Théorie de la sincérité - 26 mars 1999 - PHILOSOPHIE-EN-LIGNE.COM

Les sincères, qui sont leur propre métaphore, donnent le monde. Exemple éminent. Le génie personnel. La reconnaissance des sincères et l’antériorité de la philosophie à elle-même. La nécessité de la philosophie pour les sincères et pour les philosophes.

Aujourd’hui, je vais conclure mon exposé sur la sincérité. Nous avons fait subir à cette notion une grande transformation : partant de l’idéal habituel d’une  » transparence  » dont nous avons pu reconnaître le caractère mensonger, nous avons traversé la passe représentée par la question de la marque, pour arriver en fin de compte à l’idée que la vérité peut d’une certaine manière apparaître en personne, ce dernier terme devant être pris dans son sens le plus littéral.

La vérité, c’est ce qu’il faut entendre métaphoriquement. Non pas que nous n’aurions que des métaphores de la vérité, comme si elle existait de toute éternité dans quelque arrière-monde auquel nous aurions seulement accès de manière indirecte, mais en ce que sa différence d’avec le savoir advient dans le surplus de sens dont la métaphore est la production.

Soit on est dans le semblant c’est-à-dire dans le savoir qui est le même pour tous ceux qui dès lors sont des semblables (les uns des autres, et par là de soi-même), soit on est dans la vérité c’est-à-dire dans l’énigme dont on est proprement la reconnaissance. Ne pas sembler, c’est indistinctement avoir reconnu l’énigme de l’existence et, précisément parce que cette reconnaissance est encore existence, être pour soi-même l’énigme. Bien entendu, cette alternative est toute théorique. Dans la réalité on est toujours dans la semblance – sauf là où il est impossible de se reconnaître, et que j’appelle l’ordre éthique dont les marques assurent le balisage.

Mais l’énigme n’est pas totalement étrangère au savoir. J’ai indiqué que c’était une énonciation dont l’énoncé manquait. Si quelqu’un peut être sincère, cela signifie donc qu’il est en manque perpétuelle de ce qu’il aurait à dire et que la sincérité est une attente d’un savoir, le savoir propre. Or je le demande : comment un tel savoir peut-être déterminé ? La réponse s’impose d’elle-même : c’est un savoir qui répondrait à la mise en question de l’existence et de la vérité comme telles – bref, c’est la philosophie. Celui qui est pour lui-même sa propre énigme est par conséquent sensible aux questions philosophiquesEt sa sensibilité apparaît en lui dans la question d’une métaphore, puisqu’à ne pas savoir, il n’est pas pour autant sans savoir (il sait au moins que sa vérité est de nature philosophique).

D’une métaphore en effet, il serait faux de dire qu’elle n’apprend rien, bien qu’elle soit constituée d’une absurdité flagrante : dire que Bayard était un lion nous donne une idée de la manière dont il combattait, mais cette idée aurait pu nous être donnée par les concepts de courage, de force, de bravoure, ou par toutes les périphrases qu’on voudra… de sorte que le surplus métaphorique, dont nous avons vu qu’il était inséparable de la question de la marque (c’est d’être marqué qu’on métaphorise), dit quelque chose non pas de l’étrangeté mais de l’impossibilité au savoir du sujet considéré. Cette impossibilité (dont le savoir est par conséquent la condition), vous admettrez sans difficulté que je l’appelle vérité.

Les gens sensibles aux questions philosophiques ont dû reconnaître en elles quelque chose par quoi ils avaient été marqués. Disons la  » philosophicité « , si vous me permettez momentanément ce barbarisme. Le sujet philosophique et non pas simplement réel, c’est la personne, puisque de toute personne vous pouvez en quelque sorte construire la  » philosophie « . Car pour être trivial comme l’immense majorité ou sublime comme quelques uns, voire pour n’être ni l’un ni l’autre, il faut bien quelque chose comme une certaine  » philosophie  » dont ces déterminations subjectives seront en quelque sorte l’expression. Bien sûr cette philosophie n’existe pas, et c’est éventuellement à nous de la construire, dans le  » portrait  » que nous pourrions faire d’une personne que nous aurions alors reconnue comme telle (notez en passant que la bêtise la plus épaisse n’est cependant pas sans avoir reconnu cette nécessité, sauf qu’elle la conjugue bien sûr en première personne : n’importe quel représentant en aspirateurs ou n’importe quel chef de bureau sera intarissable si vous êtes assez inconscients pour l’interroger sur sa  » philosophie  » !).

