujours en question). Ainsi apercevons-nous la fausseté d’une définition de la métaphysique qui reviendrait à rendre le savoir et la temporalité antinomiques, puisqu’il appartient au premier, en tant qu’autorisant la reconnaissance ontologique (c’est-à-dire en tant que métaphysique) d’instituer cette reconnaissance comme spécifiquement temporelle en posant structurellement un lieu d’incomplétude, l’extrémité de la « chaîne des raisons » où les choses doivent être ce qu’elles ne sont jamais tout-à-fait.
La définition de l’étant comme expression de son fondement et fondement de ses expressions, autrement dit comme absolument épuisé par sa rationalité, est donc à la fois irréfutable parce qu’il est toujours possible de rendre compte d’une détermination, et impossible parce que la pure circularité de la fondation du fondement par les fondés en ferait une abstraction qui d’ailleurs n’en serait même pas réellement une. Ce qu’on signifiera en disant que l’étant est exactement ce qui s’énonce ainsi, à ceci près qu’il l’est temporellement, et que cette réserve est inhérente à la nécessité métaphysique elle-même.. Autrement dit encore, l’étant est comme intelligible l’éternel lui-même, à ceci près qu’il est toujours à nouveau remis en question dans une crise d’étantité dont on peut dire maintenant qu’elle est la différence de l’éternel et du réel, et ainsi la réalité elle-même : absolument rationnel, l’étant n’est pourtant que son propre devenir toujours incertain. Mentionner le temps, ou dire que l’étant absolument épuisé par sa rationalité n’est jamais pourtant vraiment lui-même, c’est donc tout un : c’est relever que la nécessité transcendantale du savoir (toute reconnaissance ontologique doit forcément s’en autoriser), en tant qu’elle est métaphysique (c’est-à-dire justement précession du savoir sur l’existence qui en relève) est par là même toujours-déjà nihilisme. C’est par conséquent en fin de compte cette identité que signifie la mention du rien, telle qu’elle se donne, selon une nécessité désormais intelligible, dans la question archétypique de la raison.
LE MOT DE L’ÉNIGME
Dans le savoir lui-même l’étant n’est jamais définitivement assuré d’être cet intelligible total qu’il est, ni par conséquent cet étant (fondé à être par son fondement, et justifié d’être par ses expressions) qu’il est tautologiquement. En reconnaissant dans la mention du rien non pas un pléonasme (il suffirait de demander pourquoi il y a l’étant, sans ajouter cette précision redondante) mais l’indication ontologiquement nécessaire du caractère toujours-déjà critique de son étantité, et par conséquent toujours-déjà problématique de son être, on comprend soudain qu’une définition vient de nous être donnée : la différence entre être, et être vraiment – autrement dit la vérité.
Le vrai en effet, ce n’est pas simplement ce qui est : c’est ce qui, parce qu’il ne l’était pas originellement, c’est-à-dire que son étantité était critique et son être problématique, est actuellement assuré (par des expressions qui le posent comme leur fondement, et par un fondement qui le pose comme son expression) d’être tel ou tel, et par conséquent, comme tel ou tel, d’être. En d’autres termes, il ne suffit pas d’être pour être vraiment – la différence des deux étant littéralement signifiée par cette mention du rien qui, en indiquant la non-assurance originelle de ce qui ne peut pas ne pas être (tel ou tel), indique par là même la nécessité de son assurance. La différence de l’être et de la vérité s’entend donc finalement, sous la mention de la » crise d’étantité » ou encore du » caractère problématique de l’être », comme l’identité pour son assurance de sa nécessité à son impossibilité d’être jamais définitive. Et cela, nous avons compris que c’était, comme possibilité du possible, ou encore comme actualité vectoriellement suspendue de l’existant, la temporalité spécifique du présent. Au-delà de la crise d’étantité dont elle était l’indication énigmatique, la mention du rien signifie donc la définition de la vérité du point de vue du savoir, en tant qu’elle peut seulement concerner un toujours-déjà intelligible contredit par cette temporalité qui est toujours en fin de compte celle de l’existant, comme » assurance de l’étantité ».