La vérité de la personne se situe dans la réflexion d’une autre personne qui l’aura reconnue. Mais concerne-t-il réellement celle dont on parle ? Vous voyez bien que non, puisque la première personne est indifférente pour elle-même (je fais ce qu’il y a à faire et c’est seulement par réflexion que cela pourra éventuellement m’apparaître singulier).Mais d’autre part il faut dire que oui, puisque c’est seulement à propos de certains sujets, ceux qui ne semblent pas, qu’on peut l’employer. Nous établissons donc spontanément une équivalence entre la reconnaissance de la sincérité et le caractère métaphorique de l’expression. Les sincères ne sont donc pas sincères en eux-mêmes, subjectivement, parce que personne ne l’est (être sincère est simplement une manière non réfléchie d’être de mauvaise foi) mais ils le sont dans l’impossibilité qu’on les reconnaisse selon l’ordre du savoir. Et cette impossibilité nous ne pouvons pas la réfléchir autrement qu’en l’installant dans une problématique de la métaphore, du surplus inouï impossible à réduire au concept. Voilà donc, exposé simplement, le trajet que je fais subir à notre notion – sa  » désubjectivation « .

Il faut pourtant maintenir le statut subjectif de notre notion : certes, il ne s’agit pas de la conscience donc de subjectivité au sens d’espace intérieur et conscient, mais il s’agit forcément d’une manière d’être sujet, d’une position subjective : celle-là même que je définirai en disant qu’elle est la position de ne pas sembler, dont le surplus métaphorique seul puisse constituer la prise en acte. C’est en reconnaissant une vérité qui ne me laisse pas sans savoir bien qu’elle ne m’apprenne rien que je peux réfléchir la reconnaissance d’une personne, en prendre acte réflexivement.

Mais qu’est-ce qui est indiqué, par ce surplus qui nous force à poétiser en présence de certaines personnes ? Il suffit d’examiner l’idée de  » n’être pas sans savoir  » pour répondre à cette question – puisqu’une métaphore ne nous laisse pas sans savoir bien qu’elle s’inscrive expressément à l’encontre du savoir dont le concept est toujours la forme suffisante. Je dirai qu’à chaque fois je reconnais une promesse c’est-à-dire un temps comme avenir et pas simplement comme futur (seules les choses ont un futur – de sorte que la trahison de soi consiste bien à porter atteinte au surplus métaphorique dont les autres prendront éventuellement acte, pour convertir par le savoir de soi-même l’avenir en futur).

Les analyses que j’ai proposée de la promesse répondent, il me semble, à la nécessité de reconnaître à la sincérité une dimension subjective. Le refus de recourir à la conscience oblige à la reconnaître en termes de position – position qui est toujours position de soi relativement au savoir et à l’existence, ainsi qu’à leur extériorité pensable sous le nom de vérité.

Je dirai d’abord des sincères qu’il sont  » exposés  » au sens où Lévinas parle de l’exposition du visage. Depuis cette reconnaissance, ma thèse est qu’ils ont personnellementvaleur d’origine et qu’on prend involontairement acte de cela en produisant un surplus poétique dont aucun concept, pourtant équivalent, n’est autorisé à rendre compte. En effet, ceux qui ne sont pas exposés (les gens normaux c’est-à-dire les semblables) supposent toujours l’origine puisqu’ils relèvent d’un savoir qu’ils exemplifient et particularisent, alors que les sincères n’exemplifient rien : en eux et par eux, le savoir ne compte pas – et c’est seulement par un effort de réflexion analogue à celui qui nous fait parfois convertir un visage en figure, qu’on peut les situer à l’intérieur d’un temps de la compréhension mondaine. Ce temps mondain est exclusif de la vérité, puisqu’il est celui de la nécessité que chaque vivant est pour lui-même. Or cette définition négative de la vérité répond exactement à la définition quasi-positive que nous donne le surplus de la métaphore, qui est toujours extérieur au savoir bien qu’il ne nous laisse jamais sans savoir. Autrement dit les sincères, d’une certaine manière, donnent le monde parce qu’ils en ouvrent la temporalité. C’est en ce sens qu’ils me semblent avoir personnellement valeur d’origine, et la suite de mon exposé va consister à développer cette idée.

Les sincères ouvrent le monde, alors que les semblables le supposent ouvert depuis toujours. Or est-ce que cette ouverture n’est pas la promesse elle-même ? Mais il s’agit là de la promesse vraiment originelle, et non pas de celle qui, faite de semblant (par exemple un argument commercial : ce paquet de lessive promet un linge plus blanc), s’inscrit dans les a priori du monde c’est-à-dire finalement dans la trivialité, mais au contraire d’une promesse qui ne peut être ouverture qu’en étant à la fois extériorité au savoir et en même temps déjà savoir. Extériorité au savoir, parce que tout savoir suppose déjà ouvert le champ de sa pertinence (par exemple pour commencer une démonstration de géométrie, il faut que l’ordre géométrique ait été institué à l’encontre de l’arpentage) et que l’ouverture du temps mondain, qui est temps du savoir, renvoie à une origine dans laquelle ce temps soit donné. D’autre part il s’agit déjà d’un savoir car si l’origine est simplement étrangère au savoir, elle n’est finalement origine de rien dont on puisse former le concept. Il appartient donc au monde en tant que monde (c’est-à-dire en tant qu’il est structuré de savoir) de supposer un don qui soit et qui ne soit pas mondain et qui soit en même temps reconnaissable dans le monde. Est-ce que la métaphore ne répond pas très exactement à cette nécessité ?

La métaphore ne doit pas être interne au monde, parce que sa reconnaissance suppose la rupture expressément indiquée dans son caractère littéralement absurde. Une métaphore qui n’est pas une absurdité n’en est pas une (comment la terre pourrait-elle être  » bleue comme une orange  » ?), et cela indique son exclusivité à l’horizon mondain. Mais d’un autre côté, elle ne laisse pas sans monde, puisque par elle on n’est pas sans savoir ce qu’il en est de la chose qu’elle qualifie. Attention : on n’est pas sans savoir ce qu’il en est vraiment – par opposition à ce qu’il en est réellement. Le propre d’une métaphore, précisément à cause de son absurdité, est donc de différer la réalité qui appartient au monde de la vérité qui lui est étrangère, et c’est l’acte de leur différance qui est à proprement parler l’ouverture du monde, laquelle ne peut pas être un procès mondain.

Je dis que les sincères sont des gens qui ouvrent le monde parce qu’ils sont leur propre métaphore. D’une part nous les reconnaissons comme des semblables, assurant ainsi la réalité de l’ordre mondain, mais d’autre part ils nous marquent est sont pour cette raison exclusifs de la reconnaissance dont je viens de parler et dont vous comprenez dès lors qu’elle vaut, selon ma formule,  » par ailleurs « .

La différence de la marque et du  » par ailleurs  » est intrinsèque à la métaphore (Bayard était un lion, au dire de ceux qu’il a marqués, mais par ailleurs c’était un être humain). Et s’il y a des gens qui sont leur propre métaphore (des semblables, oui, mais pas vraiment), alors je dis que leur rencontre est une grâce : ils nous font la grâce de nous donner le monde – de nous le donner à l’encontre d’une évidence qui s’impose depuis toujours et qui ne vaut plus que  » par ailleurs « .

J’ai conscience du caractère un peu abstrait de ce que je dis, et je vais essayer de l’atténuer en vous donnant un exemple. Je vais d’abord me simplifier la tâche en vous donnant le meilleur des exemples, un paradigme pour ainsi dire. Mais il faut d’abord que je le justifie, et je vais commencer à le faire d’une manière banale, avant d’en venir à ma problématique de la métaphore personnelle c’est-à-dire à la nécessité que quelqu’un soit pour ainsi dire la promesse en personne, l’ouverture du temps et le don du monde.