Mais alors, si 1′ »assurance de l’étantité » est la vérité, que définit la formule « assurance de l’être » qui lui est corrélative – qu’elle détermine et qui la détermine aussi bien puisque c’est seulement d’un étant, et comme tel, que l’univocité (justifié/justifiant) peut être assurée – sinon la pensée ? Qu’est-ce que le vrai en effet, sinon ce qui est pensé comme étant bien ce qu’il est et non autre chose, et ainsi assuré, comme tel ou tel, d’être ? Car penser n’est pas produire des représentations dans sa tête : c’est entreprendre d’avoir raison, c’est-à-dire d’assurer par l’assurance de leur univocité (ainsi fondés et exprimés, ils sont bien ceci et non autre chose) les étants d’être. L’énigme du rien, c’était donc en fin de compte, et au-delà de la définition de la vérité comme » assurance de l’étantité « , celle de la pensée comme « assurance de l’être ». On objectera peut-être que sa résolution a consisté avant tout à établir qu’il n’y avait rien d’autre que l’étant, et plus précisément que l’existant actuel. Mais justement : l’assurance de l’être dans l’actualité vectoriellement suspendue de l’existant est encore l’être lui-même, puisqu’elle est l’acte par quoi l’étant s’accomplit comme tel. C’est pourquoi, et dans l’a priori du savoir, on peut résumer la solution de l’énigme par la formule suivante, seulement choquante pour la réflexion qui veut faire de la pensée autre chose que l’acte du vrai en tant que tel (et non pas simplement comme étant) : c’est comme temps que l’être et la pensée sont le même. La métaphysique se constitue de cette identité, dont le paradoxe est qu’elle soit à la fois assurance du savoir et reconnaissance impossible d’une extériorité à ce même savoir. Voyons finalement en quoi, et le mot de l’énigme, « vérité », apparaîtra depuis cette différence littéralement originelle – s’il n’y a d’origine que selon un savoir et qu’à son encontre.
La mention du rien toujours-déjà intégrée au savoir parce qu’elle se fait dans la toute première des questions, c’est celle de l’exclusivité de l’étant en tant qu’intelligible (il n’y a rien que lui, qui est le vrai). Corrélativement, c’est celle de l’intelligence comme assurance de l’étantité et donc de l’être toujours possible et toujours nécessaire. Elle est donc par cela même définition de la pensée, en tant que celle-ci est (par opposition aux représentations qui sont seulement des étants d’un genre particulier ajoutés aux autres) constitutivement pensée du vrai, et que le vrai c’est l’étant – et seulement lui. Pour que le tout premier « pourquoi? » assume bien son sens d’inaugurer la raison, il fallait donc que, dans sa formulation supposant toujours l’étant absolument rationnel, il assurât non seulement la possibilité mais encore la nature de la pensée dont il était l’exigence. Il y a » quelque chose et non pas rien » : le vrai, dont le savoir ferait l’étant assuré de son être, s’il ne lui appartenait encore de différer l’étant au nom de la définition transcendantale de l’existence comme ultime chaînon de l’ensemble des raisons, et donc comme indéterminité. Par là même, il appartient au savoir de ne mentionner le vrai qu’en différance à l’objet dont il est la constitution, c’est-à-dire concrètement qu’en différence des choses dont il rend pourtant exhaustivement compte. Ce qui revient à dire que « vérité » était bien le mot de l’énigme, mais qu’il faut l’entendre toujours à l’intérieur du savoir et selon la nécessité pour la métaphysique qu’elle s’accomplisse en nihilisme, à la fois dans sa définition transcendantale – assurance de l’être inséparable de l’assurance de l’étantité – et aussi dans la rupture avec cette même définition que la bifurcation nihiliste impose toujours. Car c’est le temps dont la pensée est inhérente au savoir lui-même en tant qu’il est savoir du réel et non pas de l’idéal, qui diffère les deux définitions de la vérité.