Si l’on oppose platement la sincérité à la duplicité, on dira que l’homme sincère est tout entier dans sa propre parole, par opposition à l’autre qui serait en quelque sorte derrière elle. Mais comment être tout entier dans sa propre parole ? On ne le peut pas, puisque c’est sa réalité même qu’elle nous échappe : la vérité de ce que je dis n’est pas en moi mais toujours dans l’autre. Souvenez-vous de l’exemple que je vous avais donné pour vous en convaincre : parlant de révolution, je peux être interrompu sur rêve ou surrévolu et reconnaître dans ma propre parole une vérité qui était à mille lieues de mon intention. L’idée d’être tout entier dans ce qu’on dit est donc une absurdité de principe, et c’est seulement à vouloir la maintenir qu’on peut parler subjectivement de sincérité – raison pour laquelle j’ai qualifié la compréhension habituelle de notre notion de mensongère. Si donc je veux vous donner l’exemple d’un sincère, ce ne sera sûrement pas celui d’une personne qui parlerait  » sincèrement « , au sens de l’idéal prôné par Rousseau dans les Confessions (texte par ailleurs bien intéressant à analyser du point de vue de la  » position subjective  » : on aperçoit avec étonnement que ses accès de sincérité, si l’on peut dire, se font toujours selon des déplacements – ainsi il trouve normal d’abandonner ses enfants, pour confesser aussitôt le fort sentiment de culpabilité qui s’est emparé de lui en constatant l’absence de telle personne relativement insignifiante). A l’encontre de l’idéal mensonger d’une transparence subjective que les simples notions du langage et de la pensée suffisent à récuser, il faut donc trouver quelqu’un qui soit dans son acte simple et non duplice, qui soit vrai (c’est-à-dire métaphorique) et non pas semblant (c’est-à-dire identifié au savoir de lui-même) – bref, quelqu’un qui soit à la fois fait d’existence et de littérature, si vous m’accordez de nommer généralement  » littérature  » l’ordre du métaphorique. En fait, je ne vois qu’une seule figure, idéalement, qui pourrait correspondre à cette exigence : celle d’un sujet qui serait, comme ouverture du temps et donation du monde toujours finalisé, indistinctement la promesse qu’il annonce et la promesse qu’il est… C’est bien sûr à Jésus que je pense : personnage absolument sincère, qui ne diffère en rien de la promesse qu’il accomplit (la venue du messie) et de celle qu’il est littéralement lui-même (la Rédemption) – c’est-à-dire de la donation du monde comme finalisé (impossible de séparer finalité et mondanéité si la mondanéité commence avec le signe et si le signe est toujours signe de quelque chose pour quelqu’un). J’ai indiqué que la sincérité accomplie est d’être sa propre métaphore. Eh bien : est-ce que tout le mystère de l’Incarnation, pour les Chrétiens, n’est pas celui d’une métaphore ? Car enfin, en cet homme identifié à sa propre mort s’agit de Dieu lui-même. Mais Dieu n’est pas humain, dira-t-on sans risque de se tromper. A quoi je répondrai par la question suivante : comme humain (et certes Dieu n’est pas plus un humain que Bayard n’est un animal de la savane), qui est Dieu ? Une seule réponse : Jésus (pour Bayard, une seule réponse : un lion). Pour mettre en évidence cette structure de métaphore, je dirai ainsi que le Fils n’est certes pas le Père, mais qu’il n’est pas sans être le Père – selon les deux premiers termes du mystère de la Sainte Trinité, dont le troisième (l’Esprit) me paraît bien être la nécessité métaphorique elle-même (car l’Esprit est vie c’est-à-dire invention et non savoir, et il est le rapport d’une différence qui n’est pas sans être une identité du Père et du Fils).

J’ai indiqué dès le début que la sincérité était inséparable de la problématique des marques : c’est là seulement où l’on est marqué qu’on est sincère. J’avais préalablement indiqué que la marque était le reste de l’épreuve, laquelle est toujours d’une manière ou d’une autre une mort. N’est donc sincère que celui qui parle depuis sa propre mort – ce qu’on peut traduire banalement en disant que la sincérité est un rapport de constitution de soi par sa propre finitude, mais plus essentiellement en disant que la sincérité est une extériorité du sujet à lui-même, puisque la mort dont on se constitue est l’impossible absolu. Est-ce que le personnage de Jésus n’est pas par excellence celui qui parle depuis sa propre mort ? Le texte des Evangiles est sans ambiguïté sur ce point, et l’on pourrait multiplier les citations. Quant à la problématique du don du monde qui me paraît l’accomplissement de la sincérité, toute l’histoire occidentale et maintenant planétaire en témoigne : il n’y a (pour nous) de monde, si l’on accorde cette évidence phénoménologique que sa notion est inséparable de celle du signe, que depuis un tout premier signe – la croix, instrument de la mort et preuve récurrente de la sincéritéde tout ce qui avait été dit et fait… Notre culture, entée sur la figure d’un homme qui était sa propre métaphore dans le réel de sa propre mort, c’est-à-dire dans sa pure exposition, détient l’image éminente de la sincérité.

Le don du monde est l’envers exact de l’exposition : celui qui est exposé n’impose pas, laisse être non pas les choses qui seraient en elles-mêmes déjà ce qu’elles sont, mais une vérité dont il est personnellement la réalité. Et si l’exposition est inséparable de la métaphore, c’est dans son aberration de principe : celui là même qui  » est  » Dieu est impossible au monde humain et par conséquent toujours dans l’imminence de sa mise à mort, exactement comme celui qui  » est  » un lion ne peut faire simplement retour parmi ses compagnons. L’aberration métaphorique est l’exposition au monde tout entier ligué – et par conséquent sa constitution comme monde rassemblé, justement. S’il n’y a de tout que par et à l’encontre d’un  » moins un  » qui le fait consister, et si le monde s’entend d’abord d’une certaine définition de la vérité et de l’existence dont on pourra refaire par après l’ » archéologie « , alors on peut dire que la  » vérité en personne  » est indistinctement constitution du monde et ouverture de ce même monde à la reconnaissance vraie des existences. Les sincères sont toujours des victimes potentielles, on l’a toujours su – et c’est seulement par malentendu qu’ils continuent de vivre, parce que le propre du monde (et du sujet mondain autorisé du savoir qui lui permet de se reconnaître lui-même) est de tout vouloir comprendre – abolissant par là même le surplus métaphorique qui est pourtant son origine. Les sincères sont donc aussi bien l’origine en personne : rien à l’encontre de quoi les nécessités de toutes sortes finissent par refermer l’espace. Cette fermeture est la mort comme consistance du monde. Mais d’un autre côté, leur exposition tient à leur finitude propre : c’est d’être littéralement faits de leur propre mort qu’ils sont originels, portant en eux une exposition dont la mort donnée par le monde n’est que l’accomplissement après coup – au sens où l’on peut parler d’accomplir une prophétie.

Sincérité, cela signifie non pas transparence bête à soi-même, mais exposition et don du monde, celui-ci étant l’envers de celle-là.

L’explicitation de la  » métaphore personnelle  » fait appel à une notion nouvelle, mais cependant pas très différente de celle de la divinité qui est engagée dans la métaphore dont je viens de parler. C’est celle du génie (et il nous est impossible de ne pas reconnaître quelque incidence divine dans la reconnaissance du génie en tant que tel – comme on le dit d’ailleurs expressément à propos de créateurs comme le  » divin  » Mozart). Je ne suis pas en train de parler ici du génie créateur (bien que nous ne soyons pas tellement loin de cette question) : je prends la notion au sens où on l’utilise quand on parle du génie d’un lieu. Le génie d’un lieu, c’est sa singularité : l’impossibilité absolue que sa vérité relève d’un quelconque savoir, aussi minutieux et exhaustif qu’on veuille le concevoir. Il y a des lieux qui sont ce qu’ils sont, mais qui suscitent un attachement, une reconnaissance, un respect, une tendresse particulière – et c’est cette nécessité assumée par nous dans ces attitudes que j’appelle génie quand on la considère dans leur singularité (quand on ne prend en compte que l’extériorité au savoir, il s’agit de l’âme).

Quel rapport avec la sincérité, me demanderez-vous ? Réponse : le surplus métaphorique, comme invention. Reprenez ce que je viens de dire des sincères, et ce que j’avais dit la dernière fois : ma thèse est qu’ils sont leur propre métaphore, qu’ils sont en quelque sorte la vérité ou la promesse (comme extériorité au savoir et donation du monde, je les identifie ici) en personne. Si l’on peut parler de  » métaphore personnelle  » en ce qui les concerne (une métaphore vraiment propre : qu’on ne soit pas obligé de la supposer, ainsi qu’il convient nécessairement à toute autre personne que nous reconnaissons comme telle), vous êtes bien devant la notion du génie, puisque la métaphore est ce qu’on ne peut apprendre à faire. Faire ce qu’il est impossible d’apprendre à faire, d’une manière générale, c’est le génie. Ici, il ne s’agit pas de faire mais d’être – non pas être ceci ou cela, mais n’être ce qu’on est (tel sujet, réductible à la configuration de son savoir conscient et inconscient) que  » par ailleurs « . C’est également dans ce sens qu’on parle du génie d’un lieu : quelque chose comme un surplus subjectif dont la détermination en terme de savoir est littéralement impossible, bien que  » par ailleurs  » celui-ci soit pertinent et même suffisant.