Originellement ouvert à soi comme à son propre accomplissement qui en ferait définitivement ce que de toutes façons il faut bien reconnaître qu’il est, autrement dit temporel – puisque ce qui précède impose de comprendre le temps comme l’effraction de cette éternité que représenterait la pure clôture du cercle fondamental – l’étant manifeste le cercle de la rationalité absolue comme toujours-déjà rompu, et l’éternité de son intelligibilité comme l’abstraction en dehors de quoi il (n’) y a précisément » rien « . Toujours en fin de compte accompli temporellement, c’est-à-dire selon la possibilité du possible dont le sens est l’univocité de l’existant et par là de tout, l’étant peut donc aussi bien être dit toujours inaccompli : l’assurance de son étantité, et aussi celle de son être qui en est le corrélat, se trouvent toujours à nouveau effectuées en même temps que reportées dans le possible, ou plus exactement identifiées à lui, comme ce par quoi l’étant (et donc le monde) a à être vraiment (ce qu’il est). La finalité est par conséquent la structure a priori du monde, dont l’accomplissement relève d’une nécessité transcendantale découplée de la nécessité ontologique. Là, c’est-à-dire dans la définition de la présence à partir de la transitivité tronquée de l’enchaînement des nécessités, réside le point où l’ordre métaphysique devient nihilisme.
Or ce découplage qui permet d’accéder à la définition du temps comme vectorialité suspendue (à partir de la tautologie qui fait de l’être l’acte de l’étant en tant qu’étant), il est en même temps libération de l’existence par rapport au savoir – dont il va pourtant de soi qu’elle ne cesse jamais de relever. Ainsi reconnaît-on dans ce moment la distance impossible de l’existence et du savoir, dont l’étude montre pourtant par après qu’il continue de l’épuiser (on peur exhaustivement rendre compte du fait qu’une chose existe). Ce découplage du nihilisme relativement au métaphysique dont il est ainsi l’accomplissement paradoxal, nous le nommerons moment de vérité en définissant la vérité par ce seul trait de n’être pas le savoir (reconnaîtrion-nous au vrai des caractères qui le distinguerait de l’objet du savoir, que par là même nous en ferions l’objet d’un savoir supplémentaire).
Le temps n’est donc pas la vérité (position de Hegel) mais la bifurcation dont sa mention s’autorise seulement, comme celle d’une distinction au savoir que par ailleurs nul ne songerait à contester. On ne sort pas de la métaphysique en le décrétant, mais on en est toujours-déjà sorti justement en y restant, parce qu’elle nécessite qu’on fasse de la temporalité, comme vectorialité suspendue et obligatoire, le moment où la vérité diffère du savoir en faisant de l’obligatoire une pure nécessité que le réel n’accomplira que pour la réflexion, c’est-à-dire que pour une raison qui aura décidé de partir expressément de l’a priori du savoir (ce qui est le propre de la réflexion, où les choses elles-mêmes ont été mises entre parenthèses).
Il y a donc bien quelque chose et non pas plutôt rien : le vrai.
Jean-Pierre Lalloz
NOTES
1. Voir notamment Introduction à la Métaphysique p. 40, et la conférence » Qu’est-ce que la métaphysique ? » in Questions 1, p. 51 sq., Gallimard 1972.