J’ai vu un film, récemment, une comédie légère et agréable malgré des maladresses assez flagrantes : Pour le pire et pour le meilleur. Il y a une scène qui m’a frappé, et qui me paraît assez bien illustrer le propos que je tiens ici : le personnage joué par Jack Nicholson ne trouve aucun autre terme pour dire à une femme ce qu’il a compris d’elle que le génie. Il ne comprend littéralement pas que tout le monde ne voit pas ce qui crève pourtant les yeux : que cette femme est géniale, et il répète ce mot plusieurs fois, comme frappé par son extrême justesse. On peut s’offusquer : c’est une serveuse de restaurant et on ne voit vraiment pas comment une telle occupation peut aller avec la liberté créatrice habituellement impliquée dans ce terme. De fait, elle est objectivement médiocre : elle n’a pas composé 9 symphonies, n’a rédigé aucun ouvrage profond et difficile sur les apories de la condition humaine, n’a élaboré aucune formule permettant de rassembler en quelques lettres le mouvement infini des univers ; d’autre part elle n’a jamais été héroïque, s’occupant simplement de son enfant malade comme n’importe quelle mère le ferait à sa place. Il semble donc que ce soit seulement par connivence et concession à une facile métaphore sentimentale qu’on accepte d’entendre ce terme de génie : elle apparaîtrait à l’homme qui est amoureux d’elle aussi singulière que Beethoven, Kant ou Einstein apparaissent singuliers à l’humanité tout entière. Je m’inscrirai pourtant en faux contre cette interprétation réductrice, et si ce que je vous ai dit de la sincérité peut faire sens, mon sentiment est qu’en ce qui la concerne l’usage de  » génie  » est parfaitement légitime : malgré les différents accès de mauvaise foi auxquels elle s’est livrée dans les moments précédents de l’histoire, c’est une femme sincère. Cela signifie que sa singularité ne diffère pas de LA vérité irrécusable c’est-à-dire l’a priori dont relève toute chose pour simplement pouvoir être reconnue),à quoi le personnage joué par Nicholson était littéralement aveugle (et toute la première partie du film est là pour mettre en évidence les dimensions différentes de son aveuglement). En tant que l’histoire qu’il vit avec cette femme est une sorte de  » roman de formation  » et qu’elle aboutit à une reconnaissance de la réalité littéralement inouïe pour lui – véritablement une seconde naissance : jusque là, si intelligent et talentueux qu’il ait été par ailleurs, il n’avait rien compris à rien –, il faut bien reconnaître que cette femme lui a donné le monde. D’ailleurs ce don est tout le sujet du film. Rétrospectivement, le personnage joué par Nicholson est obligé de penser à celui qu’il était avant de la rencontrer comme privé de monde : il ne peut plus se reconnaître en lui. Alors dira-t-on qu’une telle femme est médiocre, comme l’absence d’œuvre semblerait l’impliquer ? Sûrement pas, puisqu’elle a été capable de donner le monde quand les gens ordinaires peuvent au mieux le perpétuer… Ainsi reconnaît-on le privilège étonnant de la sincérité, qui est de marquer sans avoir rien qui soit objectivement marquant, d’être génial sans avoir produit d’œuvres.

Les sincères, comme les gens exceptionnels, ne sont pas vraiment les semblants qu’ils sont indubitablement  » par ailleurs  » – c’est-à-dire pour la réflexion qui nous enseigne qu’ils sont des sujets comme tout le monde. J’ai déjà donné des exemples concrets de ce génie quand j’ai parlé du visage. Car on peut aussi bien dire que le génie personnel est l’irréductibilité subjective du visage à la figure – dont il est par ailleurs possible de donner une détermination existentielle (le visage est exposé et reconnu dans son exposition même, alors que la figure ne l’est que dans sa compréhension par le savoir que mobilise sa reconnaissance). Le génie ne nous laisse pas sans savoir alors qu’il n’enseigne rien, à proprement parler. Je viens de prendre l’exemple d’un personnage global, mais c’est plus significatif quand on parle des visages. Par exemple, tel visage ne me laisse pas sans savoir que la fragilité n’est pas une qualité comme la réflexion l’indique, mais une matière (il y a des visages qui sont faits de fragilité comme un vase est fait d’argile) : celle dont un corps peut être fait en étant parsemé de points de brisure qui définissent des lignes de vérité… Les traits de ce visage sont alors des lignes de vérité, alors que tout le monde croit qu’il s’agit des contours d’une figure. Et là, dans cette reconnaissance qui s’impose à celui qui n’a pas décidé d’avance que tous les humains n’étaient que des semblables, un monde – le monde enfin vrai – est offert sans que personne puisse même imaginer vouloir l’offrir : un monde qui appelle et qui voue parce que c’est par exemple un monde où l’universelle sollicitude est la seule manière de ne pas être un monstre… Je reviens à mon idée du  » portrait  » philosophique, dont le principe apparaît ainsi : il faudrait mobiliser tout une ontologie pour comprendre ce qu’il en est vraiment d’un corps dont la matière soit la fragilité, et qui se donne à lire comme littéralement génial dans les lignes de vérité qui le parcourent… Eh bien, cette ontologie imaginaire qui reste à faire après la rencontre je dirai qu’elle est la cause d’un philosophe – au double sens de ce qui le produit comme tel et de ce qu’il a finalement à défendre.

Ainsi revient-on à la nécessité que je vous ai présentée presque d’emblée de définir la sincérité comme la nécessité que la philosophie était à elle-même. C’est toujours une nécessité personnelle et non réelle : ce n’est pas d’avoir compris quelque chose qu’on est philosophe, c’est d’avoir reconnu quelqu’un – et c’est de ne s’être jamais remis de cette reconnaissance à quoi on restera voué.

Cela signifie concrètement qu’on ne pense jamais que dans le génie d’un autre. Quel autre ? Une personne sincère, dont la rencontre est plus ancienne que toute ancienneté et donc que toute semblance.