2_ L’objet, qui est pensé par Kant selon les catégories, sera aussi nié selon elles. D’où la quadruple définition du » rien » : a) concept vide sans objet, ens rationis, ce qui n’est pas réellement possible, bien qu’on puisse le concevoir, » une simple fiction » ; b) objet vide d’un concept, nihil privatum, par exemple l’ombre ou Je froid ; c) intuition vide sans objet, ens ilncg1nariunl, pure forme de l’intuition de l’objet, donc non-objet soi-même ; d) objet vide sans concept, nihil negativum, objet d’un concept impossible selon les lois de la pensée. Critiquer de la raison pure, p. 24s-249, PUF, 1967
3. Le plus général est celui de l’étant. Nous disons bien l’étant et non pas l’être, contrairement à ce qu’affirme la logique hégélienne, mais conformément au début de La Phénoménologie de l’Esprit, peut qui c’est le ceci, à savoir quelque chose seulement conçu comme étant, qui est originellement désigné par la conscience. Il est en effet impassible que l’être inaugure la logique, parce que, être d’aucun étant, il n’aurait pas de signification, comme par exemple une course qui ne serait l’acte d’aucun courent. C’est donc bien l’étant qui l’inaugure : cela dont on sait seulement le minimum, à savoir qu’il est
4. C’est qu’il ne faut pas confondre l’être et la réalité. Le triangle ou le dragon ne sont pas réels, mais ce sont des étants : quelque chose et non pas rien. L’argument ontologique ne concerne donc que la nécessité de l’être de l’étant et non pas, évidemment, celle de sa réalité.
5. A cette affirmation, on opposera peut-être le cas des abstractions, et plus précisément des idéalités. Ce serait oublier que ces entités ne doivent pas être conçues selon un platonisme naïf, mais en tant que produits réels d’actes d’abstraction également réels lesquels ont comme tels à être réellement fondés et accomplis. C’est dont d’une manière spécifique (négative) que, à l’instar de tout ce qui est, elles relèvent d’une étantité originellement critique ou, si ion préfère, du rien. La clôture de ce qu’elles sont n’est donc jamais définitivement opérée (le théorème de Pythagore, par exemple, a été un jour une découverte essentielle; sa démonstration est aujourd’hui le plus banal des exercices scolaires). Prétendre le contraire, comme assurément la pratique irréfléchie des disciplines intellectuelles pousse à le faire, de nier que l’abstraction sait toujours abstraction de quelque chose, d’un concret – c’est par conséquent retirer tout sens à la notion même d’abstraction. La nécessaire corrélation qui vient d’être établie entre la crise d’étantité de l’étant et la révélation de son être permet d’interpréter une remarque de Heidegger, tout au début de son Introduction d la métaphysique, p. 13.14. Il cite trois exemples conditionnant l’audition de la question originelle de la métaphysique : le désespoir, la joie, l’ennui – tous trais susceptibles de degrés.
a) Dans le désespoir, absolument rien n’est à attendre par quoi l’étant pourrait recevoir un selfs récurrent. Son étantité est donc en crise par inessentialité radicale de l’accomplissement : non accompli, l’étant en général est de trop.
b) La joie est essentiellement indéterminée: c’est seulement quand nous serons « remis de nos émotions » que des projets précis pourront être faits. L’avenir joyeux n’est donc surtout pas continuation du présent en ce qu’il l’accomplirait (voit l’analyse qu’en fait Sartre dans l’esquisse d’une théorie des émotions). C’est exactement le contraire, et c’est pourquoi le monde apparaît neuf, « comme peut la première fois autour de nous »; que l’étant soit fondé selon tout un passé, voilà maintenant l’inessentiel. L’étantité est donc en crise ici au niveau du fondement: rien de justifiant na plus d’importance. Contrairement à ce qui se passe dans le désespoir, le monde entier manque, violemment aspiré qu’il est dans l’indétermination du pur accomplissement en général.
c) L’ennui enfin est révélation de l’être selon l’inessentialité. Des choses, des personnes, ou Je monde en général nous ennuient (quand « on » s’ennuie). A chaque fois, ce dont il s’agit apparaît si peu fondé, si vain quant à son accomplissement, dès lors purement enregistré, qu’il s’impose absolument comme tel: non plus selon le trop ou selon le manque, mais selon une neutralité radicale, intelligible uniquement à partir du double niveau (fondement et accomplissement) de la crise d’étantité.