Nous arrivons enfin au terme de notre voyage en ce pays de la sincérité. En vous indiquant que la pensée était forcément étrangère à celui qui pense (qui cogite), j’indiquais non seulement la division qui constitue le sujet comme tel c’est-à-dire une nécessité universelle – celle-là même qu’on peut indiquer en disant que tout le monde pense puisque tout le monde rêve ( le rêve se produisant nécessairement en un autre lieu que la subjectivité du rêveur), mais bien plus essentiellement la division d’elle-même qui définit la philosophie au sens où il n’y a jamais de philosophie qu’à ce que la philosophie y soit comme telle en question.

Cette division n’est autre que la différence de la sincérité et de sa reconnaissance et c’est là dessus que je vais conclure.

Je disais que la nécessité de la philosophie était déjà philosophique et que, comme la vérité dont elle est la subjectivation, la philosophie est en ce sens infinie (impossible de remonter à un premier moment où l’on serait passer de la vie triviale à la vie selon la pensée : le trivial ne produit jamais que du trivial et la pensée ne se conditionne jamais que de la pensée). Cette nécessaire antériorité à soi de la pensée, vous comprenez maintenant qu’elle trouve son origine dans l’impossibilité de considérer la personne qu’on a reconnue comme un simple sujet. Un sujet, c’est une sorte d’étant – certes spécifique, mais c’est le propre de n’importe quoi de supposer une reconnaissance spécifique – dont on peut poser la réalité comme donnée. Une personne, au contraire, c’est un sujet de droit, c’est-à-dire un sujet qui se précède juridiquement lui-même – le propre du droit étant d’être irréductible à son propre fait (sinon il s’agirait simplement d’un fait de second degré : c’est un fait qu’il y a le droit irréductiblement au fait, comme c’est un autre fait qu’il pleut aujourd’hui). La précession juridique de la personne, quand elle est reconnue (c’est-à-dire encore une fois quand on ne ramène pas la personne au sujet) implique par conséquent qu’elle ne soit pas elle-même donnée : une reconnaissance identique à son propre fait et qui consisterait à prendre acte de cette antériorité juridique la réduirait forcément au fait de second degré que je viens de dénoncer. Donc la reconnaissance personnelle est en termes de reconnaissance toujours antérieure à elle-même. C’est le point décisif.

La personne qu’on a reconnue, c’est forcément la personne qu’on a rencontrée – par opposition à celle qu’on se représente et qui est n’importe qui (un semblable). L’existence (par opposition à la représentation) est donc la catégorie première mise en jeu dans cette reconnaissance. Et comme le propre d’une personne est nécessairement d’avoir raison pour celui qui la reconnaît (si elle a tort en quoi que ce soit, elle est un élément du monde et non une personne), il faut nécessairement qu’elle ait d’abord raison sur la vérité elle-même. Car à conserver la définition représentative que la reconnaissance en implique forcément, il est impossible de ne pas lui donner tort (impossible de donner raison à un criminel, par exemple, et on doit donner tort à toute personne qui ne fait pas ce que nous ferions à sa place). La reconnaissance personnelle, par opposition à celle d’un simple sujet qui porterait sur une liberté identifiée à sa propre aliénation, est donc forcément mise en cause de la vérité et de l’existence. Et c’est cet un personnel de la vérité et de l’existence qui constitue, comme vous savez, l’enjeu constant de la philosophie.

Alors la sincérité, dont nous avons désormais une compréhension à peu près rigoureuse, n’est pas simplement la condition de la philosophie au sens où il faudrait être sincère pour être philosophe : elle l’est au sens où il n’y a de philosophe qu’en reconnaissance d’une sincérité plus ancienne que toute aperception dont il est  » par ailleurs  » capable. La philosophie est le dit de cette reconnaissance immémoriale.

Je n’oublie pas non plus l’autre sens par lequel la sincérité conditionne la philosophie, qui était la sensibilité aux questions philosophiques. Qui est sensible à de telles questions ? Pas tout le monde, apparemment (c’est le moins qu’on puisse dire) : seulement des personnes qui ont été sensibilisées à ces questions qui sont les modalités d’une reconnaissance, celle de la sincérité.

Est-ce à dire que ceux qui sont sensibles aux questions philosophiques sont eux-mêmes sincères ? Oui, si l’on accorde que la reconnaissance de la sincérité rend sincère. C’est une question qui n’est pas simple et que je n’ai pas le temps d’épuiser aujourd’hui, mais je peux indiquer qu’elle est analogue à la question du sublime : alors que le beau ne rend pas beau (!), le sublime, lui, rend sublime. Une personne qui a été capable de reconnaître du sublime est déjà elle-même une personne sublime : elle est emportée par ce qu’elle a reconnu au-delà d’elle-même – dans mon vocabulaire : au-delà de ce qu’elle reste  » par ailleurs « , vers ce qui compte au-delà de tout ce qui importe. Alors je dirai pareillement que ceux qui ont été capables de reconnaître la sincérité – de voir un visage selon l’exposition là où les autres voyaient une figure selon l’exemplarité – étaient déjà d’une certaine manière eux-mêmes sincères. C’est aussi ce qu’on peut dire à propos du sublime, ainsi que Kant le souligne en faisant remarquer qu’il faut une certaine éducation pour le reconnaître, par opposition au beau qui s’impose pour ainsi dire à tout le monde (certes on peut montrer que la reconnaissance du beau est elle aussi conditionnée par l’éducation, mais on accordera par exemple que personne ne trouve une oie plus belle qu’un cygne). Et de même qu’une personne qui n’est pas familière avec sa propre division ne pourra tout simplement pas reconnaître le sublime, une personne qui se prend pour elle-même sera dans l’incapacité absolue de reconnaître la sincérité. Car on ne peut être sûr de soi que depuis un savoir qui permette qu’on s’aperçoive indubitablement soi-même, alors que la sincérité est d’abord conditionnée par l’impossibilité radicale que le savoir compte.

Ainsi les gens qui sont sensibles aux questions philosophiques le sont parce qu’ils ont été marqués par un certain visage – si l’on rassemble dans cette notion l’exposition et la donation du monde (le visage est originellement nu et d’autre part il donne une Idée de l’existence et de la vérité par quoi seulement l’ordre du monde est reconnaissable). Telle est ma réponse à la question que nous nous posions originellement. Ce visage leur a d’une certaine manière enseigné qu’il s’agissait en toute chose d’existence et de vérité c’est-à-dire de don, et par là d’origine. Un enseignement sans savoir, j’appelle cela une marque : on est sensibilisé comme un savoir peut le faire (si j’étudie un ordre de choses, je deviens sensible à des différences qui m’échappaient auparavant), et pourtant le sujet de l’expérience (être le même que soi : cela qui compte seul) n’est absolument pas en cause. Ces gens ont donc été marqués et c’est pour cette raison qu’il reconnaissent dans la philosophie comme savoir ce qui a pour eux valeur d’origine – à l’encontre de ce qu’ils sont  » par ailleurs « .

La philosophie, en tant qu’elle se constitue d’être problématique pour elle-même, répond exactement à ce point de sensibilité qui est né d’une rencontre avec un visage. Les gens qui ne sont pas sensibles aux questions philosophiques n’ont jamais reconnu de visage – en ce sens qu’ils n’ont jamais institué dans leur réflexion la stupeur d’avoir compris quelque chose quand rien n’a été représenté, et même quand la représentation elle-même a été bannie (opposition du visage qui se définit par l’exposition non seulement à la figure qui se définit par le savoir mais au masque qui se définit par la représentation).

Reste une toute dernière question : pourquoi ceux qui sont sensibles aux questions philosophiques ne sont-ils pas tous des philosophes ?

La réponse est simple : parce qu’ils sont sincères ! La philosophie est le discours que tiendrait une personne sincère en tant que telle, et c’est en ce sens leur propre discours, celui qui leur est plus propre que leur existence même et dont pour cette raison ils sont définitivement privés, qu’ils dessinent dans leur attente des écrits du philosophe. Impossible d’être sensible à un savoir aussi ardu et paradoxal que la philosophie si l’on ne s’y reconnaît pas d’une manière ou d’une autre, c’est-à-dire si l’on ne reconnaît pas le moment où l’on est advenu à soi-même dans l’impossibilité d’avoir tort. Or il n’y a qu’un seul domaine où il soit impossible d’avoir tort : reconnaître une personne comme telle, irréductiblement au sujet qu’elle est par ailleurs. Donc c’est leur discours qu’ils reconnaissent et ils attendent du philosophe qu’il leur fasse entendre ce qu’ils ont compris sans pouvoir le savoir. Et de fait, il suffit de prononcer ce terme de  » philosophe  » pour susciter immédiatement un transfert, au sens freudien du terme, dont le sens est que les interlocuteurs se mettent immédiatement en attente d’une vérité intime dont ils espèrent la réminiscence ! Eh bien les philosophes, c’est le contraire : ce n’est pas leur propre discours qu’ils tiennent (le discours d’une reconnaissance), mais le discours de celui dont ils ont reconnu la nécessité alors même qu’il était sans vérité c’est-à-dire sans reconnaissance personnelle.

J’en ai terminé avec la question que nous nous posions sur la sensibilité aux questions philosophiques, et j’en ai terminé avec la question de la sincérité qui énonce la condition première de cette sensibilité. Il reste bien entendu beaucoup d’aspects dans l’ombre, mais je crois avoir dit l’essentiel, en tout cas de quoi construire de cette notion une théorie passablement solide.

Je vous remercie de votre attention.